Pot-Bouille

Chapitre 7

 

Depuis quinze jours, pour amener l’oncle Bachelard à doterBerthe, les Josserand l’invitaient presque chaque soir, malgré samalpropreté.

Quand on lui avait annoncé le mariage, il s’était contenté dedonner une légère tape sur la joue de sa nièce, endisant :

– Comment ! tu te maries ! Ah ! c’estgentil, fillette !

Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air denoceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès qu’on parlait d’argentdevant lui.

Mme Josserand eut l’idée de l’inviter un soiravec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme ledéciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille n’aimaitpas montrer l’oncle, redoutant toujours de se faire du tort dansl’esprit des gens. D’ailleurs, il s’était assez bien conduit ;son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans douteau café. Mais, lorsque sa sœur, après le départ d’Auguste,l’interrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il réponditsans se compromettre :

– Charmant, charmant.

Il fallait en finir. L’affaire pressait. Alors,Mme Josserand résolut de poser carrément lasituation.

– Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en…Laissez-nous, mes chéries : nous avons à causer avec votreoncle… Toi, Berthe, veille un peu sur Saturnin, qu’il ne démontepas encore les serrures.

Saturnin, depuis qu’on s’occupait du mariage de sa sœur, en secachant de lui, rôdait par les pièces, l’œil inquiet, flairantquelque chose ; et il avait des imaginations diaboliques, dontla famille restait consternée.

– J’ai pris tous mes renseignements, dit la mère,lorsqu’elle se fut enfermée avec le père et l’oncle. Voici où ensont les Vabre.

Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avaitapporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûtétrois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille,qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaqueannée, il touchait vingt-deux mille francs de loyers ; et,comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, ildevait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent millefrancs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort bellesespérances.

– Il n’a donc pas de vice ? demanda l’oncle Bachelard.Je croyais qu’il jouait à la Bourse.

Mais Mme Josserand se récria. Un vieux sitranquille, plongé dans de si grands travaux ! Au moins,celui-là s’était montré assez capable pour mettre une fortune decôté ; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, quibaissa la tête.

Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde etThéophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort deleur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait maldes miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que sonpiano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait d’acheterle magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies,avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve.

– Naturellement, dit l’oncle, le vieux ne donne rien à sesenfants, quand il les marie.

Mon Dieu ! il n’aimait guère donner, le fait paraissaitmalheureusement certain. En mariant Clotilde, il s’était bienengagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs ; maisDuveyrier n’avait jamais vu que dix mille francs, et il neréclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant sonavarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. Demême, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lorsde son mariage avec Valérie, il s’était contenté d’abord de servirles intérêts, puis n’avait plus sorti un sou de sa caisse, etpoussait les choses jusqu’à exiger les loyers, que le ménage luipayait, de peur d’être rayé du testament. Donc, il ne fallait pastrop compter sur les cinquante mille francs qu’Auguste devaittoucher à son tour, le jour du contrat ; ce serait joli déjà,si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendantquelques années.

– Dame ! déclara Bachelard, c’est toujours dur pourdes parents… On ne paie jamais les dots.

– Revenons à Auguste, continuaMme Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et leseul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien desurveiller de près, si elle entre dans la famille… Actuellement,Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs,s’est lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la sommedevient insuffisante ; d’autre part, il est seul, il lui fautune femme ; c’est pourquoi il veut se marier… Berthe estjolie, il la voit déjà dans son comptoir ; et quant à la dot,cinquante mille francs sont une somme respectable qui l’adécidé.

L’oncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, d’un airattendri, qu’il avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futurgendre : un charmant garçon, certainement ; mais tropvieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés ; dureste, toujours malade, la figure tirée par la migraine ;enfin, l’air triste, pas assez gai pour le commerce.

– En as-tu un autre ? demandaMme Josserand, dont la patience se lassait. J’airemué Paris avant de le trouver.

D’ailleurs, elle ne s’illusionnait guère. Elle l’éplucha.

– Oh ! ce n’est pas un aigle, je le crois même assezbête… Puis, je me méfie de ces hommes qui n’ont jamais eu dejeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans l’existence, sansy réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où sesmaux de têtes l’ont empêché d’achever ses études, est resté quinzeans petit employé de commerce, avant d’oser toucher à ses centmille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts…Non, non, il n’est pas fort.

Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il serisqua.

– Mais alors, ma bonne, pourquoi s’entêter à ce mariage. Sile jeune homme n’a pas de santé…

– Oh ! pas de santé, interrompit Bachelard, ce n’estpas encore ça qui empêcherait… Berthe ne serait plus en peineensuite pour se remarier.

– Enfin, s’il est incapable, reprit le père, s’il doitrendre notre fille malheureuse…

– Malheureuse ! cria Mme Josserand.Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premiervenu !… On est en famille, on le discute : il est ceci,il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons,n’est-ce pas ? c’est naturel… Seulement, il est très bien,jamais nous ne trouverons mieux ; et, voulez-vous que je ledise ? c’est un parti inespéré pour Berthe. Moi, j’allaisdonner ma langue aux chiens, parole d’honneur !

Elle s’était levée. M. Josserand, réduit au silence, reculasa chaise.

– J’ai une seule peur, continua-t-elle en se plantantrésolument devant son frère, c’est qu’il ne veuille plus, si on nelui compte pas la dot, le jour du contrat… Ça s’explique, il abesoin d’argent, ce garçon…

Mais, à ce moment, un souffle ardent, qu’elle entendit derrièreelle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dansl’entrebâillement de la porte, écoutant avec des yeux de loup. Etce fut toute une panique, car il avait volé une broche à lacuisine, pour embrocher les oies, disait-il. L’oncle Bachelard,très inquiet du tour que prenait la conversation, profita del’alerte.

