Pot-Bouille

Chapitre 8

 

Le mariage à la mairie avait eu lieu le jeudi. Dès dix heures unquart, le samedi matin, des dames attendaient déjà dans le salondes Josserand, la cérémonie religieuse étant pour onze heures, àSaint-Roch. Il y avait là Mme Juzeur toujours ensoie noire, Mme Dambreville sanglée dans une robefeuille-morte, Mme Duveyrier très simple, habilléede bleu pâle. Toutes trois causaient à voix basse, au milieu de ladébandade des fauteuils ; tandis que, dans la chambre voisine,Mme Josserand achevait d’habiller Berthe, aidée dela bonne et des deux demoiselles d’honneur, Hortense et la petiteCampardon.

– Oh ! ce n’est pas cela, murmuraMme Duveyrier, la famille est honorable… Mais, jel’avoue, je redoutais un peu pour mon frère Auguste, l’espritdominateur de la mère… Il faut tout prévoir, n’est-cepas ?

– Sans doute, dit Mme Juzeur, on n’épousepas seulement la fille, on épouse la mère souvent, et c’est biendésagréable, quand celle-ci s’impose dans le ménage.

À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit, Angèle s’enéchappa, en criant :

– Une agrafe, au fond du tiroir de gauche… Attendez.

Elle traversa le salon, reparut et replongea dans la chambre,laissant derrière elle, comme un sillage, le vol blanc de sa jupe,nouée à la taille par un large ruban bleu.

– Vous vous trompez, je crois, repritMme Dambreville. La mère est trop heureuse de sedébarrasser de sa fille… Elle a l’unique passion de ses mardis.Puis, il lui reste une victime.

Mais Valérie entrait, dans une toilette rouge, d’une singularitéprovocante. Elle était montée trop vite, craignant d’être enretard.

– Théophile n’en finit pas, dit-elle à sa belle-sœur. Voussavez que j’ai renvoyé Françoise ce matin, et il cherche partoutune cravate… Je l’ai laissé au milieu d’un désordre !

– La question de la santé est bien grave également,continua Mme Dambreville.

– Sans doute, répondit Mme Duveyrier. Nousavons consulté avec discrétion le Dr Juillerat… Il paraît que lajeune fille est tout à fait bien constituée. Quant à la mère, ellea une de ces charpentes étonnantes ; et, ma foi, cela nous aun peu décidés, car rien n’est plus ennuyeux que des parentsinfirmes, qui vous tombent sur les bras… Ça vaut toujours mieux,des parents solides.

– Surtout, dit Mme Juzeur de sa voix douce,lorsqu’ils ne doivent rien laisser.

Valérie s’était assise ; mais, n’étant pas au courant de laconversation, essoufflée encore, elle demanda :

– Hein ? de qui parlez-vous ?

De nouveau, la porte s’était brusquement ouverte, et toute unequerelle sortait de la chambre.

– Je te dis que le carton est resté sur la table.

– Ce n’est pas vrai, je l’ai vu là, à l’instant.

– Oh ! fichue entêtée !… Vas-y toi-même.

Hortense traversa le salon, également en blanc, avec une largeceinture bleue ; et elle était vieillie, les traits durs, leteint jaune, dans les pâleurs transparentes de la mousseline. Ellerevint furieuse avec le bouquet de la mariée, qu’on cherchaitrageusement depuis cinq minutes, au milieu de l’appartementbouleversé.

– Enfin, que voulez-vous ? dit pour conclureMme Dambrelline, on ne se marie jamais comme onveut… Le plus sage est encore de s’arranger après, le mieuxpossible.

Cette fois, Angèle et Hortense ouvraient la porte à deuxbattants, pour que la mariée n’accrochât pas son voile ; etBerthe parut, en robe de soie blanche, toute fleurie de fleursblanches, la couronne blanche, le bouquet blanc, la jupe traverséed’une guirlande blanche, qui s’en allait mourir sur la traîne, enune pluie de petits boutons blancs. Dans cette blancheur, elleétait charmante, avec son teint frais, ses cheveux dorés, ses yeuxrieurs, sa bouche candide de fille déjà savante.

– Oh ! délicieuse ! s’écrièrent ces dames.

Toutes l’embrassèrent d’un air d’extase. Les Josserand, auxabois, ne sachant où prendre les deux mille francs que devaitcoûter la noce, cinq cents francs de toilette, et quinze centsfrancs pour leur part de dîner et du bal, s’étaient vus forcésd’envoyer Berthe chez le Dr Chassagne, près de Saturnin, auquel unetante venait de laisser trois mille francs ; et Berthe, ayantobtenu de sortir son frère en voiture, pour le distraire un peu,l’avait étourdi de caresses dans le fiacre, puis était montée uninstant avec lui chez le notaire, qui ignorait la situation dupauvre être, et où l’on n’attendait plus que sa signature. Aussi larobe de soie et les fleurs prodiguées surprenaient-elles ces dames,qui les estimaient du coin de l’œil, tout en s’exclamant.

– Parfait ! un goût exquis !

Mme Josserand, rayonnante, étalait une robemauve, d’un mauve cruel, qui la haussait et l’arrondissait encore,dans une majesté de tour. Elle pestait contre M. Josserand,appelait Hortense pour avoir son châle, défendait violemment àBerthe de s’asseoir.

– Méfie-toi ! tu vas écraser tes fleurs !

– Ne vous tourmentez pas, dit Clotilde de sa voix calme.Nous avons le temps… Auguste doit monter nous prendre.

On attendait dans le salon, lorsque, brutalement, Théophileentra, sans chapeau, l’habit de travers, la cravate blanche nouéeen corde. Sa face aux poils rares, aux dents mauvaises, étaitlivide ; ses membres d’enfant malade tremblaient defureur.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda sa sœur, étonnée.

– Ce que j’ai, ce que j’ai…

Mais une crise de toux lui coupa la parole, et il resta là uneminute, étranglant, crachant dans son mouchoir, enragé de nepouvoir lâcher sa colère. Valérie le regardait, troublée, avertiepar un instinct. Enfin, il la menaça du poing, sans même voir lamariée et les dames qui l’entouraient.

– Oui, en cherchant partout ma cravate, j’ai trouvé unelettre devant l’armoire…

Il froissait un papier entre ses doigts fébriles. Sa femme avaitpâli. Elle jugea la situation ; et, pour éviter le scandaled’une explication publique, elle passa dans la chambre que Berthevenait de quitter.

– Ah bien ! dit-elle simplement, j’aime mieux m’enaller, s’il devient fou.

