Pot-Bouille

Chapitre 9

 

Deux jours plus tard, vers sept heures, comme Octave arrivaitchez les Campardon pour le dîner, il trouva Rose seule, vêtue d’unpeignoir de soie crème, garni de dentelles blanches.

– Vous attendez quelqu’un ? demanda-t-il.

– Mais non, répondit-elle, un peu gênée. Nous nous mettronsà table, dès qu’Achille rentrera.

L’architecte se dérangeait, n’était jamais là pour l’heure desrepas, arrivait très rouge, l’air effaré, en maudissant lesaffaires. Puis, il filait tous les soirs, il épuisait lesprétextes, parlant de rendez-vous dans des cafés, inventant desréunions lointaines. Souvent alors, Octave tenait compagnie à Rosejusqu’à onze heures, car il avait compris que le mari le gardaitcomme pensionnaire, pour occuper sa femme, et elle se plaignaitdoucement, elle disait ses craintes : mon Dieu ! ellelaissait Achille bien libre, seulement elle était si inquiète,quand il revenait après minuit !

– Vous ne le trouvez pas triste depuis quelque temps ?dit-elle d’une voix tendrement effrayée.

Le jeune homme n’avait pas remarqué.

– Je le trouve préoccupé peut-être… Les travaux deSaint-Roch lui donnent du souci.

Mais elle hocha la tête, sans insister davantage. Puis, elle semontra très bonne pour Octave, l’interrogea comme de coutume surl’emploi de sa journée, avec une affection de mère et de sœur.Depuis près de neuf mois qu’il mangeait chez eux, elle le traitaitainsi en enfant de la maison.

Enfin, l’architecte parut.

– Bonsoir, mon chat, bonsoir, ma cocotte, dit-il, en labaisant de son air passionné de bon mari. Encore un imbécile, quim’a retenu une heure sur un trottoir !

Octave s’était écarté, et il les entendit échanger quelques motsà voix basse.

– Viendra-t-elle ?

– Non, à quoi bon ? et surtout ne te tourmentepas.

– Tu m’avais juré qu’elle viendrait.

– Eh bien ! oui, elle va venir. Es-tu contente ?C’est bien pour toi que je l’ai fait.

On se mit à table. Pendant tout le dîner, il fut question de lalangue anglaise, que la petite Angèle apprenait depuis quinzejours. Campardon avait brusquement soutenu la nécessité del’anglais pour une demoiselle ; et, comme Lisa sortait de chezune actrice qui revenait de Londres, chaque repas était employé àdiscuter les noms des plats qu’elle apportait. Ce soir-là, après delongs essais inutiles sur la prononciation du mot« rumsteack », il fallut remporter le rôti, oublié au feupar Victoire, et dur comme des semelles de botte.

On était au dessert, lorsqu’un coup de timbre fit tressaillirMme Campardon.

– C’est la cousine de madame, revint dire Lisa, du tonblessé d’une domestique qu’on a négligé de mettre dans uneconfidence de famille.

Et Gasparine, en effet, entra. Elle était en robe de lainenoire, très simple, avec son visage maigre et son air pauvre defille de magasin. Rose, douillettement enveloppée dans son peignoirde soie crème, grasse et fraîche, se leva, si émue, que des larmeslui montaient aux paupières.

– Ah ! ma chère, murmura-t-elle, tu es bien gentille…Oublions tout, n’est-ce pas ?

Elle l’avait prise entre les bras, elle lui donna deux grosbaisers. Octave, par discrétion, voulut partir. Mais on sefâcha : il pouvait rester, il était de la famille. Alors, ils’amusa à regarder la scène. Campardon, d’abord plein d’embarras,détournait les yeux des deux femmes, soufflant, cherchant uncigare ; tandis que Lisa, qui enlevait le couvert d’une mainbrutale, échangeait des coups d’œil avec Angèle étonnée.

– C’est ta cousine, dit enfin l’architecte à sa fille. Tunous as entendus parler d’elle… Embrasse-la donc.

Elle l’embrassa de son air maussade, inquiète du regardd’institutrice dont Gasparine la déshabillait, après avoir posé desquestions sur son âge et sur son éducation. Puis, lorsqu’on passaau salon, elle préféra suivre Lisa, qui fermait violemment laporte, en disant, sans même craindre d’être entendue :

– Ah bien ! ça va devenir drôle, ici !

Dans le salon, Campardon, toujours fiévreux, se mit à sedéfendre.

– Parole d’honneur ! la bonne idée n’est pas de moi…C’est Rose qui a voulu se réconcilier. Tous les matins, voici plusde huit jours, elle me répétait : Va donc la chercher… Alors,moi, j’ai fini par aller vous chercher.

Et, comme s’il eût senti le besoin de convaincre Octave, ill’emmena devant la fenêtre.

– Hein ? les femmes sont les femmes… Moi, çam’embêtait parce que j’ai peur des histoires. L’une à droite,l’autre à gauche, il n’y avait pas de tamponnement possible… Maisj’ai dû céder, Rose assure que nous serons tous plus contents.Enfin, nous essayerons. Ça dépend d’elles deux, maintenant,d’arranger ma vie.

Cependant, Rose et Gasparine s’étaient assises côte à côte surle canapé. Elles parlaient du passé, des jours vécus à Plassans,chez le bon père Domergue. Rose alors avait le teint plombé, lesmembres grêles d’une fillette malade de sa croissance, tandis queGasparine, femme à quinze ans, était grande et désirable, avec sesbeaux yeux ; et elles se regardaient aujourd’hui, elles ne sereconnaissaient plus, l’une si fraîchement grasse dans sa chastetéforcée, l’autre séchée par la vie de passion nerveuse dont ellebrûlait. Gasparine, un instant, souffrit de son teint jaune et desa robe étriquée, en face de Rose vêtue de soie, noyant sous desdentelles la délicatesse douillette de son cou blanc. Mais elledompta ce frisson de jalousie, elle accepta tout de suite unesituation de parente pauvre, à genoux devant les toilettes et lesgrâces de sa cousine.

– Et ta santé ? demanda-t-elle à demi-voix. Achillem’a parlé… Ça ne va pas mieux ?