– Ne vous dérangez pas, cria-t-il de l’antichambre. Je m’envais, j’ai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, quivient exprès du Brésil.

Quand on fut parvenu à coucher Saturnin,Mme Josserand, exaspérée, déclara qu’il étaitimpossible de le garder davantage. Il finirait par faire unmalheur, si on ne l’enfermait pas dans une maison de fous. Cen’était plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses sœurs ne semarieraient, tant qu’il serait là, à dégoûter et à effrayer lemonde.

– Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le cœursaignait à l’idée de cette séparation.

– Non, non ! déclara la mère, je n’ai pas envie qu’ilm’embroche à la fin !… Je tenais mon frère, j’allais le mettreau pied du mur… N’importe ! nous irons demain avec Berthe lerelancer chez lui, et nous verrons s’il aura le toupet d’échapper àses promesses… D’ailleurs, Berthe doit une visite à son parrain.C’est convenable.

Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, serendirent officiellement aux magasins de l’oncle, qui occupaient lesous-sol et le rez-de-chaussée d’une vaste maison de la rued’Enghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la courvitrée, une équipe d’emballeurs clouaient des caisses ; et,par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises,des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et dessuifs, tout l’encombrement des mille commissions données par lesclients, et des achats risqués à l’avance, aux moments de baisse.Bachelard était là avec son grand nez rouge, l’œil encore alluméd’une ivresse de la veille, mais l’intelligence nette, retrouvantson flair et sa chance, dès qu’il retombait devant ses livres.

– Tiens ! c’est vous ! dit-il, très ennuyé.

Et il les reçut dans un petit cabinet, d’où il surveillait seshommes, par un vitrage.

– Je t’ai amené Berthe, expliquaMme Josserand. Elle sait ce qu’elle te doit.

Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle,fut retournée dans la cour s’intéresser aux marchandises, sur uncoup d’œil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question.

– Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes… Comptant surton bon cœur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner unedot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariageest rompu… Ce serait une honte, au point où en sont les choses. Tune peux pas nous laisser dans un embarras pareil.

Mais les yeux de Bachelard s’étaient troublés ; et ilbégaya, très ivre :

– Hein ? quoi ? tu as promis… Faut paspromettre ; mauvais, de promettre…

Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout unsolde, s’imaginant que les crins hausseraient ; pas du tout,les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Etil se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrerdes factures. C’était la ruine.

– Allons donc ! finit par dire M. Josserandimpatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous,et vous rouleriez sur l’or, si vous ne le jetiez pas par lesfenêtres… Moi, je ne vous demande rien. C’est Éléonore qui a voulufaire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard,que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi,lorsque je viens jeter un coup d’œil sur vos livres, vous êtestoujours à me promettre…

L’oncle l’interrompait, se frappait violemment la poitrine.

– Moi, promettre ! pas possible !… Non, non,laissez-moi faire, vous verrez. Je n’aime pas qu’on demande, ça mevexe, ça me rend malade… Vous verrez, un jour.

Mme Josserand elle-même n’en put tirer rien deplus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de sonâme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas letourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu’ils ne s’enrepentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu’aubout. Berthe, plus tard, connaîtrait le cœur de son oncle.

– Et l’assurance totale, dit-il de sa voix naturelle, lescinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de lapetite ?

Mme Josserand haussa les épaules.

– Depuis quatorze ans, c’est enterré. On t’a répété vingtfois que, dès la quatrième prime, nous n’avons pu donner les deuxmille francs.

– Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant de l’œil, onparle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pourpayer la dot… Jamais on ne paie une dot.

Révolté, M. Josserand se leva.

– Comment ! voilà tout ce que vous trouvez à nousdire !

Mais l’oncle se méprenait, insistait sur l’usage.

– Jamais, entendez-vous ! On donne un acompte, on sertla rente. Voyez M. Vabre lui-même… Est-ce que le pèreBachelard vous a payé la dot d’Éléonore ? non, n’est-cepas ? On garde son argent, parbleu !

– Enfin, c’est une saleté que vous me conseillez !cria M. Josserand. Je mentirais, je ferais un faux enproduisant la police de cette assurance…

Mme Josserand l’arrêta. L’idée suggérée par sonfrère l’avait rendue grave. Elle s’étonnait de ne pas y avoirsongé.

– Mon Dieu ! comme tu prends feu, mon ami… Narcisse nete dit pas de faire un faux.

– Bien sûr, murmura l’oncle. Pas besoin de montrer lespapiers.

– Il s’agit simplement de gagner du temps, continua-t-elle.Promets la dot, nous la donnerons toujours plus tard.

Alors, la conscience du brave homme éclata. Non ! ilrefusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur depareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour luifaire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite,tant elles lui barraient le cœur. Puisqu’il n’avait pas de dot àdonner, il ne pouvait en promettre une.

Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, ensifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfaitmépris devant de pareils scrupules. Mme Josserandavait écouté son mari, toute pâle d’une colère lentement amassée,et qui brusquement fit explosion.

– Eh bien ! monsieur, puisqu’il en est ainsi, cemariage se fera… C’est la dernière chance de ma fille. Je mecouperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tant pispour les autres ! À la fin, quand on vous pousse, on devientcapable de tout.

– Alors, madame, vous assassineriez pour marier votrefille ?

