Pot-Bouille

Chapitre 4

 

Dès le lendemain, Octave s’occupa de Valérie. Il guetta seshabitudes, sut l’heure où il courait la chance de la rencontrerdans l’escalier ; et il s’arrangeait pour monter souvent à sachambre, profitant du déjeuner qu’il venait prendre chez lesCampardon, s’échappant s’il le fallait du Bonheur desDames, sous un prétexte. Bientôt, il remarqua que, tous lesjours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfantau jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il seplanta sur la porte du magasin, il l’attendit, la salua d’un de sesgalants sourires de beau commis. À chacune de leurs rencontres,Valérie répondait poliment de la tête, sans jamais s’arrêter ;mais il voyait son regard noir brûler de passion, il trouvait desencouragements dans son teint ravagé et dans le balancement souplede sa taille.

Son plan était déjà fait, un plan hardi de séducteur habitué àmener cavalièrement la vertu des demoiselles de magasin. Ils’agissait simplement d’attirer Valérie dans sa chambre, auquatrième ; l’escalier restait désert et solennel, personne neles découvrirait là-haut ; et il s’égayait, à l’idée desrecommandations morales de l’architecte, car ce n’était pas amenerdes femmes, que d’en prendre une dans la maison.

Pourtant, une chose inquiétait Octave. La cuisine des Pichon setrouvait séparée de leur salle à manger par le couloir, ce qui lesforçait de laisser souvent leur porte ouverte. Dès neuf heures, lemari partait à son bureau, pour ne rentrer que vers cinqheures ; et, les jours pairs de la semaine, il allait encoretenir des livres, après son dîner, de huit heures à minuit.D’ailleurs, aussitôt qu’elle entendait le pas d’Octave, la jeunefemme poussait la porte, très réservée, presque sauvage. Il nel’apercevait que de dos et comme fuyante, avec ses cheveux pâles,serrés en un mince chignon. Par cet entrebâillement discret, ilavait seulement surpris jusque-là des coins d’intérieur, desmeubles tristes et propres, des linges d’une blancheur éteinte sousle jour gris d’une fenêtre qu’il ne pouvait voir, l’angle d’un litd’enfant au fond d’une seconde chambre, toute une solitude monotonede femme tournant du matin au soir dans les mêmes soins d’un ménaged’employé. Jamais un bruit, du reste ; l’enfant semblait muetet las comme la mère ; à peine entendait-on parfois le murmureléger d’une romance, que celle-ci fredonnait pendant des heures,d’une voix mourante. Mais Octave n’en était pas moins furieuxcontre cette pimbêche, ainsi qu’il la nommait. Elle l’espionnaitpeut-être. En tout cas, jamais Valérie ne pourrait monter, si laporte des Pichon s’ouvrait ainsi continuellement.

Justement, il croyait l’affaire en bon chemin. Un dimanche,pendant une absence du mari, il avait manœuvré de façon à setrouver sur le palier du premier étage, au moment où la jeunefemme, en peignoir, sortait de chez sa belle-sœur pour rentrer chezelle ; et elle avait dû lui parler, ils étaient restésquelques minutes à échanger des politesses. Enfin, il espérait, lafois prochaine, pénétrer dans l’appartement. Le reste allait toutseul, avec une femme d’un tempérament pareil.

Ce soir-là, on s’occupa de Valérie, chez les Campardon, pendantle dîner. Octave tâchait de les faire causer. Mais, comme Angèleécoutait, jetant des regards sournois à Lisa, en train de servir ungigot d’un air sérieux, les parents d’abord se répandirent enéloges. L’architecte, d’ailleurs, défendait toujours la« respectabilité » de la maison, avec une conviction delocataire vaniteux, qui semblait en tirer toute une honnêtetépersonnelle.

– Oh ! mon cher, des gens convenables… Vous les avezvus chez les Josserand. Le mari n’est pas une bête : il estplein d’idées, il finira par trouver quelque chose de très fort.Quant à la femme, elle a du cachet, comme nous disons, nous autresartistes.

Mme Campardon, plus souffrante depuis la veille,couchée à demi, bien que sa maladie ne l’empêchât pas de manger defortes tranches saignantes, murmurait à son tour,languissamment :

– Ce pauvre M. Théophile, il est comme moi, il traîne…Allez, Valérie a du mérite, car ce n’est pas gai, d’avoir sanscesse près de soi un homme tremblant la fièvre, et que le mal rendle plus souvent tracassier et injuste.

Au dessert, Octave, placé entre l’architecte et sa femme, enapprit plus qu’il n’en demandait. Ils oubliaient Angèle, ilsparlaient à demi-mots, avec des coups d’œil soulignant les doublessens des phrases ; et, quand l’expression leur manquait, ilsse penchaient l’un après l’autre, ils achevaient crûment laconfidence à l’oreille. En somme, ce Théophile était un crétin etun impuissant, qui méritait d’être ce que sa femme le faisait.Quant à Valérie, elle ne valait pas grand-chose, elle se seraittout aussi mal conduite, même si son mari l’avait contentée,tellement la nature l’emportait. Personne n’ignorait du reste que,deux mois après son mariage, désespérée de voir qu’elle n’auraitjamais d’enfant, et craignant de perdre sa part de l’héritage duvieux Vabre, si Théophile venait à mourir, elle s’était fait faireson petit Camille par un garçon boucher de la rue Sainte-Anne.

