Persuasion

Chapitre 2

 

M. Shepherd était un homme habile etprudent. Quelle que fût son opinion sur Sir Walter, il voulaitlaisser à un autre que lui le rôle désagréable ; il s’excusa,se permettant toutefois de recommander une déférence absolue pourl’excellent jugement de lady Russel.

Celle-ci prit le sujet en grande considérationet y apporta un zèle inquiet. C’était plutôt une femme de bon sensque d’imagination. La difficulté à résoudre était grande :lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentimentd’honneur ; mais elle souhaitait de ménager les sentiments deSir Walter et le rang de la famille. C’était une personne bonne,bienveillante, charitable et capable d’une solide amitié ;très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum,et un modèle de savoir-vivre.

Son esprit était très pratique etcultivé ; mais elle donnait au rang et à la noblesse unevaleur exagérée, qui la rendait aveugle aux défauts des possesseursde ces biens.

Veuve d’un simple chevalier, elle estimaittrès haut un baronnet, et Sir Walter avait droit à sa compassion età ses attentions, non seulement comme un vieil ami, un voisinattentif, un seigneur obligeant, mari de son amie, père d’Anna etde ses sœurs, mais parce qu’il était Sir Walter.

Il fallait faire des réformes sans aucundoute, mais elle se tourmentait pour donner à ses amis le moinsd’ennuis possible. Elle traça des plans d’économie, fit d’exactscalculs, et enfin prit l’avis d’Anna, qu’on n’avait pas jugé àpropos de consulter, et elle subit son influence. Les réformesd’Anna portèrent sur l’honorabilité aux dépens de l’ostentation.Elle voulait des mesures plus énergiques, un plus promptacquittement des dettes, une plus grande indifférence pour tout cequi n’était pas justice et équité.

« Si nous pouvons persuader tout cela àvotre père, dit lady Russel en relisant ses notes, ce serabeaucoup. S’il adopte ces réformes, dans sept ans il sera libéré,et j’espère le convaincre que sa considération n’en sera pasébranlée, et que sa vraie dignité sera loin d’en être amoindrie auxyeux des gens raisonnables.

« En réalité, que fera-t-il, si ce n’estce que beaucoup de nos premières familles ont fait, ou devraientfaire ? Il n’y aura rien là de singulier, et c’est de lasingularité que nous souffrons le plus. Après tout, celui qui afait des dettes doit les payer ; et tout en faisant la partdes idées d’un gentilhomme, le caractère d’honnête homme passeavant tout. »

C’était d’après ce principe qu’Anna voulaitvoir son père agir. Elle considérait comme un devoir indispensablede satisfaire les créanciers en faisant rapidement toutes lesréformes possibles, et ne voyait aucune dignité en dehors decela.

Elle comptait sur l’influence de lady Russelpour persuader une réforme complète ; elle savait que lesacrifice de deux chevaux ne serait guère moins pénible que celuide quatre, ainsi que toutes les légères réductions proposées parson amie. Comment les sévères réformes d’Anna auraient-elles étéacceptées, puisque celles de lady Russel n’eurent aucunsuccès ?

Quoi ! supprimer tout confortable !Les voyages, Londres, les domestiques et les chevaux, latable ; retranchements de tous côtés ! Ne pas vivredécemment comme un simple gentilhomme ! Non !

On aimait mieux quitter Kellynch que de resterdans des conditions si déshonorantes !

Quitter Kellynch ! L’idée fut aussitôtsaisie par Shepherd, qui avait un intérêt aux réformes de SirWalter, et qui était persuadé qu’on ne pouvait rien faire sans unchangement de résidence. Puisque l’idée en était venue, il n’eutaucun scrupule à confesser qu’il était du même avis. Il ne croyaitpas que Sir Walter pût réellement changer sa manière de vivre dansune maison qui avait à soutenir un tel caractère d’honorabilité etde représentation. Partout ailleurs il pourrait faire ce qu’ilvoudrait, et sa maison serait toujours prise pour modèle. Aprèsquelques jours de doute et d’indécision, la grande question duchangement de résidence fut décidée.

