Pot-Bouille

Chapitre 6

 

Le lendemain, qui était un dimanche, Octave, les yeux ouverts,s’oublia une heure dans la chaleur des draps. Il s’éveillaitheureux, plein de cette lucidité des paresses du matin. À quoi bonse presser ? Il se trouvait bien au Bonheur desDames, il s’y décrassait de sa province, et une certitudeprofonde, absolue, lui venait d’avoir un jourMme Hédouin, qui ferait sa fortune ; maisc’était une affaire de prudence, une longue tactique de galanterie,où se plaisait déjà son sens voluptueux de la femme. Comme il serendormait, dressant des plans, se donnant six mois pour réussir,l’image de Marie Pichon avait achevé de calmer ses impatiences. Unefemme pareille était très commode ; il lui suffisaitd’allonger le bras, quand il la voulait, et elle ne lui coûtait pasun sou. En attendant l’autre, certes, il ne pouvait demander mieux.Dans son demi-sommeil, ce bon marché et cette commodité finissaientpar l’attendrir : il la voyait très gentille avec sescomplaisances, il se promettait d’être meilleur pour elle,désormais.

– Fichtre ! neuf heures ! dit-il, réveillé tout àfait par la sonnerie de sa pendule. Il faut pourtant se lever.

Une pluie fine tombait. Alors, il résolut de ne pas sortir de lajournée. Il accepterait une invitation à dîner chez les Pichon,qu’il refusait depuis longtemps, par terreur des Vuillaume ;ça flatterait Marie, il trouverait l’occasion de l’embrasserderrière les portes ; et même, comme elle demandait toujoursdes livres, il songea à lui faire la surprise d’en apporter tout unpaquet, resté dans une de ses malles, au grenier. Lorsqu’il futhabillé, il descendit prendre, chez M. Gourd, la clef de cegrenier commun, où les locataires se débarrassaient des objetsencombrants et hors d’usage.

En bas, par cette matinée humide, on étouffait dans l’escalierchauffé, dont les faux marbres, les hautes glaces, les portesd’acajou se voilaient d’une vapeur. Sous le porche, une femme malvêtue, la mère Pérou, à qui les Gourd donnaient quatre sous del’heure pour les gros travaux de la maison, lavait le pavé à grandeeau, en plein sous le coup d’air glacé, soufflant de la cour.

– Eh ! dites donc, la vieille, frottez-moi ça plussérieusement, que je ne trouve pas une tache ! criaitM. Gourd, chaudement couvert, debout sur le seuil de saloge.

Et, comme Octave arrivait, il lui parla de la mère Pérou avecl’esprit de domination brutale, le besoin enragé de revanche desanciens domestiques, qui se font servir à leur tour.

– Une fainéante dont je ne peux rien tirer ! J’auraisvoulu la voir chez M. le duc ! Ah bien ! il fallaitmarcher droit !… Je la flanque à la porte, si elle ne m’endonne pas pour mon argent ! Moi, je ne connais que ça… Maispardon, monsieur Mouret, vous désirez ?

Octave demanda la clef. Alors, le concierge, sans se presser,continua à lui expliquer que, s’ils avaient voulu,Mme Gourd et lui, ils auraient vécu en bourgeois, àMort-la-Ville, dans leur maison ; seulement,Mme Gourd adorait Paris, malgré ses jambes enfléesqui l’empêchaient d’aller jusqu’au trottoir ; et ilsattendaient d’avoir arrondi leurs rentes, le cœur crevé d’ailleurset reculant, chaque fois que l’envie leur venait de vivre enfin surla petite fortune gagnée sou à sou.

– Il ne faut pas qu’on m’ennuie, conclut-il en redressantsa taille de bel homme. Je ne travaille plus pour manger… La clefdu grenier, n’est-ce pas ? monsieur Mouret. Où avons-nous doncmis la clef du grenier, ma bonne ?

Mais, douillettement assise, Mme Gourd prenaitson café au lait dans une tasse d’argent, devant un feu de bois,dont les flammes égayaient la grande pièce claire. Elle ne savaitplus ; peut-être au fond de la commode. Et, tout en trempantses rôties, elle ne quittait pas des yeux la porte de l’escalier deservice, à l’autre bout de la cour, plus nue et plus sévère par cetemps de pluie.

– Attention ! la voilà ! dit-elle brusquement,comme une femme sortait de cette porte.

Aussitôt, M. Gourd se planta devant la loge, pour barrer lechemin à la femme, qui avait ralenti le pas, l’air inquiet.

– Nous la guettons depuis ce matin, monsieur Mouret,reprit-il à demi-voix. Hier soir, nous l’avons vue passer… Voussavez, ça vient de chez ce menuisier, là-haut, le seul ouvrier quenous ayons dans la maison, Dieu merci ! Et encore, si lepropriétaire m’écoutait, il garderait son cabinet vide, une chambrede bonne qui est en dehors des locations. Pour cent trente francspar an, ça ne vaut vraiment pas la peine d’avoir de la saleté chezsoi…

Il s’interrompit, il demanda rudement à la femme :

– D’où venez-vous ?

– Pardi ! de là-haut, répondit-elle, en continuant demarcher.

Alors, il éclata.

– Nous ne voulons pas de femmes, entendez-vous ! Onl’a déjà dit à l’homme qui vous amène… Si vous revenez coucher,j’irai chercher un sergent de ville, moi ! et nous verrons sivous ferez encore vos cochonneries dans une maison honnête.

– Ah ! vous m’embêtez ! dit la femme. Je suischez moi, je reviendrai si je veux.