Campardon se pencha une dernière fois à l’oreille d’Octave.

– Enfin, vous savez, mon cher, une femmehystérique !

Et il mettait, dans ce mot, toute la gaillardise bourgeoised’une indécence, le sourire lippu d’un père de famille dontl’imagination, brusquement lâchée, se repaît de tableaux orgiaques.Angèle baissa les yeux sur son assiette, évitant de regarder Lisapour ne pas rire, comme si elle avait entendu. Mais la conversationtournait, on parlait maintenant des Pichon, et les paroleslouangeuses ne tarissaient pas.

– Oh ! ceux-là, quels braves gens ! répétaitMme Campardon. Parfois, lorsque Marie sort avec sapetite Lilitte, je lui permets d’emmener Angèle. Et je vous lejure, monsieur Mouret, je ne confie pas ma fille à tout lemonde ; il faut que je sois absolument certaine de la moralitédes personnes… N’est-ce pas, Angèle, que tu aimes bienMarie ?

– Oui, maman, répondit Angèle.

Les détails continuèrent. Il était impossible de trouver unefemme mieux élevée, dans des principes plus sévères. Aussifallait-il voir comme le mari était heureux ! Un petit ménagesi gentil, et propre, et qui s’adorait, et où l’on n’entendaitjamais un mot plus haut l’un que l’autre !

– D’ailleurs, on ne les garderait pas dans la maison, s’ilsse conduisaient mal, dit gravement l’architecte, oubliant sesconfidences sur Valérie. Nous ne voulons ici que des honnêtes gens…Parole d’honneur ! je donnerais congé, le jour où ma filleserait exposée à rencontrer des créatures dans l’escalier.

Ce soir-là, il conduisait secrètement la cousine Gasparine àl’Opéra-Comique. Aussi alla-t-il chercher tout de suite sonchapeau, en parlant d’une affaire qui le retiendrait très tard.Rose pourtant devait connaître cette partie, car Octave l’entenditmurmurer, de sa voix résignée et maternelle, lorsque son mari vintla baiser avec son effusion de tendresse accoutumée :

– Amuse-toi bien, et ne prends pas froid, à la sortie.

Le lendemain, Octave eut une idée : c’était de lier amitiéavec Mme Pichon, en lui rendant des services de bonvoisinage ; de cette manière, si elle surprenait jamaisValérie, elle fermerait les yeux. Et une occasion se présenta, lejour même. Mme Pichon promenait Lilitte, alors âgéede dix-huit mois, dans une petite voiture d’osier, qui soulevait lacolère de M. Gourd ; jamais le concierge n’avait vouluqu’on montât la voiture par le grand escalier, elle devait passerpar l’escalier de service ; et comme, en haut, la porte dulogement se trouvait trop étroite, il fallait chaque fois démonterles roues et le timon, ce qui était tout un travail. Justement, cejour-là, Octave rentrait, lorsque sa voisine, gênée par ses gants,se donnait beaucoup de mal pour retirer les écrous. Quand elle lesentit debout derrière elle, attendant qu’elle débarrassât lepalier, elle perdit complètement la tête, les mainstremblantes.

– Mais, madame, pourquoi prenez-vous toute cettepeine ? demanda-t-il enfin. Il serait plus simple de mettrecette voiture au fond du couloir, derrière ma porte.

Elle ne répondit pas, d’une timidité excessive, qui la laissaitaccroupie, sans force pour se relever ; et, sous le bavolet deson chapeau, il voyait une rougeur ardente lui envahir la nuque etles oreilles. Alors, il insista.

– Je vous jure, madame, cela ne me gênerait nullement.

Sans attendre, il prit la voiture, l’emporta de son air aisé.Elle dut le suivre ; mais elle restait si confuse, si effaréede cette aventure considérable dans sa vie plate de tous les jours,qu’elle le regarda faire, ne trouvant autre chose que des bouts dephrase balbutiés.

– Mon Dieu ! monsieur c’est trop de peine… Je suisconfuse, vous allez vous encombrer… Mon mari sera bien content…

Et elle rentra, elle s’enferma cette fois hermétiquement, avecune sorte de honte. Octave pensa qu’elle était stupide. La voiturele gênait beaucoup, car elle l’empêchait d’ouvrir sa porte, et illui fallait se glisser de biais chez lui. Mais sa voisineparaissait gagnée, d’autant plus que M. Gourd voulut bien,grâce à l’influence de Campardon, autoriser cet embarras, dans cefond de couloir perdu.