On pouvait choisir Londres, Bath, ou une autrehabitation aux environs de Kellynch. L’objet de l’ambition d’Annaeût été de posséder une petite maison dans le voisinage de ladyRussel, près de Marie, et de voir parfois les ombrages et lesprairies de Kellynch. Mais sa destinée était d’avoir toujoursl’inverse de ce qu’elle désirait. Elle n’aimait pas Bath, mais Bathdevait être sa résidence.

Sir Walter penchait pour Londres, maisM. Shepherd n’en voulait pas pour lui, et il fut assez habilepour le dissuader et lui faire préférer Bath : là il pourraitcomparativement faire figure à peu de frais.

Les deux avantages de Bath avaient été pris engrande considération : sa distance de Kellynch, seulementcinquante milles, et le séjour qu’y faisait lady Russel pendant unepartie de l’hiver. À la grande satisfaction de cette dernière, SirWalter et Élisabeth en arrivèrent à croire qu’ils ne perdraientrien à Bath en considération et en plaisirs. Lady Russel futobligée d’aller contre les désirs de sa chère Anna. C’était endemander trop à Sir Walter que de s’établir dans une petite maisondu voisinage. Anna, elle-même, y aurait trouvé des mortificationsplus grandes qu’elle ne le prévoyait, et pour Sir Walter, elleseussent été terribles. Lady Russel considérait l’antipathie d’Annapour Bath comme une prévention erronée provenant de trois années depension passées là après la mort de sa mère, et en second lieu dece qu’elle n’était pas en bonne disposition d’esprit pendant leseul hiver qu’elle y eût passé avec elle.

Lady Russel adorait Bath et s’imaginait quetout le monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourraitpasser les mois les plus chauds avec elle à Kellynch-Lodge. Cechangement serait bon pour sa santé et pour son esprit. Anna avaittrop peu vu le monde ; elle n’était pas gaie : plus desociété lui ferait du bien.

Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinagede Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains d’unautre ; c’eût été une trop rude épreuve. Il fallait louerKellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renfermé dans leurpetit cercle.

Sir Walter eût été trop humilié qu’onl’apprît. M. Shepherd avait prononcé une fois le mot« avertissement », mais n’avait pas osé le redire.

Sir Walter en méprisait la seule idée etdéfendait qu’on y fît la moindre allusion. Il ne consentirait àlouer que comme sollicité à l’imprévu, par un locataireexceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grandefaveur.

Nous approuvons bien vite ce que nous aimons.Lady Russel avait encore une autre raison d’être contente du départprojeté de Sir Walter. Élisabeth avait formé une intimité qu’ilétait désirable de rompre.

La fille de M. Shepherd, mal mariée,était revenue chez son père, avec deux enfants. C’était une femmehabile qui connaissait l’art de plaire, au moins à Kellynch-Hall.Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, qu’elle yavait fait plusieurs séjours, malgré les prudentes insinuations delady Russel, qui trouvait cette amitié déplacée.

Lady Russel avait peu d’influence surÉlisabeth et semblait l’aimer plutôt par devoir que parinclination. Celle-ci n’avait pour elle que des égards et de lapolitesse, mais jamais lady Russel n’avait réussi à faire prévaloirses avis ; elle était très peinée de voir Anna exclue siinjustement des voyages à Londres et avait insisté fortement àplusieurs reprises pour qu’elle en fît partie. Elle s’étaitefforcée souvent de faire profiter Élisabeth de son jugement et deson expérience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait savolonté, et jamais elle n’avait fait une opposition plus décidée àlady Russel, qu’en choisissant Mme Clay et endélaissant une sœur si distinguée, pour donner son affection et saconfiance là où il ne devait y avoir que de simples relations depolitesse.

Lady Russel considéraitMme Clay comme une amie dangereuse, et d’uneposition inférieure ; et son changement de résidence, qui lalaisserait de côté et permettrait à miss Elliot de choisir uneintimité plus convenable, lui semblait une chose de premièreimportance.

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