– Non, non, répondit Rose, mélancolique. Tu vois, je mange,j’ai l’air très bien… Et ça ne se remet pas, ça ne se remettrajamais.

Comme elle pleurait, Gasparine la prit à son tour dans ses bras,la garda contre sa poitrine plate et ardente, pendant que Campardonaccourait les consoler.

– Pourquoi pleures-tu ? disait-elle avec maternité. Leprincipal est que tu ne souffres pas… Qu’est-ce que ça fait, si tuas toujours autour de toi des gens pour t’aimer ?

Rose se calmait, souriait déjà au milieu de ses larmes. Alors,l’architecte, emporté par l’attendrissement, les saisit toutes lesdeux dans une même étreinte, leur donna des baisers, enbalbutiant :

– Oui, oui, nous nous aimerons bien, nous t’aimerons bien,ma pauvre cocotte… Tu verras comme tout s’arrangera, à présent quenous sommes réunis.

Et, se tournant vers Octave :

– Ah ! mon cher, on a beau dire, il n’y a encore quela famille !

La fin de la soirée fut charmante. Campardon, qui s’endormaitd’habitude au sortir de table, s’il restait chez lui, retrouva sagaieté d’artiste, les vieilles farces et les chansons raides del’École des Beaux-Arts. Lorsque, vers onze heures, Gasparine seretira, Rose voulut l’accompagner, malgré la difficulté qu’elleéprouvait à marcher, ce jour-là ; et, penchée sur la rampe,dans le silence grave de l’escalier :

– Reviens souvent ! cria-t-elle.

Le lendemain, Octave, intéressé, tâcha de faire causer lacousine au Bonheur des Dames, comme ils recevaientensemble un arrivage de lingerie. Mais elle répondit d’une voixbrève, il la sentit hostile, fâchée de l’avoir eu pour témoin, laveille. D’ailleurs elle ne l’aimait pas, elle lui témoignait, dansleurs rapports forcés, une sorte de rancune. Depuis longtemps, ellecomprenait son jeu auprès de la patronne, et elle assistait à sacour assidue, avec des regards noirs, une moue méprisante deslèvres, dont il restait parfois troublé. Lorsque cette grandediablesse de fille allongeait ses mains sèches entre eux, iléprouvait la sensation nette et désagréable, que jamais il n’auraitMme Hédouin.

Cependant, Octave s’était donné six mois. Quatre à peinevenaient de s’écouler, et des impatiences le prenaient. Chaquematin, il se demandait s’il ne devait pas brusquer les choses, envoyant le peu de progrès fait dans les tendresses de cette femme,toujours si glacée et si douce. Elle avait fini pourtant par luitémoigner une véritable estime, gagnée à ses idées larges, à sesrêves de grands comptoirs modernes, déballant des millions demarchandises sur les trottoirs de Paris. Souvent, lorsque son marin’était pas là et qu’elle ouvrait la correspondance avec le jeunehomme, le matin, elle le retenait, le consultait, se trouvait biende ses avis ; et une sorte d’intimité commerciales’établissait ainsi entre eux. C’étaient des liasses de factures oùleurs mains se rencontraient, des chiffres dont ils s’effleuraientla peau avec leur haleine, des abandons devant la caisse, à lasuite des recettes heureuses. Même, il abusait de ces moments, satactique avait fini par être de la toucher dans sa nature de bonnecommerçante et de la vaincre, un jour de faiblesse, au milieu de lagrosse émotion de quelque vente inespérée. Aussi cherchait-il uncoup étonnant, qui la lui livrerait. Du reste, dès qu’il ne latenait plus à causer d’affaires, tout de suite elle reprenait satranquille autorité, lui donnait poliment des ordres, comme elle endonnait aux garçons de magasin ; et elle dirigeait la maisonavec sa froideur de belle femme, portant une petite cravate d’hommesur sa gorge de statue antique, sanglée dans la sévérité d’uncorsage éternellement noir.

Vers cette époque, M. Hédouin, étant tombé malade, allafaire une saison aux eaux de Vichy. Octave, franchement, s’enréjouissait. Mme Hédouin avait beau être de marbre,elle s’attendrirait dans son veuvage. Mais il attendit inutilementun frisson, un alanguissement de désir. Jamais elle ne s’étaitmontrée si active, la tête si libre et l’œil si clair. Levée avecle jour, elle recevait elle-même les marchandises dans le sous-sol,la plume à l’oreille, de l’air affairé d’un commis. On la voyaitpartout, en bas et en haut, aux rayons de la soierie et du blanc,veillant à l’étalage et à la vente ; et elle circulaitpaisible, sans même attraper un grain de poussière, parmi cetentassement de ballots qui faisait éclater le magasin trop étroit.Lorsqu’il la rencontrait au milieu de quelque passage étranglé,entre un mur de lainages et tout un banc de serviettes, Octave serangeait maladroitement, pour l’avoir une seconde à lui, sur sapoitrine ; mais elle passait si occupée, qu’il sentait à peinel’effleurement de sa robe. Il était très gêné, d’ailleurs, par lesyeux de Mlle Gasparine, dont il trouvait toujours,à ces moments-là, le regard dur fixé sur eux.

Au demeurant, le jeune homme ne désespérait pas. Parfois, il secroyait au but et arrangeait déjà sa vie, pour le jour prochain oùil serait l’amant de la patronne. Il avait gardé Marie, afin depatienter ; seulement, si elle était commode et si elle ne luicoûtait rien, elle pouvait devenir gênante peut-être, avec safidélité de chien battu. Aussi, tout en la reprenant, les soirsd’ennui, songeait-il déjà à la façon dont il romprait. La lâcherbrutalement lui semblait maladroit. Un matin de fête, comme ilallait retrouver au lit sa voisine, pendant une course matinale duvoisin, l’idée lui était enfin venue, de rendre Marie à Jules, deles mettre aux bras l’un de l’autre, si amoureux qu’il pourrait seretirer, la conscience tranquille. C’était du reste une bonneaction, dont le côté attendrissant lui enlevait tout remords.Pourtant, il attendait, il ne voulait pas se trouver sansfemme.