Et elle s’en alla, poursuivie par les indignations deM. Gourd, qui parlait de monter chercher le propriétaire.Avait-on jamais vu ! une créature pareille chez des gens commeil faut, où l’on ne tolérait pas la moindre immoralité ! Et ilsemblait que ce cabinet habité par un ouvrier, fût le cloaque de lamaison, un mauvais lieu dont la surveillance révoltait sesdélicatesses et troublait ses nuits.

– Alors, cette clef ? se hasarda à répéter Octave.

Mais le concierge, furieux de ce qu’un locataire avait pu voirson autorité méconnue, tombait sur la mère Pérou, voulant montrercomment il savait se faire obéir. Est-ce qu’elle se fichait delui ? Elle venait encore, avec son balai, d’éclabousser laporte de la loge. S’il la payait de sa poche, c’était pour ne passe salir les mains, et continuellement il devait nettoyer derrièreelle. Du diable s’il lui ferait encore la charité de lareprendre ! elle pouvait crever. Sans répondre, cassée par lafatigue de cette besogne trop rude, la vieille continuait à frotterde ses maigres bras, se retenant de pleurer, tant ce monsieur auxlarges épaules, en calotte et en pantoufles, lui causait uneépouvante respectueuse.

– Je me souviens, mon chéri, cria Mme Gourdde son fauteuil, où elle passait la journée, à chauffer sa grassepersonne. C’est moi qui ai caché la clef sous les chemises, pourque les bonnes ne soient pas toujours fourrées dans le grenier…Donne-la donc à M. Mouret.

– Encore quelque chose de propre, ces bonnes ! murmuraM. Gourd, qui avait gardé de sa longue domesticité la hainedes gens de service. Tenez, monsieur, voici la clef ; mais jevous prie de me la redescendre, car il ne peut y avoir un coind’ouvert, sans que les bonnes aillent s’y mal conduire.

Octave, pour ne pas traverser la cour mouillée, remonta le grandescalier. Il prit seulement l’escalier de service au quatrième, enpassant par la porte de communication, qui était près de sachambre. En haut, un long couloir se coupait deux fois à angledroit, peint en jaune clair, bordé d’un soubassement d’ocre plusfoncé ; et, comme dans un corridor d’hôpital, les portes deschambres de domestique, également jaunes, s’espaçaient, régulièreset uniformes. Un froid glacial tombait du zinc de la toiture.C’était nu et propre, avec cette odeur fade des logis pauvres.

Le grenier se trouvait sur la cour, dans l’aile de droite, toutau bout. Mais Octave, qui n’était plus monté depuis le jour de sonarrivée, enfilait l’aile de gauche, lorsque, brusquement, unspectacle qu’il aperçut au fond d’une des chambres, par la porteentrebâillée, l’arrêta net de stupeur. Un monsieur, debout devantune petite glace, renouait sa cravate blanche, encore en manches dechemise.

– Comment ! c’est vous ! dit-il.

C’était Trublot. Lui-même, d’abord, resta pétrifié. Jamais, àcette heure, personne ne montait. Octave qui était entré, leregardait dans cette chambre à l’étroit lit de fer, à la table detoilette où un petit paquet de cheveux de femme nageait sur l’eausavonneuse ; et, devant l’habit noir encore pendu parmi destabliers, il ne put retenir ce cri :

– Vous couchez donc avec la cuisinière !

– Mais non ! répondit Trublot effaré.

Puis, sentant la bêtise de ce mensonge, il se mit à rire de sonair satisfait et convaincu.

– Hein ! elle est drôle !… Je vous assure, moncher, c’est très chic !

Quand il dînait en ville, il s’échappait du salon pour allerpincer les cuisinières devant leurs fourneaux ; et, lorsqu’uned’elles voulait bien lui donner sa clef, il filait avant minuit, ilmontait l’attendre patiemment dans sa chambre, assis sur une malle,en habit noir et en cravate blanche. Le lendemain, il descendaitpar le grand escalier, vers dix heures, et passait devant lesconcierges, comme s’il avait rendu une visite matinale à quelquelocataire. Pourvu qu’il fût à peu près exact chez son agent dechange, son père était content. D’ailleurs, maintenant, il faisaitla Bourse, de midi à trois heures. Le dimanche, il lui arrivait derester la journée entière dans un lit de bonne, heureux, perdu, lenez au fond de l’oreiller.

– Vous qui devez être si riche un jour ! dit Octave,dont le visage gardait un air de dégoût.

Alors, Trublot déclara doctement :

– Mon cher, vous ne savez pas ce que c’est, n’en parlezpas.

Et il défendit Julie, une grande Bourguignonne de quarante ans,au large visage troué de petite vérole, mais qui avait un corps defemme superbe. On aurait pu déshabiller ces dames de lamaison ; toutes des flûtes, pas une ne lui serait allée augenou. Avec ça, une fille parfaitement bien ; et, pour leprouver, il ouvrit des tiroirs, montra un chapeau, des bijoux, deschemises garnies de dentelle, sans doute volées àMme Duveyrier. Octave, en effet, remarquait àprésent une coquetterie dans la chambre, des boîtes de carton dorérangées sur la commode, un rideau de perse tendu sur les jupes,toute la pose d’une cuisinière jouant à la femme distinguée.

– Celle-là, voyez-vous, il n’y a pas à dire, répétaitTrublot, on peut l’avouer… Si elles étaient toutes commeça !

À ce moment, un bruit vint de l’escalier de service. C’étaitAdèle qui remontait se laver les oreilles,Mme Josserand lui ayant défendu furieusement detoucher à la viande, tant qu’elle ne les aurait pas nettoyées ausavon. Trublot allongea la tête et la reconnut.

– Fermez vite la porte ! dit-il très inquiet.Chut ! ne parlez plus !