Elle se leva toute droite.

– Oui ! dit-elle furieusement.

Puis, elle eut un sourire. L’oncle dut calmer l’orage. À quoibon se chamailler ? Il valait mieux s’entendre. Et, tremblantencore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit parvouloir bien causer de l’affaire avec Duveyrier, dont toutdépendait, selon Mme Josserand. Seulement, pourprendre le conseiller en un moment de bonne humeur, l’oncle offrità son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où ilne savait rien refuser.

– C’est une simple entrevue, déclara M. Josserandluttant encore. Je vous jure que je ne m’engagerai pas.

– Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vousdemande rien contre l’honneur.

Berthe revenait. Elle avait vu des bottes de fruits confits, et,après de vives caresses, elle tâcha de s’en faire donner une. Maisl’oncle se trouvait repris de son bégaiement ; pas possible,c’était compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg.Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa sœur, devantl’activité des vastes magasins, pleins jusqu’aux solives de toutesles marchandises imaginables, s’attardait, souffrant de cettefortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amersur l’honnêteté incapable de son mari.

– Eh bien ! à demain soir, vers neuf heures, au caféde Mulhouse, dit Bachelard dans la rue, en serrant la main deM. Josserand.

Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dînéensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse deDuveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenterchez elle trop tôt, bien qu’elle demeurât rue de la Cerisaie, audiable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, unbruit violent de querelle les attira au fond, dans une salleécartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les jouessaignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petitmonsieur, blême et rageur.

– Vous avez encore craché dans mon bock ! criait-il desa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur !

– Fichez-moi la paix, entendez-vous ! ou je vousgifle ! dit le petit homme, debout sur la pointe despieds.

Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculerd’une semelle.

– Si vous voulez, monsieur !… Comme il vousplaira !

Et, l’autre lui ayant défoncé d’une claque son chapeau, qu’ilgardait crânement sur l’oreille, même dans les cafés, il répétaavec plus d’énergie :

– Comme il vous plaira, monsieur !… Si vousvoulez !

Puis, après avoir ramassé son chapeau, il s’assit d’un airsuperbe, il cria au garçon :

– Alfred, changez-moi mon bock !

Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table del’oncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec unetranquillité pleine d’indifférence. Comme ils l’interrogeaient surles causes de la querelle :

– Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de soncigare. Toujours des histoires… Oh ! une bravoure à êtreclaqué ! Ne recule jamais.

Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait lajeunesse. Quand il sut qu’ils allaient chez Clarisse, il fut ravi,car lui-même s’y rendait avec Gueulin ; seulement, il fallaitattendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donnérendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix,encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pourrégaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée d’un homme quine comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, lesdents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse decheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, serendait insupportable à ses voisins, au point que le patron vintdeux fois le prier de sortir, s’il continuait. On l’avait chassé laveille du café de Madrid.

Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoirfait le tour de la salle d’un air las, Octave parla des femmes.Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même s’excuser. Lesfemmes lui avaient coûté trop d’argent ; il se flattait des’être payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on nemarchandait pas là-dessus : histoire de montrer qu’on étaitau-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulaitêtre aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu lesbillets de banque, songeait avec surprise à l’oncle qui exagéraitson ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de lafamille.

– Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujoursplus de femmes qu’on n’en veut.

– Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi n’enas-tu jamais ?

Gueulin haussa les épaules, plein de mépris.

– Pourquoi ?… Tenez ! pas plus tard qu’hier, j’aidîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse m’aflanqué des coups de pied, sous la table. C’était une occasion,n’est-ce pas ? Eh bien ! quand elle m’a demandé de lareconduire, j’ai filé, et je cours encore… Oh ! sur le moment,je ne dis pas, ça n’aurait rien eu de désagréable. Mais ensuite,ensuite, mon oncle ! Peut-être une femme collante qui meserait retombée sur le dos… Pas si bête !

Trublot l’approuvait d’un hochement de tête, car lui aussi avaitrenoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements dulendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner desexemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, qu’il neconnaissait pas, s’était endormie sur son épaule ; mais ilavait réfléchi, qu’en aurait-il fait, en arrivant à la gare ?Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit lafemme d’un voisin ; hein ? c’était un peu fort, et ilaurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle luidemanderait ensuite des bottines.

– Des occasions, mon oncle ! dit-il en terminant,personne n’a des occasions comme moi ! Mais je me retiens…Tout le monde, d’ailleurs, se retient ; on a peur des suites.Sans ça, parbleu ! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir,on ne verrait que ça dans les rues.

Bachelard, devenu rêveur, ne l’écoutait plus. Son tapage étaittombé, il avait les yeux humides.

– Si vous étiez bien sages, dit-il brusquement, je vousmontrerais quelque chose.

Et, après avoir payé, il les emmena. Octave lui rappela le pèreJosserand. Ça ne faisait rien, on reviendrait le chercher. Puis,avant de quitter la salle, l’oncle, jetant un regard furtif autourde lui, vola le sucre laissé par un consommateur, sur une tablevoisine.

– Suivez-moi, dit-il, quand il fut dehors. C’est à deuxpas.

Il marchait grave, recueilli, sans une parole. Rue Saint-Marc,il s’arrêta devant une porte. Les trois jeunes gens allaient lesuivre, lorsqu’il parut pris d’une soudaine hésitation.

– Non, allons-nous-en, je ne veux plus.

Mais ils se récrièrent. Est-ce qu’il se fichait d’eux ?