Chez les Campardon, une autre complication préoccupait Octave.Il sentait arriver le moment où il devrait prendre ses repasailleurs. Depuis trois semaines, Gasparine s’installait dans lamaison, avec une autorité de plus en plus large. Elle était revenued’abord chaque soir ; puis, on l’avait vue pendant ledéjeuner ; et, malgré son travail au magasin, elle commençaità se charger de tout, de l’éducation d’Angèle et des provisions duménage. Rose répétait sans cesse devant Campardon :

– Ah ! si Gasparine logeait avec nous !

Mais, chaque fois, l’architecte s’écriait, rougissant descrupule, tourmenté d’une honte :

– Non, non, ça ne se peut pas… D’ailleurs, où lacoucherais-tu ?

Et il expliquait qu’il faudrait donner à la cousine son cabinetcomme chambre, tandis que lui transporterait sa table et ses plansdans le salon. Certes, ça ne l’aurait aucunement gêné ; il sedéciderait peut-être un jour à faire ce déménagement, car iln’avait pas besoin d’un salon, et il finissait par être trop àl’étroit, pour le travail qui lui arrivait de tous côtés.Seulement, Gasparine pouvait rester chez elle. À quoi bon se mettreen tas ?

– Quand on est bien, répétait-il à Octave, on a tort devouloir être mieux.

Vers ce temps-là, il fut obligé d’aller à Évreux passer deuxjours. Les travaux de l’archevêché l’inquiétaient. Il avait cédé àun désir de monseigneur, sans qu’il y eût de crédit ouvert, et laconstruction du fourneau des nouvelles cuisines et du calorifèremenaçait d’atteindre un chiffre très élevé, qu’il lui seraitimpossible de porter aux frais d’entretien. D’autre part, lachaire, pour laquelle on avait accordé trois mille francs,monterait à dix mille au moins. Il désirait s’entendre avecmonseigneur, afin de prendre certaines précautions.

Rose l’attendait seulement le dimanche soir. Il tomba au milieudu déjeuner, et son entrée brusque causa un effarement. Gasparinese trouvait à table, entre Octave et Angèle. On affecta d’être àl’aise ; mais il régnait un air de mystère. Lisa venait derefermer la porte du salon, sur un geste désespéré de madame ;tandis que la cousine repoussait du pied, sous les meubles, desbouts de papier qui traînaient. Lorsqu’il parla de se déshabiller,tous l’arrêtèrent.

– Attendez donc. Prenez une tasse de café, puisque vousavez déjeuné à Évreux.

Enfin, comme il remarquait la gêne de Rose, celle-ci alla sejeter à son cou.

– Mon ami, il ne faut pas me gronder… Si tu n’étais revenuque ce soir, tu aurais trouvé tout en ordre.

Tremblante, elle ouvrit les portes, le mena dans le salon etdans le cabinet. Un lit d’acajou, apporté le matin par un marchandde meubles, occupait la place de la table à dessiner, qu’on avaittransportée au milieu de la pièce voisine ; mais rien n’étaitencore rangé, des cartons s’écroulaient parmi des vêtements àGasparine, la Vierge au cœur saignant gisait contre le mur, caléepar une cuvette neuve.

– C’était une surprise, murmuraMme Campardon, le cœur gros, en se cachant la facedans le gilet de son mari.

Lui, très ému, regardait. Il ne disait rien, il évitait derencontrer les yeux d’Octave. Alors, Gasparine demanda de sa voixsèche :

– Mon cousin, est-ce que ça vous contrarie ?… C’estRose qui m’a persécutée. Mais si vous croyez que je suis de trop,je puis encore m’en aller.

– Oh ! ma cousine ! s’écria enfin l’architecte.Tout ce que Rose fait est bien fait.

Et, celle-ci ayant éclaté en gros sanglots sur sapoitrine :

– Voyons, ma cocotte, es-tu bête de pleurer !… Je suistrès content. Tu veux avoir ta cousine avec toi, eh bien !prends ta cousine avec toi. Moi, tout m’arrange… Ne pleure doncplus ! Tiens ! je t’embrasse comme je t’aime, bienfort ! bien fort !

Il la mangeait de caresses. Alors, Rose, qui fondait en larmespour un mot, mais qui souriait tout de suite, au milieu de sespleurs, se consola. Elle le baisa à son tour sur la barbe, elle luidit doucement :

– Tu as été dur. Embrasse-la aussi.

Campardon embrassa Gasparine. On appela Angèle qui, de la salleà manger, regardait, la bouche ouverte, les yeux clairs ; etelle dut l’embrasser également. Octave s’était écarté, en trouvantqu’on finissait par être trop tendre, dans cette maison. Il avaitremarqué avec étonnement l’attitude respectueuse, la prévenancesouriante de Lisa auprès de Gasparine. Une fille intelligentedécidément, cette coureuse aux paupières bleues !

Cependant, l’architecte s’était mis en manches de chemise, etsifflant, chantant, pris d’une gaieté de gamin, il employal’après-midi à organiser la chambre de la cousine. Celle-cil’aidait, poussait les meubles avec lui, déballait le linge,secouait les vêtements ; pendant que Rose, assise de peur dese fatiguer, leur donnait des conseils, plaçait la toilette ici etle lit de ce côté, pour la commodité de tout le monde. Alors,Octave comprit qu’il gênait leur expansion ; il se sentait detrop dans un ménage si uni, il les avertit que, le soir, il dînaitdehors. D’ailleurs, il était décidé : le lendemain, ilremercierait Mme Campardon de sa bonne hospitalité,en inventant une histoire.

Vers cinq heures, comme il regrettait de ne savoir où rencontrerTrublot, l’idée lui vint de demander à dîner aux Pichon, pour nepoint passer la soirée seul. Mais, en entrant chez eux, il tombasur une scène de famille déplorable. Les Vuillaume étaient là,indignés, frémissants.

– C’est une indignité, monsieur ! disait la mère,debout, le bras tendu vers son gendre, écrasé sur une chaise. Vousm’aviez donné votre parole d’honneur.