Chaque dimanche, les parents de Marie, M. etMme Vuillaume, venaient passer la journée. CommeOctave sortait, le dimanche suivant, il aperçut toute la famille entrain de prendre le café ; et il pressait le pas pardiscrétion, lorsque la jeune femme s’étant penchée vivement àl’oreille de son mari, celui-ci se hâta de se lever, endisant :

– Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je n’aipu encore vous remercier. Mais je tiens à vous exprimer combienj’ai été heureux…

Octave se défendait. Enfin, il dut entrer. Bien qu’il eût déjàbu du café, on l’obligea d’en accepter une tasse. Pour lui fairehonneur, on l’avait placé entre M. etMme Vuillaume. En face, de l’autre côté de la tableronde, Marie était reprise d’une de ces confusions, qui, à chaqueinstant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du cœur auvisage. Il la regarda, ne l’ayant jamais vue à l’aise. Mais, commedisait Trublot, ce n’était pas son idéal : elle lui parutpauvre, effacée, la figure plate, les cheveux rares, avec destraits fins et jolis pourtant. Quand elle fut un peu rassurée, elleeut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle ellene tarissait pas.

– Jules, si tu avais vu monsieur l’emporter entre ses bras…Ah bien ! ça n’a pas traîné !

Pichon remercia encore. Il était grand et maigre, l’air dolent,plié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternesla résignation hébétée des chevaux de manège.

– De grâce ! n’en parlons plus, finit par dire Octave.Vraiment, ça ne vaut pas la peine… Madame, votre café est exquis,je n’en ai jamais bu de pareil.

Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-mêmesdevinrent roses.

– Ne la gâtez pas, monsieur, dit gravementM. Vuillaume. Son café est bon, mais il y en a de meilleur. Etvous voyez comme elle a été fière tout de suite !

– La fierté ne vaut rien, déclaraMme Vuillaume. Nous lui avons toujours recommandéla modestie.

Ils étaient tous deux petits et secs, très vieux, avec des minesgrises, la femme serrée dans une robe noire, le mari vêtu d’unemince redingote, où l’on ne voyait que la tache d’un large rubanrouge.

– Monsieur, reprit ce dernier, on m’a décoré à l’âge desoixante ans, le jour où j’ai eu ma retraite, après avoir étépendant trente-neuf ans commis rédacteur au ministère del’instruction publique. Eh bien ! monsieur, ce jour-là, j’aidîné comme les autres jours, sans que l’orgueil me dérangeât de meshabitudes… La croix m’était due, je le savais. J’ai été simplementpénétré de reconnaissance.

Son existence était claire, il voulait que tout le monde laconnût. Après vingt-cinq ans de service, on l’avait mis à quatremille francs. Sa retraite était donc de deux mille. Mais il avaitdû rentrer comme expéditionnaire à quinze cents, ayant eu leurpetite Marie sur le tard, lorsque Mme Vuillaumen’espérait plus ni fille ni garçon. Maintenant que l’enfant setrouvait casée, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rueDurantin, à Montmartre, où la vie était moins chère.

– J’ai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voilà,et voilà mon gendre !

Pichon le contemplait, les yeux sur sa décoration, silencieux etlas. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui,était le dernier-né d’une fruitière, qui avait mangé sa boutiquepour faire de son fils un bachelier, parce que tout le quartier ledisait très intelligent ; et elle était morte insolvable, huitjours avant le triomphe à la Sorbonne. Après trois ans de vacheenragée chez un oncle, il avait eu le bonheur inespéré d’entrer auministère, qui devait le mener à tout, et où déjà il s’étaitmarié.

– On fait son devoir, le gouvernement fait le sien,murmura-t-il, en établissant le calcul machinal qu’il avait encoretrente-six ans à attendre pour être décoré et obtenir deux millefrancs de retraite.

Puis, il se tourna vers Octave.

– Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sontlourds.

– Sans doute, dit Mme Vuillaume. Si nous enavions eu un second, jamais nous n’aurions pu joindre les deuxbouts… Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que j’ai exigé, en vousdonnant Marie : un enfant, pas plus, ou nous nousfâcherions !… Les ouvriers seuls pondent des petits comme lespoules, sans s’inquiéter de ce que ça coûtera. Il est vrai qu’ilsles lâchent sur le pavé, de vrais troupeaux de bêtes, quim’écœurent dans les rues.

Octave avait regardé Marie, croyant que ce sujet délicat allaitempourprer ses joues. Mais elle restait pâle, elle approuvait samère, avec une sérénité d’ingénue. Il s’ennuyait mortellement et nesavait de quelle façon se retirer. Dans la petite salle à mangerfroide, ces gens passaient ainsi l’après-midi, en mâchant toutesles cinq minutes des paroles lentes, où ils ne parlaient que deleurs affaires. Les dominos eux-mêmes les dérangeaient trop.

