Pot-Bouille

Chapitre 15

 

Ce matin-là, le réveil de la maison fut d’une grande dignitébourgeoise. Rien, dans l’escalier, ne gardait la trace desscandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété cegalop d’une femme en chemise, ni la moquette d’où s’était évaporéel’odeur de sa nudité. Seul, M. Gourd, lorsqu’il monta verssept heures donner son coup d’œil, flaira les murs ; mais cequi ne le regardait pas, ne le regardait pas ; et comme, enredescendant, il aperçut dans la cour deux bonnes, Lisa et Julie,qui causaient à coup sûr de la catastrophe, tant elles semblaientallumées, il les dévisagea d’un œil si ferme, qu’elles seséparèrent. Ensuite, il sortit s’assurer de la tranquillité de larue. Elle était calme. Déjà, pourtant, les bonnes avaient dûparler, car des voisines s’arrêtaient, des boutiquiers sortaientsur leur porte, les yeux en l’air, cherchant et fouillant lesétages, de l’air béant dont on contemple les maisons où il s’estpassé un crime. Devant la façade riche, d’ailleurs, le monde setaisait et s’en allait poliment.

À sept heures et demie, Mme Juzeur parut enpeignoir, pour surveiller Louise, disait-elle. Ses yeux luisaient,une fièvre brûlait ses mains. Elle arrêta Marie, qui remontait avecson lait, et voulut la faire causer ; mais elle n’en tirarien, elle ne put même savoir comment la mère avait accueilli lafille coupable. Alors, sous le prétexte d’attendre un instant lefacteur, elle entra chez les Gourd, elle finit par demanderpourquoi M. Octave ne descendait pas : peut-être bienqu’il était malade. Le concierge répondit qu’il l’ignorait ;du reste, M. Octave ne descendait jamais avant huit heures dixminutes. À ce moment, l’autre Mme Campardon passadevant la loge, blême et rigide ; tous la saluèrent. EtMme Juzeur, forcée de remonter, eut enfin la chancede rencontrer sur son palier l’architecte, qui partait en mettantses gants. D’abord, tous deux se contemplèrent d’un airaccablé ; puis, il haussa les épaules.

– Pauvres gens ! murmura-t-elle.

– Non, non, c’est bien fait ! dit-il avec férocité. Ilfaut un exemple… Un gaillard que j’introduis dans une maisonhonnête, en le suppliant de ne pas y amener de femme, et qui, pourse ficher de moi, couche avec la belle-sœur du propriétaire !…j’ai l’air d’un serin, là-dedans !

Ce fut tout. Mme Juzeur était rentrée chez elle.Campardon continuait de descendre, si furieux, qu’il en avaitdéchiré l’un de ses gants.

Comme huit heures sonnaient, Auguste, le visage défait, lestraits tirés par une atroce migraine, traversa la cour pour serendre à son magasin. Il avait pris l’escalier de service, plein dehonte, redoutant d’être rencontré. Cependant, il ne pouvait lâcherles affaires. En bas, au milieu des comptoirs, devant la caisse oùBerthe s’asseyait d’habitude, une émotion lui serra la gorge. Legarçon ôtait les volets, et Auguste donnait des ordres pour lajournée, lorsque l’apparition brusque de Saturnin, qui sortait dusous-sol, l’effraya. Le fou avait ses yeux flambants, ses dentsblanches de loup affamé. Il vint droit au mari, serrant lespoings.

– Où est-elle ?… Si tu la touches, je te saigne commeun cochon !

Auguste recula, exaspéré.

– À celui-ci, maintenant !

– Tais-toi, ou je te saigne ! répéta Saturnin, quivoulut se jeter sur lui.

Alors, le mari préféra lui céder la place. Il avait une horreurdes fous ; on ne pouvait raisonner, avec ces gens-là. Mais,comme il sortait sous la voûte, en criant au garçon de l’enfermerdans le sous-sol, il se trouva face à face avec Valérie etThéophile. Ce dernier, très enrhumé, enveloppé d’un cache-nezrouge, toussait en geignant. Tous deux devaient savoir, car ilss’arrêtèrent devant Auguste d’un air de condoléances. Depuis laquerelle de la succession, les ménages ne se parlaient plus,brouillés à mort.

– Tu as toujours un frère, dit Théophile, qui lui serra lamain, quand il eut fini de tousser. Je veux que tu t’en souviennes,dans le malheur.

– Oui, ajouta Valérie, cela devrait me venger, car ellem’en a dit de propres, n’est-ce pas ? mais nous vous plaignonstout de même, parce que nous avons du cœur, nous autres.

Auguste, très touché de leur gentillesse, les conduisit au fonddu magasin, en surveillant du coin de l’œil Saturnin qui rôdait. Etlà, il y eut une réconciliation complète. On ne nomma pasBerthe ; seulement, Valérie laissa entendre que toute lazizanie venait de cette femme, car il n’y avait jamais eu un motdésagréable dans la famille, avant qu’elle y fût entrée pour ladéshonorer. Auguste, les yeux baissés, écoutait, approuvait de latête. Et une gaieté perçait sous la commisération de Théophile,enchanté de n’être plus le seul, regardant son frère pour voir lafigure qu’on faisait.

– Maintenant, qu’as-tu résolu ? lui demanda-t-il.

– Mais de me battre ! répondit le mari fermement.

La joie de Théophile fut gâtée. Sa femme et lui devinrentfroids, devant le courage d’Auguste. Ce dernier leur racontait lascène affreuse de la nuit, comment ayant eu le tort de reculerdevant l’achat d’un pistolet, il s’était forcément contenté degifler le monsieur ; là-dessus, à la vérité, le monsieur luiavait rendu sa gifle ; mais ça ne l’empêchait pas d’en avoirempoché une, et fameuse ! Un misérable qui se moquait de luidepuis six mois, en feignant de lui donner raison contre sa femme,et qui poussait l’aplomb jusqu’à faire des rapports sur elle, lesjours où elle se dérangeait ! Quant à cette créature,puisqu’elle s’était réfugiée chez ses parents, elle pouvait yrester, jamais il ne la reprendrait.

– Croiriez-vous que, le mois dernier, je lui ai accordétrois cents francs pour sa toilette ! cria-t-il. Moi, si bon,si tolérant, qui étais décidé à tout accepter, plutôt que de merendre malade !… Mais on ne peut pas accepter ça, non !non ! on ne peut pas !

Théophile songeait à la mort. Il eut un petit tremblement defièvre, il s’étrangla, en disant :

– C’est bête, tu vas te faire embrocher. Moi, je ne mebattrais pas.

Et, comme Valérie le regardait, il ajouta, gêné :

– Si ça m’arrivait.

– Ah ! la malheureuse ! murmura alors la jeunefemme, quand on pense que deux hommes vont se massacrer pourelle ! À sa place, je n’en dormirais plus.

Auguste restait inébranlable. Il se battrait. D’ailleurs, sesdispositions étaient arrêtées. Comme il voulait absolumentDuveyrier pour témoin, il allait monter le mettre au courant etl’envoyer tout de suite auprès d’Octave. Théophile serait son autretémoin, s’il y consentait. Celui-ci dut accepter ; mais sonrhume parut s’aggraver subitement, il prenait son air rageurd’enfant malade, qui a besoin qu’on le plaigne. Pourtant, ilproposa à son frère de l’accompagner chez les Duveyrier ; cesgens-là avaient beau être des voleurs, on oubliait tout dans decertaines circonstances ; et le désir d’une réconciliationgénérale perçait chez lui et chez sa femme, tous deux ayant sansdoute réfléchi que leur intérêt n’était pas de bouder davantage.Valérie, très obligeante, finit par offrir à Auguste de se tenir àla caisse, pour lui donner le temps de trouver une demoiselleconvenable.