– Et toi, ajoutait le père, en faisant reculer jusqu’aubuffet sa fille toute tremblante, ne le défends pas, tu es aussicoupable… Vous voulez donc mourir de faim ?

Mme Vuillaume avait remis son châle et sonchapeau. Elle déclara d’un ton solennel :

– Adieu !… Nous n’encouragerons pas au moins votredésordre par notre présence. Du moment où vous ne tenez nul comptede nos désirs, nous n’avons que faire ici… Adieu !

Et, comme son gendre, par la force de l’habitude, se levait pourles accompagner :

– Inutile, nous trouverons bien l’omnibus sans vous… Passezdevant, monsieur Vuillaume. Qu’ils mangent leur dîner, et que çaleur profite, car ils n’en auront pas toujours !

Octave, stupéfait, dut s’effacer. Quand ils furent partis, ilregarda Jules atterré sur sa chaise et Marie très pâle devant lebuffet. Tous deux se taisaient.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

Mais, sans lui répondre, la jeune femme, d’une voix dolente,gronda son mari.

– Je t’avais prévenu. Tu aurais dû attendre, pour leurcouler la chose en douceur. Rien ne pressait, ça ne se voit pasencore.

– Qu’est-ce donc ? répéta Octave.

Alors, sans même se tourner, elle dit crûment, dans sonémotion :

– Je suis enceinte.

– Ils m’embêtent à la fin ! cria Jules qui se levait,pris de révolte. J’ai cru honnête de les prévenir tout de suite decet ennui… Est-ce qu’ils s’imaginent que ça m’amuse ! Je suisplus attrapé qu’eux, là-dedans. D’autant plus que, sapristi !il n’y a pas de ma faute… N’est-ce pas ? Marie, si nous savonscomment il a pu pousser, celui-là !

– Ça, c’est bien vrai, affirma la jeune femme.

Octave comptait les mois. Elle était enceinte de cinq mois, etde fin décembre à fin mai, le compte s’y trouvait. Il en fut toutému ; puis, il aima mieux douter ; mais sonattendrissement persistait, il éprouvait le besoin violent de fairequelque chose de gentil pour les Pichon. Jules continuait àgrogner : on le recevrait tout de même, cet enfant ;seulement, il aurait bien dû rester où il était. De son côté,Marie, d’ordinaire si douce, se fâchait, finissait par donnerraison à sa mère, qui ne pardonnait jamais la désobéissance. Et leménage en arrivait à une querelle, se jetant le petit au visage,s’accusant l’un l’autre de l’avoir fait, lorsque Octave intervintgaiement.

– Ça n’avance à rien, maintenant qu’il est là… Voyons, ilne faut pas dîner ici ; ce serait trop triste. Je vous emmèneau restaurant, voulez-vous ?

La jeune femme rougit. Dîner au restaurant était sa joie. Elleparla pourtant de sa fille, qui l’empêchait toujours de prendre desplaisirs. Mais il fut décidé que, cette fois, Lilitte serait de lapartie. Et ce fut une soirée charmante. Octave les avait menés auBœuf à la mode, dans un cabinet, pour être plus libre, disait-il.Là, il les accabla de nourriture, avec une prodigalité émue, nesongeant pas à l’addition, heureux de les voir manger. Même, audessert, quand on eut allongé Lilitte entre deux oreillers dudivan, il demanda du champagne ; et ils s’oublièrent, lescoudes sur la table, les yeux humides, tous trois pleins de cœur,alanguis par la chaleur suffocante du cabinet. Enfin, à onzeheures, ils parlèrent de rentrer ; mais ils étaient trèsrouges, l’air frais de la rue les grisa. Alors, comme la petite,tombant de sommeil, refusait de marcher, Octave, pour bien faireles choses jusqu’au bout, voulut absolument prendre une voiture,malgré le voisinage de la rue de Choiseul. Dans le fiacre, il eutle scrupule de ne pas serrer entre les siennes les jambes de Marie.Seulement, en haut, pendant que Jules bordait Lilitte, il posa unbaiser sur le front de la jeune femme, le baiser d’adieu d’un pèrequi cède sa fille à un gendre. Puis, les voyant, très amoureux, seregarder d’un air ivre, il les coucha, il leur souhaita à traversla porte une bonne nuit, avec beaucoup de jolis rêves.

– Ma foi, pensait-il en se fourrant tout seul dans son lit,ça m’a coûté cinquante francs, mais je leur devais bien ça… Aprèstout, je n’ai qu’un désir, c’est que son mari la rende heureuse,cette petite femme !

Et, attendri de son bon cœur, il résolut, avant de s’endormir,de tenter le grand coup, le lendemain soir.

Chaque lundi, après le dîner, Octave aidaitMme Hédouin à examiner les commandes de la semaine.Pour cette besogne, tous deux se retiraient dans le cabinet dufond, une étroite pièce où il y avait seulement une caisse, unbureau, deux chaises et un canapé. Mais, ce lundi-là, les Duveyriermenaient justement Mme Hédouin à l’Opéra-Comique.Aussi, vers trois heures, appela-t-elle le jeune homme. Malgré leclair soleil, ils durent allumer le gaz, car le cabinet ne recevaitqu’un jour livide par une cour intérieure. Comme il poussait leverrou et qu’elle le regardait, étonnée :

– Personne ne viendra nous déranger, murmura-t-il.

Elle l’approuva de la tête, ils se mirent au travail. Lesnouveautés d’été allaient magnifiquement, toujours les affaires dela maison s’étendaient. Cette semaine-là surtout, la vente despetits lainages s’annonçait tellement bien, qu’elle laissa échapperun soupir.

– Ah ! si nous avions de la place !

– Mais, dit-il, commençant l’attaque, cela dépend de vous…J’ai une idée, depuis quelque temps, dont je veux vous parler.

C’était l’affaire d’audace qu’il cherchait. Il s’agissaitd’acheter la maison voisine, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, dedonner congé à un marchand d’ombrelles et à un bimbelotier, puisd’agrandir les magasins, où l’on pourrait créer de vastes rayons.Et il s’échauffait, se montrait plein de mépris pour l’anciencommerce, au fond de boutiques humides, noires, sans étalage,évoquait du geste un commerce nouveau, entassant tout le luxe de lafemme dans des palais de cristal, remuant les millions au pleinjour, flambant le soir ainsi qu’une fête de gala princier.