Mme Vuillaume, maintenant, expliquait ses idées.Au bout d’un long silence, qui les laissa tous quatre sansembarras, comme s’ils avaient éprouvé le besoin de se refaire desidées, elle reprit :

– Vous n’avez pas d’enfant, monsieur ? Ça viendra…Ah ! c’est une responsabilité, surtout pour une mère !Moi, quand cette petite-là est née, j’avais quarante-neuf ans,monsieur, un âge où l’on sait heureusement se conduire. Un garçonencore pousse tout seul, mais une fille ! Et j’ai laconsolation d’avoir fait mon devoir, oh ! oui !

Alors, par phrases brèves, elle dit son plan d’éducation.L’honnêteté d’abord. Pas de jeux dans l’escalier, la petitetoujours chez elle, et gardée de près, car les gamines ne pensentqu’au mal. Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais decourants d’air, qui apportent les vilaines choses de la rue.Dehors, ne point lâcher la main de l’enfant, l’habituer à tenir lesyeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait dereligion, pas d’abus, ce qu’il en faut comme frein moral. Puis,quand elle a grandi, prendre des maîtresses, ne pas la mettre dansles pensionnats, où les innocentes se corrompent ; et encoreassister aux leçons, veiller à ce qu’elle doit ignorer, cacher lesjournaux bien entendu, et fermer la bibliothèque.

– Une demoiselle en sait toujours de trop, déclara lavieille dame en terminant.

Pendant que sa mère parlait, Marie, les yeux vagues, regardaitdans le vide. Elle revoyait le petit logement cloîtré, ces piècesétroites de la rue Durantin, où il ne lui était pas permis des’accouder à la fenêtre. C’était une enfance prolongée, toutessortes de défenses qu’elle ne comprenait pas, des lignes que samère raturait à l’encre sur leur journal de mode, et dont lesbarres noires la faisaient rougir, des leçons expurgées quiembarrassaient ses maîtresses elles-mêmes, lorsqu’elle lesquestionnait. Enfance très douce d’ailleurs, croissance molle ettiède de serre chaude, rêve éveillé où les mots de la langue et lesfaits de chaque jour se déformaient en significations niaises. Et,à cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs,elle avait aux lèvres le rire d’une enfant, restée ignorante dansle mariage.

– Vous me croirez si vous voulez, monsieur, ditM. Vuillaume, mais ma fille n’avait pas encore lu un seulroman, à dix-huit ans passés… N’est-ce pas, Marie ?

– Oui, papa.

– J’ai, continua-t-il, un George Sand très bien relié, etmalgré les craintes de sa mère, je me suis décidé à lui permettre,quelques mois avant son mariage, la lecture d’André, uneœuvre sans danger, toute d’imagination, et qui élève l’âme… Moi, jesuis pour une éducation libérale. La littérature a certainement desdroits… Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire,monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant : preuve qu’il n’ya rien de tel qu’une imagination pure pour comprendre le génie.

– C’est si beau ! murmura la jeune femme, dont lesyeux brillèrent.

Mais Pichon ayant exposé cette théorie : pas de romansavant le mariage, tous les romans après le mariage,Mme Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais,et s’en trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sasolitude.

– Mon Dieu ! je prends quelquefois un livre.D’ailleurs, c’est Jules qui choisit pour moi au cabinet du passageChoiseul… Si je touchais du piano encore !

Octave, depuis longtemps, sentait le besoin de placer unephrase.

– Comment ! madame, s’écria-t-il, vous ne touchez pasdu piano !

Il y eut une gêne. Les parents parlèrent d’une suite decirconstances malheureuses, ne voulant pas avouer qu’ils avaientreculé devant les frais. Du reste, Mme Vuillaumeaffirmait que Marie chantait juste de naissance ; quand cettedernière était jeune, elle savait toutes sortes de romances trèsjolies, il lui suffisait d’entendre les airs une seule fois pourles retenir ; et la mère rappela cette chanson sur l’Espagne,l’histoire d’une captive regrettant son bien-aimé, que l’enfantdisait avec une expression à arracher des larmes aux cœurs les plusdurs. Mais Marie restait désolée. Elle laissa échapper ce cri, enétendant la main vers la chambre voisine, où sa petitedormait :

– Ah ! je jure bien que Lilitte saura le piano, quandje devrais faire les plus grands sacrifices !

– Songe d’abord à l’élever comme nous t’avons élevéetoi-même, dit sévèrement Mme Vuillaume. Certes, jen’attaque pas la musique, elle développe les sentiments. Mais,avant tout, veille sur ta fille, écarte d’elle le mauvais air,tâche qu’elle garde son ignorance…

Elle recommençait, elle appuya même davantage sur la religion,réglant le nombre des confessions par mois, indiquant les messes oùil fallait aller absolument, le tout au point de vue desconvenances. Alors, Octave, excédé, parla d’un rendez-vous qui leforçait à sortir. Ses oreilles bourdonnaient d’ennui, il voyaitbien que cette conversation continuerait de la sorte jusqu’au soir.Et il se sauva, il laissa les Vuillaume et les Pichon se raconterentre eux, autour des mêmes tasses de café lentement vidées, cequ’ils se répétaient chaque dimanche. Comme il saluait une dernièrefois, Marie, tout d’un coup et sans raison, devint pourpre.