– Seulement, ajouta-t-elle, je dois mener Camille auxTuileries, vers deux heures.

– Oh ! pour une fois ! dit son mari. Il pleutjustement.

– Non, non, l’enfant a besoin d’air… Il faut que jesorte.

Enfin, les deux frères montèrent chez les Duveyrier. Mais unequinte de toux abominable arrêta Théophile, dès la première marche.Il se tint à la rampe, et quand il put parler, la gorge encoregênée d’un râle, il bégaya :

– Tu sais, moi, très heureux maintenant, tout à fait sûrd’elle… Non, pas ça à lui reprocher, et elle m’a donné despreuves.

Auguste, sans comprendre, le regardait, si jaune, si crevé, avecles poils rares de sa barbe qui se séchaient dans sa chair molle.Ce regard acheva de vexer Théophile, que la bravoure de son frèreembarrassait. Il reprit :

– Je te parle de ma femme… Ah ! mon pauvre vieux, jete plains de tout mon cœur ! Tu te rappelles ma bêtise, lejour de tes noces. Mais toi, il n’y a pas à douter, puisque tu lesas vus.

– Bah ! dit Auguste pour faire le brave, je vais luicasser une patte… Parole d’honneur ! je me ficherais du reste,si je n’avais pas mal à la tête !

Au moment de sonner chez les Duveyrier, Théophile songea toutd’un coup que le conseiller pouvait ne pas y être, car depuis lejour où il avait retrouvé Clarisse, il se lâchait complètement, ilfinissait par découcher. Hippolyte, qui leur ouvrit, évita en effetde répondre au sujet de monsieur ; mais il dit que cesmessieurs allaient trouver madame en train de faire ses gammes. Ilsentrèrent. Clotilde, sanglée dans un corset dès son lever, était àson piano, montant et descendant le clavier, d’un mouvementrégulier et continu des mains ; et, comme elle se livrait àcet exercice pendant deux heures chaque jour, pour ne pas perdre lalégèreté de son jeu, elle occupait ailleurs son intelligence, ellelisait la Revue des Deux Mondes, ouverte sur le pupitre,sans que la mécanique de ses doigts en éprouvât le moindreralentissement.

– Tiens ! c’est vous ! dit-elle, lorsque sesfrères l’eurent tirée de l’averse battante des notes, qui l’isolaitet la criblait, comme sous un nuage de grêle.

Et elle ne montra même pas son étonnement, lorsqu’elle aperçutThéophile. D’ailleurs, celui-ci demeurait très raide, en homme quivenait pour un autre. Auguste tenait une histoire prête, repris dehonte à l’idée d’instruire sa sœur de son infortune, craignant del’épouvanter avec son duel. Mais elle ne lui laissa pas le temps dementir, elle le questionna, de son air tranquille, après l’avoirregardé.

– Que comptes-tu faire maintenant ?

Il tressaillit, rougissant. Tout le monde le savait donc ?Et il répondit du ton brave dont il avait déjà fermé la bouche àThéophile :

– Me battre, parbleu !

– Ah ! dit-elle, pleine de surprise cette fois.

Pourtant, elle ne le désapprouva pas. Cela allait encoreaugmenter le scandale, mais l’honneur avait des exigences. Elle secontenta de rappeler qu’elle s’était d’abord opposée à son mariage.On ne devait rien attendre d’une jeune fille qui semblait ignorertous les devoirs de la femme. Puis, comme Auguste lui demandait oùétait son mari :

– Il voyage, répondit-elle sans hésitation.

Alors, il se désola, car il ne voulait pas agir avant d’avoirconsulté Duveyrier. Elle l’écoutait, sans lâcher la nouvelleadresse, refusant de mettre sa famille dans la désunion de sonménage. Enfin, elle trouva un expédient, elle lui conseilla d’allertrouver M. Bachelard, rue d’Enghien ; peut-être aurait-illà un renseignement utile. Et elle se retourna vers son piano.

– C’est Auguste qui m’a prié de monter, crut devoirdéclarer Théophile, muet jusque-là. Veux-tu que je t’embrasse,Clotilde ?… Nous sommes tous dans la peine.

Elle lui tendit sa joue froide, en disant :

– Mon pauvre garçon, il n’y a dans la peine que ceux quis’y mettent. Moi, je pardonne à tout le monde… Et soigne-toi, tum’as l’air très enrhumé.

Puis, rappelant Auguste :

– Si ça ne s’arrange pas, préviens-moi, car je serais alorsbien inquiète.

L’averse battante des notes recommença, l’enveloppa, lanoya ; et, au milieu, tandis que la mécanique de ses doigtstapait les gammes en tous les tons, elle s’était remise à liregravement la Revue des Deux Mondes.

En bas, Auguste discuta un instant s’il devait se rendre chezBachelard. Comment lui dire : « Votre nièce m’atrompé » ? Enfin, il résolut d’obtenir de l’onclel’adresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de l’histoire.Tout fut réglé : Valérie garderait le magasin, pendant queThéophile surveillerait la maison, jusqu’au retour de son frère.Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quandSaturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec ungrand couteau de cuisine, qu’il brandissait, en criant :

– Je le saignerai !… je le saignerai !

Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sautaprécipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et ildisait :

– Il a encore un couteau ! Où les trouve-t-il donc,tous ces couteaux !… Je t’en prie, Théophile, renvoie-le,tâche qu’il ne soit plus là, quand je reviendrai… Comme si cen’était pas déjà assez malheureux pour moi, ce quim’arrive !

Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérieavait donné l’adresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme trèssale, le visage sang de bœuf, ivre de la veille, ne se pressaitpas, s’installait, ramassait les guides.

– À la course, bourgeois ? demanda-t-il d’une voixenrouée.

– Non, à l’heure, et rondement. Il y aura un bonpourboire.

Le fiacre s’ébranla. C’était un vieux landau, immense etmalpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressortsfatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pasavec une dépense de force extraordinaire, le cou branlant, lesjambes hautes. Auguste regarda sa montre : il était neufheures. À onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur dufiacre l’irrita d’abord. Puis, une somnolence l’engourdit peu àpeu ; il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et cette voiturelamentable l’attristait. Quand il se trouva seul, bercé là-dedans,assourdi par un tapage de glaces fêlées, la fièvre qui le soutenaitdevant sa famille depuis le matin, se calma. Quelle aventurestupide tout de même ! Et sa face devint grise, il prit entreles mains sa tête, qui le faisait beaucoup souffrir.

Rue d’Enghien, ce fut un nouvel ennui. D’abord, la porte ducommissionnaire en marchandises était tellement encombrée decamions, qu’il manqua se faire écraser ; ensuite, il tomba, aumilieu de la cour vitrée, sur une bande d’emballeurs clouantviolemment des caisses, et dont pas un ne put dire où étaitBachelard. Les coups de marteau lui fendaient le crâne, il allaitpourtant se résoudre à attendre l’oncle, lorsqu’un apprenti,apitoyé par son air de souffrance, vint couler à son oreille uneadresse : Mlle Fifi, rue Saint-Marc, autroisième étage. Le père Bachelard devait y être.