– Laisse-moi ! criait Théophile àMme Duveyrier, qui tâchait de le faire taire. Jeveux la confondre… Cette fois, j’ai une preuve, et il n’y a pas dedoute, oh ! non !… Ça ne se passera pas comme ça, car jele connais…

Sa sœur l’avait pris par le bras, le serrait, le secouait avecautorité.

– Tais-toi ! tu ne vois donc pas où tu es ?… Cen’est pas le moment, entends-tu !

Mais il repartait.

– C’est le moment !… Je me fiche des autres. Tant pis,si ça tombe aujourd’hui ! Ça servira de leçon à tout lemonde.

Pourtant, il baissait le ton, il s’était affaissé sur unechaise, à bout de force, près d’éclater en larmes. Une grande gêneavait envahi le salon. Poliment, Mme Dambreville etMme Juzeur s’écartaient, faisaient mine de ne pascomprendre. Mme Josserand, très contrariée d’uneaventure dont le scandale allait jeter un deuil sur la noce, étaitpassée dans la chambre, pour donner du courage à Valérie. Quant àBerthe, qui étudiait sa couronne devant la glace, elle n’avait pasentendu. Aussi, à demi-voix, questionnait-elle Hortense. Il y eutun chuchotement, celle-ci lui désigna Théophile d’un coup d’œil,ajouta des explications, tout en affectant de régulariser les plisdu voile.

– Ah ! dit simplement la mariée, l’air chaste etamusé, les regards fixés sur le mari, sans qu’un troublel’émotionnât, dans son auréole de fleurs blanches.

Clotilde interrogeait tout bas son frère.Mme Josserand reparut, échangea quelques mots avecelle, puis retourna dans la pièce voisine. Ce fut un échange denotes diplomatiques. Le mari accusait Octave, ce calicot qu’ilgiflerait à l’église, s’il osait y venir. Justement, il juraitl’avoir vu, la veille, sur les marches de Saint-Roch, avec safemme ; d’abord, il avait douté, mais il était certainmaintenant : tout s’y trouvait, la taille, la démarche. Oui,madame inventait des déjeuners chez des amies, ou bien entrait avecCamille à Saint-Roch par la porte de tout le monde, comme pourfaire ses dévotions, laissait l’enfant à la garde de la loueuse dechaises, puis filait avec le monsieur par le vieux passage, un saleendroit où personne ne serait allé la chercher. Cependant, au nomd’Octave, Valérie avait eu un sourire ; jamais, pas aveccelui-là, elle le jurait à Mme Josserand ;avec personne d’ailleurs, ajouta-t-elle, mais avec celui-là moinsencore qu’avec les autres ; et, forte cette fois de la vérité,elle parlait à son tour d’aller confondre son mari, en lui prouvantque le billet n’était pas de l’écriture d’Octave, pas plus que cedernier n’était le monsieur de Saint-Roch.Mme Josserand l’écoutait, l’étudiait de son regardexpérimenté, uniquement préoccupée de trouver un expédient pourl’aider à tromper Théophile. Et elle lui donna les plus sagesconseils.

– Laissez-moi faire, ne vous en mêlez pas… Puisqu’il veutque ce soit M. Mouret, eh bien ! ce sera M. Mouret.Il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? à avoir été vue sur lesmarches d’une église avec M. Mouret… La lettre seule estcompromettante. Vous triompherez, quand notre jeune homme lui auramontré deux lignes de son écriture… Surtout, dites toujours commemoi. Vous comprenez, je ne vais pas lui permettre de nous gâter unpareil jour.

Lorsqu’elle ramena Valérie très émue, Théophile de son côtédisait à sa sœur, la voix étranglée :

– Je le fais pour toi, je te promets de ne pas la défigurerici, puisque tu assures que ce ne serait guère convenable, à causede ce mariage… Mais, à l’église, je ne réponds de rien… Si lecalicot vient me braver à l’église, au milieu de ma famille, je lesextermine l’un après l’autre.

Auguste, très correct dans son habit noir, l’œil gaucherapetissé, souffrant d’une migraine, dont il se méfiait depuistrois jours, montait à ce moment prendre sa fiancée, en compagniede son père et de son beau-frère, tous les deux solennels. Il y eutun peu de bousculade, car on avait fini par être en retard. Deux deces dames, Mme Duveyrier etMme Dambreville, durent aiderMme Josserand à mettre son châle ; c’était unchâle tapis, immense, à fond jaune, qu’elle continuait de sortirdans les grandes occasions, bien que la mode en fût passée, et quila drapait d’une tenture dont l’ampleur et l’éclat révolutionnaientles rues. Il fallut encore attendre M. Josserand, en train dechercher sous les meubles un bouton de manchette, balayé la veilleaux ordures. Enfin, il parut, il balbutia des excuses, l’airéperdu, heureux pourtant, et descendit le premier, en serrantfortement le bras de Berthe sous le sien. Derrière, passèrentAuguste et Mme Josserand. Puis venait la queue dumonde, au hasard de la sortie, troublant d’un murmure le silencegrave du vestibule. Théophile s’était emparé de Duveyrier, dont ileffarait la dignité avec son histoire ; et il geignait à sonoreille, il exigeait des conseils, tandis que, devant eux, Valérie,remise, l’attitude modeste, recevait les tendres encouragements deMme Juzeur, sans paraître remarquer les regardsterribles de son mari.

– Et ton paroissien ! cria tout d’un coupMme Josserand désespérée.

On était déjà dans les voitures. Angèle dut remonter chercher leparoissien de velours blanc. Enfin, on partit. Toute la maison setrouvait là, les bonnes, les concierges. Marie Pichon étaitdescendue avec Lilitte, habillée, comme sur le point desortir ; et la vue de la mariée, si jolie et si bien mise, laremua aux larmes. M. Gourd remarqua que, seuls, les gens dusecond n’avaient pas bougé de chez eux : de drôles delocataires qui faisaient toujours autrement que lesautres !

À Saint-Roch, la grande porte venait de s’ouvrir à deuxbattants. Un tapis rouge descendait jusqu’au trottoir. Il pleuvait,la matinée de mai était très froide.

– Treize marches, dit tout bas Mme Juzeur àValérie, quand elles passèrent sous la porte. Ce n’est pas bonsigne.

Dès que le cortège s’engagea entre les deux haies de chaises,marchant vers le chœur, où les cierges de l’autel brillaient commedes étoiles, les orgues, sur la tête des couples, éclatèrent en unchant d’allégresse. C’était une église cossue, riante, avec sesgrandes fenêtres blanches, bordées de jaune et de bleu tendre, sessoubassements de marbre rouge, revêtant les murs et les colonnes,sa chaire dorée, soutenue par les quatre évangélistes, seschapelles latérales où luisaient des orfèvreries. Des peinturesd’Opéra égayaient la voûte. Des lustres de cristal pendaient aubout de longs fils. Lorsqu’elles passaient sur les larges bouchesdu calorifère, les dames recevaient dans leurs jupes une haleinechaude.