– Vous tuerez le commerce du quartier Saint-Roch,disait-il, vous attirerez à vous les petites clientèles. Ainsi, lamaison de soierie de M. Vabre vous fait du tortaujourd’hui ; développez vos vitrines sur la rue, créez unrayon spécial, et vous le réduisez à la faillite avant cinq ans…Enfin, il est toujours question d’ouvrir cette rue du Dix-Décembre,qui doit aller du nouvel Opéra à la Bourse. Mon ami Campardon m’enparle quelquefois. Cela peut décupler le mouvement d’affaires duquartier.

Mme Hédouin, le coude sur un registre, sa belletête grave appuyée dans la main, l’écoutait. Elle était née auBonheur des Dames, fondé par son père et son oncle, elleaimait la maison, elle la voyait s’élargir, dévorer les maisonsvoisines, étaler une façade royale ; et ce rêve allait à sonintelligence vive, à sa volonté droite, à l’intuition délicate defemme qu’elle avait du nouveau Paris.

– Jamais l’oncle Deleuze ne voudra, murmura-t-elle. Puis,mon mari est trop souffrant.

Alors, la voyant ébranlée, Octave prit sa voix de séduction, unevoix d’acteur, douce et chantante. Il la chauffait en même temps deses yeux couleur de vieil or, que des femmes disaientirrésistibles. Mais, le bec de gaz avait beau brûler près de sanuque, elle restait sans une chaleur à la peau, elle tombaitseulement dans une rêverie, sous l’étourdissement des parolesintarissables du jeune homme. Il en était arrivé à étudierl’affaire au point de vue des chiffres, à établir déjà un devisapproximatif, de l’air passionné dont un page romantique auraitdéclaré un amour longtemps contenu. Lorsque, brusquement, ellesortit de ses réflexions, elle se trouva dans ses bras. Il lapoussait sur le canapé, croyant qu’elle cédait enfin.

– Mon Dieu ! c’était pour ça ! dit-elle avec unaccent de tristesse, en se débarrassant de lui comme d’un enfantimportun.

– Eh bien ! oui, je vous aime, cria-t-il. Oh ! neme repoussez pas. Avec vous, je ferai de grandes choses…

Et il alla ainsi jusqu’au bout de la tirade, qui sonnait faux.Elle ne l’interrompit pas, elle s’était remise à feuilleter leregistre, debout. Puis, quand il se tut :

– Je sais tout ça, on me l’a déjà dit… Mais je vous croyaisplus intelligent que les autres, monsieur Octave. Vous me faites dela peine, vraiment, car j’avais compté sur vous. Enfin, tous lesjeunes gens manquent de raison… Nous avons besoin de beaucoupd’ordre, dans une maison telle que la nôtre, et vous commencez parvouloir des choses qui nous dérangeraient du matin au soir. Je nesuis pas une femme ici, j’ai trop d’affaires… Voyons, vous qui êtessi bien organisé, comment n’avez-vous pas compris que jamais je neferai ça, parce que c’est bête d’abord, inutile ensuite, et que,heureusement pour moi, je n’en ai pas la moindre envie !

Il l’aurait préférée dans une colère d’indignation, étalant degrands sentiments. Sa voix calme, son tranquille raisonnement defemme pratique, sûre d’elle-même, le déconcertaient. Il se sentaitdevenir ridicule.

– Ayez pitié, madame, balbutia-t-il encore. Voyez ce que jesouffre.

– Non, vous ne souffrez pas. En tout cas, vous guérirez…Tenez ! on frappe, vous feriez mieux d’ouvrir la porte.

Alors, il dut tirer le verrou. C’étaitMlle Gasparine qui désirait savoir si l’onattendait des chemises à entre-deux. Le verrou poussé l’avaitsurprise. Mais elle connaissait trop bienMme Hédouin ; et, quand elle la vit avec sonair glacé, devant Octave plein de malaise, elle eut un mincesourire moqueur, en regardant ce dernier. Il en fut exaspéré, ill’accusa d’avoir fait manquer le coup.

– Madame, déclara-t-il brusquement, lorsque la demoisellede magasin fut partie, je quitte la maison ce soir.

Ce fut un étonnement pour Mme Hédouin. Elle leregarda.

– Pourquoi donc ? Je ne vous renvoie pas… Oh ! çane change rien, je n’ai pas peur.

Cette phrase acheva de le mettre hors de lui. Il partait tout desuite, il ne voulait pas endurer son martyre une minute deplus.

– C’est bien, monsieur Octave, reprit-elle avec sasérénité. Je vais vous régler à l’instant… N’importe, la maisonvous regrettera, car vous étiez un bon commis.

Dans la rue, Octave comprit qu’il venait de se conduire comme unsot. Quatre heures sonnaient, le gai soleil printanier jaunissaittout un angle de la place Gaillon. Et, furieux contre lui-même, ildescendit au hasard la rue Saint-Roch, en discutant la façon dontil aurait dû agir. D’abord, pourquoi n’avait-il pas pincé leshanches à cette Gasparine ? C’était ce qu’elle demandait sansdoute ; mais il ne les aimait pas, comme Campardon, à ce degréde sécheresse ; puis, il se serait peut-être mal adresséencore, car celle-là lui semblait une de ces particulières d’unevertu rigide avec les messieurs du dimanche, lorsqu’elles ont unhomme de semaine qui les met sur le flanc, du lundi au samedi.Ensuite, quelle idée jeune, d’avoir voulu quand même devenirl’amant de la patronne ! Ne pouvait-il donc faire son affaired’argent dans la maison, sans exiger d’y trouver, tout à la fois,le pain et le lit ? Un instant, très combattu, il fut sur lepoint de retourner au Bonheur des Dames, avouer ses torts.Puis, la pensée de Mme Hédouin, si tranquillementsuperbe, réveilla sa vanité souffrante, et il redescendit versSaint-Roch. Tant pis ! c’était fait. Il allait voir siCampardon n’était pas dans l’église, pour l’emmener au café prendreun madère. Ça le distrairait. Il entra par le vestibule où s’ouvreune porte de la sacristie, une allée noire et sale de maisonlouche.