– Vous dites ? demanda le cocher qui s’étaitendormi.

– Rue Saint-Marc, et un peu plus vite, si c’estpossible.

Le fiacre reprit son train d’enterrement. Sur le boulevard, ilse fit accrocher par un omnibus. Les panneaux craquaient, lesressorts jetaient des cris plaintifs, une mélancolie noireenvahissait de plus en plus le mari en quête de son témoin. Onarriva pourtant rue Saint-Marc.

Au troisième, une petite vieille, blanche et grasse, ouvrit laporte. Elle semblait très émotionnée, elle fit entrer Auguste toutde suite, quand il eut demandé M. Bachelard.

– Ah ! monsieur, vous êtes de ses amis bien sûr.Tâchez donc de le calmer. Il a eu tout à l’heure une contrariété,ce pauvre cher homme… Vous me connaissez sans doute, il a dû vousparler de moi ; je suis mademoiselle Menu.

Auguste, effaré, se trouva dans une étroite pièce donnant sur lacour, ayant la propreté et le calme profond d’un intérieur deprovince. On y sentait le travail, l’ordre, la pureté d’uneexistence heureuse de petites gens. Devant un métier à broder, oùune étole de prêtre était tendue, une jeune fille blonde, jolie,l’air candide, pleurait à chaudes larmes ; tandis que l’oncleBachelard, debout, le nez enflammé, les yeux saignants, bavait decolère et de désespoir. Il était si bouleversé, que l’entréed’Auguste ne parut pas le surprendre immédiatement, il le prit àtémoin, et la scène continua.

– Voyons, vous, monsieur Vabre, qui êtes un honnête homme,qu’est-ce que vous diriez à ma place ?… J’arrive ici, cematin, plus tôt que de coutume ; j’entre dans sa chambre avecmon sucre, du café et trois pièces de quatre sous, pour lui faireune surprise ; et je la trouve couchée avec ce cochon deGueulin !… Non, là, franchement, qu’est-ce que vousdiriez ?

Auguste, plein d’embarras, devint très rouge. Il avait d’abordcru que l’oncle connaissait son infortune et se fichait de lui.Mais ce dernier ajoutait, sans même attendre une réponse :

– Ah ! tenez, mademoiselle, vous ne vous doutez pas dece que vous avez fait ! Moi qui redevenais jeune, qui étais siheureux d’avoir trouvé un coin gentil, où je me reprenais à croireau bonheur !… Oui, vous étiez un ange, une fleur, enfinquelque chose de frais qui me consolait d’un tas de sales femmes…Et voilà que vous couchez avec ce cochon de Gueulin !

Une émotion vraie l’étreignait à la gorge, sa voix se brisaitdans des accents de profonde douleur. Tout croulait, et il pleuraitla perte de l’idéal, avec les hoquets d’un reste d’ivresse.

– Je ne savais pas, mon oncle, bégaya Fifi, dont lessanglots redoublaient devant ce spectacle pitoyable ; non, jene savais pas que ça vous causerait tant de peine.

Elle n’avait pas l’air de savoir, en effet. Elle gardait sesyeux ingénus, son odeur de chasteté, la naïveté d’une petite filleincapable encore de distinguer un monsieur d’une dame. La tanteMenu, d’ailleurs, jurait qu’au fond elle était innocente.

– Calmez-vous, monsieur Narcisse. Elle vous aime bien toutde même… Moi, je sentais que ça ne vous serait guère agréable. Jelui ai dit : « Si M. Narcisse l’apprend, il seracontrarié. » Mais ça n’a pas vécu, n’est-ce pas ? Çaignore ce qui fait plaisir et ce qui ne fait pas plaisir… nepleurez donc plus, puisque son cœur est toujours pour vous.

Comme ni la petite ni l’oncle ne l’écoutaient, elle se tournavers Auguste, elle lui dit à quel point une pareille histoirel’inquiétait pour l’avenir de sa nièce. C’était si difficile decaser une jeune fille, d’une façon convenable ! Elle, quiavait travaillé trente ans chez MM. Mardienne frères, lesbrodeurs de la rue Saint-Sulpice, où l’on pouvait demander desrenseignements, savait au prix de quelles privations une ouvrière,à Paris, joignait les deux bouts, quand elle voulait resterhonnête. Malgré son bon cœur, bien qu’elle eût reçu Fanny des mainsde son propre frère, le capitaine Menu, à son lit de mort, elle neserait jamais arrivée à entretenir la petite avec les mille francsde rente viagère, qui lui permettaient maintenant de lâcherl’aiguille. Aussi avait-elle espéré mourir tranquille, en la voyantavec M. Narcisse. Et pas du tout, voilà que Fifi mécontentaitson oncle, pour des bêtises !

– Vous connaissez peut-être Villeneuve, près de Lille,dit-elle en finissant. J’en suis. C’est un bourg assezconsidérable…

Mais Auguste perdait patience. Il lâcha la tante, il se tournavers Bachelard dont le désespoir bruyant se calmait.

– Je venais vous demander la nouvelle adresse de Duveyrier…Vous devez la connaître.

– L’adresse de Duveyrier, l’adresse de Duveyrier, balbutial’oncle. Vous voulez dire l’adresse de Clarisse. Attendez, tout àl’heure.

Et il alla ouvrir la chambre de Fifi. Auguste, très étonné, envit sortir Gueulin, que le vieillard y avait enfermé à double tour.Il désirait lui donner le temps de s’habiller et le garder sous lamain, pour décider ensuite de son sort. La vue du jeune homme,l’air déconfit, les cheveux encore en désordre, ralluma sacolère.

– Comment ! misérable ! c’est toi, mon neveu, quime déshonores !… Tu salis ta famille, tu traînes dans la bouemes cheveux blancs !… Ah ! tiens ! tu finiras mal,nous te verrons un jour en cour d’assises !

Gueulin écoutait, la tête basse, à la fois gêné et furieux. Ilmurmura :

– Dites donc, l’oncle, vous allez trop loin. Hein ? unpeu de mesure, je vous prie. Si vous croyez que je trouve ça drôle,moi aussi !… Pourquoi m’avez-vous amené chezmademoiselle ? Je ne vous le demandais pas. C’est vous qui m’yavez traîné. Vous y traîniez tout le monde.

Mais Bachelard, gagné de nouveau par les larmes,continuait :

– Tu m’as tout pris, je n’avais plus qu’elle… Tu seras lacause de ma mort, et je ne te laisserai pas un sou, pas unsou !

Alors, Gueulin, hors de lui, éclata.

– Fichez-moi la paix ! j’en ai assez !… Ah !qu’est-ce que je vous ai toujours dit ? les voilà, les voilà,les embêtements du lendemain ! Vous voyez comme ça me réussit,pour une fois que j’ai la bêtise de profiter d’une occasion…Parbleu ! la nuit a été très agréable ; mais, après, vate promener ! on en a pour la vie à pleurer comme desveaux.

Fifi avait essuyé ses larmes. Elle s’ennuyait tout de suite à nerien faire, elle venait de reprendre son aiguille et brodait sonétole, en levant de temps à autre ses grands yeux purs sur les deuxhommes, l’air stupéfait de leur colère.