– Eh bien ! Gueulin ne montera pas, ni vous non plus,monsieur Trublot… Vous n’êtes pas assez gentils, vous ne respectezrien, vous blagueriez… Venez, monsieur Octave, vous qui êtes ungarçon sérieux.

Il le fit monter devant lui, tandis que les deux autres, riant,lui criaient du trottoir de dire à ces dames bien des choses deleur part. Au quatrième, il frappa, et une vieille femme vintouvrir.

– Comment ! c’est vous, monsieur Narcisse ? Fifine vous attendait pas ce soir.

Elle souriait, grasse, avec le visage blanc et reposé d’une sœurtourière. Dans l’étroite salle à manger où elle les introduisit,une grande jeune fille blonde, jolie, à l’air simple, brodait undevant d’autel.

– Bonjour, mon oncle, dit-elle en se levant pour présenterson front aux grosses lèvres tremblantes de Bachelard.

Lorsque ce dernier eut présenté M. Octave Mouret, un jeunehomme distingué de ses amis, les deux femmes firent une révérencesurannée, et l’on s’assit autour de la table, qu’une lampe àpétrole éclairait. C’était un calme intérieur de province, deuxexistences réglées, perdues, vivant de rien. Comme la chambredonnait sur une cour intérieure, on n’entendait même pas le bruitdes voitures.

Tout de suite, pendant que Bachelard interrogeait paternellementla petite sur ses occupations et ses sentiments depuis la veille,la tante, Mlle Menu, connaît leur histoire àOctave, avec la naïveté familière d’une brave femme qui croyaitn’avoir rien à cacher.

– Oui, monsieur, je suis de Villeneuve, près de Lille. Onme connaît bien chez MM. Mardienne frères, rue Saint-Sulpiceoù j’ai été trente ans brodeuse. Puis, une cousine m’ayant laisséune maison au pays, j’ai eu la chance de la louer en viager, millefrancs par an, monsieur, à des gens qui croyaient m’enterrer lelendemain, et qui sont joliment punis de leur mauvaise pensée, carje dure encore, malgré mes soixante-quinze ans.

Elle riait, montrant des dents blanches de jeune fille.

– Je ne faisais plus rien, les yeux perdus d’ailleurs,continua-t-elle, lorsque ma nièce Fanny m’est tombée sur les bras.Son père, le capitaine Menu, était mort sans laisser un sou, et pasun parent, monsieur… Alors, j’ai dû retirer l’enfant de sa pension,j’en ai fait une brodeuse ; un métier où il n’y a pas de l’eauà boire ; mais, que voulez-vous ? ça ou autre chose, lesfemmes crèvent toujours de faim… Heureusement, elle a rencontréM. Narcisse. Désormais, je puis mourir.

Et, les mains jointes sur le ventre, dans son inactiond’ancienne ouvrière qui avait juré de ne plus toucher une aiguille,elle couvait Bachelard et Fifi d’un regard mouillé. Justement, levieillard disait à la petite :

– Vrai, vous avez pensé à moi !… Et quepensiez-vous ?

Fifi leva ses yeux limpides, sans cesser de tirer son fild’or.

– Mais que vous étiez un bon ami et que je vous aimaisbien.

Elle avait à peine regardé Octave, comme indifférente à cettejeunesse d’un beau garçon. Il lui souriait pourtant, surpris,touché de sa grâce, ne sachant ce qu’il devait croire ; tandisque la tante, vieillie dans un célibat et une chasteté qui ne luiavaient rien coûté, continuait, en baissant la voix :

– Je l’aurais mariée, n’est-ce pas ? Un ouvrier labattrait, un employé se mettrait à lui faire des enfants par-dessusla tête… Vaut mieux encore qu’elle se conduise bien avecM. Narcisse, qui a l’air d’un honnête homme.

Et, élevant la voix :

– Allez, monsieur Narcisse, il n’y aurait pas de ma faute,si elle ne vous contentait pas… Toujours, je répète : fais-luiplaisir, sois reconnaissante… C’est naturel, je suis si contente dela savoir enfin à l’abri. On a tant de peine à caser une jeunefille, quand on n’a pas de relations !

Alors, Octave s’abandonna à l’heureuse bonhomie de cetintérieur. Dans l’air mort de la pièce, flottait une odeur defruitier. L’aiguille de Fifi, piquant la soie, mettait seule unpetit bruit régulier, comme le tic-tac d’un coucou qui aurait réglél’embourgeoisement des amours de l’oncle. D’ailleurs, la vieilledemoiselle était la probité même : elle vivait sur ses millefrancs de rente, jamais elle ne touchait à l’argent de Fifi, qui ledépensait à son gré. Ses scrupules cédaient uniquement devant duvin blanc et des marrons, que sa nièce lui payait parfois, quandelle vidait la tire-lire où elle amassait des pièces de quatresous, données comme des médailles par son bon ami.

– Mon petit poulet, déclara enfin Bachelard en se levant,nous avons des affaires… À demain. Soyez toujours bien sage.

Il lui mit un baiser sur le front. Puis, après l’avoircontemplée avec émotion, il dit à Octave :

– Vous pouvez l’embrasser aussi, c’est une enfant.

Le jeune homme posa les lèvres sur sa peau fraîche. Ellesouriait, elle était très modeste ; enfin, ça se passait enfamille, jamais il n’avait vu des personnes si raisonnables.L’oncle s’en allait, lorsqu’il rentra, en criant :

– J’oubliais, j’ai un petit cadeau.