– Vous êtes sûr d’avoir l’alliance ? demandaMme Josserand à Auguste, qui s’installait avecBerthe sur des fauteuils, placés devant l’autel.

Il s’effara, crut l’avoir oubliée, puis la sentit dans la pochede son gilet. D’ailleurs, elle n’avait pas attendu sa réponse.Depuis son entrée, elle se haussait, fouillait du regard lemonde : Trublot et Gueulin, tous deux garçons d’honneur,l’oncle Bachelard et Campardon, témoins de la mariée, Duveyrier etle Dr Juillerat, témoins du marié, puis toute la foule desconnaissances, dont elle était fière. Mais elle venait d’apercevoirOctave, qui ouvrait avec empressement un passage àMme Hédouin, et elle l’avait emmené derrière unpilier, où elle lui parlait, d’une voix basse et rapide. Le jeunehomme ne paraissait pas comprendre, le visage stupéfait. Pourtant,il s’inclina d’un air d’aimable obéissance.

– C’est convenu, dit à l’oreille de ValérieMme Josserand, en revenant s’asseoir sur un desfauteuils destinés à la famille, derrière ceux de Berthe etd’Auguste.

Il y avait là M. Josserand, les Vabre, les Duveyrier.Maintenant, les orgues égrenaient des gammes de petites notesclaires, coupées de grands souffles. On se casait, le chœurs’emplissait, des hommes restaient dans les bas-côtés. L’abbéMauduit s’était réservé la joie de bénir l’union d’une de seschères pénitentes. Quand il parut, en surplis, il échangea unamical sourire avec l’assistance, où il reconnaissait tous lesvisages. Mais des voix attaquèrent le Veni Creator, lesorgues reprirent leur chant triomphal, et ce fut à ce moment queThéophile découvrit Octave, à gauche du chœur, devant la chapellede Saint-Joseph.

Sa sœur Clotilde voulut le retenir.

– Je ne peux pas, bégaya-t-il, jamais je ne letolérerai.

Et il força Duveyrier à le suivre, pour représenter la famille.Le Veni Creator continuait. Quelques têtes setournèrent.

Théophile, qui avait parlé de gifles, fut pris d’une telleémotion en abordant Octave, qu’il ne put d’abord trouver un mot,vexé d’être petit, se haussant sur la pointe des pieds.

– Monsieur, dit-il enfin, je vous ai vu hier avec mafemme…

Mais le Veni Creator finissait, il fut effrayé,lorsqu’il entendit le son de sa voix. D’ailleurs, Duveyrier, trèscontrarié de l’aventure, tâchait de lui faire comprendre combien lelieu était mal choisi. Devant l’autel, la cérémonie commençait.Après avoir adressé aux époux une exhortation émue, le prêtre avaitpris l’anneau nuptial pour le bénir.

– Benedic, Domine Deus noster, annulum nuptialem hunc,quem nos in tuo nomine benedicimus…

Alors, Théophile osa répéter, à voix basse :

– Monsieur, vous étiez hier dans cette église avec mafemme.

Octave, étourdi encore des recommandations deMme Josserand, n’ayant pas bien compris, contapourtant la petite histoire d’un air aisé.

– En effet, j’ai rencontré Mme Vabre, etnous sommes allés voir ensemble les réparations du Calvaire, quedirige mon ami Campardon.

– Vous avouez, balbutia le mari, repris de fureur, vousavouez…

Duveyrier crut devoir lui frapper sur l’épaule, pour le calmer.Une voix perçante d’enfant de chœur répondait :

– Amen.

– Et vous reconnaissez sans doute cette lettre, continuaThéophile, en tendant un papier à Octave.

– Voyons, pas ici ! dit le conseiller tout à faitscandalisé. Vous perdez la raison, mon cher.

Octave ouvrit la lettre. L’émotion avait grandi dansl’assistance. Des chuchotements couraient, on se poussait du coude,on regardait par-dessus les livres de messe ; personne nefaisait plus la moindre attention à la cérémonie. Les deux mariésseuls restaient graves et raides devant le prêtre. Puis, Bertheelle-même tourna la tête, aperçut Théophile qui blêmissait devantOctave ; et, dès lors, elle fut distraite, elle ne cessa decouler des regards luisants du côté de la chapelle deSaint-Joseph.

Cependant, le jeune homme lisait à demi-voix :

– « Mon chat, que de bonheur hier ! À mardi,chapelle des Saint-Anges, dans le confessionnal. »

Le prêtre, après avoir obtenu du mari un « oui »d’homme sérieux qui ne signe rien sans lire, venait de se tournervers la mariée.

– Vous promettez et jurez de garder à M. Auguste Vabrefidélité en toutes choses, comme une fidèle épouse le doit à sonépoux, selon le commandement de Dieu ?

Mais Berthe, ayant vu la lettre, se passionnant à l’idée desgifles qu’elle espérait, n’écoutait plus, guettait par un coin deson voile. Il y eut un silence embarrassé. Enfin, elle sentit qu’onl’attendait.

– Oui, oui, répondit-elle précipitamment, au petitbonheur.

L’abbé Mauduit, étonné, avait suivi la direction de sonregard ; et il devina qu’une scène inusitée se passait dans undes bas-côtés, il fut pris à son tour de singulières distractions.Maintenant, l’histoire avait circulé, tout le monde la connaissait.Les dames, pâles et graves, ne quittaient plus Octave des yeux. Leshommes souriaient d’un air discrètement gaillard. Et, pendant queMme Josserand rassuraitMme Duveyrier par de légers haussements d’épaules,seule Valérie semblait s’intéresser au mariage, ne voyant rienautre, comme pénétrée d’attendrissement.

– « Mon chat, que de bonheur hier… » lisait denouveau Octave, qui affectait une profonde surprise.

Puis, après avoir rendu la lettre au mari :

– Je ne comprends pas, monsieur. Cette écriture n’est pasla mienne… Voyez plutôt.

Et, tirant un calepin où il inscrivait ses dépenses, en garçonsoigneux, il le montra à Théophile.

– Comment ? pas votre écriture ! balbutiacelui-ci. Vous vous moquez de moi, ça doit être votre écriture.

Le prêtre allait faire le signe de la croix sur la main gauchede Berthe. Les yeux ailleurs, il se trompa, le fit sur la maindroite.