– Je suis très pressé, hasarda Auguste. Si vous me donniezcette adresse, la rue et le numéro, pas davantage.

– L’adresse, dit l’oncle, attendez, tout de suite.

Et, emporté par son attendrissement qui débordait, il saisit lesdeux mains de Gueulin.

– Ingrat, je la gardais pour toi, parole d’honneur !Je me disais : S’il est sage, je la lui donne… Oh !proprement, avec cinquante mille francs de dot… Et, salaud !tu n’attends pas, tu vas la prendre comme ça, tout d’uncoup !

– Non, lâchez-moi ! dit Gueulin, touché par le boncœur du vieux. Je sens bien que les embêtements vont continuer.

Mais Bachelard l’emmena devant la jeune fille, en demandant àcelle-ci :

– Voyons, Fifi, regarde-le : l’aurais-tuaimé ?

– Si ça pouvait vous faire plaisir, mon oncle,répondit-elle.

Cette bonne réponse acheva de lui crever le cœur. Il se tamponnales yeux, il se moucha, étranglé. Eh bien ! on verrait. Iln’avait jamais voulu que la rendre heureuse. Et, brusquement, ilrenvoya Gueulin.

– Va-t’en… Je vais réfléchir.

Pendant ce temps la tante Menu avait encore repris Auguste àpart, pour lui expliquer ses idées. N’est-ce pas ? un ouvrieraurait battu la petite, et un employé se serait mis à lui faire desenfants par-dessus la tête. Avec M. Narcisse, au contraire,elle avait la chance de trouver une dot qui lui permettrait de semarier convenablement. Dieu merci ! elles appartenaient à unetrop bonne famille, jamais la tante n’aurait souffert que la niècese conduisit mal, tombât des bras d’un amant dans ceux d’un autre.Non, elle voulait pour elle une position sérieuse.

Gueulin partait, lorsque Bachelard le rappela.

– Embrasse-la sur le front, je te le permets.

Et il le mit ensuite lui-même à la porte. Puis, revenant seplanter devant Auguste, une main sur le cœur :

– Ce n’est pas une blague, je vous jure ma parole d’honneurque je voulais la lui donner, plus tard.

– Alors, cette adresse ? demanda l’autre à bout depatience.

L’oncle parut étonné, comme s’il croyait avoir déjà répondu.

– Hein ? quoi ? l’adresse de Clarisse, mais je nela sais pas !

Auguste eut un geste d’emportement. Tout s’en mêlait, onsemblait prendre à tâche de le rendre ridicule ! En le voyantsi bouleversé, Bachelard lui soumit une idée : sans douteTrublot savait l’adresse, et l’on pouvait aller le trouver chez sonpatron, l’agent de change Desmarquay. Même l’oncle, avec sonobligeance de rouleur de trottoirs, offrit à son jeune ami del’accompagner. Celui-ci accepta.

– Tenez ! dit l’oncle à Fifi, après l’avoir, à sontour, embrassée sur le front, voici tout de même le sucre de moncafé et trois pièces de quatre sous, pour votre tirelire.Conduisez-vous bien, en attendant mes ordres.

La jeune fille, modeste, tirait son aiguille avec uneapplication exemplaire. Un rayon de soleil, qui glissait d’un toitvoisin, égayait la petite pièce, dorait ce coin d’innocence, où lesbruits des voitures n’arrivaient même pas. Toute la poésie deBachelard était remuée.

– Que le bon Dieu vous bénisse ! monsieur Narcisse,lui dit la tante Menu en le reconduisant. Je suis plus tranquille…N’écoutez que votre cœur : il vous inspirera.

Le cocher, une fois encore, s’était endormi, et il grogna, quandl’oncle lui donna l’adresse de M. Desmarquay, rueSaint-Lazare. Sans doute le cheval dormait aussi, car il fallut unegrêle de coups de fouet pour le mettre en branle. Enfin, le fiacreroula péniblement.

– C’est dur tout de même, reprit l’oncle au bout d’unsilence. Vous ne pouvez vous imaginer l’effet que ça m’a produit,quand j’ai aperçu Gueulin en chemise… Non, voyez-vous, il fautavoir passé par là.

Et il continua, il appuyait sur les détails, sans remarquer lemalaise croissant d’Auguste. Enfin, celui-ci, sentant sa positiondevenir de plus en plus fausse, lui dit pourquoi il était si presséde trouver Duveyrier.

– Berthe avec ce calicot ! cria l’oncle, vousm’étonnez, monsieur !

Et il semblait que son étonnement vînt surtout du choix de sanièce. D’ailleurs, après réflexion, il s’indigna. Sa sœur Éléonoreavait bien des reproches à se faire. Il lâchait sa famille. Sansdoute, il ne se mêlerait pas de ce duel ; mais il le jugeaitindispensable.

– Ainsi, moi, tout à l’heure, quand j’ai vu Fifi avec unhomme en chemise, ma première idée a été de tout massacrer… Si vouspassiez par là…

Un tressaillement douloureux d’Auguste le fit s’interrompre.

– Ah ! c’est vrai, je ne pensais plus… Mon histoire nevous semble pas drôle.

Un silence régna, le fiacre se balançait mélancoliquement.Auguste, dont la flamme s’éteignait à chaque tour de roue,s’abandonnait aux cahots, la mine terreuse, l’œil gauche barré demigraine. Pourquoi donc Bachelard trouvait-il le duelindispensable ? ce n’était pas son rôle, de pousser au sang,lui l’oncle de la coupable. Et Auguste avait dans l’oreille laphrase de son frère : « C’est bête, tu vas te faireembrocher », une phrase importune et entêtée, qui finissaitpar être comme la douleur même de sa névralgie. Pour sûr, il seraittué, il en avait le pressentiment : cela l’anéantissait dansun attendrissement lugubre. Il se voyait mort, il pleurait surlui.

– Je vous ai dit rue Saint-Lazare, cria l’oncle au cocher.Ce n’est pas à Chaillot. Tournez donc à gauche.

Enfin, le fiacre s’arrêta. Pour plus de prudence, ils firentdemander Trublot, qui descendit nu-tête causer avec eux sous laporte cochère.

– Vous savez l’adresse de Clarisse ? lui demandaBachelard.

– L’adresse de Clarisse… Parbleu ! rue d’Assas.

Ils le remerciaient, ils allaient remonter en voiture, quandAuguste dit à son tour :

– Et le numéro ?

– Le numéro… Ah ! le numéro, je ne le sais pas.

Du coup, le mari déclara qu’il aimait mieux y renoncer. Trublotfaisait des efforts pour se souvenir ; il y avait dîné unefois, là-bas, derrière le Luxembourg ; mais il ne pouvait serappeler si ça se trouvait dans le bout de la rue, à droite ou àgauche. Ce qu’il connaissait bien, c’était la porte ;oh ! il aurait dit tout de suite : « Lavoilà ! » Alors, l’oncle eut encore une idée : il lepria de les accompagner, malgré les protestations d’Auguste, quidéclarait ne plus vouloir déranger personne et qui parlait derentrer chez lui. Trublot, du reste, refusait, l’air contraint.Non, il ne retournerait pas dans cette baraque. Et il évita dedonner la vraie raison, une aventure stupéfiante, une gifle à toutevolée qu’il avait reçue de la nouvelle cuisinière de Clarisse,comme il allait un soir la pincer, devant son fourneau.Comprenait-on ça ? une gifle pour une politesse, histoiresimplement de lier connaissance ! Jamais ça ne lui étaitarrivé, il en restait étourdi.

