Persuasion

Chapitre 20

 

Sir Walter, ses deux filles etMme Clay arrivèrent les premiers au concert, et, enattendant lady Dalrymph, s’assirent auprès du feu ; à peine yétaient-ils que le capitaine Wenvorth entra. Anna se trouvait prèsde la porte, elle s’avança vers lui et lui dit un bonsoir gracieux.Il se mit à causer avec elle, malgré les regards du père et de lasœur. Anna ne les voyait pas, mais entendait leurs chuchotements,et quand elle vit Wenvorth saluer de loin, elle comprit que SirWalter avait bien voulu lui faire un léger salut. Après avoir parléde Bath et du concert, il lui dit en souriant et en rougissant unpeu :

« Je vous ai à peine vue depuis lajournée passée à Lyme. Je crains que vous n’ayez souffert de cetteémotion, d’autant plus que vous l’avez renfermée. »

Elle l’assura qu’elle n’avait passouffert.

« Ce fut un terrible moment, »dit-il, et il passa sa main sur ses yeux, comme si ce souvenirétait encore trop pénible, mais bientôt il ajouta ensouriant :

« Cette journée cependant a eu desconséquences qui ne sont pas terribles. Quand vous eûtes laprésence d’esprit de suggérer que c’était à Benwick de trouver unmédecin, vous ne pensiez guère que c’était lui qui avait le plusd’intérêt à la guérison de Louisa.

– Cela est certain. Mais j’espère que cesera un heureux mariage. Ils ont tous deux de bons principes et unbon caractère.

– Oui, dit-il, mais ici finit laressemblance. Je les souhaite heureux de toute mon âme. Ilsn’auront ni lutte à soutenir, ni caprices, ni opposition, niretards. Tout cela est beaucoup plus que… »

Il s’arrêta : un souvenir soudain luidonna un peu de cette émotion qui faisait rougir Anna et luifaisait tenir les yeux baissés, il affermit sa voix, etcontinua :

« J’avoue que je trouve entre eux unedifférence d’esprit trop grande. Louisa est une aimable jeunefille, douce et assez intelligente, mais Benwick est quelque chosede plus. C’est un homme instruit, un esprit délicat, et j’avoue queje suis étonné de son choix. S’il avait été préféré par elle etl’eût aimée par reconnaissance, c’est différent ; mais ilsemble, au contraire, qu’il y ait eu chez lui un attachementsoudain, et cela me surprend. Un homme comme lui ! un cœurpresque brisé ! Fanny Harville était une créature supérieure,et il l’aimait sincèrement. Un homme ne doit pas guérir, et neguérit pas d’un tel amour pour une telle femme. »

Anna éprouva en un moment mille sensations deplaisir et de confusion. Elle sentait son cœur battre plus vite. Illui fut impossible de continuer ce sujet, mais, sentant lanécessité de parler, elle prit un détour :

« Êtes-vous resté longtemps àLyme ?

– Environ quinze jours. Je ne pouvais pasm’éloigner tant que Louisa était en danger. J’avais eu une parttrop grande dans ce malheur pour être tranquille. C’était ma faute.Elle n’aurait pas été si obstinée, si j’avais été moins faible.J’ai exploré les environs de Lyme, qui sont très beaux ; etplus je voyais, plus je trouvais à admirer.

– J’aimerais bien à revoir Lyme, ditAnna.

– Vraiment, je ne l’aurais pas cru. Lascène de désolation à laquelle vous avez été mêlée, la fatigue etla contention d’esprit que vous avez éprouvées auraient dû vousdégoûter de Lyme.

– Les dernières heures furentcertainement pénibles, répondit Anna, mais le souvenir d’un chagrinpassé devient un plaisir, et ce n’est pas le seul souvenir que Lymem’ait laissé. Nous y avons eu beaucoup de plaisir. J’ai voyagé sipeu que tout endroit nouveau m’intéresse. Il y a de réelles beautésà Lyme. Il ne me reste que des impressions agréables, »dit-elle en rougissant un peu.

À ce moment la porte s’ouvrit.

« Lady Dalrymph, » s’écria-t-onjoyeusement, et Sir Walter et sa fille s’avancèrent avecempressement au-devant d’elle. Anna fut séparée du capitaineWenvorth, mais elle en avait appris en dix minutes plus qu’ellen’eût osé espérer. Elle cacha son agitation et sa joie sous lesbanalités de la conversation. Elle se sentait polie et bonne, etdisposée à plaindre tous ceux qui n’étaient pas aussi heureuxqu’elle.

On entra dans la salle du concert. Élisabeth,au bras de miss Carteret, regardait le large dos de la douairièrevicomtesse Dalrymph et semblait au comble du bonheur.

Et Anna ?… Mais ce serait insulter à sonbonheur que de le comparer à celui de sa sœur. L’un prenait sasource dans une vanité égoïste, l’autre dans un nobleattachement.

Anna ne voyait rien autour d’elle. Son bonheurétait en elle-même. Ses yeux brillaient, ses joues brûlaient, maiselle n’en savait rien. Elle ne pensait qu’à cette dernièredemi-heure. Les expressions du capitaine, le sujet qu’il avaitchoisi, et plus encore son air et son regard, ne pouvaient laisserà Anna aucun doute. Son étonnement touchant Benwick, ses idées surune première affection, les phrases qu’il n’avait pu finir, sesyeux qui se détournaient : tout disait à Anna que ce cœur luirevenait enfin ; que la colère et le ressentiment n’existaientplus, et qu’ils étaient remplacés par l’ancienne tendresse. Oui, ill’aimait ; ces pensées et les images qu’elles suggéraientl’absorbaient entièrement.