Et, vidant sa poche, il donna à Fifi le sucre qu’il venait devoler au café. Elle témoigna une vive reconnaissance, elle encroqua un morceau, toute rouge de plaisir. Puis,enhardie :

– Vous n’avez pas des pièces de quatre sous, parhasard ?

Bachelard se fouilla inutilement. Octave en avait une, que lajeune fille accepta en souvenir. Elle ne les accompagna pas, sansdoute par décence ; et ils l’entendirent qui tiraitl’aiguille, ayant repris tout de suite son devant d’autel, pendantque Mlle Menu les reconduisait, avec son amabilitéde bonne vieille.

– Hein ? ça mérite d’être vu, dit Bachelard ens’arrêtant dans l’escalier. Vous savez, ça ne me coûte pas cinqlouis par mois… J’en ai assez, des coquines qui me grugeaient. Maparole ! j’avais besoin d’un cœur.

Mais, comme Octave riait, il fut pris de méfiance :

– Vous êtes un garçon trop honnête, vous n’abuserez pas dema gentillesse… Pas un mot à Gueulin, vous me le jurez surl’honneur ? J’attends qu’il en soit digne, pour la luimontrer… Un ange, mon cher ! On a beau dire, c’est bon, lavertu, ça rafraîchit… Moi, j’ai toujours été pour l’idéal.

Sa voix de vieil ivrogne tremblait, des larmes gonflaient sespaupières lourdes. En bas, Trublot plaisanta, affecta de prendre lenuméro de la maison ; tandis que Gueulin haussait les épaules,en demandant à Octave, étonné, comment il avait trouvé la petite.L’oncle, quand une noce l’attendrissait, ne pouvait se tenir demener les gens chez ces dames, partagé entre la vanité de montrerson trésor et la crainte de se le faire voler ; puis, lelendemain, il oubliait, il retournait rue Saint-Marc avec des airsde mystère.

– Tout le monde connaît Fifi, dit Gueulin,tranquillement.

Cependant, Bachelard cherchait une voiture, lorsque Octaves’écria :

– Et M. Josserand qui est au café !

Les autres n’y songeaient plus. M. Josserand, trèscontrarié de perdre sa soirée, s’impatientait sur la porte, car ilne prenait jamais rien dehors. Enfin, on partit pour la rue de laCerisaie. Mais il fallut deux voitures, le commissionnaire et lecaissier dans l’une, les trois jeunes gens dans l’autre.

Gueulin, la voix couverte par les bruits de ferraille du vieuxfiacre, parla d’abord de la compagnie d’assurances, où il étaitemployé. Les assurances, la Bourse, tout ça se valait commeembêtement, affirmait Trublot. Puis, la conversation tomba surDuveyrier. Était-ce malheureux, un homme riche, un magistrat, selaisser dindonner de cette façon par les femmes ! Toujours illui en avait fallu, dans les quartiers excentriques, au bout deslignes d’omnibus : petites dames en chambre, modestes etjouant un rôle de veuve ; lingères ou mercières vagues, tenantdes magasins sans clientèle ; filles tirées de la boue,nippées, cloîtrées, chez lesquelles il allait une fois par semaine,régulièrement, ainsi qu’un employé se rend à son bureau. Trublotpourtant l’excusait : d’abord, c’était la faute de sontempérament ; ensuite, on n’avait pas une sacrée femme commela sienne. Dès la première nuit, disait-on, elle l’avait pris enhorreur, dégoûtée par ses taches rouges. Aussi lui tolérait-ellevolontiers des maîtresses, dont les complaisances ladébarrassaient ; bien qu’elle acceptât encore parfoisl’abominable corvée, avec une résignation de femme honnête quiétait pour tous les devoirs.

– Alors, elle est honnête, celle-là ? demanda Octaveintéressé.

– Oh ! oui, honnête, mon cher !… Toutes lesqualités : belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine degoût, chaste, et insupportable !

Au bas de la rue Montmartre, un embarras de voitures arrêta lefiacre. Les jeunes gens, qui avaient baissé la glace, entendaientla voix furieuse de Bachelard s’empoignant avec les cochers. Puis,quand la voiture se fut remise à rouler, Gueulin donna des détailssur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la filled’un camelot, d’un ancien petit marchand de jouets, qui maintenantexploitait les fêtes avec sa femme et toute une bande d’enfantsmalpropres. Duveyrier l’avait rencontrée un soir de dégel, comme unamant venait de la jeter dehors. Sans doute, cette grande diablesserépondait à un idéal longtemps cherché, car dès le lendemain ilétait pris, il pleurait en lui baisant les paupières, tout secouépar son besoin de cultiver la petite fleur bleue des romances, dansses gros appétits de mâle. Clarisse avait consenti à demeurer ruede la Cerisaie, pour ne pas l’afficher ; mais elle le menaitbon train, s’était fait acheter vingt-cinq mille francs de meubles,le mangeait à belles dents, avec des artistes du théâtre deMontmartre.

– Moi, je m’en fiche ! dit Trublot, pourvu qu’ons’amuse chez elle. Au moins, elle ne vous force pas à chanter, ellen’est pas toujours à taper sur un piano comme l’autre… Oh ! cepiano ! Voyez-vous, quand on est assommé chez soi, quand on aeu le malheur d’épouser un piano mécanique qui met en fuite lemonde, on serait bien bête de ne pas se faire ailleurs un petitintérieur drôlichon, où l’on puisse recevoir ses amis enpantoufles.