– Non, non, dit-il en cherchant une excuse, je ne remetspas les pieds dans une maison où l’on s’embête… Vous savez queClarisse est devenue assommante, et mauvaise comme la gale, et plusbourgeoise que les bourgeoises ! Avec ça, elle a pris safamille, depuis que son père est mort, toute une tribu de camelots,la mère, deux sœurs, un grand voyou de frère, jusqu’à une tanteinfirme, vous savez de ces têtes qui vendent des polichinelles surles trottoirs… Ce que Duveyrier a l’air malheureux et sale,là-dedans !

Et il raconta que le jour de pluie où le conseiller avaitretrouvé Clarisse sous une porte, elle s’était fâchée la première,en lui reprochant avec des larmes de ne jamais l’avoir respectée.Oui, elle avait quitté la rue de la Cerisaie, exaspérée par unesouffrance de dignité personnelle, longtemps contenue. Pourquoiretirait-il sa décoration, quand il venait chez elle ?croyait-il donc qu’elle l’aurait salie, sa décoration ? Ellevoulait bien se remettre avec lui, mais avant tout il allait luijurer sur l’honneur qu’il garderait sa décoration, car elle tenaità son estime, elle entendait ne plus être blessée ainsi à chaqueinstant. Et Duveyrier avait juré, déconcerté par cette querelle,repris tout entier, troublé et attendri : elle avait raison,il lui trouvait l’âme haute.

– Il n’ôte plus son ruban, ajouta Trublot. Je crois qu’ellele fait coucher avec. Ça la flatte devant sa famille, cette fille…D’ailleurs, comme le gros Payan lui avait déjà croqué sesvingt-cinq mille francs de meubles, elle s’en est fait achetercette fois pour trente mille. Oh ! c’est fini, elle le tientpar terre, sous son pied, le nez dans ses jupes. Faut-il qu’unhomme aime le veau crevé !

– Allons, je pars, puisque M. Trublot ne peut venir,dit Auguste, dont ces histoires augmentaient les ennuis.

Mais alors Trublot déclara qu’il les accompagnait tout demême ; seulement, il ne monterait pas, il leur indiquerait laporte. Et, après être allé prendre son chapeau et donner unprétexte, il les rejoignit dans le fiacre.

– Rue d’Assas, dit-il au cocher. Suivez la rue, je vousarrêterai.

Le cocher jura. Rue d’Assas, ah ! malheur ! en voilàdes paroissiens qui aimaient la promenade ! Enfin, onarriverait, quand on arriverait. Le grand cheval blanc fumait sansavancer, le cou cassé dans une salutation douloureuse, à chaquepas.

Cependant, Bachelard racontait déjà sa mésaventure à Trublot. Ilavait l’infortune bruyante. Oui, avec ce cochon de Gueulin, unepetite délicieuse ! Il venait de les trouver en chemise. Mais,à ce point de son récit, il se souvint d’Auguste, affaissé dans uncoin de la voiture, sombre et dolent.

– C’est vrai, pardon ! murmura-t-il, j’oublietoujours.

Et, s’adressant à Trublot :

– Notre ami a un malheur dans son ménage, et c’est mêmepour ça que nous courons après Duveyrier… Oui, il a trouvé cettenuit sa femme…

Il acheva d’un geste, puis ajouta simplement :

– Octave, vous savez bien.

Trublot, d’opinions toujours carrées, allait dire que ça ne lesurprenait pas. Seulement, il rattrapa sa phrase, il la remplaçapar cette autre, pleine d’une colère dédaigneuse, et dont le marin’osa lui demander l’explication :

– Quel idiot, cet Octave !

Sur cette appréciation de l’adultère, il y eut un silence.Chacun des trois hommes était enfoncé dans ses réflexions. Lefiacre ne marchait plus. Il semblait rouler depuis des heures surun pont, lorsque Trublot, sortant le premier de sa rêverie, risquacette remarque judicieuse :

– Cette voiture ne va pas fort.

Mais rien ne put hâter le trot du cheval, il était onze heures,lorsqu’on arriva rue d’Assas. Et, là, on perdit encore près d’unquart d’heure, car Trublot s’était vanté, il ne connaissait pas laporte. D’abord, il laissa le cocher suivre la rue jusqu’au bout,sans l’arrêter ; puis, il la lui fit redescendre, et cela àtrois reprises. Auguste, sur ses indications précises, entrait,toutes les dix maisons ; mais les concierges répondaientqu’« ils n’avaient pas ça ». Enfin, une fruitière luiindiqua la porte. Il monta avec Bachelard, laissant Trublot dans lefiacre.

Ce fut le grand voyou de frère qui ouvrit. Il avait, collée auxlèvres, une cigarette, dont il leur souffla la fumée à la figure,en les introduisant dans le salon. Quand ils demandèrentM. Duveyrier, il se dandina d’un air blagueur, sans répondre.Puis, il disparut, pour aller le chercher peut-être. Au milieu dusalon, en satin bleu, d’un luxe neuf et déjà taché de graisse, unedes sœurs, la plus petite, assise sur le tapis, torchait unecasserole apportée de la cuisine ; tandis que l’autre, lagrande, tapait à poings fermés sur un magnifique piano, dont ellevenait de trouver la clef. Toutes les deux, en voyant les messieursentrer, avaient levé la tête ; mais elles ne s’étaient pasinterrompues, tapant et torchant au contraire avec plus d’énergie.Cinq minutes se passèrent, personne ne se montrait. Les visiteursse regardaient, assourdis, lorsque des hurlements, qui partaientd’une pièce voisine, achevèrent de les terrifier : c’était latante infirme qu’on débarbouillait.

Enfin, une vieille femme, Mme Bocquet, la mèrede Clarisse, passa la tête par l’entrebâillement d’une porte, vêtued’une robe si sale, qu’elle n’osait se faire voir.

– Ces messieurs désirent ? demanda-t-elle.

– Mais M. Duveyrier ! cria l’oncle perdantpatience. Nous l’avons dit au domestique… Annoncez M. AugusteVabre et M. Narcisse Bachelard.

Mme Bocquet avait refermé la porte. Maintenant,l’aînée des sœurs, montée sur le tabouret, tapait des coudes, et lapetite, pour avoir le gratin, raclait la casserole avec unefourchette de fer. Cinq minutes s’écoulèrent encore. Puis, aumilieu de ce tapage, qui ne semblait pas la gêner, Clarisseparut.

– Ah ! c’est vous ! dit-elle à Bachelard, sansmême regarder Auguste.

L’oncle restait ahuri. Il ne l’aurait pas reconnue, tant elleengraissait. La grande diablesse, d’une maigreur de gamin, friséecomme un caniche, tournait à la petite mère, empâtée, avec desbandeaux luisant de pommade. Du reste, elle ne lui laissa pas letemps de trouver une parole, elle lui dit brutalement qu’ellen’avait pas besoin chez elle d’un cancanier de son espèce, quiallait raconter des horreurs à Alphonse ; oui, parfaitement,il l’avait accusée de coucher avec les amis d’Alphonse, de lesramasser derrière son dos, à la pelle ; et il ne pouvait pasdire non, car elle le tenait d’Alphonse lui-même.