À partir de cette après-midi, Octave, le dimanche, hâta le pasdevant la porte des Pichon, surtout lorsqu’il entendait les voixbrèves de M. et Mme Vuillaume. D’ailleurs, ilétait tout à la conquête de Valérie. Malgré les regards de flammedont il se croyait l’objet, elle gardait une réserveinexplicable ; et il voyait là un jeu de coquette. Il larencontra même un jour, comme par hasard, au jardin des Tuileries,où elle se mit à causer tranquillement d’un orage de laveille ; ce qui acheva de le convaincre qu’elle étaitdiablement forte. Aussi ne quittait-il plus l’escalier, épiant lemoment de s’introduire chez elle, décidé à être brutal.

Maintenant, chaque fois qu’il passait, Marie souriait enrougissant. Ils échangeaient des saluts de bon voisinage. Un matin,au déjeuner, comme il lui montait une lettre, dont M. Gourdl’avait chargé, pour s’éviter les quatre étages, il la trouva dansun gros embarras : elle venait d’asseoir Lilitte en chemisesur la table ronde, et tâchait de la rhabiller.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le jeune homme.

– Mais c’est cette petite ! répondit-elle. J’ai eu lamauvaise idée de la déshabiller, parce qu’elle se plaignait. Et jene sais plus, je ne sais plus !

Il la regarda, étonné. Elle tournait et retournait une jupe,cherchait les agrafes. Puis, elle ajouta :

– Vous comprenez, c’est son père qui m’aide à l’arranger,le matin, avant de partir… Moi, je ne me retrouve jamais touteseule dans ses affaires. Ça m’ennuie, ça m’agace…

La petite, cependant, lasse d’être en chemise, effrayée par lavue d’Octave, se débattait, se renversait sur la table.

– Prenez garde ! cria-t-il, elle va tomber.

Ce fut une catastrophe. Marie avait l’air de ne point osertoucher aux membres nus de sa fille. Elle la regardait toujours,avec l’ébahissement d’une vierge, stupéfaite d’avoir pu faire ça.Et, outre la peur de la casser, il entrait dans sa maladresse unevague répugnance de cette chair vivante. Pourtant, aidée par Octavequi la calmait, elle rhabilla Lilitte.

– Comment ferez-vous donc, quand vous en aurez unedouzaine ? disait-il en riant.

– Mais nous n’en aurons jamais plus ! répondit-elle,effarée.

Alors, il plaisanta : elle avait tort de jurer, un enfantest si vite fait !

– Non ! non ! répéta-t-elle avec entêtement. Vousavez entendu maman, l’autre jour. Elle l’a bien défendu à Jules…Vous ne la connaissez pas : ce seraient des querellesinterminables, s’il en venait un deuxième.

Octave s’amusait de sa tranquillité à discuter cette question.Il la poussa, sans parvenir à l’embarrasser. Elle, du reste,faisait ce que son mari voulait. Sans doute, elle aimait lesenfants ; s’il avait pu en désirer d’autres, elle n’aurait pasdit non. Et, sous cette complaisance, qui se subordonnait auxordres de sa mère, perçait une indifférence de femme dont lamaternité ne s’était pas éveillée. Lilitte l’occupait comme sonménage, qu’elle tenait par devoir. Quand elle avait lavé lavaisselle et promené la petite, elle continuait son ancienne vie dejeune fille, d’un vide somnolent, bercée dans l’attente vague d’unejoie qui ne venait point. Octave ayant dit qu’elle devaits’ennuyer, toujours seule, elle parut surprise : non, elle nes’ennuyait jamais, les journées coulaient tout de même, sansqu’elle sût, en se couchant, à quelle besogne elle les avaitpassées. Puis, le dimanche, elle sortait parfois avec sonmari ; ses parents venaient, ou encore elle lisait. Si lalecture ne lui avait pas donné mal à la tête, elle aurait lu dumatin au soir, maintenant qu’il lui était permis de tout lire.

– Ce qui est contrariant, reprit-elle, c’est qu’ils n’ontrien, au cabinet du passage Choiseul… Ainsi, j’ai voulu avoirAndré, pour le relire, tant ça m’a fait pleurer autrefois.Eh bien ! justement, on leur a volé le volume… Avec ça, monpère me refuse le sien, parce que Lilitte déchirerait lesimages.

– Mais, dit Octave, mon ami Campardon a tout George Sand…Je vais lui demander André pour vous.

Elle rougit, ses yeux brillèrent. Vraiment, il était tropaimable ! Et, quand il la laissa, elle resta devant Lilitte,les bras ballants, la tête sans une idée, dans l’attitude qu’ellegardait pendant des après-midi entières. Elle détestait la couture,elle faisait du crochet, toujours le même bout, qui traînait surles meubles.