Il tendait l’oreille, il écoutait le pas lourd d’Adèle suivre lecorridor.

– Vous couchez donc aussi avec ! demanda Octave,surpris de sa pâleur, devinant qu’il redoutait une scène.

Mais Trublot, cette fois, eut une lâcheté.

– Non par exemple ! pas avec ce torchon !… Pourqui me prenez-vous, mon cher ?

Il s’était assis au bord du lit, il attendait pour achever de sevêtir, en suppliant Octave de ne pas bouger ; et tous deuxrestèrent immobiles, tant que cette malpropre d’Adèle se décrassales oreilles, ce qui exigea dix grandes minutes. Ils entendaient latempête de l’eau dans la cuvette.

– Il y a pourtant une chambre, entre celle-ci et la sienne,expliqua doucement Trublot, une chambre louée à un ouvrier, à unmenuisier qui empoisonne le corridor avec ses soupes à l’oignon. Cematin encore, ça m’a fait lever le cœur… Et vous savez, maintenant,dans toutes les maisons, les cloisons des chambres de bonne sontainsi minces comme des feuilles de papier. Je ne comprends pas lespropriétaires. Ce n’est guère moral, on ne peut même remuer dansson lit… Je trouve ça très incommode.

Lorsque Adèle fut descendue, il reprit sa carrure, acheva satoilette, se servit de la pommade et des peignes de Julie. Octaveayant parlé du grenier, il voulut absolument l’y conduire, car ilconnaissait les moindres coins de l’étage. Et, en passant devantles portes, il nommait les bonnes, familièrement : dans cebout du couloir, après Adèle, Lisa, la femme de chambre desCampardon, une gaillarde qui faisait ses coups dehors ; puis,Victoire, leur cuisinière, une baleine échouée, soixante-dix ans,la seule qu’il respectât ; puis, Françoise, entrée la veillechez Mme Valérie, et dont la malle était peut-êtrelà pour vingt-quatre heures, derrière le maigre lit où passait untel galop de filles, qu’il fallait toujours s’informer avant devenir attendre au chaud, sous la couverture ; puis, un ménagetranquille, en place chez les gens du second ; puis, le cocherde ces gens, un gaillard dont il parlait avec une jalousie de beaumâle, le soupçonnant d’aller de porte en porte faire sans bruit dela bonne besogne ; enfin, dans l’autre bout du couloir, ilnomma encore Clémence, la femme de chambre deMme Duveyrier, que son voisin Hippolyte, le maîtred’hôtel, venait retrouver maritalement tous les soirs, et la petiteLouise, l’orpheline dont Mme Juzeur essayait, unegamine de quinze ans, qui devait en entendre de belles, la nuit, sielle avait le sommeil léger.

– Mon cher, ne fermez pas la porte, faites cela pour moi,dit-il à Octave, quand il l’eut aidé à prendre les livres dans lamalle. Vous comprenez, lorsque le grenier est ouvert, on peut s’ycacher et attendre.

Octave, ayant consenti à tromper la confiance de M. Gourd,rentra avec Trublot dans la chambre de Julie. Ce dernier y avaitlaissé son pardessus. Ensuite ce furent ses gants qu’il ne trouvapas ; il secouait les jupes, bouleversait les couvertures,soulevait une telle poussière et une telle âcreté de linge douteux,que son compagnon, suffoqué, ouvrit la fenêtre. Elle donnait surl’étroite cour intérieure, où prenaient jour toutes les cuisines dela maison. Et il allongeait le nez au-dessus de ce puits humide,qui exhalait des odeurs grasses d’évier mal tenu, lorsqu’un bruitde voix le fit se retirer vivement.

– La petite bavette du matin, dit Trublot à quatre pattessous le lit, cherchant toujours. Écoutez ça.

C’était Lisa, accoudée chez les Campardon, qui se penchait pourinterroger Julie, à deux étages au-dessous d’elle.

– Dites, ça y est donc, cette fois ?

– Paraît, répondit Julie, en levant la tête. Vous savez, àpart de le déculotter, elle lui a tout fait… Hippolyte est revenudu salon tellement dégoûté, qu’il a failli avoir uneindigestion.

– Si nous en faisions seulement le quart ! repritLisa.

Mais elle disparut un instant, pour boire un bouillon queVictoire lui apportait. Elles s’entendaient bien ensemble, soignantleurs vices, la femme de chambre cachant l’ivrognerie de lacuisinière, et la cuisinière facilitant les sorties de la femme dechambre, d’où celle-ci revenait morte, les reins cassés, lespaupières bleues.

– Ah ! mes enfants, dit Victoire qui se pencha à sontour, coude à coude avec Lisa, vous êtes jeunes. Quand vous aurezvu ce que j’ai vu !… Chez le vieux papa Campardon, il y avaitune nièce parfaitement élevée, qui allait regarder les hommes parla serrure.

– Du propre ! murmura Julie de son air révolté defemme comme il faut. À la place de la petite du quatrième, c’estmoi qui aurais fichu des claques à M. Auguste, s’il m’avaittouchée, dans le salon !… Un joli coco !

Sur cette déclaration, un rire aigu sortit de la cuisine deMme Juzeur. Lisa, qui était en face, fouilla lapièce du regard, aperçut Louise, dont les quinze ans précocess’égayaient à entendre les autres bonnes.

– Elle est du matin au soir à nous moucharder, cettegamine, dit-elle. Est-ce bête, de nous coller une enfant sur ledos ! On ne pourra bientôt plus causer.

Elle n’acheva pas. Le bruit d’une fenêtre qui s’ouvraitbrusquement, les mit en fuite. Il se fit un profond silence. Maiselles se risquèrent de nouveau. Hein ? quoi ? qu’yavait-il ? Elle avaient cru que Mme Valérie ouMme Josserand les surprenait.