– Vous cherchez peut-être M. Campardon ? dit unevoix près de lui, comme il hésitait, fouillant la nef duregard.

C’était l’abbé Mauduit, qui venait de le reconnaître.L’architecte étant absent, il voulut absolument faire visiter aujeune homme les travaux du Calvaire, pour lesquels il sepassionnait. Il le mena derrière le chœur, lui montra d’abord lachapelle de la Vierge, aux murs de marbre blanc, et dont l’autelest surmonté du groupe de la Crèche, un Jésus entre un saint Josephet une sainte Vierge d’un style rococo ; puis, derrièreencore, il lui fit traverser la chapelle de l’Adorationperpétuelle, aux sept lampes d’or, aux candélabres d’or, à l’auteld’or luisant dans l’ombre fauve des vitraux couleur d’or. Mais, là,à droite et à gauche, des cloisons de planches barraient le fond del’abside ; et, au milieu du silence frissonnant, au-dessus desombres noires agenouillées, balbutiant des prières, retentissaientdes coups de pic, des voix de maçons, tout un tapage violent dechantier.

– Entrez donc, dit l’abbé Mauduit en retroussant sasoutane. Je vais vous expliquer.

De l’autre côté des planches, il y avait un écroulement deplâtras, un coin d’église ouvert au grand air du dehors, blanc dechaux envolée, humide d’eau répandue. On voyait encore, à gauche,la dixième station, Jésus cloué sur la croix, et à droite, ladouzième, les saintes femmes autour de Jésus. Mais, au milieu, legroupe de la onzième station, Jésus sur la croix, avait été enlevépuis déposé contre un mur ; et c’était là que les ouvrierstravaillaient.

– Voici, continua le prêtre. J’ai eu l’idée d’éclairer parun jour d’en haut, pris dans la coupole, le groupe central duCalvaire… Vous comprenez l’effet à obtenir ?

– Oui, oui, murmura Octave, que cette promenade parmi desmatériaux tirait de ses préoccupations.

L’abbé Mauduit, la voix haute, avait un air de machiniste enchef indiquant la plantation de quelque grand décor.

– Naturellement, la plus sévère nudité, rien que des mursde pierre, sans un bout de peinture, sans le moindre filet d’or. Ilfaut que nous soyons dans une crypte, dans quelque chose desouterrain et de désolé… Mais le gros effet est le Christ en croix,ayant à ses pieds la Vierge et Madeleine. Je le plante au sommetd’un rocher, je détache les statues blanches sur un fondgris ; et c’est alors que mon jour de coupole les éclairecomme d’un rayon invisible, d’une clarté vive qui les fait venir enavant, qui les anime d’une vie surnaturelle… Vous verrez ça, vousverrez ça !

Et il se tourna pour crier à un ouvrier :

– Enlevez donc la Vierge, vous allez finir par lui casserla cuisse.

L’ouvrier appela un camarade. À eux deux, ils empoignèrent laVierge par les reins, puis la portèrent à l’écart, comme une grandefille blanche, tombée raide d’une attaque nerveuse.

– Méfiez-vous ! répétait le prêtre qui les suivait aumilieu des gravats, sa robe est déjà fêlée. Attendez !

Il leur donna un coup de main, saisit Marie par le dos et sortittout plâtreux de cet embrassement.

– Alors, reprit-il en revenant vers Octave, imaginez queles deux baies de la nef, là, devant nous, soient ouvertes, etallez vous placer dans la chapelle de la Vierge. Par-dessusl’autel, à travers la chapelle de l’Adoration perpétuelle, tout aufond, vous apercevrez le Calvaire… Et vous imaginez-vous l’effet,ces trois grandes figures, ce drame simple et nu, dans cetenfoncement de tabernacle, au-delà de cette nuit mystérieuse desvitraux, de ces lampes et de ces candélabres d’or… Hein ? jecrois que ce sera irrésistible ?

Il devenait éloquent, il riait d’aise, très fier de sonidée.

– Les plus sceptiques seront remués, dit Octave pour luifaire plaisir.

– N’est-ce pas ? cria-t-il. Il me tarde de voir toutcela en place.

En revenant dans la nef, il s’oublia, il garda sa voix haute,son allure d’entrepreneur ; et il parlait de Campardon avecles plus grands éloges ; un garçon qui, au Moyen Âge,disait-il, aurait eu un sens religieux très remarquable. Il avaitfait sortir Octave par la petite porte du fond, il le retint encoreun instant dans la cour du presbytère, où l’on voit le chevet del’église, noyé sous des constructions voisines. C’était là qu’ildemeurait, au second étage d’une grande maison à façade rouillée,occupée tout entière par le clergé de Saint-Roch. Une odeurdiscrète de prêtre, un silence chuchotant de confessionnalsortaient du vestibule, surmonté d’une Vierge, et des hautesfenêtres, voilées d’épais rideaux.

– J’irai voir M. Campardon ce soir, dit enfin l’abbéMauduit. Priez-le de m’attendre… Je veux causer à l’aise d’uneamélioration.

Et il salua de son air mondain. Octave était calmé. Saint-Roch,avec ses voûtes fraîches, avait détendu ses nerfs. Il regardacurieusement cette entrée d’église à travers une maisonparticulière, cette loge de concierge où l’on devait la nuit tirerle cordon pour le bon Dieu, tout ce coin de couvent perdu dans legrouillement noir du quartier. Sur le trottoir, il leva encore lesyeux : la maison étendait sa façade nue, aux fenêtres grilléeset sans rideaux ; mais des barres de fer retenaient descaisses de fleurs, sur les fenêtres du quatrième étage ; et,en bas, dans les murs épais, s’ouvraient d’étroites boutiques dontle clergé tirait profit, un savetier, un horloger, une brodeuse,même un marchand de vin, rendez-vous des croque-morts, les joursd’enterrement. Octave, disposé par son insuccès aux renoncements dece monde, regretta la tranquille existence que les vieillesservantes des curés devaient mener là-haut, dans ces chambresgarnies de verveines et de pois de senteur.