– Dimanche, raconta Gueulin, Clarisse voulait m’avoir àdéjeuner, seul avec elle. J’ai refusé. Après ces déjeuners-là, onfait des bêtises ; et j’ai eu peur de la voir s’installer chezmoi, le jour où elle lâchera Duveyrier… Vous savez qu’ellel’exècre, oh ! un dégoût à en être malade. Dame ! ellen’aime guère les boutons non plus, cette fille ! Mais elle n’apas la ressource de l’envoyer dehors, comme sa femme ;autrement, si elle pouvait aussi le passer à sa bonne, je vousassure qu’elle se débarrasserait vite de la corvée.

Le fiacre s’arrêtait. Ils descendirent devant une maison muetteet noire de la rue de la Cerisaie. Mais ils durent attendre l’autrefiacre dix grandes minutes, Bachelard ayant emmené son cocher boireun grog, après la querelle de la rue Montmartre. Dans l’escalier,d’une sévérité bourgeoise, comme M. Josserand lui posait denouvelles questions sur l’amie de Duveyrier, l’oncle répétasimplement :

– Une femme du monde, une bonne fille… Elle ne vous mangerapas.

Ce fut une petite bonne, la mine rose, qui vint ouvrir. Elledébarrassa ces messieurs de leurs paletots, avec des riresfamiliers et tendres. Un instant, Trublot la retint dans un coin del’antichambre, en lui disant à l’oreille des choses dont elleétouffait, comme chatouillée. Mais Bachelard avait poussé la portedu salon, et tout de suite il présenta M. Josserand. Celui-ciresta un instant gêné, trouvant Clarisse laide, ne comprenant pascomment le conseiller pouvait préférer à sa femme, une des plusbelles personnes de la société, cette sorte de gamin, noire etmaigre, avec une tête ébouriffée de caniche. D’ailleurs, Clarissefut charmante. Elle gardait le bagou parisien, un esprit de surfaceet d’emprunt, une gale de drôlerie attrapée en se frottant auxhommes. Au demeurant, l’air grande dame, quand elle voulait.

– Monsieur, trop heureuse… Tous les amis d’Alphonse sontles miens… Vous voilà des nôtres, la maison est à vous.

Duveyrier, prévenu par une lettre de Bachelard, fit aussi unaccueil aimable à M. Josserand. Octave fut étonné de son airde jeunesse. Ce n’était plus l’homme sévère et mal à l’aise, qui nesemblait pas être chez lui, dans le salon de la rue de Choiseul.Les taches saignantes de son front tournaient au rose, ses yeuxobliques luisaient d’une gaieté d’enfant, tandis que Clarisseracontait, au milieu d’un groupe, comment il s’échappait parfoispour la venir voir, pendant une suspension d’audience ; justele temps de se jeter dans un fiacre, de l’embrasser et de repartir.Alors, il se plaignit d’être accablé ; quatre audiences parsemaine, de onze heures à cinq heures ; toujours les mêmesécheveaux de chicanes à débrouiller ; ça finissait pardessécher le cœur.

– C’est vrai, dit-il en riant, on a besoin de mettrelà-dedans quelques roses. Je me sens meilleur ensuite.

Pourtant, il n’avait pas son ruban rouge, qu’il retirait quandil venait chez sa maîtresse ; un dernier scrupule, unedistinction délicate, où sa pudeur s’entêtait. Clarisse, sansvouloir le dire, en était très blessée.

Octave, qui avait tout de suite serré la main de la jeune femmeen camarade, écoutait, regardait. Le salon, avec son tapis àgrandes fleurs, son meuble et ses tentures de satin grenat,ressemblait beaucoup au salon de la rue de Choiseul ; et,comme pour compléter cette ressemblance, plusieurs des amis duconseiller, qu’il avait vus là-bas, le soir du concert, seretrouvaient ici, formant les mêmes groupes. Mais on fumait, onparlait haut, toute une gaieté volait dans la clarté vive desbougies. Deux messieurs, allongés l’un près de l’autre, occupaientla largeur d’un divan ; un autre, à califourchon sur unechaise, chauffait son dos devant la cheminée. C’était une aimableaisance, une liberté qui, du reste, n’allait pas plus loin. JamaisClarisse ne recevait de femme, par propreté, disait-elle. Quand sesfamiliers se plaignaient que son salon manquât de dames, ellerépondait en riant :

– Eh bien ! et moi, est-ce que je ne suffispas ?

Elle avait arrangé pour Alphonse un intérieur décent, au fondtrès bourgeoise, ayant la passion du comme il faut, sous lescontinuelles culbutes de sa vie. Lorsqu’elle recevait, elle nevoulait plus être tutoyée. Ensuite, le monde parti, les portescloses, tous les amis d’Alphonse y passaient, sans compter lessiens, des acteurs rasés, des peintres à fortes barbes. C’était unehabitude ancienne, le besoin de se refaire un peu, derrière lestalons de l’homme qui payait. De tout son salon, deux seulementn’avaient pas voulu : Gueulin, tourmenté par la peur dessuites, et Trublot, dont les affections étaient ailleurs.

Justement, la petite bonne promenait des verres de punch, de sonair agréable. Octave en prit un ; et, se penchant à l’oreillede son ami.

– La bonne est mieux que la maîtresse.

– Parbleu ! toujours ! dit Trublot, avec unhaussement d’épaules, plein d’une conviction dédaigneuse.

Clarisse vint causer un instant. Elle se multipliait, allait desuns aux autres, jetait un mot, un rire, un geste. Comme chaquenouvel arrivant allumait un cigare, le salon fut bientôt plein defumée.

– Oh ! les vilains hommes ! cria-t-ellegentiment, en allant ouvrir une fenêtre.