– Pas de danger ! reprit Lisa. Elles sont toutes àtremper dans des cuvettes. Leur peau les occupe trop, pour qu’ellessongent à nous embêter… C’est le seul moment de la journée où l’onrespire.

– Alors, ça va toujours la même chose chez vous ?demanda Julie, qui épluchait une carotte.

– Toujours, répondit Victoire. C’est fini, elle estbouchée.

Les deux autres ricanèrent, heureuses, chatouillées par ce motqui déshabillait crûment une de ces dames.

– Mais votre grand serin d’architecte, qu’est-ce qu’il faitdonc ?

– Il débouche la cousine, pardi !

Elles riaient plus fort, lorsqu’elles virent, chezMme Valérie, la nouvelle bonne Françoise. C’étaitelle qui leur avait causé une alerte, en ouvrant la fenêtre. Et ily eut d’abord des politesses.

– Ah ! c’est vous, mademoiselle.

– Mon Dieu ! oui, mademoiselle. Je tâche dem’installer, mais cette cuisine est si dégoûtante !

Puis, arrivèrent les renseignements abominables.

– Vous aurez de la constance, si vous y restez. La dernièreavait les bras tout griffés par l’enfant, et madame la faisaittellement tourner en bourrique, que nous l’entendions pleurerd’ici.

– Ah bien ! ça ne traînera pas, dit Françoise. Je vousremercie toujours, mademoiselle.

– Où donc est-elle, votre bourgeoise ? demandacurieusement Victoire.

– Elle vient de partir déjeuner chez une dame.

Lisa et Julie se démanchèrent le cou, pour échanger un regard.Elles la connaissaient, la dame. Un drôle de déjeuner, la tête enbas et les jambes en l’air ! Si c’était permis, d’êtrementeuse à ce point ! Elles ne plaignaient pas le mari, car ilen méritait davantage ; seulement, ça faisait honte à l’espècehumaine, qu’une femme ne se conduisît pas mieux.

– Voilà Torchon ! interrompit Lisa, en découvrant labonne des Josserand, au-dessus d’elle.

Alors, à plein gosier, une volée de gros mots s’échappa de cetrou, obscur et empesté comme un puisard. Toutes, la face levée,interpellaient violemment Adèle, qui était leur souffre-douleur, labête sale et gauche sur laquelle la maison entière tapait.

– Tiens ! elle s’est lavée, ça se voit !

– Tâche encore de jeter tes vidures de poisson dans lacour, que je monte te débarbouiller avec !

– Eh ! va donc manger le bon Dieu, fille àcuré !… Vous savez, elle en garde dans ses dents pour senourrir toute la semaine.

Ahurie, Adèle les regardait d’en haut, le corps à demi sorti dela fenêtre. Elle finit par répondre :

– Laissez-moi tranquille, n’est-ce pas ? ou je vousarrose.

Mais les cris et les rires redoublèrent.

– T’as marié ta maîtresse, hier soir ? Hein ?c’est peut-être toi qui lui apprends à faire les hommes ?

– Ah ! la sans-cœur ! elle reste dans une boîteoù l’on ne mange pas ! Vrai, c’est ça qui m’exaspère contreelle !… Trop bête, envoie-les donc coucher !

Des larmes étaient venues aux yeux d’Adèle.

– Vous ne savez que des sottises, bégaya-t-elle. Ce n’estpas ma faute, si je ne mange pas.

Et les voix grandissaient, des mots aigres commençaient às’échanger entre Lisa et la nouvelle bonne, Françoise, qui prenaitparti pour Adèle, lorsque celle-ci, oubliant les injures, cédant àl’instinct de l’esprit de corps, cria :

– Méfiance ! v’là madame !

Un silence de mort tomba. Toutes, brusquement, avaient replongédans leur cuisine ; et il ne montait plus, du boyau noir del’étroite cour, que la puanteur d’évier mal tenu, commel’exhalaison même des ordures cachées des familles, remuées là parla rancune de la domesticité. C’était l’égout de la maison, qui encharriait les hontes, tandis que les maîtres traînaient encoreleurs pantoufles, et que le grand escalier déroulait la solennitédes étages, dans l’étouffement muet du calorifère. Octave sesouvint de la bouffée de vacarme qu’il avait reçue au visage, chezles Campardon, le jour de son arrivée.

– Elles sont bien gentilles, dit-il simplement.

Et il se penchait à son tour, il regardait les murailles, commevexé de ne pas avoir lu tout de suite au travers, derrière les fauxmarbres et le carton-pâte luisant de dorure.

– Où diable les a-t-elle fourrés ? répétait Trublotqui avait fouiné jusque dans la table de nuit, pour retrouver sesgants blancs.

Enfin, il les dénicha au fond du lit même, aplatis et toutchauds. Une dernière fois, il donna un coup d’œil à la glace, allacacher la clef de la chambre à l’endroit convenu, au bout ducorridor, sous un vieux buffet laissé par un locataire, etdescendit le premier, accompagné d’Octave. Dans le grand escalier,quand il eut dépassé la porte des Josserand, il reprit tout sonaplomb, boutonné très haut pour cacher son habit et sa cravate.

– Au revoir, mon cher, dit-il en forçant la voix. J’étaisinquiet, j’ai passé prendre des nouvelles de ces dames… Elles ontparfaitement dormi… Au revoir.