Le soir, à six heures et demie, comme il entrait sans sonnerchez les Campardon, il tomba net sur l’architecte et sur Gasparine,en train de se baiser à pleine bouche dans l’antichambre. Celle-ci,qui arrivait du magasin, n’avait pas même pris le temps de refermerla porte. Tous deux restèrent saisis.

– Ma femme se donne un coup de peigne, balbutia Campardonpour dire quelque chose. Voyez-la donc.

Octave, aussi gêné qu’eux, se hâta d’aller frapper à la chambrede Rose, où il pénétrait d’habitude en parent. Décidément, il nepouvait continuer de manger là, maintenant qu’il les surprenaitderrière les portes.

– Entrez ! cria la voix de Rose. C’est vous, Octave…Oh ! il n’y a pas de mal.

Elle n’avait pourtant pas remis son peignoir, les épaules et lesbras nus, d’une délicatesse et d’une blancheur de lait. Attentivedevant la glace, elle roulait en petits frisons ses cheveux d’or.Tous les jours, pendant des heures, c’étaient ainsi des soins detoilette excessifs, une continue préoccupation à s’étudier lesgrains de la peau, à se parer, pour s’allonger ensuite sur unechaise longue, dans un luxe et une beauté d’idole sans sexe.

– Vous vous faites donc superbe encore ce soir, dit Octaveen souriant.

– Mon Dieu ! puisque je n’ai que cette distraction,répondit-elle. Ça m’amuse… Vous savez, je n’ai jamais été femme deménage ; et puis, à présent que Gasparine va être là…Hein ? les frisons m’avantagent. Ça me console un peu, quandje suis bien habillée et que je me sens jolie.

Comme le dîner n’était pas prêt, il conta son départ duBonheur des Dames, il inventa une histoire, une autresituation guettée par lui depuis longtemps ; et il seréservait ainsi un prétexte, pour expliquer sa résolution deprendre ses repas ailleurs. Elle s’étonna qu’il pût quitter ainsiune maison où il avait de l’avenir. Mais elle était tout à saglace, elle l’écoutait mal.

– Voyez donc cette rougeur, là, derrière l’oreille… Est-ceque c’est un bouton ?

Il dut lui examiner la nuque, qu’elle lui tendait, avec sa belletranquillité de femme sacrée.

– Ce n’est rien, dit-il. Vous vous serez débarbouillée tropfort.

Et, quand il l’eut aidée à remettre son peignoir, tout de satinbleu et brodé d’argent, ce soir-là, ils passèrent dans la salle àmanger. Dès le potage, on causa du départ d’Octave de chez lesHédouin. Campardon s’exclamait, pendant que Gasparine avait auxlèvres son mince sourire ; du reste, ils étaient très à l’aisel’un devant l’autre. Le jeune homme finit même par être touché destendres prévenances dont ils accablaient Rose. Campardon luiversait à boire, Gasparine choisissait à son intention le meilleurmorceau du plat. Était-elle contente du pain, car on aurait changéle boulanger ? voulait-elle un oreiller pour lui soutenir ledos ? Et Rose, pleine de gratitude, les suppliait de ne pas sedéranger ainsi. Elle mangeait beaucoup, trônait entre eux, avec sagorge douillette de belle blonde, dans son peignoir de reine, ayantà sa droite son mari essoufflé, qui maigrissait, et à sa gauche lacousine sèche, noire, les épaules rétrécies sous sa robe sombre, lachair fondue par la passion.

Au dessert, Gasparine tança vertement Lisa qui répondait mal àmadame, au sujet d’un morceau de fromage égaré. La femme de chambredevint très humble. Déjà, Gasparine avait mis la main sur le ménageet dompté les bonnes ; d’un mot, elle faisait tremblerVictoire elle-même devant ses casseroles. Aussi Rose reconnaissantelui adressa-t-elle un regard mouillé ; on la respectait,depuis qu’elle était là, et son rêve était de lui faire quitter, àelle aussi, le Bonheur des Dames, pour la charger del’éducation d’Angèle.

– Voyons, murmura-t-elle d’une voix caressante, il y apourtant assez à s’occuper ici… Angèle, supplie ta cousine, dis-luicombien ça te ferait plaisir.

La jeune fille supplia sa cousine, tandis que Lisa approuvait dela tête. Mais Campardon et Gasparine restèrent graves : non,non, il fallait attendre, on ne se lâchait point ainsi des piedsdans la vie, sans se tenir des mains.

Maintenant, au salon, les soirées étaient délicieuses.L’architecte ne sortait plus. Justement, ce soir-là, il devaitaccrocher, dans la chambre de Gasparine, des gravures, quirevenaient de l’encadreur : Mignon aspirant au ciel, une vuede la fontaine de Vaucluse, d’autres encore. Et il était d’unegaieté de gros homme, sa barbe jaune en coup de vent, les jouesrouges d’avoir trop mangé, heureux et satisfait dans tous sesappétits. Il appela la cousine pour l’éclairer, on l’entenditenfoncer des clous, monté sur une chaise. Alors, Octave, setrouvant seul avec Rose, reprit son histoire, expliqua qu’à la findu mois il serait forcé de prendre pension ailleurs. Elle parutsurprise, mais elle avait la tête occupée, elle revint tout desuite à son mari et à la cousine, qu’elle écoutait rire.

– Hein ? s’amusent-ils, à pendre ces tableaux !…Que voulez-vous ? Achille ne se dérange plus, voici quinzejours qu’il ne me quitte pas, le soir ; non, plus de café,plus de réunions d’affaires, plus de rendez-vous ; et vousvous rappelez comme j’étais inquiète, lorsqu’il rentrait aprèsminuit !… Ah ! c’est aujourd’hui pour moi une bien grandetranquillité ! Je le garde, au moins.

– Sans doute, sans doute, murmura Octave.

Et elle parla encore de l’économie qui résultait du nouvelarrangement. Tout marchait mieux dans le ménage, on y riait dumatin au soir.

– Lorsque je vois Achille content, reprit-elle, ça mecontente. Puis, ramenée aux affaires du jeune homme :

– Alors, vraiment, vous nous quittez ?… Restez donc,puisque nous allons tous être heureux.