Sans attendre, Bachelard installa M. Josserand dansl’embrasure de cette fenêtre, pour respirer, disait-il ; puis,à l’aide d’une manœuvre habile, il y amena Duveyrier ; et,vivement, il entama l’affaire. Les deux familles s’unissaient doncpar un lien étroit : il en était très honoré. Ensuite, ildemanda le jour de la signature du contrat, ce qui lui servit detransition.

– Nous comptions vous rendre visite demain, Josserand etmoi, pour tout régler, car nous n’ignorons pas que M. Augustene fait rien sans vous… C’est au sujet du paiement de la dot, et mafoi, puisque nous sommes bien ici…

M. Josserand, repris d’angoisse, regardait l’enfoncementsombre de la rue de la Cerisaie, aux trottoirs déserts, aux façadesmortes. Il regrettait d’être venu. On allait encore profiter de safaiblesse, pour l’engager dans quelque sale histoire, dont ilsouffrirait. Une révolte lui fit interrompre son beau-frère.

– Plus tard. Ce n’est pas l’endroit, vraiment.

– Mais pourquoi donc ? s’écria Duveyrier, trèsgracieux. Nous sommes ici mieux que partout ailleurs… Vous disiez,monsieur ?

– Nous donnons cinquante mille francs à Berthe, continual’oncle. Seulement, ces cinquante mille francs sont représentés parune assurance dotale à échéance de vingt années, que Josserand amise sur la tête de sa fille, lorsque celle-ci avait quatre ans.Elle ne doit donc toucher la somme que dans trois ans…

– Permettez ! interrompit encore le caissiereffaré.

– Non, laissez-moi finir, M. Duveyrier comprendparfaitement… Nous ne voulons pas que le jeune ménage attendependant trois années un argent dont il peut avoir besoin tout desuite, et nous nous engageons à payer la dot par échéances de dixmille francs, de six mois en six mois, quitte à nous rembourserplus tard, en touchant le capital assuré.

Il y eut un silence. M. Josserand, glacé, étranglé,regardait de nouveau la rue noire. Le conseiller sembla réfléchirun instant ; peut-être flairait-il l’affaire, ravi de laisserduper ces Vabre, qu’il exécrait dans sa femme.

– Tout cela me paraît très raisonnable, dit-il enfin. C’està nous de vous remercier… Il est rare qu’une dot se paieintégralement.

– Jamais, monsieur ! affirma l’oncle avec énergie. Çane se fait pas.

Et les trois hommes se serrèrent la main, en se donnantrendez-vous chez le notaire, pour le jeudi. Quand M. Josserandreparut aux lumières, il était si pâle, qu’on lui demanda s’il setrouvait indisposé. Il ne se sentait pas très bien en effet, et ilse retira, sans vouloir attendre son beau-frère, qui venait depasser dans la salle à manger, où le thé classique était remplacépar du champagne.

Cependant, Gueulin, étendu sur un canapé, près de la fenêtre,murmurait :

– Cette canaille d’oncle !

Il avait surpris une phrase sur l’assurance, et il ricanait, enconfiant la vérité à Octave et à Trublot. Ça s’était fait dans sacompagnie ; pas un liard à toucher, on roulait le Vabre. Puis,comme les deux autres s’égayaient de cette bonne farce, les mainssur le ventre, il ajouta avec une violence comique :

– J’ai besoin de cent francs… Si l’oncle ne me donne pascent francs, je vends la mèche.

Les voix montaient, le champagne compromettait l’arrangement dedécence, établi par Clarisse. Dans son salon, les fins de soiréeétaient toujours un peu vives. Elle-même s’oubliait parfois.Trublot la montra à Octave, derrière une porte, pendue au cou d’ungaillard à encolure de paysan, un tailleur de pierre débarqué duMidi, et dont sa ville natale était en train de faire un artiste.Mais Duveyrier ayant poussé la porte, elle dénoua lestement sesbras, elle lui recommanda le jeune homme : M. Payan, unsculpteur du talent le plus gracieux ; et Duveyrier, enchanté,promit de lui faire obtenir des travaux.

– Des travaux, des travaux, répétait Gueulin à demi-voix,il en a ici tant qu’il en veut, grand serin !

Vers deux heures, lorsque les trois jeunes gens et l’onclequittèrent la rue de la Cerisaie, ce dernier était complètementivre. Ils auraient voulu l’emballer dans un fiacre ; mais lequartier dormait au milieu d’un solennel silence, sans un bruit deroue, sans même un pas attardé. Alors, ils se décidèrent à lesoutenir. La lune s’était levée, une lune très claire quiblanchissait les trottoirs. Et, dans les rues désertes, leurs voixprenaient des sonorités graves.

– Sacredieu ! l’oncle, tenez-vous donc ! vousnous cassez les bras.

Lui, la gorge pleine de larmes, était devenu très tendre et trèsmoral.

– Va-t’en, Gueulin, bégayait-il, va-t’en… Je ne veux pasque tu voies ton oncle dans un état pareil… Non, mon garçon, cen’est pas convenable, va-t’en !

Et, comme son neveu le traitait de vieux filou :

– Filou, ça ne dit rien. Il faut se faire respecter… Moi,j’estime les femmes. Toujours des femmes propres, et quand il n’y apas du sentiment, ça me répugne… Va-t’en, Gueulin, tu fais rougirton oncle. Ces messieurs suffisent.

– Alors, déclara Gueulin, vous allez me donner cent francs.Vrai, j’en ai besoin pour mon loyer. On veut me jeter dehors.