Octave le regarda descendre en souriant. Puis, comme l’heure dudéjeuner approchait, il résolut de reporter la clef du grenier plustard. Au déjeuner, chez les Campardon, il s’intéressa surtout àLisa, qui servait. Elle avait son air propre, sa mineagréable ; et il l’entendait encore, la voix éraillée par lesgros mots. Son flair de la femme ne l’avait pas trompé sur cettefille à poitrine plate. Du reste, Mme Campardoncontinuait d’en être enchantée, s’étonnant de ce qu’elle ne lavolait pas, ce qui était vrai, car son vice était ailleurs. Enoutre, elle paraissait très bonne pour Angèle, la mère se reposaitentièrement sur elle.

Justement, ce matin-là, Angèle disparut au dessert, et onl’entendit qui riait dans la cuisine. Octave osa risquer uneréflexion.

– Vous avez peut-être tort, de la laisser si libre avec lesdomestiques.

– Oh ! il n’y a pas grand mal, réponditMme Campardon, de son air de langueur. Victoire avu naître mon mari, et je suis si sûre de Lisa… Puis, quevoulez-vous ? cette petite me casse la tête. Je deviendraisfolle, à l’entendre toujours sauter autour de moi.

L’architecte mâchonnait gravement le bout d’un cigare.

– C’est moi, dit-il, qui force Angèle à passer, toutes lesaprès-midi, deux heures à la cuisine. Je veux qu’elle devienne unefemme de ménage. Ça l’instruit… Elle ne sort jamais, mon cher, elleest continuellement sous notre aile. Vous verrez quel bijou nous enferons.

Octave n’insista pas. Certains jours, Campardon lui paraissaittrès bête ; et, comme l’architecte le pressait pour allerentendre à Saint-Roch un grand prédicateur, il refusa, s’entêtant àne point sortir. Après avoir averti Mme Campardonqu’il ne viendrait pas dîner le soir, il remontait à sa chambre,lorsqu’il sentit la clef du grenier dans sa poche. Il préféra ladescendre tout de suite.

Mais, sur le palier, un spectacle imprévu l’intéressa. La portede la chambre louée au monsieur très distingué, dont on ne disaitpas le nom, se trouvait ouverte ; et c’était un événement, carelle restait toujours close, comme barrée d’un silence de tombe. Sasurprise augmenta : il cherchait du regard le bureau dumonsieur et découvrait à la place l’angle d’un grand lit, quand ilvit sortir une dame mince, vêtue de noir, le visage caché sous uneépaisse voilette. Derrière elle, la porte s’était refermée, sansbruit.

Alors, très intrigué, il descendit sur les talons de la dame,pour savoir si elle était jolie. Mais elle filait avec une légèretéinquiète, effleurant à peine la moquette de ses petites bottines,ne laissant d’autre trace, dans la maison, qu’un parfum évaporé deverveine. Comme il arrivait au vestibule, elle disparaissait, et ilaperçut seulement M. Gourd, debout sous le porche, qui lasaluait très bas, en ôtant sa calotte.

Lorsque le jeune homme eut rendu la clef au concierge, il tâchade le faire causer.

– Elle a l’air bien comme il faut, dit-il. Quiest-ce ?

– C’est une dame, répondit M. Gourd.

Et il ne voulut rien ajouter. Mais il se montra plus expansif,sur le monsieur du troisième. Oh ! un homme de la meilleuresociété, qui avait loué cette chambre pour venir y travaillertranquille, une nuit par semaine.

– Tiens ! il travaille ! interrompit Octave. Àquoi donc ?

– Il a bien voulu me confier son ménage, continuaM. Gourd, sans paraître avoir entendu. Et, voyez-vous, il paierubis sur l’ongle… Allez, monsieur, quand on fait un ménage, onsait vite si l’on a affaire à quelqu’un de propre. Celui-là, c’esttout ce qu’il y a de plus honnête : ça se voit à sonlinge.

Il fut obligé de se garer, Octave lui-même rentra un instantdans la loge, pour laisser passer la voiture des locataires dusecond, qui allaient au Bois. Les chevaux piaffaient, retenus parle cocher, les guides hautes ; et, lorsque le grand landaufermé roula sous la voûte, on aperçut, derrière les glaces, deuxbeaux enfants, dont les têtes souriantes cachaient les profilsvagues du père et de la mère. M. Gourd s’était redressé, poli,mais froid.

– En voilà qui ne font pas beaucoup de bruit dans lamaison, remarqua Octave.

– Personne ne fait de bruit, dit sèchement le concierge.Chacun vit comme il l’entend, voilà tout. Il y a des gens quisavent vivre, et il y a des gens qui ne savent pas vivre.

Les gens du second étaient jugés sévèrement, parce qu’ils nefréquentaient personne. Ils semblaient riches, pourtant ; maisle mari travaillait dans des livres, et M. Gourd se défiait,avait une moue méprisante ; d’autant plus qu’on ignorait ceque le ménage pouvait fabriquer là-dedans, avec son air de n’avoirbesoin de personne et d’être toujours parfaitement heureux. Ça nelui paraissait pas naturel.

Octave ouvrait la porte du vestibule, lorsque Valérie rentra. Ils’effaça poliment, pour la laisser passer devant lui.

– Vous allez bien, madame ?

– Mais oui, monsieur, merci.

Elle était essoufflée, et pendant qu’elle montait, il regardaitses bottines boueuses, en songeant à ce déjeuner, la tête en bas etles jambes en l’air, dont avaient parlé les bonnes. Sans doute,elle était rentrée à pied, n’ayant pas trouvé de fiacre. Une odeurfade et chaude s’exhalait de ses jupes humides. La fatigue, unelassitude molle de toute sa chair, lui faisait par moments, malgréson effort, poser la main sur la rampe.

– Quelle vilaine journée, n’est-ce pas ? madame.

– Affreuse, monsieur… Et, avec ça, le temps est lourd.