– In nomine Patris, et Filii, et SpiritusSancti.

– Amen, répondit l’enfant de chœur, qui lui aussise haussait pour voir.

Enfin, le scandale était évité. Duveyrier avait prouvé àThéophile ahuri que la lettre ne pouvait être de M. Mouret. Cefut presque une déception pour l’assistance. Il y eut des soupirs,des mots vifs échangés. Et quand le monde, encore tumultueux, seretourna vers l’autel, Berthe et Auguste se trouvaient mariés, ellesans paraître y avoir pris garde, lui n’ayant pas perdu une paroledu prêtre, tout à cette affaire, dérangé seulement par sa migrainequi lui fermait l’œil gauche.

– Ces chers enfants ! dit M. Josserand, absorbé,la voix tremblante, à M. Vabre qui, depuis le commencement dela cérémonie, s’occupait à compter les cierges allumés, se trompanttoujours, et reprenant son calcul.

Mais les orgues, de nouveau, ronflaient dans la nef, l’abbéMauduit avait reparu en chasuble, les chantres attaquaient lamesse. C’était une messe en musique, d’une grande pompe. L’oncleBachelard, qui faisait le tour des chapelles, lisait lesinscriptions latines des tombeaux, sans les comprendre ; celledu duc de Créquy l’intéressa particulièrement. Trublot et Gueulinavaient rejoint Octave, pour avoir des détails ; et toustrois, derrière la chaire, ricanaient. Des chants s’enflaientbrusquement comme des vents d’orage, des enfants de chœurbalançaient des encensoirs ; puis, il y avait des coups desonnette, des silences où l’on entendait les balbutiements duprêtre à l’autel. Et Théophile ne pouvait tenir en place ; ilgardait Duveyrier, qu’il accablait de ses réflexions affolées,ayant perdu pied, ne comprenant pas comment le monsieur durendez-vous n’était pas le monsieur de la lettre. Dansl’assistance, on continuait à surveiller chacun de sesgestes ; toute l’église, avec ses défilés de prêtres, sonlatin, sa musique, son encens, commentait passionnément l’aventure.Lorsque l’abbé Mauduit, après le Pater, descendit pourdonner une dernière bénédiction aux époux, il interrogea d’unregard le trouble profond des fidèles, les visages excités desfemmes, les rires sournois des hommes, sous la grande lumière gaiedes fenêtres, au milieu de la richesse cossue de la nef et deschapelles.

– N’avouez rien, dit Mme Josserand àValérie, comme la famille se dirigeait vers la sacristie, après lamesse.

Dans la sacristie, les mariés et les témoins donnèrent d’aborddes signatures. Pourtant, il fallut attendre Campardon, qui venaitd’emmener les dames visiter les travaux du Calvaire, au fond duchœur, derrière une clôture en planches. Il arriva enfin, s’excusa,couvrit le registre d’un large paraphe. L’abbé Mauduit, pourhonorer les deux familles, avait tenu à passer la plume, endésignant du doigt la place où l’on devait signer ; et ilsouriait de son air d’aimable tolérance mondaine, au milieu de lapièce grave, dont les boiseries gardaient une continuelle odeurd’encens.

– Eh bien ! mademoiselle, demanda Campardon àHortense, cela ne vous donne donc pas envie d’en faireautant ?

Puis, il regretta son manque de tact. Hortense, qui étaitl’aînée, avait pincé les lèvres. Cependant, elle comptait avoir lesoir même, au bal, une réponse décisive de Verdier, qu’ellepressait de choisir entre elle et sa créature. Aussi répondit-elled’une voix rêche :

– J’ai le temps… Quand je voudrai.

Et elle tourna le dos à l’architecte, elle tomba sur son frèreLéon, qui arrivait seulement, en retard comme toujours.

– Tu es gentil ! papa et maman sont satisfaits !…Ne pas pouvoir être là, quand on marie une de vos sœurs !…Nous t’attendions au moins avecMme Dambreville.

– Mme Dambreville fait ce qu’il lui plaît,dit sèchement le jeune homme, et moi, je fais ce que je peux.

Ils étaient en froid. Léon trouvait qu’elle le gardait troplongtemps pour elle, fatigué d’une liaison dont il avait acceptéles ennuis, dans le seul espoir de quelque beau mariage ; et,depuis quinze jours, il la mettait en demeure de tenir sespromesses. Mme Dambreville, prise au cœur d’unerage d’amour, s’était même plainte à Mme Josserandde ce qu’elle appelait les lubies de son fils. Aussi cette dernièrevoulut-elle le gronder, en lui reprochant de n’avoir ni tendresseni égards pour la famille, puisqu’il affectait de manquer lescérémonies les plus solennelles. Mais, de sa voix rogue de jeunedémocrate, il donna des raisons : un travail imprévu chez ledéputé dont il était secrétaire, une conférence à préparer, toutessortes de besognes et de courses de la dernière importance.

– C’est si vite fait pourtant, un mariage ! ditMme Dambreville sans songer à sa phrase, en lesuppliant du regard pour l’attendrir.

– Pas toujours ! répondit-il durement.

Et il alla embrasser Berthe, puis serrer la main de son nouveaubeau-frère, tandis que Mme Dambreville pâlissait,torturée, se redressant dans sa toilette feuille-morte et souriantvaguement au monde qui entrait.

C’était le défilé des amis, des simples connaissances, de tousles invités entassés dans l’église, dont laquelle maintenanttraversait la sacristie. Les mariés, debout, donnaient des poignéesde main, continuellement, toutes du même air ravi et embarrassé.Les Josserand et les Duveyrier ne suffisaient pas auxprésentations. Par moments, ils se regardaient, étonnés, carBachelard avait amené des gens que personne ne connaissait et quiparlaient trop fort. Peu à peu, montait une confusion, unécrasement, des bras tendus par-dessus les têtes, des jeunes fillesserrées entre des messieurs à gros ventres, laissant des coins deleurs jupes blanches aux jambes de ces pères, de ces frères, de cesoncles encore suants de quelque vice, embourgeoisés dans unquartier tranquille. Justement, à l’écart, Gueulin et Trublotracontaient devant Octave que, la veille, Clarisse avait failliêtre surprise par Duveyrier et s’était résignée à le bourrer de sescomplaisances, pour lui fermer les yeux.

– Tiens ! murmura Gueulin, il embrasse la mariée, çadoit sentir bon.