Quand chacun fut assis à sa place, ellechercha des yeux Wenvorth, mais elle ne le vit pas, et le concertcommença. M. Elliot s’était arrangé de façon à être placé prèsd’Anna. Miss Elliot, assise entre ses deux cousines et l’objet desattentions du colonel Wallis, était très satisfaite. Anna étaitdans une disposition d’esprit à jouir de la musique ; pendantl’entr’acte elle expliquait à M. Elliot les paroles d’unechanson italienne. « Voici à peu près le sens, dit-elle, carune chanson d’amour ne se peut guère traduire, et je ne suis pastrès savante.

– Oui, je vois que vous ne savez rien,vous vous bornez à traduire fidèlement, élégamment ces inversionset ces obscurités de la langue italienne. Ne parlez plus de votreignorance, en voici une preuve complète.

– J’accepte vos éloges comme unebienveillante politesse, mais je ne voudrais pas subir un examensérieux.

– Je n’ai pas fréquenté Camben-Place silongtemps sans apprécier miss Anna Elliot. Elle est trop modestepour que le monde connaisse la moitié de ses perfections, et cheztoute autre femme cette modestie ne serait pas naturelle.

– De grâce, arrêtez : c’est trop deflatterie. Que va-t-on jouer maintenant ? dit-elle enregardant le programme.

– Je vous connais peut-être, ditM. Elliot en baissant la voix, depuis plus longtemps que vousne pensez.

– Vraiment ! comment cela sepeut-il ? Vous ne pouvez me connaître que depuis mon arrivée àBath.

– Je vous connaissais par ouï-dire,longtemps avant. On vous a dépeinte à moi. Votre personne, vosgoûts, vos talents, tout est présent à mon esprit. »

M. Elliot ne se trompait pas en espérantéveiller l’intérêt d’Anna. On éprouve un charme mystérieux etirrésistible à être connue depuis longtemps sans le savoir. Elle lequestionna, mais en vain. Il était ravi qu’on l’interrogeât, maisil ne voulait rien dire.

« Non, non, plus tard peut-être, mais pasmaintenant. »

Anna se dit que ce ne pouvait être queM. Wenvorth, le frère du capitaine, qui avait parléd’elle.

« Le nom d’Anna Elliot m’intéresse depuislongtemps, ajouta-t-il, et, si j’osais, j’exprimerais le désirqu’elle n’en change jamais. »

Tout à coup une autre voix attira sonattention. Son père parlait à lady Dalrymph.

« C’est un très bel homme, disait-il.

– Oui, dit lady Dalrymph. Il a plus grandair que les gens qu’on voit généralement à Bath. N’est-il pasIrlandais ?

– Son nom est Wenvorth, capitaine demarine. Sa sœur est la femme de M. Croft, mon locataire àKellynch, dans le comté de Somerset. »

Anna, ayant suivi la direction des regards deson père, aperçut le capitaine, debout au milieu d’un groupe. Quandleurs yeux se rencontrèrent, il lui sembla qu’il détournait lessiens.

Mais la musique recommença, et elle fut forcéed’y donner son attention. Quand elle regarda de nouveau, il étaitparti.

La première partie du concert étant finie,quelques personnes proposèrent d’aller prendre du thé. Anna restaassise à côté de lady Russel, et fut débarrassée de M. Elliot.Elle était décidée à parler à Wenvorth si le hasard l’amenaitauprès d’elle, malgré la présence de lady Russel, qui l’avaitcertainement aperçu. La salle se remplit de nouveau, et Anna eut àentendre une longue heure de musique. Elle était fort agitée, et nepouvait être tranquille tant qu’elle n’aurait pas échangé avec luiun regard ami.

Elle se plaça à dessein à l’extrémité d’unebanquette, avec une place vide auprès d’elle. Bientôt Wenvorths’approcha, mais avec hésitation ; il avait un airgrave ; le changement était frappant. Elle pensa que son pèreou lady Russel l’avait peut-être blessé… Il parla du concert, ditqu’il espérait de meilleur chant et qu’il ne serait pas fâché d’envoir la fin. Mais elle défendit si bien les chanteurs, tout entenant compte, d’une manière charmante, de l’opinion du capitainequ’il répondit par un sourire et que sa figure s’éclaircit.

Alors il parut plus à l’aise, et jeta même unregard sur le banc pour y prendre place à côté d’Anna. À ce momentelle se sentit toucher l’épaule ; c’était M. Elliot quila priait de vouloir bien expliquer encore l’italien. Miss Carteretdésirait comprendre ce qu’on allait chanter.

Anna ne put refuser, mais jamais elle n’avaitfait à la politesse un plus grand sacrifice.

Quand elle se retourna vers le capitaine, illui dit adieu précipitamment.

« Cette chanson ne mérite-t-elle pasqu’on reste ? dit Anna soudainement poussée à encouragerWenvorth.

– Non, dit-il d’un ton singulier. Rienici n’est digne de me retenir. » Et il partit.

Il était donc jaloux de M. Elliot.C’était là le seul motif plausible. Aurait-elle pu le croire troisheures auparavant ! Ce fut un moment de joie exquise. Mais,hélas ! combien différentes furent les pensées quisuivirent ! Comment apaiser cette jalousie ? Commentpourrait-il jamais connaître les vrais sentiments d’Anna ?

Les attentions de M. Elliot la firentsouffrir horriblement, ce soir-là.

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