– Vous savez, mon vieux, ajouta-t-elle, si vous venez pourgodailler, vous pouvez prendre la porte… C’est fini, la vied’autrefois. À présent, je veux qu’on me respecte.

Et elle étala sa passion du comme il faut, grandie, tournée àl’idée fixe. Elle avait ainsi chassé un à un les invités de sonamant, prise de véritables accès de rigorisme, défendant de fumer,voulant être appelée madame, exigeant des visites. Son anciennedrôlerie de surface et d’emprunt s’en était allée ; et elle negardait que l’exagération de son rôle de grande dame, qui parfoiscrevait en gros mots et en gestes canailles. Peu à peu, la solitudese faisait de nouveau autour de Duveyrier : plus d’intérieuramusant, un coin de bourgeoisie féroce, où il retrouvait tous lesennuis de son ménage, dans de l’ordure et du vacarme. Comme disaitTrublot, on ne s’embêtait pas davantage rue de Choiseul, et c’étaitmoins sale.

– Nous ne venons pas pour vous, répondit Bachelard qui seremettait, habitué aux réceptions vives de ces dames. Il faut quenous parlions à Duveyrier.

Alors, Clarisse regarda l’autre monsieur. Elle crut reconnaîtreun huissier, sachant qu’Alphonse commençait à se mettre dans devilains draps.

– Oh ! après tout, je m’en moque, dit-elle. Vouspouvez bien le prendre et le garder… Pour le plaisir que j’ai à luisoigner ses boutons !

Elle ne se donnait même plus la peine de cacher son dégoût,certaine d’ailleurs que ses cruautés l’attachaient à elledavantage.

Et, ouvrant une porte :

– Allons ! viens tout de même, puisque ces messieurss’obstinent.

Duveyrier, qui semblait attendre derrière la porte, entra etleur serra la main, en tâchant de sourire. Il n’avait plus son airjeune d’autrefois, quand il passait la soirée chez elle, rue de laCerisaie ; une lassitude l’accablait, il était morne etdiminué, avec des tressaillements, comme si des choses, derrièrelui, l’inquiétaient.

Clarisse restait pour entendre. Bachelard, qui ne voulait pasparler devant elle, invita le conseiller à déjeuner.

– Acceptez donc, M. Vabre a besoin de vous. Madamesera assez bonne pour permettre…

Mais celle-ci s’était aperçue enfin que sa sœur cadette tapaitsur le piano, et elle lui allongeait des claques, elle la flanquaità la porte, giflant et poussant dehors par la même occasion la pluspetite, avec sa casserole. Ce fut un sabbat infernal. La tanteinfirme, à côté, se remit à hurler, croyant qu’on venait labattre.

– Entends-tu, ma mignonne, murmura Duveyrier, ces messieursm’invitent.

Elle ne l’écoutait pas, elle tâtait l’instrument avec unetendresse effrayée. Depuis un mois, elle apprenait le piano.C’était le rêve inavoué de toute sa vie, une ambition lointainedont la réalisation seule devait la sacrer femme du monde. S’étantassurée qu’il n’y avait rien de cassé, elle allait retenir sonamant pour lui être simplement désagréable, lorsqueMme Bocquet montra une seconde fois la tête, encachant sa jupe.

– Ton maître de piano, dit-elle.

Du coup, Clarisse, changeant d’idée, cria à Duveyrier :

– C’est ça, fiche-moi le camp !… Je déjeunerai avecThéodore. Nous n’avons pas besoin de toi.

Le maître de piano, Théodore, était un Belge, à large face rose.Elle s’assit tout de suite devant l’instrument ; et il luiposait les doigts sur les touches, il les frottait pour lesdéraidir. Un instant, Duveyrier hésita visiblement très contrarié.Mais ces messieurs l’attendaient, il alla mettre ses bottes. Quandil revint, elle pataugeait dans des gammes, en déchaînant unetempête de notes fausses, dont Auguste et Bachelard étaientmalades. Pourtant, lui, que le Mozart et le Beethoven de sa femmerendaient fou, s’arrêta une minute derrière sa maîtresse, parutgoûter les sons, malgré les contractions nerveuses de sonvisage ; et, se tournant vers les deux autres, ilmurmura :

– Elle a des dispositions étonnantes.

Après l’avoir baisée sur les cheveux, il se retira discrètement,il la laissa avec Théodore. Dans l’antichambre, le grand voyou defrère lui demanda, de son air blagueur, vingt sous pour du tabac.Puis, comme en descendant l’escalier, Bachelard s’étonnait de saconversion aux charmes du piano, il jura ne l’avoir jamais détesté,il parla de l’idéal, dit combien les simples gammes de Clarisse luiremuaient l’âme, cédant à son continuel besoin de mettre despetites fleurs bleues dans ses gros appétits de mâle.

En bas, Trublot avait donné un cigare au cocher, dont ilécoutait l’histoire avec le plus vif intérêt. L’oncle voulutabsolument aller déjeuner chez Foyot ; c’était l’heure, etl’on causerait mieux en mangeant. Puis, quand le fiacre fut parvenuà démarrer une fois encore, il mit au courant Duveyrier, qui devinttrès grave.

Le malaise d’Auguste paraissait avoir augmenté chez Clarisse, oùil n’avait pas prononcé une parole ; et, maintenant, brisé parcette promenade interminable, la tête prise tout entière et lourdede migraine, il s’abandonnait.

Lorsque le conseiller le questionna sur ce qu’il comptait faire,il ouvrit les yeux, il resta un moment plein d’angoisse, puis ilrépéta sa phrase :

– Me battre, parbleu !

Seulement, sa voix mollissait, et il ajouta en refermant lespaupières, comme pour demander qu’on le laissâttranquille :

– À moins que vous ne trouviez autre chose.

Alors, dans les cahots laborieux du fiacre, ces messieurstinrent un grand conseil. Duveyrier, ainsi que Bachelard, jugeaitle duel indispensable ; il s’en montrait fort ému, à cause dusang, dont il voyait un flot noir salir l’escalier de sonimmeuble ; mais l’honneur le voulait, et l’on ne transigeaitpas avec l’honneur. Trublot avait des idées plus larges :c’était trop bête, de mettre son honneur dans ce qu’il appelait parpropreté la fragilité d’une femme. Aussi Auguste l’approuvait-ild’un mouvement las des paupières, outré à la fin de la ragebelliqueuse des deux autres, dont le rôle pourtant aurait dû êtretout de conciliation. Malgré sa fatigue, il fut forcé de raconterune fois encore la scène de la nuit, la gifle qu’il avait donnée,puis la gifle qu’il avait reçue ; et bientôt l’adultèredisparut, la discussion porta uniquement sur ces deux gifles :on les commenta, on les analysa, pour tâcher d’y trouver unesolution satisfaisante.

– En voilà des raffinements ! finit par dire Trublotavec mépris. S’ils se sont giflés tous les deux, eh bien ! ilssont quittes.