Le lendemain, un dimanche, Octave lui apporta le livre. Pichonavait dû sortir, pour déposer une carte de visite chez un de sessupérieurs. Et, comme le jeune homme la trouvait habillée, auretour d’une course faite dans le voisinage, il lui demanda parcuriosité si elle revenait de la messe, la croyant dévote. Ellerépondit que non. Avant de la marier, sa mère l’y conduisait trèsrégulièrement. Pendant les six premiers mois de son ménage,l’habitude étant prise, elle y était retournée, avec la continuellecrainte d’arriver en retard. Puis, elle ne savait pourquoi, aprèsquelques messes manquées, elle n’y avait pas remis les pieds. Sonmari détestait les prêtres, et sa mère, maintenant, ne lui enouvrait même plus la bouche. Cependant, elle restait remuée par laquestion d’Octave, comme s’il venait d’éveiller en elle des chosesensevelies sous les paresses de son existence.

– Il faudra que j’aille à Saint-Roch, un de ces matins,dit-elle. Une occupation qui vous manque, ça fait tout de suite unvide.

Et, sur ce pâle visage de fille tardive, née de parents tropvieux, parut le regret maladif d’une autre existence, rêvée jadis,au pays des chimères. Elle ne pouvait rien cacher, tout lui montaità la face, sous sa peau d’une finesse et d’une transparence dechlorose. Puis, elle s’attendrit, elle prit les mains d’Octave,d’un geste familier.

– Ah ! que je vous remercie de m’avoir apporté celivre !… Venez demain, après déjeuner. Je vous le rendrai etje vous dirai l’effet que ça m’aura produit… N’est-ce pas ? cesera amusant.

En la quittant, Octave pensa qu’elle était drôle tout de même.Elle finissait par l’intéresser, il voulait parler à Pichon, pourle dégourdir et la lui faire secouer un peu ; car, à coup sûr,cette petite femme n’avait besoin que d’être secouée. Justement, lelendemain, il rencontra l’employé qui partait ; et ill’accompagna, quitte à arriver lui-même au Bonheur desDames un quart d’heure en retard. Mais Pichon lui sembla moinséveillé encore que sa femme, plein de manies commençantes, toutentier au souci de ne pas crotter ses souliers, par les temps depluie. Il marchait sur la pointe des pieds, en parlant de sonsous-chef, continuellement. Octave qui, dans cette affaire, étaitanimé d’intentions fraternelles, finit par le lâcher, rueSaint-Honoré, après lui avoir conseillé de mener souvent Marie authéâtre.

– Pourquoi donc ? demanda Pichon ahuri.

– Parce que c’est bon pour les femmes. Ça les rendgentilles.

– Ah ! vous croyez ?

Il promit d’y songer, il traversa la rue, en guettant lesfiacres avec terreur, travaillé dans la vie du seul tourment deséclaboussures.

Au déjeuner, Octave frappa chez les Pichon, pour reprendre lelivre. Marie lisait, les coudes sur la table, les deux mains aufond de ses cheveux dépeignés. Elle venait de manger, sans nappe,un œuf dans un plat de fer blanc, qui traînait, au milieu de ladébandade d’un couvert mis à la hâte. Par terre, Lilitte, oubliée,dormait, le nez sur les débris d’une assiette, qu’elle avait casséesans doute.

– Eh bien ? demanda Octave.

Marie ne répondit pas tout de suite. Elle avait gardé sonpeignoir du matin, dont les boutons arrachés montraient son cou,dans un désordre de femme qui se lève.

– J’ai lu à peine cent pages, finit-elle par dire. Mesparents sont venus hier.

Et elle parla d’une voix pénible, la bouche amère. Quand elleétait jeune, elle aurait voulu habiter au fond des bois. Ellerêvait toujours qu’elle rencontrait un chasseur, qui sonnait ducor. Il s’approchait, se mettait à genoux. Ça se passait dans untaillis, très loin, où des roses fleurissaient comme dans un parc.Puis, tout d’un coup, ils étaient mariés, et alors ils vivaient là,à se promener, éternellement. Elle, très heureuse, ne souhaitaitplus rien. Lui, d’une tendresse et d’une soumission d’esclave,restait à ses pieds.

– J’ai causé avec votre mari, ce matin, dit Octave. Vous nesortez pas assez, et je l’ai décidé à vous conduire au théâtre.

Mais elle secoua la tête, pâlie d’un frisson. Il se fit unsilence. Elle retrouvait l’étroite salle à manger, avec son jourfroid. L’image de Jules, maussade et correcte, avait brusquementjeté son ombre sur le chasseur des romances qu’elle chantait, etdont le cor lointain sonnait toujours à ses oreilles. Parfois, elleécoutait : il arrivait peut-être. Son mari ne lui avait jamaispris les pieds dans ses deux mains pour les baiser ; jamaisnon plus, il ne s’était agenouillé pour lui dire qu’il l’adorait.Cependant, elle l’aimait bien ; mais elle s’étonnait quel’amour n’eût pas plus de douceur.

– Ce qui m’étouffe, voyez-vous, reprit-elle en revenant aulivre, c’est lorsqu’il y a, dans les romans, des endroits où lespersonnages se font des déclarations.