Elle arrivait au premier, ils se saluèrent. Mais, d’un coupd’œil, il avait vu sa face meurtrie, ses paupières grosses desommeil, ses cheveux dépeignés sous le chapeau rattaché à lahâte ; et, tout en continuant de monter, il réfléchissait,vexé, pris de colère. Alors, pourquoi pas avec lui ? Iln’était ni plus bête ni plus laid que les autres.

Au troisième, devant la porte de Mme Juzeur, lesouvenir de sa promesse de la veille s’éveilla. Une curiosité luivenait sur cette petite femme si discrète, aux yeux de pervenche.Il sonna. Ce fut Mme Juzeur elle-même quiouvrit.

– Ah ! cher monsieur, êtes-vous aimable !… Entrezdonc.

Le logement avait une douceur qui sentait un peu lerenfermé : des tapis et des portières partout, des meublesd’une mollesse d’édredon, l’air tiède et mort d’un coffret,capitonné de vieux satin à l’iris. Dans le salon, où les doublesrideaux mettaient un recueillement de sacristie, Octave duts’asseoir sur un canapé, large et très bas.

– Voici la dentelle, reprit Mme Juzeur, enreparaissant avec une boîte de santal, pleine de chiffons. Je veuxen faire cadeau à quelqu’un et je suis curieuse d’en connaître lavaleur.

C’était un bout d’ancien point d’Angleterre, très beau. Octavel’examina en connaisseur, finit par l’estimer trois cents francs.Puis, sans attendre davantage, comme leurs mains à tous deuxmaniaient la dentelle, il se pencha et lui baisa les doigts, desdoigts menus de petite fille.

– Oh ! monsieur Octave, à mon âge, vous n’y pensezpas ! murmura joliment Mme Juzeur, sans sefâcher.

Elle avait trente-deux ans, se disait très vieille. Et elle fitson allusion accoutumée à ses malheurs : mon Dieu ! oui,après dix jours de mariage, le cruel était parti un matin etn’était pas revenu, personne n’avait jamais su pourquoi.

– Vous comprenez, continua-t-elle en levant les yeux auplafond, après des coups pareils, c’est fini pour une femme.

Octave avait gardé sa petite main tiède qui se fondait dans lasienne, et il la baisait toujours à légers coups, sur les doigts.Elle ramena les yeux vers lui, le considéra d’un air vague ettendre, puis, maternellement, elle dit ce seul mot :

– Enfant !

Se croyant encouragé, il voulut la saisir à la taille, l’attirersur le canapé ; mais elle se dégagea sans violence, elleglissa de ses bras, riant, ayant l’air de penser simplement qu’iljouait.

– Non, laissez-moi, ne me touchez pas, si vous désirez quenous restions bons amis.

– Alors, non ? demanda-t-il à voix basse.

– Quoi, non ? Que voulez-vous dire ?… Oh !ma main, tant qu’il vous plaira !

Il lui avait repris la main. Mais, cette fois, il l’ouvrait, labaisait sur la paume ; et, les yeux demi-clos, tournant le jeuen plaisanterie, elle écartait les doigts, comme une chatte quidétend ses griffes pour qu’on la chatouille sous les pattes. Ellene lui permit pas d’aller au-dessus du poignet. Le premier jour, ily avait là une ligne sacrée, où le mal commençait.

– C’est monsieur le curé qui monte, vint dire brusquementLouise, en rentrant d’une commission.

L’orpheline avait le teint jaune et le masque écrasé des fillesqu’on oublie sous les portes. Elle éclata d’un rire idiot, quandelle aperçut le monsieur qui mangeait dans la main de madame. Mais,sur un regard de celle-ci, elle se sauva.

– J’ai grand’peur de n’en rien tirer de bon, repritMme Juzeur. Enfin, il faut bien essayer de mettredans le droit chemin une de ces pauvres âmes… Tenez, monsieurMouret, passez par ici.

Elle l’emmena dans la salle à manger, pour laisser le salon auprêtre, que Louise introduisait. Là, elle l’invita à revenircauser. Cela lui ferait un peu de société ; elle étaittoujours si seule, si triste ! Heureusement, la religion laconsolait.

Le soir, vers cinq heures, Octave goûta un véritable repos às’installer chez les Pichon, en attendant le dîner. La maisonl’effarait un peu ; après s’être laissé prendre d’un respectde provincial, devant la gravité riche de l’escalier, il glissait àun mépris exagéré, pour ce qu’il croyait deviner derrière leshautes portes d’acajou. Il ne savait plus : ces bourgeoises,dont la vertu le glaçait d’abord, lui semblaient maintenant devoircéder sur un signe ; et, lorsqu’une d’elles résistait, ilrestait plein de surprise et de rancune.

Marie avait rougi de joie, en le voyant poser sur le buffet lepaquet de livres qu’il était monté chercher pour elle, le matin.Elle répétait :

– Êtes-vous gentil, monsieur Octave ! Oh ! merci,merci !… Et comme c’est bien, d’être venu de bonneheure ! Voulez-vous un verre d’eau sucrée avec ducognac ? Ça ouvre l’appétit.

Il accepta, pour lui faire plaisir. Tout lui parut aimable,jusqu’à Pichon et aux Vuillaume, qui causaient autour de la table,remâchant lentement leur conversation de chaque dimanche. Marie, detemps à autre, courait à la cuisine, où elle soignait une épaule demouton roulée ; et il osa la suivre en plaisantant, la saisitdevant le fourneau, la baisa sur la nuque. Elle, sans un cri, sansun tressaillement, s’était retournée et le baisait à son tour surla bouche, de ses lèvres toujours froides. Cette fraîcheur parutdélicieuse au jeune homme.