Le monde, cependant, finit par s’écouler. Il ne restait plus quela famille et les intimes. L’infortune de Théophile avait continuéde circuler, à travers les poignées de main et lescompliments ; même on ne causait pas d’autre chose, sous lesphrases toutes faites, échangées pour la circonstance.Mme Hédouin, qui venait d’apprendre l’aventure,regardait Valérie avec l’étonnement d’une femme dont l’honnêtetéétait la santé même. Sans doute l’abbé Mauduit avait dû, de soncôté, recevoir quelque confidence, car sa curiosité semblaitsatisfaite, et il montrait plus d’onction que de coutume, au milieudes misères cachées de son troupeau. Encore une plaie vive, toutd’un coup saignante, sur laquelle il lui fallait jeter le manteaude la religion ! Et il voulut entretenir un instant Théophile,lui parla discrètement du pardon des injures, des desseinsimpénétrables de Dieu, tâchant avant tout d’étouffer le scandale,enveloppant l’assistance d’un geste de pitié et de désespoir, commepour en dérober les hontes au ciel lui-même.

– Il est bon, le curé ! il ne sait pas ce quec’est ! murmura Théophile, dont ce sermon achevait de tournerla tête.

Valérie, qui gardait Mme Juzeur près d’elle, parcontenance, écouta avec émotion les paroles conciliantes que l’abbéMauduit crut également devoir lui adresser. Puis, au moment où l’onsortait enfin de l’église, elle s’arrêta devant les deux pères,pour laisser Berthe passer au bras de son mari.

– Vous devez être satisfait, dit-elle à M. Josserand,voulant montrer sa liberté d’esprit. Je vous félicite.

– Oui, oui, déclara M. Vabre de sa voix pâteuse, c’estune bien grande responsabilité de moins.

Et, pendant que Trublot et Gueulin se multipliaient, afin decaser toutes les dames dans les voitures,Mme Josserand, dont le châle arrêtait lacirculation, s’entêta à rester la dernière sur le trottoir, pourétaler publiquement son triomphe de mère.

Le soir, le repas qui eut lieu à l’hôtel du Louvre, fut encoregâté par l’accident si malencontreux de Théophile. C’était uneobsession, on en avait parlé toute l’après-midi, dans les voitures,en allant au bois de Boulogne ; et les dames concluaienttoujours par cette idée que le mari aurait bien dû attendre lelendemain, pour trouver la lettre. D’ailleurs, il y avaituniquement à table les intimes des deux familles. La seule gaietéfut un toast de l’oncle Bachelard, que les Josserand n’avaient puse dispenser d’inviter, malgré leur terreur. Il était en effet ivredès le rôti, il leva son verre et s’embarqua dans une phrase :« Je suis heureux du bonheur que j’éprouve », qu’ilrépéta, sans arriver à en sortir. On voulut bien sourirecomplaisamment. Auguste et Berthe, déjà brisés de fatigue, seregardaient par moments, l’air étonné de se voir l’un en face del’autre ; et, quand ils se souvenaient, ils contemplaient leurassiette avec gêne.

Près de deux cents invitations étaient lancées pour le bal. Dèsneuf heures et demie, du monde arriva. Trois lustres éclairaient legrand salon rouge, dans lequel on avait simplement laissé dessièges le long des murs, en ménageant à l’un des bouts, devant lacheminée, la place du petit orchestre ; en outre, un buffet setrouvait dressé au fond d’une salle voisine, et les deux familless’étaient réservé une pièce, où elles pouvaient se retirer.

Justement, comme Mme Duveyrier etMme Josserand recevaient les premiers invités, cepauvre Théophile, qu’on surveillait depuis le matin, céda à unebrutalité regrettable. Campardon priait Valérie de lui accorder lapremière valse. Elle riait, et le mari vit là une provocation.

– Vous riez, vous riez, balbutia-t-il. Dites-moi de qui estla lettre ?… Elle est bien de quelqu’un, cettelettre ?

Il venait de mettre l’après-midi entière pour dégager cette idéedu trouble où les réponses d’Octave l’avaient jeté. Maintenant, ils’y entêtait : si ce n’était pas M. Mouret, c’était doncun autre ? et il exigeait un nom. Comme Valérie s’éloignaitsans répondre, il lui saisit le bras, le tordit méchamment, avecune rage d’enfant exaspéré, en répétant :

– Je te le casse… Dis-moi de qui est la lettre ?

La jeune femme, effrayée, retenant un cri de douleur, étaitdevenue toute blanche. Campardon la sentit s’abandonner contre sonépaule, en proie à une de ces crises de nerfs qui la secouaientpendant des heures. Il eut à peine le temps de la conduire dans lapièce réservée aux deux familles, où il la coucha sur un canapé.Des dames l’avaient suivi, Mme Juzeur,Mme Dambreville, qui la délacèrent, pendant qu’ilse retirait avec discrétion.

Cependant, trois ou quatre personnes au plus, dans le salon,avaient remarqué cette courte scène de violence.Mme Duveyrier et Mme Josserandcontinuaient à recevoir les invités, dont le flot peu à peuemplissait la vaste pièce de toilettes claires et d’habits noirs.Un murmure de paroles aimables montait, des visages continuellementsouriaient autour de la mariée : des faces épaisses de pèreset de mères, des profils maigres de fillettes, des têtes fines etcompatissantes de jeunes femmes. Dans le fond, un violon accordaitsa chanterelle, qui jetait de petits cris plaintifs.

– Monsieur, je vous demande pardon, dit Théophile enabordant Octave, dont il avait rencontré les yeux, au moment où iltordait le bras de sa femme. Tout le monde, à ma place, vous auraitsoupçonné, n’est-ce pas ?… Mais je tiens à vous serrer lamain, afin de vous prouver que j’ai reconnu mon erreur.

Il lui serra la main, il l’emmena à l’écart, torturé par lebesoin de s’épancher, de trouver un confident pour vider soncœur.

– Ah ! monsieur, si je vous racontais…

Et, longuement, il parla de sa femme. Jeune fille, elle étaitdélicate, on disait en plaisantant que le mariage la remettrait.Elle manquait d’air dans la boutique de ses parents, où pendanttrois mois il l’avait vue tous les soirs très gentille, obéissante,le caractère triste, mais charmant.

– Eh bien ! monsieur, le mariage ne l’a pas remise,loin de là… Au bout de quelques semaines, elle était terrible, nousne pouvions plus nous entendre. Des querelles pour rien du tout.Des changements d’humeur à chaque minute, riant, pleurant, sans queje sache pourquoi. Et des sentiments absurdes, des idées à vousrenverser, une perpétuelle démangeaison de faire enrager le monde…Enfin, monsieur, mon intérieur est devenu un enfer.

– C’est bien curieux, murmura Octave, qui sentait lanécessité de dire quelque chose.