Duveyrier et Bachelard se regardèrent, ébranlés. Mais onarrivait au restaurant, et l’oncle déclara qu’on allait biendéjeuner d’abord. Ça leur éclaircirait les idées. Il les invitait,il commanda un déjeuner copieux, avec des plats et des vinsextravagants, qui les retinrent trois heures dans un cabinet. On neparla pas une fois du duel. Dès les hors-d’œuvre, la conversationétant forcément tombée sur les femmes, Fifi et Clarisse furent toutle temps expliquées, retournées, épluchées. Bachelard, maintenant,mettait les torts de son côté, pour ne pas avoir l’air, devant leconseiller, d’être lâché salement ; tandis que celui-ci,prenant sa revanche du soir où l’oncle l’avait vu pleurer, aumilieu de l’appartement vide, rue de la Cerisaie, mentait sur sonbonheur, au point d’y croire et de s’attendrir lui-même. Devanteux, Auguste, que sa névralgie empêchait de manger et de boire,semblait les écouter, un coude sur la table, les yeux troubles. Audessert, Trublot se rappela le cocher, oublié en bas ; il luifit porter le reste des plats et le fond des bouteilles, plein desympathie ; car, disait-il, il avait, à certains détails,flairé un ancien prêtre. Trois heures sonnèrent. Duveyrier seplaignait d’être assesseur dans la prochaine session de la courd’assises ; Bachelard, très ivre, crachait de côté, sur lepantalon de Trublot, qui ne s’en apercevait pas ; et lajournée se serait achevée là, au milieu des liqueurs, si Auguste nes’était éveillé comme en sursaut.

– Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il.

– Eh bien ! mon petit, répondit l’oncle qui le tutoya,si tu veux, nous allons te tirer gentiment d’affaire… C’estimbécile, tu ne peux pas te battre.

Personne ne parut surpris de cette conclusion. Duveyrierapprouvait de la tête. L’oncle continua :

– Je vais monter avec monsieur chez ton particulier, etl’animal te fera des excuses, ou je ne m’appelle plus Bachelard…Rien qu’à me voir, il canera, justement parce que ma place n’estpas chez lui. Moi, je me fiche du monde !

Auguste lui serra la main ; mais il n’eut pas même l’airsoulagé, tant ses douleurs de tête devenaient insupportables.Enfin, on quitta le cabinet. Au bord du trottoir, le cocherdéjeunait encore, dans le fiacre ; et il dut secouer lesmiettes, complètement ivre, tapant en frère sur le ventre deTrublot. Seulement, le cheval, qui, lui, n’avait rien pris, refusade marcher, avec un branle désespéré de la tête. On le poussa, ilfinit par descendre la rue de Toumon, comme s’il roulait. Quatreheures étaient sonnées, lorsqu’il s’arrêta rue de Choiseul. Augusteavait gardé le fiacre sept heures. Trublot, resté dedans, déclaraqu’il le prenait pour lui et qu’il y attendait Bachelard, auquel ilvoulait offrir à dîner.

– Vrai ! tu y a mis le temps ! dit à son frèreThéophile, qui s’était précipité. Je te croyais mort.

Et, dès que ces messieurs furent entrés dans le magasin, ilraconta sa journée. Depuis neuf heures, il espionnait la maison.Mais rien n’y bougeait. À deux heures, Valérie était allée auxTuileries avec leur fils Camille. Puis, vers trois heures et demie,il avait vu sortir Octave. Et rien autre, on ne remuait même paschez les Josserand, à ce point que Saturnin, qui cherchait sa sœursous les meubles, étant monté la demander,Mme Josserand, pour se débarrasser de lui sansdoute, lui avait fermé la porte au nez, en disant que Berthen’était pas chez eux. Depuis ce moment, le fou rôdait, les dentsserrées.

– C’est bon, dit Bachelard, nous allons attendre cemonsieur. Nous le verrons rentrer d’ici.

Auguste, la tête perdue, faisait des efforts pour rester debout.Alors, Duveyrier lui conseilla de se mettre au lit. Il n’y avaitpas d’autre remède contre la migraine.

– Montez donc, nous n’avons plus besoin de vous. On vousfera connaître le résultat… Mon cher, les émotions ne vous valentrien.

Et le mari monta se coucher.

À cinq heures, les deux autres attendaient encore Octave.Celui-ci, d’abord sans but, désireux simplement de prendre l’air etd’oublier les catastrophes de la nuit, avait passé devant leBonheur des Dames, où il s’était arrêté pour saluerMme Hédouin, en grand deuil, debout sur laporte ; et, comme il lui apprenait sa sortie de chez lesVabre, elle lui avait demandé tranquillement pourquoi il nerentrerait pas chez elle. Ça s’était fait tout de suite, sans ypenser. Quand il l’eut saluée de nouveau, après avoir promis devenir dès le lendemain, il continua sa flânerie, plein d’un vagueregret. Toujours le hasard dérangeait ses calculs. Des projetsl’absorbaient, il battait le quartier depuis une heure, lorsque, enlevant la tête, il s’aperçut qu’il avait enfilé le couloir obscurdu passage Saint-Roch. Devant lui, dans l’angle le plus noir, à laporte d’un garni louche, Valérie prenait congé d’un monsieur trèsbarbu. Elle rougit, se sauva, poussa la porte rembourrée del’église ; puis, se voyant suivie par le jeune homme quisouriait, elle préféra l’attendre sous le porche, où ils se mirentà causer, très cordialement.

– Vous me fuyez, dit-il. Vous êtes donc fâchée contremoi ?

– Fâchée ? répondit-elle, pourquoi serais-jefâchée ?… Ah ! ils peuvent se manger entre eux, s’ilsveulent, ça m’est bien égal !

Elle parlait de sa famille. Et, tout de suite, elle soulagea sonancienne rancune contre Berthe, d’abord par des allusions, tâtantle jeune homme ; puis, quand elle le sentit sourdement las desa maîtresse, encore exaspéré du drame de la nuit, elle ne se gênaplus, elle vida son cœur. Dire que cette femme l’avait accusée dese vendre, elle qui n’acceptait jamais un sou, pas même uncadeau ! Si pourtant, des fleurs parfois, des bouquets deviolettes. Et, maintenant, on savait laquelle des deux se vendait.Elle le lui avait prédit, qu’on verrait un jour ce qu’il faudrait ymettre, pour l’avoir.

– Hein ? demanda-t-elle, ça vous a coûté plus cherqu’un bouquet de violettes.

– Oui, oui, murmura-t-il lâchement.

À son tour, il laissa échapper des choses désagréables surBerthe, la disant méchante, la trouvant même trop grasse, commes’il se vengeait des ennuis qu’elle lui causait. Toute la journée,il avait attendu les témoins du mari, et il allait rentrer pours’assurer encore si personne n’était venu : une aventurestupide, un duel qu’elle aurait pu lui éviter. Il finit par conterleur rendez-vous si bête, leur querelle, puis l’arrivée d’Auguste,avant qu’ils se fussent seulement fait une caresse.

– Sur ce que j’ai de plus sacré, dit-il, il n’y avait pasencore eu ça entre nous !

Valérie riait, très animée. Elle glissait à l’intimité tendre deces confidences, se rapprochait d’Octave comme d’une amie quisavait tout. Par moments, une dévote sortant de l’église, lesdérangeait ; puis, la porte retombait doucement, et ils seretrouvaient seuls, dans le tambour de drap vert, comme au fondd’un asile discret et religieux.