– Eh bien ? et votre nouveau ministre ?demanda-t-il à Pichon, en revenant.

Mais l’employé eut un sursaut. Ah ! il allait y avoir unnouveau ministre, à l’instruction publique ? Il n’en savaitrien ; dans les bureaux, on ne s’occupait jamais de ça.

– Le temps est si mauvais ! continua-t-il sanstransition. Pas possible d’avoir un pantalon propre !

Mme Vuillaume parlait d’une fille qui avait maltourné, aux Batignolles.

– Vous ne me croirez pas, monsieur, dit-elle. Elle étaitparfaitement élevée ; mais elle s’ennuyait tellement chez sesparents, que deux fois elle avait voulu se jeter dans la rue… C’està confondre !

– On fait griller les fenêtres, dit simplementM. Vuillaume.

Le dîner fut charmant. Tout le temps, cette conversation dura,autour du modeste couvert, qu’une petite lampe éclairait. Pichon etM. Vuillaume, étant tombés sur le personnel du ministère, nesortaient plus des chefs et des sous-chefs : le beau-pères’entêtait sur ceux de son temps, puis se souvenait qu’ils étaientmorts ; tandis que, de son côté, le gendre continuait à parlerdes nouveaux, au milieu d’une confusion de noms inextricable. Lesdeux hommes pourtant, ainsi que Mme Vuillaume,tombèrent d’accord sur un point : le gros Chavignat, celuidont la femme était si laide, avait fait beaucoup trop d’enfants.C’était fou, dans sa situation de fortune. Et Octave souriait,détendu, heureux ; depuis longtemps, il n’avait passé une siagréable soirée ; même il finit par blâmer Chavignat avecconviction. Marie l’apaisait de son clair regard d’innocente, sansune émotion à le voir assis près de son mari, les servant tous deuxselon leurs goûts, de son air un peu las d’obéissance passive.

À dix heures, les Vuillaume se levèrent, ponctuellement. Pichonmit son chapeau. Chaque dimanche, il les accompagnait à l’omnibus.C’était une habitude de déférence, prise au lendemain du mariage,et les Vuillaume se seraient trouvés très froissés, s’il avait crupouvoir se dispenser de la course. Tous trois gagnaient la rue deRichelieu, puis la remontaient à petits pas, en fouillant du regardl’omnibus des Batignolles, qui passait toujours complet ; desorte que, souvent, Pichon allait ainsi jusqu’à Montmartre, car ilne se serait pas permis de quitter son beau-père et sa belle-mère,avant de les mettre en voiture.

Comme ils marchaient très doucement, il lui fallait près de deuxheures pour aller et revenir.

On échangea d’amicales poignées de main sur le palier. Enrentrant avec Marie, Octave dit tranquillement :

– Il pleut, Jules ne rentrera pas avant minuit.

Et, comme on avait couché Lilitte de bonne heure, il prit toutde suite Marie sur ses genoux, il but avec elle un reste de cafédans la même tasse, en mari heureux du départ de ses invités, seretrouvant enfin chez lui, excité par une petite fête de famille,et pouvant embrasser sa femme à l’aise, les portes closes. Unechaleur endormait l’étroite pièce, où des œufs à la neige avaientlaissé une odeur de vanille. Il mettait de légers baisers sous lementon de la jeune femme, lorsqu’on frappa. Marie n’eut pas même unsursaut de peur. C’était le fils Josserand, celui qui avait unefêlure. Quand il pouvait s’échapper de l’appartement d’en face, ilvenait ainsi causer avec elle, attiré par sa douceur ; et tousdeux s’entendaient très bien, restant des dix minutes sans parler,échangeant de loin en loin des phrases qui ne se suivaient pas.

Octave, très contrarié, garda le silence.

– Ils ont du monde, bégayait Saturnin. Moi, je m’en fiche,qu’ils ne me mettent pas à table !… Alors, j’ai défait laserrure et je me suis sauvé. Ça les attrape.

– On sera inquiet, vous devriez rentrer, dit Marie, quivoyait l’impatience d’Octave.

Mais le fou riait, enchanté. Puis, avec sa parole embarrassée,il dit ce qu’on faisait chez lui. Il semblait venir chaque foispour soulager surtout sa mémoire.

– Papa a encore travaillé toute la nuit… Maman a gifléBerthe… Dites, quand on se marie, ça fait du mal ?

Et, comme Marie ne répondait pas, il continua, ens’animant :

– Je ne veux pas aller à la campagne, moi… S’ils latouchent seulement, je les étrangle ; la nuit, c’est facile,pendant qu’ils dorment… Elle a le dedans de la main doux comme dupapier à lettres. Mais, vous savez, l’autre est une sale fille…

Il recommençait, s’embrouillait, n’arrivait pas à exprimer cequ’il était venu dire. Marie, enfin, le força à rentrer chez sesparents, sans qu’il eût même remarqué la présence d’Octave.

Alors, celui-ci, de peur d’être encore dérangé, voulut emmenerla jeune femme dans sa chambre. Mais elle refusa, les jouesbrusquement envahies d’un flot de sang. Lui, ne comprenant pascette pudeur, répétait qu’ils entendraient bien Jules remonter,qu’elle aurait le temps de se glisser chez elle ; et, comme ill’entraînait, elle se fâcha tout à fait, avec une indignation defemme violentée.

– Non, pas dans votre chambre, jamais ! C’est tropvilain… Restons chez moi.