Alors, le mari, blême et se grandissant sur ses courtes jambes,pour dominer le ridicule, en vint à ce qu’il appelait la mauvaiseconduite de cette malheureuse. Deux fois, il l’avaitsoupçonnée ; mais il était trop honnête, une telle idée nepouvait lui entrer dans le cerveau. Cette fois, pourtant, ilfallait se rendre à l’évidence. Impossible de douter, n’est-cepas ? Et, de ses doigts tremblants, il tâtait la poche de songilet où se trouvait la lettre.

– Encore, si elle faisait ça pour de l’argent, jecomprendrais, ajouta-t-il. Mais on ne lui en donne pas, j’en suissûr, je le saurais… Alors, dites-moi ce qu’elle peut avoir dans lapeau ? Moi, je suis très gentil, elle a tout à la maison, jene comprends pas… Si vous comprenez, monsieur, dites-le-moi, jevous en prie.

– C’est bien curieux, bien curieux, répéta Octave, gêné detoutes ces confidences, et cherchant à se dégager.

Mais le mari ne le lâchait plus, fiévreux, travaillé d’un besoinde certitude. À ce moment, Mme Juzeur reparut, alladire un mot à l’oreille de Mme Josserand, quisaluait d’une révérence l’entrée d’un grand bijoutier duPalais-Royal ; et celle-ci, toute retournée, se hâta de lasuivre.

– Je crois que votre femme a une crise très violente, fitremarquer Octave à Théophile.

– Laissez donc ! répondit ce dernier furieux,désespéré de ne pas être malade pour qu’on le soignât aussi, elleest trop contente d’avoir une crise ! Ça met toujours le mondede son côté… Je ne me porte pas mieux qu’elle, et je ne l’ai jamaistrompée, moi !

Mme Josserand ne revenait pas. Le bruit courait,parmi les intimes, que Valérie se débattait dans des convulsionsaffreuses. Il aurait fallu des hommes pour la tenir ; mais,comme on avait dû la déshabiller à moitié, on refusait les offresde Trublot et de Gueulin. Cependant, l’orchestre jouait unquadrille, Berthe ouvrait le bal avec Duveyrier qui dansait enmagistrat, tandis que, n’ayant pu retrouverMme Josserand, Auguste leur faisait vis-à-vis avecHortense. On cachait la crise aux mariés, pour leur éviter desémotions dangereuses. Le bal s’animait, des rires sonnaient dans lavive clarté des lustres. Une polka, dont les violons accentuaientvivement la cadence, emporta autour du salon des couples, déroulanttoute une queue de longues traînes.

– Le Dr Juillerat ? où est le Dr Juillerat ?demanda Mme Josserand en reparaissantviolemment.

Le docteur était invité, mais personne ne l’avait encore aperçu.Alors, elle ne cacha pas la sourde colère qu’elle amassait depuisle matin. Elle parla devant Octave et Campardon, sans ménager lestermes.

– Je commence à en avoir assez… Ce n’est pas drôle pour mafille, tout ce cocuage qui n’en finit plus !

Elle cherchait Hortense, elle l’aperçut enfin causant avec unmonsieur, dont elle voyait seulement le dos, mais qu’elle reconnutà ses épaules larges. C’était Verdier. Cela augmenta sa mauvaisehumeur. Elle appela sèchement la jeune fille, elle lui dit, enbaissant la voix, qu’elle ferait mieux de rester à la dispositionde sa mère, un jour comme celui-là. Hortense n’accepta pas laréprimande. Elle était triomphante, Verdier venait de fixer leurmariage à deux mois, en juin.

– Fiche-moi la paix ! dit la mère.

– Je t’assure, maman… Il découche déjà trois fois parsemaine pour accoutumer l’autre, et dans quinze jours il nerentrera plus du tout. Alors, ce sera fini, je l’aurai.

– Fiche-moi la paix ! J’en ai par-dessus la tête, devotre roman !… Tu vas me faire le plaisir d’attendre à laporte le Dr Juillerat et de me l’envoyer dès son arrivée… Surtoutpas un mot à ta sœur !

Elle rentra dans la pièce voisine, laissant Hortense murmurerque, Dieu merci ! elle ne demandait l’approbation de personne,et qu’il y aurait bien du monde d’attrapé, lorsqu’on la verrait, unjour, se marier mieux que les autres. Pourtant, elle alla guetterl’entrée du docteur.

Maintenant, l’orchestre jouait une valse. Berthe dansait avec unpetit cousin de son mari, pour épuiser à tour de rôle les membresde la famille. Mme Duveyrier n’avait pu refuserl’oncle Bachelard, qui l’incommodait beaucoup, en lui soufflantdans la figure. La chaleur grandissait, le buffet s’emplissait déjàde messieurs, s’épongeant le front. Des fillettes, dans un coin,sautaient ensemble ; pendant que des mères, rêveuses, assisesà l’écart, songeaient aux noces toujours manquées de leursdemoiselles. On félicitait beaucoup les deux pères, M. Vabreet M. Josserand, qui ne se quittaient plus, sans échangerd’ailleurs une parole. Tout le monde avait l’air de s’amuser et serécriait devant eux sur la gaieté du bal. C’était, selon le mot deCampardon, une gaieté de bon aloi.

Mais l’architecte, par effusion galante, s’inquiétait de l’étatde Valérie, tout en ne manquant pas une danse. Il eut l’idéed’envoyer sa fille Angèle prendre des nouvelles en son nom. Lapetite, dont les quatorze ans, depuis le matin, brûlaient decuriosité autour de la dame qui faisait tant causer, fut ravie depouvoir pénétrer dans le salon voisin. Et elle ne revint pas,l’architecte dut se permettre d’entrouvrir la porte et de passer latête. Il aperçut sa fille debout devant le canapé, profondémentabsorbée par la vue de Valérie, dont la gorge tendue, secouée despasmes, avait jailli hors du corsage dégrafé. Des protestationss’élevèrent, on lui criait de ne pas entrer ; et il se retira,il jura qu’il désirait seulement savoir comment ça tournait.

– Ça ne va pas, ça ne va pas, dit-il mélancoliquement auxpersonnes qui se trouvaient près de la porte. Elles sont quatre àla tenir… Faut-il qu’une femme soit bâtie, pour sauter ainsi, sansse rien démancher !

Il s’était formé là un groupe. On y commentait à demi-voix lesmoindres phases de la crise. Des dames, averties, arrivaient d’unair d’apitoiement entre deux quadrilles, pénétraient dans le petitsalon, puis rapportaient des détails aux hommes, et retournaientdanser. C’était tout un coin de mystère, des mots dits à l’oreille,des regards échangés, au milieu du brouhaha grandissant. Et, seul,abandonné, Théophile se promenait devant la porte, rendu malade parcette idée fixe qu’on se moquait de lui et qu’il ne devait pas lesouffrir.