À cette demande inattendue, l’ivresse de Bachelard s’aggrava, aupoint qu’il fallut l’arc-bouter contre le volet d’un magasin. Ilbalbutiait :

– Hein ? quoi ? cent francs… Ne me fouillez pas.Je n’ai que des sous… Pour que tu ailles les manger dans de mauvaislieux ! Non, jamais je n’encouragerai tes vices. Je connaismon rôle, ta mère t’a confié à moi en mourant… Vous savez,j’appelle, si l’on me fouille.

Il continua, s’emportant contre la vie dissolue de la jeunesse,revenant à la nécessité de la vertu.

– Dites donc, finit par crier Gueulin, je n’en suis pasencore à ficher dedans les familles… Hein ! vousm’entendez ! Si je causais, vous me les donneriez vite, mescent francs !

Mais, du coup, l’oncle était devenu sourd. Il poussait desgrognements, il s’effondrait. Dans l’étroite rue où ils étaientalors, derrière l’église Saint-Gervais, seule une lanterne blanchebrûlait avec une clarté blafarde de veilleuse, détachant sur sesvitres dépolies un numéro gigantesque. Toute une trépidation sourdesortait de la maison, dont les persiennes fermées laissaient tomberde minces filets de lumière.

– J’en ai assez, déclara Gueulin brusquement. Pardon, mononcle, j’ai oublié là-haut mon parapluie.

Et il entra dans la maison. Bachelard s’indigna, plein dedégoût : il réclamait au moins un peu de respect pour lesfemmes ; avec des mœurs pareilles, la France était fichue. Surla place de l’Hôtel-de-Ville, Octave et Trublot trouvèrent enfinune voiture, dans laquelle ils le poussèrent comme un paquet.

– Rue d’Enghien, dirent-ils au cocher. Vous vous paierez…Fouillez-le.

Le jeudi, on signa le contrat devant maître Renaudin, notaire,rue de Grammont. Au moment de partir, une scène venait encored’éclater chez les Josserand, le père ayant, dans une révoltesuprême, rendu la mère responsable du mensonge qu’on luiimposait ; et ils s’étaient une fois de plus jeté leursfamilles à la tête. Où voulait-on qu’il gagnât dix mille francstous les six mois ? Cet engagement le rendait fou. L’oncleBachelard, qui se trouvait là, se donnait bien des tapes sur lecœur, débordant de nouvelles promesses, depuis qu’il s’étaitarrangé pour ne pas sortir un sou de sa poche, s’attendrissant etjurant qu’il ne laisserait jamais sa petite Berthe dans l’embarras.Mais le père, exaspéré, avait haussé les épaules, en lui demandantsi, décidément, il le prenait pour un imbécile.

Chez le notaire, toutefois, la lecture du contrat, rédigé surdes notes fournies par Duveyrier, calma un peu M. Josserand.Il n’y était pas question de l’assurance ; en outre, lepremier versement de dix mille francs devait avoir lieu six moisaprès le mariage. Enfin, il aurait le temps de respirer. Auguste,qui écoutait avec une grande attention, laissa échapper des signesd’inquiétude ; il regardait Berthe souriante, il regardait lesJosserand, il regardait Duveyrier, et il finit par oser parler del’assurance, comme d’une garantie dont il lui semblait logique defaire au moins mention. Alors, tous eurent des gestesétonnés : à quoi bon ? la chose allait de soi ; etl’on signa vivement, tandis que maître Renaudin, un jeune hommeaimable, se taisait en passant la plume aux dames. Dehors,Mme Duveyrier se permit seulement de témoigner sasurprise : jamais on n’avait ouvert la bouche d’une assurance,la dot de cinquante mille francs devait être payée par l’oncleBachelard. Mais Mme Josserand, d’un air naïf, niaavoir mis son frère en avant pour une somme si médiocre. C’étaittoute sa fortune que l’oncle donnerait plus tard à Berthe.

Le soir de ce jour, un fiacre vint chercher Saturnin. Sa mèreavait déclaré qu’il était trop dangereux de le garder pour lacérémonie ; on ne pouvait lâcher, au milieu d’une noce, un fouqui parlait d’embrocher le monde ; et M. Josserand, lecœur crevé, avait dû demander l’admission du pauvre être à l’asiledes Moulineaux, chez le Dr Chassagne. On fit entrer le fiacre sousle porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main deBerthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsqu’ilfut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres,agita par les portières des poings ensanglantés. EtM. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ aufond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlementsdu malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop ducheval.

Pendant le dîner, comme des larmes lui mouillaient encore lesyeux, à la vue de la place de Saturnin vide désormais, ilimpatienta sa femme, qui, sans comprendre, cria :

– En voilà assez, n’est-ce pas ? monsieur. Vousn’allez peut-être pas marier votre fille avec cette figured’enterrement… Tenez ! sur ce que j’ai de plus sacré, sur latombe de mon père, l’oncle payera les dix premiers mille francs,j’en réponds ! Il me l’a formellement juré, en sortant de chezle notaire.

M. Josserand ne répondit même pas. Il passa la nuit à fairedes bandes. Au petit jour, dans le frisson du matin, il achevaitson deuxième mille et gagnait six francs. Plusieurs fois, il avaitlevé la tête comme d’habitude, pour écouter si Saturnin ne remuaitpoint, à côté. Puis, la pensée de Berthe lui donnait une nouvellefièvre de travail. Pauvre petite, elle aurait voulu être en moireblanche. Enfin, avec six francs, elle pourrait mettre davantage àson bouquet de mariée.

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