Et elle courut se réfugier au fond de son logement. Octave étaitencore sur le palier, surpris de cette résistance inattendue,lorsqu’un bruit violent de querelle monta de la cour. Décidément,tout s’en mêlait, il aurait mieux fait d’aller dormir. Un telvacarme était si inusité, à une pareille heure, qu’il finit parouvrir une fenêtre, pour écouter. En bas, M. Gourdcriait :

– Je vous dis que vous ne passerez pas !… Lepropriétaire est prévenu. Il va descendre vous flanquer lui-même àla porte.

– De quoi ? à la porte ! répondit une grossevoix. Est-ce que je ne paie pas mon terme ?… Passe, Amélie, etsi monsieur te touche, nous allons rire !

C’était l’ouvrier d’en haut, qui rentrait avec la femme, chasséele matin. Octave se pencha ; mais, dans le trou noir de lacour, il voyait seulement de grandes ombres flottantes, quetraversait un reflet de gaz venu du vestibule.

– Monsieur Vabre ! monsieur Vabre ! appela d’unevoix pressante le concierge, bousculé par le menuisier. Vite, vite,elle va entrer !

Malgré ses mauvaises jambes, Mme Gourd étaitallée chercher le propriétaire, en train justement de travailler àson grand ouvrage. Il descendait. Octave l’entendit répéterfurieusement :

– C’est un scandale ! c’est une horreur… Jamais je nepermettrai ça chez moi !

Et, s’adressant à l’ouvrier, que sa présence parut intimiderd’abord :

– Renvoyez cette femme, tout de suite, tout de suite…Entendez-vous ! nous ne voulons pas de femmes dans lamaison.

– Mais c’est la mienne ! répondit l’ouvrier effaré.Elle est en place, elle vient une fois par mois, quand ses maîtresle permettent… En v’là une histoire ! Ce n’est pas vous quim’empêcherez de coucher avec ma femme, peut-être !

Du coup, le concierge et le propriétaire perdirent la tête.

– Je vous donne congé, bégayait M. Vabre. Et, enattendant, je vous défends de prendre mon immeuble pour un mauvaislieu… Gourd, jetez donc cette créature sur le trottoir… Oui,monsieur, je n’aime pas les mauvaises plaisanteries. On le dit,quand on est marié… Taisez-vous, ne me manquez pas de respectdavantage !

Le menuisier, bon enfant, ayant sans doute une pointe de vin,finit par se mettre à rire.

– C’est curieux tout de même… Enfin, puisque monsieur neveut pas, retourne chez tes maîtres, Amélie. Nous ferons un garçonune autre fois. Vrai, c’était pour faire un garçon… Par exemple, jel’accepte volontiers, votre congé ! Plus souvent que jeresterais dans cette baraque ! Il s’y passe de propres choses,on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi,lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises quimènent des vies de chien, derrière les portes… Tas de mufes !tas de bourgeois !

Amélie s’en était allée, pour ne pas causer de plus gros ennuisà son homme ; et lui, goguenard, sans colère, continua deblaguer. Pendant ce temps, M. Gourd protégeait la retraite deM. Vabre, en se permettant à voix haute des réflexions. Quellesale chose que le peuple ! Il suffisait d’un ouvrier dans unemaison pour l’empester.

Octave referma la fenêtre. Mais, au moment où il retournaitauprès de Marie, un individu qui enfilait légèrement le corridor,le heurta.

– Comment ! c’est encore vous ! dit-il enreconnaissant Trublot.

Celui-ci resta une seconde suffoqué. Puis, il voulut expliquersa présence.

– Oui, c’est moi… J’ai dîné chez les Josserand, et jemonte…

Octave fut révolté.

– Oh ! avec ce torchon d’Adèle !… Vous juriez quenon.

Alors, Trublot reprit sa carrure, l’air ravi.

– Je vous assure, mon cher, c’est très chic… Elle a unepeau, vous ne vous en doutez pas !

Ensuite, il s’emporta contre l’ouvrier, qui avait failli lefaire surprendre dans l’escalier de service, avec ses saleshistoires de femme. Il avait dû revenir par le grand escalier. Et,s’échappant :

– Rappelez-vous, c’est jeudi prochain que je vous mène chezla maîtresse à Duveyrier… Nous dînerons ensemble.

La maison retombait à son recueillement, à ce silence religieuxqui semblait sortir des chastes alcôves. Octave avait rejoint Mariedans la chambre, au bord du lit conjugal, dont elle apprêtait lesoreillers. En haut, la chaise se trouvant encombrée de la cuvetteet d’une vieille paire de savates, Trublot s’était assis surl’étroite couchette d’Adèle ; et, en habit, cravaté de blanc,il attendait. Lorsqu’il reconnut le pas de Julie qui montait secoucher, il retint son souffle, ayant la continuelle terreur desquerelles de femmes. Enfin, Adèle parut. Elle était fâchée, ellel’empoigna.

– Dis donc, toi ! tu pourrais bien ne pas me marcherdessus, quand je sers à table !

– Comment, te marcher dessus ?

– Bien sûr, tu ne me regardes seulement pas, tu ne diraisjamais s’il vous plaît, en demandant du pain… Ainsi, ce soir,lorsque j’ai passé le veau, tu as eu l’air de me renier… J’en aiassez, vois-tu ! Toute la maison m’agonit de sottises. C’esttrop à la fin, si tu te mets avec les autres !

Elle se déshabillait rageusement ; puis, se jetant sur levieux sommier qui craquait, elle tourna le dos. Il duts’humilier.

Et, pendant ce temps, dans la chambre voisine, l’ouvrier quigardait sa pointe de vin, parlait seul, d’une voix si haute, que lecorridor entier l’entendait.

– Hein ? c’est drôle tout de même, qu’on vous empêchede coucher avec votre femme !… Pas de femmes dans ta maison,bougre de ramolli ! Va donc en ce moment mettre un peu le nezsous les draps, pour voir !

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