Mais le Dr Juillerat traversa vivement la salle de bal,accompagné d’Hortense qui lui donnait des explications.Mme Duveyrier les suivait.

Quelques personnes s’étonnèrent, des bruits se répandirent. Àpeine le médecin avait-il disparu, queMme Josserand sortit de la pièce avecMme Dambreville. Sa colère montait ; ellevenait de vider deux carafes d’eau sur la tête de Valérie ;jamais elle n’avait vu une femme nerveuse à ce point. Alors, elles’était décidée à faire le tour du bal, pour arrêter lesindiscrétions par sa présence. Seulement, elle marchait d’un pas siterrible, elle distribuait des sourires si amers, que tout lemonde, derrière elle, entrait dans la confidence.

Mme Dambreville ne la quittait pas. Depuis lematin, elle lui parlait de Léon, avec de vagues plaintes, tâchantde l’amener à intervenir auprès de son fils, pour replâtrer leurliaison. Elle le lui fit voir, comme il reconduisait une grandefille sèche, auprès de laquelle il affectait de se montrer trèsassidu.

– Il nous abandonne, dit-elle avec un léger rire, tremblantde larmes contenues. Grondez-le donc, de ne plus même nousregarder.

– Léon ! appela Mme Josserand.

Quand il fut là, elle ajouta brutalement, n’étant pas d’humeur àenvelopper les choses :

– Pourquoi es-tu fâché avec madame ?… Elle ne t’enveut pas. Expliquez-vous donc. Ça n’avance à rien, d’avoir mauvaiscaractère.

Et elle les laissa l’un devant l’autre, interloqués.Mme Dambreville prit le bras de Léon, tous deuxallèrent causer dans l’embrasure d’une fenêtre ; puis, ilsquittèrent le bal ensemble, tendrement. Elle lui avait juré de lemarier à l’automne.

Cependant, Mme Josserand qui continuait àdistribuer des sourires, fut prise d’une grosse émotion, quand ellese trouva devant Berthe, essoufflée d’avoir dansé, toute rose danssa robe blanche qui se fripait. Elle la saisit entre ses bras, etdéfaillant à une vague association d’idées, se rappelant sans doutel’autre, dont la face se convulsait affreusement :

– Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! murmura-t-elle,en lui donnant deux gros baisers.

Berthe alors, tranquille, demanda :

– Comment va-t-elle ?

Du coup, Mme Josserand redevint très aigre.Comment ! Berthe le savait ! Mais sans doute elle lesavait, tout le monde le savait. Seul, son mari, qu’elle montraconduisant au buffet une vieille dame, ignorait encore l’histoire.Même elle allait charger quelqu’un de le mettre au courant, car çalui donnait l’air bête, d’être toujours ainsi, en arrière desautres, à ne se douter de rien.

– Et moi qui m’échine à vouloir cacher leurcatastrophe ! dit Mme Josserand outrée. Ahbien ! je ne vais plus me gêner, il faut que ça finisse. Je netolérerai pas qu’ils te rendent ridicule.

Tout le monde le savait, en effet. Seulement, pour ne pasattrister le bal, on n’en parlait point. L’orchestre avait couvertles premiers apitoiements ; puis, on en souriait à cetteheure, dans les étreintes plus libres des couples. Il faisait trèschaud, la nuit s’avançait. Des domestiques passaient desrafraîchissements. Sur un canapé, deux petites filles, vaincues parla fatigue, s’étaient endormies aux bras l’une de l’autre, la jouecontre la joue. Près de l’orchestre, dans le ronflement d’unecontrebasse, M. Vabre s’était décidé à entretenirM. Josserand de son grand ouvrage, au sujet d’un doute qui,depuis quinze jours, l’arrêtait sur les œuvres véritables de deuxpeintres de même nom ; tandis que, près de là, Duveyrier, aumilieu d’un groupe, blâmait vivement l’empereur d’avoir autorisé, àla Comédie-Française, une pièce qui attaquait la société. Mais,lorsqu’une valse ou une polka revenait, les hommes devaient céderla place, des couples élargissaient la danse, des jupes rasaient leparquet, soulevant dans la chaleur des bougies la fine poussière etl’odeur musquée des toilettes.

– Elle va mieux, accourut dire Campardon, qui avait jeté denouveau un coup d’œil. On peut entrer.

Quelques amis se risquèrent. Valérie était toujourscouchée ; seulement, la crise se calmait ; et, pardécence, on avait couvert sa gorge d’une serviette, trouvée sur uneconsole. Devant la fenêtre, Mme Juzeur etMme Duveyrier écoutaient le Dr Juillerat, quiexpliquait que les accès cédaient parfois à des compresses d’eauchaude, appliquées autour du cou. Mais la malade ayant vu Octaveentrer avec Campardon, l’appela d’un signe, lui adressa d’abord desparoles incohérentes, dans un dernier reste d’hallucination. Il duts’asseoir près d’elle, sur l’ordre même du médecin, désireux avanttout de ne pas la contrarier ; et il reçut ainsi sesconfidences, lui qui, dans la soirée, avait déjà eu celles du mari.Elle tremblait de peur, elle le prenait pour son amant, lesuppliait de la cacher. Puis, elle le reconnut et fondit en larmes,en le remerciant de son mensonge du matin, pendant la messe. Octavesongeait à cette autre crise, dont il avait voulu profiter, avec undésir goulu d’écolier. Maintenant, il était son ami, elle luidirait tout, ce serait peut-être meilleur.

À ce moment, Théophile, qui rôdait toujours devant la porte,voulut entrer. D’autres hommes étaient là, il pouvait bien y êtreaussi. Mais cela causa toute une panique. Valérie, en entendant savoix, fut reprise d’un tremblement, on crut qu’une nouvelle criseallait se déclarer. Lui, suppliant, luttant contre ces dames dontles bras le repoussaient, répétait avec obstination :

– Je ne lui demande que le nom… Qu’elle me dise le nom.

Alors, Mme Josserand, qui arrivait, éclata. Elleattira Théophile dans le petit salon, pour étouffer le scandale.Elle lui dit furieusement :

– Ah ! ça, finirez-vous par nous ficher la paix ?Depuis ce matin, vous nous assommez avec vos bêtises… Vous manquezde tact, monsieur, oui, vous manquez absolument de tact ! Onn’insiste pas sur de pareilles choses, un jour de mariage.

– Permettez, madame, murmura-t-il, ce sont mes affaires, çane vous regarde pas !