Il recommença ses explications. Elle comprit, elle baissa lesyeux : en effet, ce garçon devenait gênant, dans leursexpansions de famille, et elle-même éprouvait comme un soulagementde son départ, n’ayant plus d’ailleurs besoin de lui, pour tuer sessoirées. Il dut jurer de la venir voir souvent.

– Emballée, Mignon aspirant au ciel ! cria la voixjoyeuse de Campardon. Attendez, cousine, je vais vousdescendre.

On l’entendit qui la prenait dans ses bras et qui la déposaitquelque part. Il y eut un silence, puis un petit rire. Mais déjàl’architecte rentrait dans le salon ; et il présenta sa joueéchauffée à sa femme.

– C’est fini, ma cocotte… Embrasse ton loup, qui a bientravaillé.

Gasparine vint, avec une broderie, s’asseoir près de la lampe.Campardon s’était mis à découper en plaisantant une croix d’honneurdorée, trouvée sur une étiquette ; et il rougit fortement,lorsque Rose voulut lui attacher cette croix de papier avec uneépingle : on en faisait un mystère, quelqu’un lui avait promisla décoration. De l’autre côté de la lampe, Angèle, qui apprenaitune leçon d’histoire sainte, levait par moments la tête, coulaitdes regards, de son air énigmatique de fille bien élevée, instruiteà ne rien dire, et dont on ignore les pensées vraies. C’était unesoirée douce, un coin patriarcal d’une grande bonhomie.

Mais l’architecte, brusquement, eut une révolte de pudeur. Ilvenait de s’apercevoir que la petite, par-dessus son histoiresainte, lisait la Gazette de France, traînant sur latable.

– Angèle, dit-il sévèrement, que fais-tu là ?… Cematin, j’ai barré l’article au crayon rouge. Tu sais bien que tu nedois pas lire ce qui est barré.

– Papa, je lisais à côté, répondit la jeune fille.

Il ne lui en enleva pas moins le numéro, en se plaignant toutbas à Octave de la démoralisation de la presse. Il y avait encore,ce jour-là, un crime abominable. Si les familles ne pouvaient plusadmettre la Gazette de France, alors à quel journals’abonner ? Et il levait les yeux au ciel, lorsque Lisaannonça l’abbé Mauduit.

– Tiens ! c’est vrai, dit Octave, il m’avait prié devous avertir de sa visite.

L’abbé entra, souriant. Comme l’architecte avait oubliéd’enlever sa croix de papier, il balbutia devant ce sourire.Justement, l’abbé était la personne dont on cachait le nom et quis’occupait de l’affaire.

– Ce sont ces dames, murmurait Campardon. Sont-elles assezfolles ?

– Non, non, gardez-la, répondit le prêtre très aimable.Elle est bien où elle est, et nous la remplacerons par une autreplus solide.

Tout de suite, il demanda à Rose des nouvelles de sa santé, etapprouva beaucoup Gasparine de s’être fixée auprès d’une personnede sa famille. Les demoiselles seules, à Paris, couraient tant derisques ! Il disait ces choses avec son onction de bon prêtre,n’ignorant rien cependant. Ensuite, il causa des travaux, ilproposa une modification heureuse. Et il semblait être venu pourbénir la bonne union de la famille et sauver ainsi une situationdélicate, dont on pouvait causer dans le quartier. L’architecte duCalvaire devait avoir le respect des honnêtes gens.

Octave pourtant, à l’entrée de l’abbé Mauduit, avait souhaité lebonsoir aux Campardon. Comme il traversait l’antichambre, ilentendit, dans la salle à manger toute noire, la voix d’Angèle, quis’était échappée, elle aussi.

– C’est pour le beurre qu’elle criait ?demandait-elle.

– Bien sûr, répondait une autre voix, celle de Lisa. Elleest méchante comme une gale. Vous avez bien vu, à table, de quellefaçon elle m’a ramassée… Mais je m’en fiche ! Faut avoir l’aird’obéir, avec une particulière de cette espèce, et ça n’empêchepas, on rigole tout de même !

Alors, Angèle dut se jeter au cou de Lisa, car sa voix s’étouffadans le cou de la bonne.

– Oui, oui… Et, après, tant pire ! c’est toi quej’aime !

Octave montait se coucher, lorsqu’un besoin de grand air le fitdescendre. Il était au plus dix heures, il irait jusqu’auPalais-Royal. Maintenant, il se retrouvait garçon : pas defemme, ni Valérie ni Mme Hédouin n’avaient voulu deson cœur, et il s’était trop pressé de rendre à Jules Marie, laseule qu’il eût conquise, encore sans avoir rien fait pour ça. Iltâchait d’en rire, mais il éprouvait une tristesse ; il serappelait avec amertume ses succès de Marseille et voyait unmauvais présage, une véritable atteinte à sa fortune, dans ladéroute de ses séductions. Un froid le glaçait, quand il n’avaitpas des jupes autour de lui. Jusqu’à Mme Campardonqui le laissait partir sans larmes ! C’était une terriblerevanche à prendre. Est-ce que Paris allait se refuser ?

Comme il posait le pied sur le trottoir, une voix de femmel’appela ; et il reconnut Berthe, sur le seuil du magasin desoierie, dont un garçon mettait les volets.

– Est-ce vrai ? monsieur Mouret, demanda-t-elle, vousavez donc quitté le Bonheur des Dames ?

Il fut surpris qu’on le sût déjà dans le quartier. La jeunefemme avait appelé son mari. Puisqu’il voulait monter le lendemain,pour causer avec M. Mouret, il pouvait bien lui parler tout desuite. Et Auguste, la mine maussade, sans transition, offrit àOctave d’entrer chez eux. Ce dernier, pris à l’improviste,hésitait, était sur le point de refuser, en songeant au peud’importance de la maison. Mais il aperçut le joli visage deBerthe, qui lui souriait de son air de bon accueil, avec le gairegard qu’il avait déjà rencontré deux fois, le jour de son arrivéeet le jour des noces.

– Eh bien ! oui, dit-il résolument.

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