– J’ignore pourquoi je vis avec ces gens-là, reprit-elle enrevenant à sa famille. Oh ! sans doute, je ne suis pas sansreproche de mon côté. Mais, franchement, je ne puis avoir deremords, tant ils me touchent peu… Et si je vous avouais pourtantcombien l’amour m’ennuie !

– Voyons, pas tant que ça, dit gaiement Octave. On est desfois moins bête que nous, hier… Il y a des moments heureux.

Alors, elle se confessa. Ce n’était point encore la haine de sonmari, la continuelle fièvre, dont il grelottait, dans uneimpuissance et une éternelle pleurnicherie de petit garçon, quil’avait poussée à se mal conduire, six mois après sonmariage ; non, elle faisait ça sans le vouloir souvent,uniquement parce qu’il lui venait dans la tête des choses dont ellen’aurait pu expliquer le pourquoi. Tout se cassait, elle tombaitmalade, elle se serait tuée. Alors, comme rien ne la retenait,autant cette culbute-là qu’une autre.

– Bien vrai, jamais de bons moments ? demanda denouveau Octave, que ce point seul semblait intéresser.

– Enfin, jamais ce qu’on raconte, répondit-elle. Je vous lejure !

Il la regarda avec une sympathie pleine d’apitoiement. Pourrien, et sans joie : ça ne valait sûrement pas la peinequ’elle se donnait, dans ses continuelles peurs d’une surprise. Etil éprouvait surtout un soulagement d’amour-propre, car ilsouffrait toujours au fond de son ancien dédain. Voilà doncpourquoi elle s’était refusée, un soir ! Il lui en parla.

– Vous vous rappelez, après une crise ?

– Oui. Vous ne me déplaisiez pas, mais j’en avais si peuenvie !… Et, tenez ! ça vaut mieux, nous nousdétesterions à cette heure.

Elle lui donnait sa petite main gantée. Il la serra, enrépétant :

– Vous avez raison, ça vaut mieux… Décidément, on n’aimebien que les femmes qu’on n’a pas eues.

C’était une grande douceur. Ils restèrent un instant la maindans la main, attendris. Puis, sans ajouter une parole, ilspoussèrent la porte rembourrée de l’église, où elle avait laisséson fils Camille à la garde de la loueuse de chaises. L’enfants’était endormi. Elle le fit agenouiller, s’agenouilla un instantelle-même, la tête entre les mains, comme abîmée au fond d’uneardente prière. Et elle se relevait, lorsque l’abbé Mauduit, quisortait d’un confessionnal, la salua d’un paternel sourire.

Octave avait traversé simplement l’église. Quand il rentra chezlui, toute la maison fut remuée. Trublot seul, qui rêvait dans lefiacre, ne le vit pas. Des fournisseurs, sur leurs portes, leregardèrent gravement. Le papetier, en face, promenait encore lesyeux le long de la façade, comme pour en fouiller lespierres ; mais le charbonnier et la fruitière étaient déjàcalmés, le quartier retombait à sa dignité froide. Sous la porte,au passage d’Octave, Lisa, en train de bavarder avec Adèle, dut secontenter de le dévisager ; et toutes deux se remirent à seplaindre de la cherté de la volaille, sous l’œil sévère deM. Gourd, qui salua le jeune homme. Enfin, celui-ci montait,lorsque Mme Juzeur, aux aguets depuis le matin,entrouvrit sa porte, lui saisit les mains, l’attira dans sonantichambre, où elle le baisa sur le front, en murmurant :

– Pauvre enfant !… Allez, je ne vous retiens pas.Revenez causer, quand tout sera fini.

Et il était à peine rentré, que Duveyrier et Bachelard seprésentèrent. D’abord, stupéfait de voir l’oncle, il voulut leurdonner les noms de deux de ses amis. Mais ces messieurs, sansrépondre, parlèrent de leur âge et lui firent un sermon sur soninconduite. Puis, comme, au courant de la conversation, ilannonçait son intention de quitter la maison au plus tôt, tous deuxdéclarèrent solennellement que cette preuve de tact leur suffisait.Il y avait eu assez de scandale, il était temps de faire auxhonnêtes gens le sacrifice de ses passions. Duveyrier accepta lecongé séance tenante et se retira, tandis que Bachelard, derrièreson dos, invitait le jeune homme à dîner pour le soir.

– Hein ? je compte sur vous. Nous sommes en noce,Trublot nous attend en bas… Moi, je me fiche d’Éléonore. Mais je neveux pas la voir et je file devant, pour qu’on ne nous rencontrepas ensemble.

Il descendit. Cinq minutes plus tard, Octave, ravi du dénouementde l’aventure, le rejoignait. Il se glissa dans le fiacre, et lemélancolique cheval qui venait de promener le mari pendant septheures, les traîna en boitant jusqu’à un restaurant des Halles, oùl’on mangeait des tripes étonnantes.

Duveyrier avait retrouvé Théophile au fond du magasin. Valérierentrait à peine, et tous trois causaient, lorsque Clotildeelle-même arriva, de retour d’un concert. Elle y était d’ailleursallée bien tranquille, certaine, disait-elle, d’une solutionsatisfaisante pour tout le monde. Puis, il y eut un silence, unembarras entre les deux ménages. Théophile, du reste, pris d’unaccès de toux abominable, crachait ses dents. Comme tous avaientintérêt à se réconcilier, ils finirent par profiter de l’émotion oùles jetaient les nouveaux ennuis de la famille. Les deux femmess’embrassèrent, Duveyrier jura à Théophile que la succession dupère Vabre le ruinait, et il promit pourtant de l’indemniser, enlui abandonnant ses loyers pendant trois ans.

– Il faut aller rassurer ce pauvre Auguste, fit enfinremarquer le conseiller.

Il montait, lorsque des cris terribles d’animal qu’on égorgepartirent de la chambre à coucher. C’était Saturnin qui, armé deson couteau de cuisine, avait pénétré jusqu’à l’alcôve, enétouffant le bruit de ses pas. Et là, les yeux rouges comme desbraises, la bouche écumeuse, il venait de se jeter sur Auguste.

– Dis, où l’as-tu fourrée ? criait-il. Rends-la-moi,ou je te saigne comme un cochon !

Le mari, tiré en sursaut de sa somnolence douloureuse, voulutfuir. Mais le fou, avec la force de l’idée fixe, l’avait empoignépar un pan de sa chemise ; et, le recouchant, lui posant lecou au bord du lit, au-dessus d’une cuvette qui se trouvait là, ille maintenait dans la position d’une bête à l’abattoir.

– Hein ? ça y est, cette fois… Je te saigne, je tesaigne comme un cochon !

Heureusement, on arrivait et on put dégager la victime. Ilfallut enfermer Saturnin, pris de folie furieuse. Deux heures plustard, le commissaire, averti, le faisait conduire pour la secondefois à l’asile des Moulineaux, avec le consentement de la famille.Mais le pauvre Auguste restait grelottant. Il disait à Duveyrier,qui lui annonçait l’arrangement pris avec Octave :

– Non, j’aurais mieux aimé me battre. On ne peut pas sedéfendre contre un fou… Quelle rage a-t-il donc de vouloir mesaigner, ce brigand, parce que sa sœur m’a fait cocu !Ah ! j’en ai assez, mon ami, j’en ai assez, paroled’honneur !

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