– Comment ! ça ne me regarde pas ? mais je suisde votre famille maintenant, monsieur, et croyez-vous que votrehistoire m’amuse, à cause de ma fille ?… Ah ! vous luiavez fait de jolies noces ! Plus un mot, monsieur, vousmanquez de tact !

Il resta éperdu, il regarda autour de lui, cherchant une aide.Mais ces dames témoignaient par leur froideur qu’elles le jugeaientavec une égale sévérité. C’était le mot, il manquait de tact ;car il y avait des circonstances où l’on devait avoir la force derefréner ses passions. Sa sœur elle-même le boudait. Comme ilprotestait encore, il souleva une révolte générale. Non, non, iln’avait rien à répondre, on ne se conduisait pas de lasorte !

Ce cri lui ferma la bouche. Il était si ahuri, si pauvre avecses membres grêles et sa face de fille ratée, que ces dames eurentde légers sourires. Lorsqu’on manquait de ce qu’il faut pour rendreune femme heureuse, on ne se mariait pas. Hortense le pesait d’unregard de dédain ; la petite Angèle, qu’on oubliait, tournaitautour de lui, de son air sournois, comme si elle eût cherchéquelque chose ; et il recula avec embarras, il se mit àrougir, quand il les vit toutes, si grandes, si grosses, l’entourerde leurs fortes hanches. Mais elles sentaient la nécessitéd’arranger l’affaire. Valérie s’était remise à sangloter, pendantque le Dr Juillerat lui tamponnait de nouveau les tempes. Alors,elles se comprirent sur un coup d’œil, un esprit commun de défenseles rapprocha. Elles cherchaient, elles tâchaient d’expliquer lalettre au mari.

– Parbleu ! murmura Trublot, qui venait de rejoindreOctave, ce n’est pas malin : on dit que la lettre est à labonne.

Mme Josserand l’entendit. Elle se retourna, leregarda, pleine d’admiration. Puis, revenant versThéophile :

– Est-ce qu’une femme innocente s’abaisse à donner desexplications, quand on l’accuse avec votre brutalité ? Mais jepuis parler, moi… La lettre a été perdue par Françoise, cette bonneque votre femme a dû chasser, à cause de sa mauvaise conduite… Là,êtes-vous content ? ne sentez-vous pas la honte vous monter auvisage ?

D’abord, le mari haussa les épaules. Mais toutes ces damesrestaient sérieuses, répondaient à ses objections avec une grandeforce de raisonnement. Il était ébranlé, lorsque pour achever sadéroute, Mme Duveyrier se fâcha, lui cria que saconduite devenait abominable et qu’elle le reniait. Alors, vaincu,ayant besoin d’être embrassé, il se jeta au cou de Valérie, en luidemandant pardon. Ce fut touchant. Mme Josserandelle-même se montra très émue.

– Il vaut toujours mieux s’entendre, dit-elle, soulagée.Enfin, la journée ne finira pas trop mal.

Lorsqu’on eut rhabillé Valérie et qu’elle parut dans le bal, aubras de Théophile, il sembla qu’une joie plus large éclatait. Ilétait déjà près de trois heures, le monde commençait àpartir ; mais l’orchestre enlevait les quadrilles avec unefièvre dernière. Des hommes souriaient, derrière le ménageréconcilié. Un mot médical de Campardon sur ce pauvre Théophile,remplit d’aise Mme Juzeur. Les jeunes filles sepressaient, dévisageaient Valérie ; puis, elles prenaient desmines sottes, devant les coups d’œil scandalisés des mères.Cependant, Berthe, qui dansait enfin avec son mari, dut lui dire unmot tout bas ; car Auguste, mis au courant de l’histoire,tourna la tête ; et, sans perdre la mesure, il regardait sonfrère Théophile, avec l’étonnement et la supériorité d’un hommeauquel des choses pareilles ne peuvent pas arriver. Il y eut ungalop final, la société se lâchait dans la chaleur étouffante, dansla clarté rousse des bougies, dont les flammes vacillantesfaisaient éclater les bobèches.

– Vous êtes bien avec elle ? demandaMme Hédouin, en tournant au bras d’Octave, dontelle avait accepté une invitation.

Le jeune homme crut sentir un léger frisson dans sa taille sidroite et si calme.

– Nullement, dit-il. Ils m’ont mêlé à cela, je suis fortennuyé de l’aventure… Le pauvre diable a tout avalé.

– C’est très mal, déclara-t-elle de sa voix grave.

Sans doute, Octave s’était trompé. Quand il dénoua son bras,Mme Hédouin ne soufflait même pas, les yeux clairs,les bandeaux corrects. Mais un scandale troublait la fin du bal.L’oncle Bachelard, qui s’était achevé au buffet, venait de risquerune idée gaie. Brusquement, on l’avait aperçu dansant devantGueulin un pas de la dernière indécence. Dans les devants de sonhabit boutonné, des serviettes roulées lui faisaient une gorge denourrice ; et deux grosses oranges posées sur les serviettes,débordant des revers, montraient leur rondeur, d’un rougesanguinolent de peau écorchée. Cette fois, tout le mondeprotesta : on a beau gagner beaucoup d’argent, il y a deslimites qu’un homme convenable ne doit jamais dépasser, surtoutdevant de jeunes personnes. M. Josserand, honteux etdésespéré, fit sortir son beau-frère. Duveyrier montra le plusgrand dégoût.

À quatre heures, les mariés rentrèrent rue de Choiseul. Ilsramenaient Théophile et Valérie dans leur voiture. Comme ilsmontaient au second, où l’on avait installé un appartement, ilsrejoignirent Octave, qui rentrait aussi se coucher. Le jeune hommevoulut s’effacer par politesse, mais Berthe fit le même mouvement,et ils se heurtèrent.

– Oh ! pardon, mademoiselle, dit-il.

Ce mot de « mademoiselle » les amusa. Elle leregardait, et il se rappelait le premier regard échangé dans cetescalier même, un regard de gaieté et de hardiesse, dont ilretrouvait l’accueil charmant. Ils se comprirent peut-être, ellerougit, pendant qu’il montait seul à sa chambre, au milieu de lapaix morte des étages supérieurs.

Déjà, Auguste, l’œil gauche fermé, rendu fou par la migrainequ’il promenait depuis le matin, était dans l’appartement, où lafamille arrivait. Alors, au moment de quitter Berthe, Valérie cédaà une brusque émotion, et la serrant dans ses bras, achevant dechiffonner sa robe blanche, elle la baisa, elle lui dit à voixbasse :

– Ah ! ma chère, je vous souhaite plus de chance qu’àmoi !

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