Pour la première fois, Octave s’était assis. Il voulut rire,goûtant peu les bagatelles sentimentales.

– Moi, dit-il, je déteste les phrases… Quand on s’adore, lemieux est de se le prouver tout de suite.

Mais elle parut ne pas comprendre, les regards clairs. Ilallongea la main, effleura la sienne, se pencha pour voir unpassage du livre, si près d’elle, que son haleine lui chauffaitl’épaule, par l’écartement du peignoir ; et elle restait lachair morte. Alors, il se leva, plein d’un mépris où il entrait dela pitié. Comme il partait, elle dit encore :

– Je lis très lentement, je n’aurai pas fini avant demain…C’est demain que ce sera amusant ! Entrez le soir.

Certes, il n’avait aucune idée sur elle, et pourtant il étaitrévolté. Une amitié singulière lui venait pour ce jeune ménage, quil’exaspérait, tellement il lui semblait idiot dans la vie. Etl’idée lui poussait de leur rendre service, malgré eux : illes emmènerait dîner, les griserait, s’amuserait à les pendre aucou l’un de l’autre. Quand ces accès de bonté le prenaient, lui quin’aurait pas prêté dix francs, il adorait jeter l’argent par lesfenêtres, pour accrocher deux amoureux et leur donner dubonheur.

Du reste, la froideur de la petite madame Pichon ramenait Octaveà l’ardente Valérie. Certainement, celle-ci ne se laisserait passouffler deux fois sur la nuque. Il avançait dans sesfaveurs : un jour qu’elle montait devant lui, il avait risquéun compliment sur sa jambe, sans qu’elle parût fâchée.

Enfin, l’occasion guettée depuis si longtemps, se présenta.C’était le soir où Marie lui avait fait promettre de venir :ils seraient seuls pour causer du roman, son mari ne devait rentrerque très tard. Mais le jeune homme avait préféré sortir, prisd’effroi à l’idée de ce régal littéraire. Pourtant, il se risquaitvers dix heures, lorsqu’il rencontra sur le palier du premierétage, la bonne de Valérie, l’air effaré, qui lui dit :

– Madame a une crise de nerfs, monsieur n’est pas là, toutle monde en face est au théâtre… Venez, je vous en supplie. Je suisseule, je ne sais que faire.

Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, lesmembres rigides. La bonne l’avait délacée, sa gorge sortait de soncorset ouvert. D’ailleurs, la crise céda presque tout de suite.Elle ouvrit les yeux, s’étonna d’apercevoir Octave, agit du restecomme devant un médecin.

– Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voixencore étranglée. Cette fille n’est chez moi que depuis hier, etelle a perdu la tête.

Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sarobe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne paspartir ainsi, n’osant pourtant s’asseoir. Elle avait renvoyé labonne, dont la vue paraissait l’agacer ; puis, elle étaitallée à la fenêtre, pour aspirer fortement l’air froid du dehors,la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après unsilence, ils causèrent. Ça l’avait prise vers quatorze ans, le DrJuillerat était fatigué de la droguer ; tantôt ça la tenaitdans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle s’yaccoutumait ; autant ça qu’autre chose, puisque personne ne seportait bien, décidément. Et, pendant qu’elle parlait, les membreslas, il s’excitait à la regarder, il la trouvait provocante aumilieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tirépar la crise comme par toute une nuit d’amour. Derrière le flotnoir de ses cheveux dénoués, qui coulait sur ses épaules, ilcroyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mainstendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, ilvoulut la prendre.

– Eh bien ! quoi donc ? dit-elle d’une voixpleine de surprise.

À son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair sicalme, qu’il se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec unelenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans undernier bâillement nerveux qu’elle étouffait, elle ajoutalentement :

– Ah ! cher monsieur, si vous saviez !

Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sousle mépris et la lassitude de l’homme. Octave crut qu’elle sedécidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger versun cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Maiselle désirait du thé simplement ; et elle le commanda trèsléger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, s’excusa,prit la porte, tandis qu’elle s’allongeait de nouveau au fond deson fauteuil, de l’air d’une femme frileuse qui a de gros besoinsde sommeil.

Dans l’escalier, Octave s’arrêtait à chaque étage. Elle n’aimaitdonc pas ça ? Il venait de la sentir indifférente, sans désircomme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne,Mme Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-ilhystérique ? c’était inepte, de l’avoir trompé, en lui contantcette farce ; car jamais, sans le mensonge de l’architecte, iln’aurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi dudénouement, troublé dans ses idées sur l’hystérie, songeant auxhistoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint : on nesavait pas, avec ces détraquées dont les yeux luisaient comme desbraises.

En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de sesbottines. Mais la porte des Pichon s’ouvrit, et il dut se résigner.Marie l’attendait, debout dans l’étroite pièce, que la lampecharbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de latable, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvertdu déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé setrouvait à côté d’une assiette sale, où traînaient des queues deradis.

– Vous avez fini ? demanda Octave, étonné du silencede la jeune femme.

Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir d’unsommeil trop lourd.

– Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh ! j’ai passé unejournée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans… Quand ça vousprend, on ne sait plus où l’on est… J’ai très mal au cou.

Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleinede son émotion, des rêveries confuses de sa lecture, qu’ellesuffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains ducor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu desamours idéales. Puis, sans transition, elle dit qu’elle était alléele matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avaitbeaucoup pleuré, la religion remplaçait tout.

– Ah ! je vais mieux, reprit-elle en poussant unprofond soupir et en s’arrêtant devant Octave.

Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides.Jamais il ne l’avait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares etses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elledevint très pâle, elle chancela ; et il dut avancer les mainspour la soutenir.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya-t-elle dans unsanglot. Il la gardait, embarrassé.

– Vous devriez prendre un peu de tilleul… C’est d’avoirtrop lu.

– Oui, ça m’a tourné sur le cœur, quand je me suis vueseule, en fermant le livre… Que vous êtes bon, monsieurMouret ! Sans vous, je me faisais du mal.

Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il pûtl’asseoir.

– Voulez-vous que j’allume du feu ?

– Merci, ça vous salirait… J’ai bien remarqué que vousportiez toujours des gants.

Et, reprise de suffocation à cette idée, tout d’un coupdéfaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme auhasard de son rêve, et qui effleura l’oreille du jeune homme.

Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeunefemme étaient glacées. Puis, lorsqu’elle eut roulé contre sapoitrine, dans un abandon de tout le corps, il s’alluma d’unbrusque désir, il voulut l’emporter au fond de la chambre. Maiscette approche si rude éveilla Marie de l’inconscience de sachute ; l’instinct de la femme violentée se révoltait, elle sedébattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allaitrentrer, et sa fille, qui dormait près d’elle.

– Pas ça, oh ! non, oh ! non… C’est défendu.

Lui, ardemment, répétait :

– On ne le saura pas, je ne le dirai à personne.

– Non, monsieur Octave… Vous allez gâter le bonheur quej’ai de vous avoir rencontré… Ça ne nous avancera à rien, je vousassure, et j’avais rêvé des choses…

Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disanttout bas, crûment : « Toi, tu vas y passer ! »Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversabrutalement au bord de la table ; et elle se soumit, il laposséda, entre l’assiette oubliée et le roman, qu’une secousse fittomber par terre. La porte n’avait pas même été fermée, lasolennité de l’escalier montait au milieu du silence. Surl’oreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement.

Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre desjupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, allaregarder sa fille, ôta l’assiette, puis la reposa. Lui, restaitmuet, pris du même malaise, tant l’aventure était inattendue ;et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendrela jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentantle besoin de rompre ce silence intolérable :

– Vous n’aviez donc pas fermé la porte ?

Elle jeta un coup d’œil sur le palier, elle balbutia :

– C’est vrai, elle était ouverte.

Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur sonvisage. Le jeune homme songeait maintenant que ce n’était pasdrôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et decette bêtise. Elle n’avait pas même eu de plaisir.

– Tiens ! le livre qui est tombé par terre !reprit-elle en le ramassant.

Mais un coin de la reliure s’était cassé. Cela les rapprocha, cefut un soulagement. La parole leur revenait. Marie se montraitdésolée.

– Ce n’est pas ma faute… Vous voyez, je l’avais enveloppéde papier, de peur de le salir… Nous l’avons poussé, sans le faireexprès.

– Il était donc là ? dit Octave. Je ne l’ai pasremarqué… Oh ! pour moi, je m’en fiche ! Mais Campardontient tant à ses livres !

Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leursdoigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites,ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beauvolume de George Sand.

– Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes auxyeux.

Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire,Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, aumoment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins unephrase aimable ; mais le tutoiement s’étranglait dans leurgorge. Heureusement, un pas se fit entendre, c’était le mari quimontait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour surla bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvresglacées comme auparavant. Lorsqu’il fut rentré sans bruit dans sachambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plusn’avait pas l’air d’aimer ça. Alors, que demandait-elle ? etpourquoi tombait-elle aux bras du monde ? Décidément, lesfemmes étaient bien drôles.

Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octaveexpliquait une fois de plus qu’il venait de cogner maladroitementle volume, lorsque Marie entra. Elle conduisait Lilitte auxTuileries, elle demanda si l’on voulait lui confier Angèle. Et,sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son airinnocent le livre resté sur une chaise.

– Comment donc ! c’est moi qui vous remercie, ditMme Campardon. Angèle, va mettre un chapeau… Avecvous, je n’ai pas peur.

Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causade son mari qui, la veille, était rentré enrhumé, et du prix de laviande, qu’on ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elleeut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voirpartir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement, de ses mainsgantées, la voiture de Lilitte ; pendant que, se sachantregardée, Angèle marchait près d’elle, les yeux à terre.

– Est-elle assez comme il faut ! s’écriaMme Campardon. Et si douce ! et sihonnête !

Alors, l’architecte frappa sur l’épaule d’Octave, endisant :

– L’éducation dans la famille, mon cher, il n’y a queça !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer