Pot-Bouille

Chapitre 16

 

Dans la matinée du mercredi, lorsque Marie avait amené Berthe àMme Josserand, celle-ci, suffoquée par une aventuredont elle sentait son orgueil atteint, était restée toute pâle,sans une parole.

Elle prit la main de sa fille avec la brutalité d’unesous-maîtresse qui jette au cabinet noir une élève coupable ;et elle la conduisit à la chambre d’Hortense, l’y poussa en disantenfin :

– Cachez-vous, ne paraissez plus… Vous tueriez votrepère.

Hortense, qui se débarbouillait, fut stupéfaite. Rouge de honte,Berthe s’était jetée sur le lit défait, en sanglotant. Elles’attendait à une explication immédiate et violente ; elleavait préparé toute une défense, décidée à crier elle aussi, dèsque sa mère irait trop loin ; et cette rudesse muette, cettefaçon de la traiter en petite fille qui a mangé un pot deconfiture, la laissait sans force, la ramenait à ses terreursd’enfant, aux larmes qu’elle répandait jadis dans les coins, avecde grands serments d’obéissance.

– Qu’y a-t-il ? qu’as-tu donc fait ? demandait sasœur, dont l’étonnement grandissait, en la voyant couverte d’unvieux châle, prêté par Marie. Est-ce que ce pauvre Auguste esttombé malade à Lyon ?

Mais Berthe ne voulait pas répondre. Non, plus tard :c’étaient des choses qu’elle ne pouvait dire ; et ellesuppliait Hortense de s’en aller, de lui abandonner la chambre, oùdu moins elle pleurerait en paix. La journée se passa de la sorte.M. Josserand était parti à son bureau, sans se douter derien ; puis, quand il revint le soir, Berthe demeura cachéeencore. Comme elle avait refusé toute nourriture, elle finit parmanger avidement le petit dîner qu’Adèle lui servit en secret. Labonne était restée à la regarder, et devant son appétit :

– Ne vous faites donc pas de bile, prenez des forces…Allez, la maison est bien calme. Tant que de tués et de blessés, iln’y a personne de mort.

– Ah ! dit la jeune femme.

Elle interrogea Adèle, qui, longuement, conta la journéeentière, le duel manqué, ce qu’avait dit M. Auguste, cequ’avaient fait les Duveyrier et les Vabre. Elle l’écoutait, ellese sentait renaître, dévorant, redemandant du pain. En vérité, elleétait trop bête de tant se chagriner, lorsque les autresparaissaient consolés déjà !

Aussi, vers dix heures, comme Hortense venait la rejoindre,l’accueillit-elle gaiement, les yeux secs. Et, étouffant leursrires, elles s’amusèrent, quand elle voulut essayer un peignoir desa sœur, qui lui était trop étroit : sa gorge, que le mariageavait gonflée, crevait l’étoffe. N’importe, en tirant sur lesboutons, elle le mettrait le lendemain. Toutes deux se croyaientrevenues à leur jeunesse, au fond de cette chambre, où ellesavaient vécu des années côte à côte. Cela les attendrissait et lesrapprochait, dans une affection qu’elles n’éprouvaient plus depuislongtemps. Elles durent coucher ensemble, carMme Josserand s’était débarrassée de l’ancien petitlit de Berthe. Lorsqu’elles furent allongées l’une près de l’autre,la bougie éteinte, les yeux grands ouverts sur les ténèbres, ellescausèrent, ne pouvant dormir.

– Alors, tu ne veux pas me raconter ? demanda denouveau Hortense.

– Mais, ma chérie, répondit Berthe, tu n’es pas mariée, jene peux pas… C’est une explication que j’ai eue avec Auguste. Tuentends, il est revenu…

Et, comme elle s’interrompait, sa sœur reprit avecimpatience :

– Va donc ! va donc ! en voilà desaffaires ! mon Dieu ! à mon âge, je me doutebien !

Alors, Berthe se confessa, d’abord en cherchant les mots, puisen lâchant tout, parlant d’Octave, parlant d’Auguste. Hortense, surle dos, dans le noir, l’écoutait, et elle ne jetait plus que decourtes phrases, pour la questionner ou donner son opinion :« Ensuite, qu’est-ce qu’il t’a dit ?… Et toi, qu’est-ceque tu as éprouvé ?… Tiens ! c’est drôle, je n’aimeraispas ça !… Ah ! vraiment, ça se passe de lasorte ! » Minuit, puis une heure, puis deux heuressonnèrent : elles remuaient toujours cette histoire, lesmembres peu à peu brûlés par les draps, prises d’insomnie. Berthe,dans cette demi-hallucination, oubliait sa sœur, en arrivait àpenser tout haut, soulageant son cœur et sa chair des confidencesles plus délicates.

– Oh ! moi, avec Verdier, ce sera bien simple, déclaraHortense brusquement. Je ferai comme il voudra.

Au nom de Verdier, Berthe eut un mouvement de surprise. Ellecroyait le mariage rompu, car la femme avec laquelle il habitaitdepuis quinze années, venait d’avoir un enfant, juste au moment oùil était sur le point de la lâcher.

– Tu comptes donc l’épouser quand même ?demanda-t-elle.

– Tiens ! pourquoi pas ?… J’ai fait la bêtise detrop attendre. Mais l’enfant va mourir. C’est une fille, elle esttoute scrofuleuse.

Et, crachant le mot de maîtresse, dans un dégoût, elle montra sahaine d’honnête bourgeoise à marier, contre cette créature quivivait depuis si longtemps avec un homme. Une manœuvre, pasdavantage, son petit enfant ! oui, un prétexte qu’elle avaitinventé, lorsqu’elle s’était aperçue que Verdier, après lui avoiracheté des chemises pour ne pas la renvoyer nue, voulait l’habituerà une séparation prochaine, en découchant de plus en plusfréquemment ! Enfin, on verrait, on attendrait.

– Pauvre femme ! laissa échapper Berthe.

– Comment ! pauvre femme ! cria Hortense avecaigreur. On voit que tu as des choses à te faire pardonner, toiaussi !

Tout de suite, elle regretta cette cruauté, elle prit sa sœurdans ses bras, l’embrassa, lui jura qu’elle ne l’avait pas ditexprès. Et elles se turent. Mais elles ne dormaient pas, ellescontinuaient l’histoire, les yeux grands ouverts sur lesténèbres.

Le lendemain matin, M. Josserand éprouva un malaise.Jusqu’à deux heures de la nuit, il s’était encore entêté à fairedes bandes, malgré un accablement, une diminution lente de sesforces, dont il se plaignait depuis quelque temps. Il se levapourtant, s’habilla ; mais, au moment de partir pour sonbureau, il se sentit si épuisé, qu’il envoya un commissionnaireavec une lettre, voulant prévenir les frères Bernheim de sonindisposition.

La famille allait prendre son café au lait. C’était un déjeunerfait sans nappe, dans la salle à manger encore grasse du dîner dela veille. Ces dames venaient en camisole, trempées d’eau, lescheveux simplement relevés. En voyant son mari rester,Mme Josserand avait résolu de ne pas cacher Berthedavantage, ennuyée déjà de tout ce mystère, redoutant du reste, àchaque minute, de voir Auguste monter faire une scène.

– Comment ! tu déjeunes ! qu’y a-t-il donc ?dit le père très surpris, quand il aperçut sa fille, les yeux grosde sommeil, la gorge écrasée dans le peignoir trop étroitd’Hortense.

– Mon mari m’a écrit qu’il restait à Lyon, répondit-elle,et j’ai eu l’idée de passer la journée avec vous.

C’était un mensonge arrangé entre les deux sœurs.Mme Josserand, qui gardait sa raideur desous-maîtresse, ne le démentit pas. Mais le père examinait Berthe,troublé, averti d’un malheur ; et, l’histoire lui semblantsingulière, il allait demander comment le magasin marcherait sanselle, lorsqu’elle vint l’embrasser sur les deux joues, de son airgai et câlin d’autrefois.

– Bien vrai ? tu ne me caches rien ?murmura-t-il.

– Quelle idée ! pourquoi veux-tu que je te cachequelque chose ?

Mme Josserand se permit simplement de hausserles épaules. À quoi bon tant de précautions ? pour gagner uneheure peut-être ; ça ne valait pas la peine : il faudraittoujours que le père reçût le coup. Cependant, le déjeuner futjoyeux. M. Josserand, ravi de se retrouver entre ses deuxfilles, se croyait encore aux jours anciens, lorsqu’ellesl’égayaient, à peine éveillées, avec leurs rêves de gamines. Ellesgardaient pour lui leur bonne odeur de jeunesse, les coudes sur latable, trempant leurs tartines, riant la bouche pleine. Et tout lepassé achevait de renaître, quand il voyait en face d’elles levisage rigide de leur mère, énorme et débordante dans une vieillerobe de soie verte, qu’elle finissait d’user le matin, sanscorset.

Mais une scène fâcheuse gâta le déjeuner. Tout d’un coup,Mme Josserand interpella la bonne.

– Qu’est-ce que vous mangez donc ?

Depuis un instant, elle la surveillait. Adèle, en savates,tournait lourdement autour de la table.

– Rien, madame, répondit-elle.

– Comment ! rien !… Vous mâchez, je ne suis pasaveugle. Tenez ! vous en avez encore plein les dents.Oh ! vous aurez beau vous creuser les joues, ça se voit toutde même… Et c’est dans votre poche, n’est-ce pas ? ce que vousmangez.

Adèle se troubla, voulut reculer. MaisMme Josserand l’avait saisie par la jupe.

– Voilà un quart d’heure que je vous vois sortir des chosesde là-dedans et vous les fourrer sous le nez, en les cachant dansle creux de votre main… C’est donc bien bon ? Montrez unpeu.

Elle fouilla à son tour et retira une poignée de pruneaux cuits.Du jus coulait encore.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? cria-t-ellefurieusement.

– Des pruneaux, madame, dit la bonne, qui, se voyantdécouverte, devenait insolente.

– Ah ! vous mangez mes pruneaux ! C’est donc çaqu’ils filent si vite et qu’ils ne reparaissent plus sur latable !… S’il est possible, des pruneaux ! dans unepoche !

Et elle l’accusa de boire aussi son vinaigre. Toutdisparaissait ; on ne pouvait laisser traîner une pomme deterre, sans être certain de ne plus la retrouver.

– Vous êtes un gouffre, ma fille.

– Donnez-moi de quoi manger, répliqua carrément Adèle, jene dirai rien à vos pommes de terre.

Ce fut le comble. Mme Josserand se leva,majestueuse, terrible.

– Taisez-vous, répondeuse !… Oh ! je sais, cesont les autres bonnes qui vous gâtent. Dès qu’il y a, dans unemaison une bête qui débarque de sa province, il faut que lescoquines de tous les étages la mettent au courant d’un tasd’horreurs… Vous n’allez plus à la messe, et vous volez,maintenant !

Adèle, la tête montée en effet par Lisa et par Julie, ne cédapas.

– Quand j’étais une bête, comme vous dites, fallait pasabuser… C’est fini.

– Sortez, je vous chasse ! criaMme Josserand, la main tendue vers la porte, dansun geste tragique.

Elle s’assit, secouée, pendant que la bonne, sans se presser,traînait ses savates et avalait encore un pruneau, avant deretourner dans sa cuisine. On la chassait ainsi une fois parsemaine ; ça ne l’émotionnait plus. Autour de la table, il yeut un silence pénible. Hortense finit par dire que ça n’avançait àrien, de toujours la flanquer dehors, pour toujours la garderensuite. Sans doute elle volait et elle devenait insolente ;mais autant celle-là qu’une autre, car elle consentait à les servirau moins, tandis qu’une autre ne les tolérerait pas huit jours,même avec l’agrément de boire le vinaigre et de fourrer lespruneaux dans sa poche.

Le déjeuner, cependant, s’acheva dans une intimité attendrie.M. Josserand, très ému, parla de ce pauvre Saturnin quis’était fait reconduire là-bas, la veille, pendant sonabsence ; et il croyait à un accès de folie furieuse, aumilieu du magasin, car on lui avait conté cette histoire. Ensuite,comme il se plaignait de ne plus voir Léon,Mme Josserand, redevenue muette, déclara sèchementqu’elle l’attendait le jour même ; peut-être viendrait-ildéjeuner. Depuis une semaine, le jeune homme avait rompu avecMme Dambreville, qui, pour tenir sa promesse,voulait le marier à une veuve, sèche et noire ; mais luientendait épouser une nièce de M. Dambreville, une créole trèsriche et d’une beauté éclatante, débarquée au mois de septembrechez son oncle, après avoir perdu son père, mort aux Antilles. Etil y avait eu des scènes terribles entre les deux amants,Mme Dambreville refusait sa nièce à Léon, brûlée dejalousie, ne pouvant se résigner devant cette fleur adorable dejeunesse.

– Où en est le mariage ? demanda M. Josserandavec discrétion.

D’abord, la mère répondit en phrases expurgées, à caused’Hortense. Maintenant, elle était aux pieds de son fils, un garçonqui réussissait ; et même elle le jetait parfois à la face dupère, en disant que, Dieu merci ! celui-là tenait d’elle etqu’il ne laisserait pas sa femme sans souliers. Peu à peu, elles’échauffa.

– Enfin, il en a assez ! C’est bon un moment, ça nelui a pas été nuisible. Mais, si la tante ne donne pas la nièce,bonsoir ! il lui coupe les vivres… Moi, je l’approuve.

Hortense, par décence, se mit à boire son café, en affectant dedisparaître derrière le bol ; tandis que Berthe, qui pouvaittout entendre désormais, avait une légère moue de répugnance pourles succès de son frère. La famille allait se lever de table, etM. Josserand, ragaillardi, se sentant beaucoup mieux, parlaitde se rendre quand même à son bureau, lorsque Adèle apporta unecarte. La personne attendait au salon.

– Comment, c’est elle ! à cette heure-ci !s’écria Mme Josserand. Et moi qui n’ai pas decorset !… Tant pis ! il faut que je lui dise sesvérités !

C’était justement Mme Dambreville. Le père etles deux filles restèrent alors à causer dans la salle à manger,pendant que la mère se dirigeait vers le salon. Devant la porte,avant de la pousser, elle examina d’un œil inquiet sa vieille robede soie verte, tâcha de la boutonner, l’éplucha des fils ramasséssur les parquets ; et elle fit rentrer d’une tape sa gorgedébordante.

– Vous m’excusez, chère madame, dit la visiteuse avec unsourire. Je passais, j’ai voulu avoir de vos nouvelles.

Elle était sanglée, coiffée, collée, dans une toilette d’unecorrection parfaite, et elle avait l’aisance d’une femme aimable,montée pour donner le bonjour à une amie. Seulement, son souriretremblait, on sentait derrière ses grâces mondaines une angoisseaffreuse, dont frissonnait tout son être ; elle parla d’abordde mille choses, évita de prononcer le nom de Léon, puis se décidaà sortir de sa poche une lettre de lui, qu’elle venait derecevoir.

– Oh ! une lettre, une lettre, murmura-t-elle, la voixchangée, gagnée par les larmes. Qu’a-t-il donc contre moi, chèremadame ? Le voilà qui ne veut plus remettre les pieds cheznous !

Et sa main fiévreuse tendait la lettre, qui remuait.Mme Josserand la prit, la lut froidement. C’étaitune rupture, en trois lignes d’une concision cruelle.

– Mon Dieu ! dit-elle en la lui rendant, Léon n’apeut-être pas tort…

Mais, tout de suite, Mme Dambreville vanta laveuve, une femme de trente-cinq ans à peine, du plus grand mérite,suffisamment riche, qui ferait un ministre de son mari, tant elleétait active. Enfin, elle tenait ses promesses, elle trouvait pourLéon un beau parti : qu’avait-il à se fâcher ? Et, sansattendre une réponse, se décidant dans un tressaillement nerveux,elle nomma Raymonde, sa nièce. Vraiment, était-ce possible ?une gamine de seize ans, une sauvage qui ne savait rien del’existence !

– Pourquoi pas ? répétaitMme Josserand à chaque interrogation, pourquoi pas,s’il l’aime ?

Non ! non ! il ne l’aimait pas, il ne pouvait pasl’aimer ! Mme Dambreville se débattait,s’abandonnait.

– Voyons, cria-t-elle, je ne lui demande qu’un peu degratitude… C’est moi qui l’ai fait, c’est grâce à moi qu’il estauditeur, et il trouvera sa nomination de maître des requêtes dansla corbeille… Madame, je vous en supplie, dites-lui qu’il revienne,dites-lui qu’il me fasse ce plaisir. Je m’adresse à son cœur, àvotre cœur de mère, oui, à tout ce que vous avez de noble…

Elle joignit les mains, ses paroles se brisaient. Il y eut unsilence, toutes deux restaient face à face. Et brusquement, elleéclata en gros sanglots, vaincue, emportée, bégayant :

– Pas avec Raymonde, oh ! non, pas avecRaymonde !

C’était une rage d’amour, le cri d’une femme qui refuse devieillir, qui se cramponne au dernier homme, dans la crise ardentedu retour d’âge. Elle avait saisi les mains deMme Josserand, elle les trempait de larmes, avouanttout à la mère, s’humiliant devant elle, répétant qu’elle seulepouvait agir sur son fils, jurant un dévouement de servante, sielle le lui rendait. Sans doute, elle n’était pas venue pour direces choses ; elle se promettait, au contraire, de ne rienlaisser deviner, mais son cœur crevait, il n’y avait pas de safaute.

– Taisez-vous, ma chère, vous me faites honte, répondaitMme Josserand, l’air fâché. J’ai des filles quipeuvent vous entendre… Moi, je ne sais rien, je ne veux riensavoir. Si vous avez des affaires avec mon fils, arrangez-vousensemble. Jamais je n’accepterai un rôle équivoque.

Pourtant, elle l’accabla de conseils. À son âge, on devait serésigner. Dieu lui serait d’un grand secours. Mais il fallaitqu’elle livrât sa nièce, si elle voulait offrir au ciel sonsacrifice comme une expiation. Du reste, la veuve ne convenait pasdu tout à Léon, qui avait besoin d’une femme de visage aimable,pour donner des dîners. Et elle parla de son fils avec admiration,flattée dans son orgueil, le détaillant, le montrant digne des plusjolies personnes.

– Songez donc, chère amie, qu’il n’a pas trente ans. Jeserais désolée de vous désobliger, mais vous pourriez être sa mère…Oh ! il sait ce qu’il vous doit, et je suis moi-même pénétréede reconnaissance. Vous resterez son bon ange. Seulement, quandc’est fini, c’est fini. Vous n’espériez peut-être pas le gardertoujours !

Et, comme la malheureuse refusait d’entendre raison, voulait leravoir simplement, tout de suite, la mère se fâcha.

– Eh ! madame, allez vous promener à la fin ! Jesuis trop bonne d’y mettre de la complaisance… Il ne veut plus, cetenfant ! ça s’explique. Regardez-vous donc ! C’est moi,maintenant, qui le rappellerais au devoir, s’il cédait encore à vosexigences ; car, je vous le demande, quel intérêt ça peut-ilavoir pour vous deux, désormais ?… Justement, il va venir, etsi vous avez compté sur moi…

De toutes ces paroles, Mme Dambrevillen’entendit que la dernière phrase. Depuis huit jours, ellepoursuivait Léon, sans parvenir à le voir. Son visage s’éclaira,elle jeta ce cri de son cœur :

– S’il doit venir, je reste !

Dès lors, elle s’installa, s’alourdit comme une masse dans unfauteuil, les regards fixés sur le vide, ne répondant plus, avecl’obstination d’une bête qui ne cédera pas, même sous les coups.Mme Josserand, désolée d’avoir trop parlé,exaspérée de cette borne tombée dans son salon, et qu’elle n’osaitpourtant pousser dehors, finit par la laisser seule. D’ailleurs, unbruit venu de la salle à manger l’inquiétait : elle croyaitreconnaître la voix d’Auguste.

– Parole d’honneur ! madame, on n’a jamais vuça ! dit-elle en refermant violemment la porte. C’est de ladernière indiscrétion !

En effet, Auguste était monté pour avoir avec les parents de safemme l’explication dont il méditait les termes depuis la veille.M. Josserand, de plus en plus gaillard, et détourné décidémentdu bureau par une pensée de débauche, proposait une promenade à sesfilles, lorsque Adèle vint annoncer le mari deMme Berthe. Ce fut un effarement. La jeune femmeavait pâli.

– Comment ! ton mari ? dit le père. Mais il étaità Lyon !… Ah ! vous mentiez ! Il y a un malheur,voilà deux jours que je le sens.

Et, comme elle se levait, il la retint.

– Parle, vous vous êtes encore disputés ? pourl’argent, n’est-ce pas ? Hein ? peut-être à cause de ladot, des dix mille francs que nous ne lui avons paspayés ?

– Oui, oui, c’est ça, balbutia Berthe, qui se dégagea etqui s’enfuit.

Hortense, elle aussi, s’était levée. Elle rejoignit sa sœur encourant, toutes deux se réfugièrent dans sa chambre. Leurs juponsenvolés avaient laissé un frisson de panique, le père se trouvabrusquement seul devant la table, au milieu de la salle à mangersilencieuse. Tout son malaise lui remontait au visage, une pâleurterreuse, une lassitude désespérée de la vie. L’heure qu’ilredoutait, qu’il attendait avec une honte pleine d’angoisse, étaitarrivée : son gendre allait parler de l’assurance ; etlui devrait avouer l’expédient de malhonnête homme auquel il avaitconsenti.

– Entrez, entrez, mon cher Auguste, dit-il la voixétranglée. Berthe vient de m’avouer la querelle. Je ne suis pastrès bien portant, et l’on me gâte… Vous me voyez désespéré de nepouvoir vous donner cet argent. Ma faute a été de promettre, je lesais…

Il continua péniblement, de l’air d’un coupable qui fait desaveux. Auguste l’écoutait, surpris. Il s’était renseigné, ilconnaissait la cuisine louche de l’assurance ; mais iln’aurait point osé réclamer le versement des dix mille francs, depeur que la terrible Mme Josserand ne l’envoyâtd’abord au tombeau du père Vabre toucher ses dix mille francs, àlui. Toutefois, puisqu’on lui en parlait, il partit de là. C’étaitun premier grief.

– Oui, monsieur, je sais tout, vous m’avez absolument fichudedans, avec vos histoires. Ce me serait encore égal, de ne pasavoir l’argent ; mais c’est l’hypocrisie qui m’exaspère !Pourquoi cette complication d’une assurance qui n’existaitpas ? Pourquoi se donner des airs de tendresse et desensibilité, en offrant d’avancer des sommes que vous disiez nepouvoir toucher que trois ans plus tard. Et vous n’aviez pas unsou !… Une telle façon d’agir porte un nom dans tous lespays.

M. Josserand ouvrit la bouche pour crier : « Cen’est pas moi, ce sont eux ! » Mais il gardait une pudeurde la famille, il baissa la tête, acceptant la vilaine action.Auguste continuait :

– D’ailleurs, tout le monde était contre moi, Duveyriers’est encore conduit là comme un pas grand-chose, avec son gredinde notaire ; car je demandais qu’on mît l’assurance dans lecontrat, à titre de garantie, et l’on m’a imposé silence… Sij’avais exigé cela, pourtant, vous commettiez un faux. Oui,monsieur, un faux !

Très pâle, le père s’était levé à cette accusation, et il allaitrépondre, offrir son travail, acheter le bonheur de sa fille detoute l’existence qu’il lui restait à vivre, lorsqueMme Josserand, jetée hors d’elle par l’entêtementde Mme Dambreville, ne faisant plus attention à savieille robe de soie verte dont sa gorge courroucée achevait decrever le corsage, entra comme dans un coup de vent.

– Hein ? quoi ? cria-t-elle, qui parle defaux ? C’est monsieur ?… Allez d’abord au Père-Lachaise,monsieur, pour voir si la caisse de votre père estouverte !

Auguste s’y attendait, mais il n’en fut pas moins horriblementvexé. Du reste, elle ajoutait, la tête haute, écrasanted’aplomb :

– Nous les avons, vos dix mille francs. Oui, ils sont là,dans un tiroir… Mais nous ne vous les donnerons que lorsqueM. Vabre sera revenu vous donner les vôtres… En voilà unefamille ! un père joueur qui nous fiche tous dedans, et unbeau-frère voleur qui colle la succession dans sa poche !

– Voleur ! voleur ! bégaya Auguste, poussé àbout, les voleurs sont ici, madame !

Tous deux, le visage enflammé, s’étaient plantés l’un devantl’autre. M. Josserand, que ces violences brisaient, lessépara. Il les suppliait d’être calmes ; et, secoué d’untremblement, il fut obligé de s’asseoir.

– En tout cas, reprit le gendre après un silence, je neveux pas de salope dans mon ménage… Gardez votre argent et gardezvotre fille. J’étais monté pour vous dire ça.

– Vous changez de question, fit remarquer tranquillement lamère. C’est bon, nous allons en causer.

Mais le père, sans force pour se lever, les regardait d’un aird’épouvante. Il ne comprenait plus. Que disaient-ils ? Quelleétait donc la salope ? Puis, lorsque, à les entendre, il sutque c’était sa fille, il y eut en lui un déchirement, une plaieouverte, par où son reste de vie s’en allait. Mon Dieu ! ilmourrait donc de son enfant ? Il serait puni de toutes sesfaiblesses, en elle, qu’il n’avait pas su élever ? Déjà,l’idée qu’elle vivait endettée, continuellement aux prises avec sonmari, lui gâtait sa vieillesse, le faisait revivre les tourments desa propre existence. Et voilà, maintenant, qu’elle tombait àl’adultère, à ce dernier degré de vilenie pour une femme, quirévoltait son honnêteté simple de brave homme ! Muet, prisd’un grand froid, il écoutait la dispute des deux autres.

– Je vous avais bien dit qu’elle me tromperait !criait Auguste d’un air de triomphe indigné.

– Et je vous ai répondu que vous faisiez tout pourça ! déclarait victorieusement Mme Josserand.Oh ! je ne donne pas raison à Berthe ; c’est idiot, samachine ; et elle ne perdra pas pour attendre, je lui dirai mafaçon de voir… Mais enfin, puisqu’elle n’est pas là, je puis leconstater : vous seul êtes coupable.

– Comment ! coupable !

– Sans doute, mon cher. Vous ne savez pas prendre lesfemmes… Tenez ! un exemple. Est-ce que vous daignez seulementvenir à mes mardis ? Non, vous restez au plus une demi-heure,et trois fois dans la saison. On a beau avoir toujours mal à latête, on est poli… Oh ! bien sûr, ce n’est pas un grandcrime ; n’importe, vous voilà jugé, vous manquez desavoir-vivre.

Sa voix sifflait d’une rancune lentement amassée ; car, enmariant sa fille, elle avait surtout compté sur son gendre pourmeubler son salon. Et il n’amenait personne, il ne venait mêmepas : c’était la fin d’un de ses rêves, jamais elle nelutterait contre les chœurs des Duveyrier.

– Du reste, ajouta-t-elle avec ironie, je ne force personneà s’amuser chez moi.

– Le fait est qu’on ne s’y amuse guère, répondit-il,impatienté.

Du coup, elle s’emporta.

– Allons, prodiguez vos insultes !… Sachez, monsieur,que j’aurais tout le beau monde de Paris, si je voulais, et que jen’ai pas attendu après vous pour tenir mon rang !

Il n’était plus question de Berthe, l’adultère avait disparudans cette querelle personnelle. M. Josserand les écoutaittoujours, comme s’il eût roulé au fond d’un cauchemar. Ce n’est paspossible, sa fille ne pouvait lui faire ce chagrin ; et,péniblement, il finit par se lever, il sortit, sans dire uneparole, pour aller chercher Berthe. Dès qu’elle serait là, elle sejetterait au cou d’Auguste, on s’expliquerait, on oublierait tout.Il la trouva en train de se disputer avec Hortense, qui la poussaità implorer son mari, ayant assez d’elle déjà, et craignant departager sa chambre longtemps. La jeune femme résistait ;pourtant, elle finit par le suivre. Comme ils rentraient dans lasalle à manger, où les bols du déjeuner traînaient encore,Mme Josserand criait :

– Non, parole d’honneur ! je ne vous plains pas.

En apercevant Berthe, elle se tut, elle retomba dans sa majestésévère. Auguste avait eu, à la vue de sa femme, un grand geste deprotestation, comme pour l’ôter de son chemin.

– Voyons, dit M. Josserand de sa voix douce ettremblante, qu’est-ce que vous avez tous ? Je ne sais plus,vous me rendez fou avec vos histoires… N’est-ce pas ? monenfant, ton mari se trompe. Tu vas lui expliquer… Il faut avoir unpeu pitié des vieux parents. Faites-le pour moi,embrassez-vous.

Berthe, qui aurait embrassé Auguste tout de même, restaitgauche, étranglée dans son peignoir, en le voyant se reculer d’unair de répugnance tragique.

– Comment ! tu refuses, ma mignonne ? continuaitle père. Tu dois faire le premier pas… Et vous, mon cher garçon,encouragez-la, soyez indulgent.

Le mari enfin éclata.

– L’encourager, ah bien !… Je l’ai trouvée en chemise,monsieur ! et avec cet homme ! Vous moquez-vous de moi,de vouloir que je l’embrasse !… En chemise,monsieur !

M. Josserand restait béant. Puis, il saisit le bras deBerthe.

– Tu ne dis rien, c’est donc vrai ?… À genoux,alors !

Mais Auguste avait gagné la porte. Il se sauvait.

– Inutile ! ça ne prend plus, vos comédies !…N’essayez pas de me la coller encore sur les épaules, c’est tropd’une fois. Entendez-vous, jamais ! j’aimerais mieux plaider.Passez-la à un autre, si elle vous embarrasse. Et, d’ailleurs, vousne valez pas mieux qu’elle !

Il attendit d’être dans l’antichambre, il se soulagea de cedernier cri :

– Oui, quand on a fait une garce de sa fille, on ne lafourre pas à un honnête homme !

La porte de l’escalier battit, un profond silence régna. Berthe,machinalement, avait repris sa place devant la table, baissant lesyeux, regardant un reste de café, au fond de son bol ; tandisque sa mère marchait à grands pas, emportée dans la tempête de sesgrosses émotions. Le père, épuisé, avec un visage blême d’agonie,s’était assis tout seul, à l’autre bout de la pièce, contre un mur.Une odeur de beurre rance, du beurre de mauvaise qualité achetéexprès aux Halles, empoisonnait la pièce.

– Maintenant que ce grossier est parti, ditMme Josserand, on peut s’entendre… Ah !monsieur, voilà les résultats de votre incapacité.Reconnaissez-vous enfin vos torts ? croyez-vous qu’onviendrait chercher des querelles pareilles à un des frèresBernheim, à un propriétaire de la cristallerie Saint-Joseph ?Non, n’est-ce pas ? Si vous m’aviez écoutée, si vous aviez misvos patrons dans votre poche, ce grossier serait à nos genoux, caril ne demande évidemment que de l’argent… Ayez de l’argent et vousserez considéré, monsieur. Il vaut mieux faire envie que pitié.Quand j’ai eu vingt sous, j’ai toujours dit que j’en avaisquarante… Mais vous, monsieur, vous vous fichez que j’aille lespieds nus, vous avez trompé indignement votre femme et vos filles,en les traînant dans une vie de meurt-de-faim. Oh ! neprotestez pas, tous nos malheurs viennent de là !

M. Josserand, les regards éteints, n’avait pas même fait unmouvement. Elle s’était arrêtée devant lui, avec le besoin enragéd’une scène ; puis, le voyant immobile, elle reprit samarche.

– Oui, oui, jouez le dédain. Vous savez que ça ne m’émeutguère… Et nous verrons si vous osez encore dire du mal de mafamille, après tout ce qui se passe dans la vôtre. Mais l’oncleBachelard est un aigle ! mais ma sœur est très polie !Tenez, voulez-vous connaître mon opinion ? eh bien ! monpère ne serait pas mort, que vous l’auriez tué… Quant au vôtre, depère…

La pâleur de M. Josserand augmentait. Il murmura :

– Je t’en supplie, Éléonore… Je t’abandonne mon père, jet’abandonne toute ma famille… Seulement, je t’en supplie,laisse-moi. Je ne me sens pas bien.

Berthe, apitoyée, avait levé la tête.

– Maman, laisse-le, dit-elle.

Alors, se tournant contre sa fille,Mme Josserand repartit avec plus de violence.

– Toi, je te gardais, attends un peu !… Oui, depuishier, j’amasse. Mais, je te préviens, ça déborde, ça déborde… Avecce calicot, si c’est possible ! Tu as donc perdu toutefierté ? Moi, je croyais que tu l’utilisais, que tu étaisaimable, juste assez pour lui faire prendre à cœur la vente, enbas ; et je t’aidais, je l’encourageais… Enfin, dis-moi quelintérêt as-tu vu là-dedans ?

– Aucun, bien sûr, balbutia la jeune femme.

– Pourquoi l’as-tu pris alors ? C’était encore plusbête que vilain.

– Tu es drôle, maman : on ne sait jamais, dans cesaffaires-là.

Mme Josserand s’était remise à marcher.

– Ah ! on ne sait jamais ! Eh bien ! si, ilfaut savoir !… Je vous demande un peu, se mal conduire !mais ça n’a pas une ombre de bon sens, c’est ce quim’exaspère ! Est-ce que je t’ai dit de tromper ton mari ?est-ce que j’ai trompé ton père, moi ? Il est là,questionne-le. Qu’il parle, s’il m’a jamais surprise avec unhomme.

Sa marche se ralentissait, devenait majestueuse ; et elledonnait, sur son corsage vert, de grandes tapes qui lui rejetaientla gorge sous les bras.

– Rien, pas une faute, pas un oubli, même en pensée. Ma vieest chaste… Et Dieu sait pourtant si ton père m’en a faitsupporter ! J’aurais eu toutes les excuses, bien des femmes seseraient payé des vengeances. Mais j’avais du bon sens, ça m’asauvée… Aussi, tu le vois, il n’a pas un mot à dire. Il reste là,sur une chaise, sans trouver une raison. J’ai tous les droits, jesuis honnête… Ah ! grande cruche, tu ne te doutes pas de tabêtise !

Et, doctement, elle fit un cours pratique de morale, dans laquestion de l’adultère. Est-ce que, maintenant, Auguste n’était pasautorisé à la traiter en maître ? Elle lui avait fourni unearme terrible. Même s’ils se remettaient ensemble, elle ne pourraitlui chercher la moindre dispute, sans recevoir immédiatement sonpaquet. Hein ? la jolie position ! comme elle prendraitde l’agrément, à plier l’échine toujours ! C’était fini, elledevait dire adieu aux petits bénéfices qu’elle aurait tirés d’unmari obéissant, des gentillesses et des égards. Non, plutôt vivrehonnête, que de ne plus être la maîtresse de crier chezsoi !

– Devant Dieu ! dit-elle, moi, je jure que je meserais retenue, même si l’empereur m’avait tourmentée !… On yperd trop.

Elle fit quelques pas en silence, parut réfléchir, puisajouta :

– D’ailleurs, c’est la plus grande des hontes.

M. Josserand la regardait, regardait sa fille, remuant leslèvres sans parler ; et tout son être meurtri les conjurait decesser cette explication cruelle. Mais Berthe, qui pliait devantles violences, restait blessée de la leçon de sa mère. À la fin,elle se révoltait, car elle avait l’inconscience de sa faute, dansson ancienne éducation de fille à marier.

– Dame ! dit-elle, en mettant carrément les coudes surla table, il ne fallait pas me faire épouser un homme que jen’aimais pas… Maintenant, je le hais, j’en ai pris un autre.

Et elle continua. Toute l’histoire de son mariage revenait, dansses phrases courtes, lâchées par lambeaux : les trois hiversde chasse à l’homme, les garçons de tous poils aux bras desquels onla jetait, les insuccès de cette offre de son corps, sur lestrottoirs autorisés des salons bourgeois ; puis, ce que lesmères enseignent aux filles sans fortune, tout un cours deprostitution décente et permise, les attouchements de la danse, lesmains abandonnées derrière une porte, les impudeurs de l’innocencespéculant sur les appétits des niais ; puis, le mari fait unbeau soir, comme un homme est fait par une gueuse, le mariraccroché sous un rideau, excité et tombant au piège, dans lafièvre de son désir.

– Enfin, il m’embête et je l’embête, déclara-t-elle. Cen’est pas ma faute, nous ne nous comprenons pas… Dès le lendemain,il a eu l’air de croire que nous l’avions mis dedans ; oui, ilétait refroidi, désolé, comme les jours où il rate une vente… Moi,de mon côté, je ne le trouvais guère drôle. Vrai ! si lemariage n’offrait pas plus d’agrément ! Et c’est parti de là.Tant pis ! ça devait arriver, je ne suis pas la pluscoupable.

Elle se tut, puis ajouta avec une conviction profonde :

– Ah ! maman, comme je te comprends,aujourd’hui !… Tu te rappelles ? quand tu nous disais quetu en avais par-dessus la tête.

Mme Josserand, debout devant elle, l’écoutaitdepuis un instant, dans une stupeur indignée.

– Moi ! j’ai dit ça ! cria-t-elle.

Mais Berthe, lancée, ne s’arrêtait plus.

– Tu l’as dit vingt fois… Et, d’ailleurs, j’aurais voulu tevoir à ma place. Auguste n’est pas bon comme papa. Vous vous seriezbattus pour l’argent, au bout de huit jours… C’est celui-là quit’aurait fait dire tout de suite que les hommes ne sont bons qu’àêtre fichus dedans !

– Moi ! j’ai dit ça ! répéta la mère horsd’elle.

Elle s’avança si menaçante sur sa fille, que le père tendit lesmains, dans un geste de prière qui demandait grâce. Les éclats devoix des deux femmes le frappaient au cœur, sans relâche ; et,à chaque secousse, il sentait la blessure grandir. Des larmesjaillirent de ses yeux, il balbutia :

– Finissez, épargnez-moi.

– Eh ! non, c’est épouvantable, repritMme Josserand d’une voix plus haute. Voilà quecette malheureuse à présent me prête son dévergondage ! Vousallez voir que ce sera moi bientôt qui aurai trompé son mari…Alors, c’est ma faute ? car, au fond, ça veut dire ça… C’estma faute ?

Berthe restait les deux coudes sur la table, très pâle, maisrésolue.

– Bien sûr que si tu m’avais élevée autrement…

Elle n’acheva pas. À toute volée, sa mère lui allongea unegifle, et si forte, qu’elle la cloua du coup sur la toile cirée.Depuis la veille, elle avait cette gifle dans la main ; ça luidémangeait les doigts, comme aux jours lointains où la petites’oubliait encore en dormant.

– Tiens ! cria-t-elle, voilà pour tonéducation !… Ton mari aurait dû t’assommer.

La jeune femme sanglotait, sans se relever, la joue contre lebras. Elle oubliait ses vingt-quatre ans, cette gifle la ramenaitaux gifles d’autrefois, à tout un passé d’hypocrisie craintive. Sarésolution de grande personne émancipée se fondait dans une grossedouleur de petite fille.

Mais, à l’entendre pleurer si fort, une émotion terrible s’étaitemparée du père. Il se levait enfin, éperdu ; et il repoussaitla mère, en disant :

– Vous voulez donc me tuer, toutes les deux… Dites ?faut-il que je me mette à genoux ?

Mme Josserand, soulagée, n’ayant rien à ajouter,se retirait dans un royal silence, lorsque, derrière la porte,brusquement ouverte, elle trouva Hortense, l’oreille tendue. Ce futun nouvel éclat.

– Ah ! tu écoutais ces saletés, toi ! L’unecommet des horreurs, l’autre s’en régale : vous faites lapaire ! Mais, grand Dieu ! qui est-ce qui vous a doncélevées ?

Hortense, sans s’émouvoir, était entrée.

– Je n’avais pas besoin d’écouter, on vous entend du fondde la cuisine. La bonne se tord… D’ailleurs, je suis d’âge à êtremariée, je puis bien savoir.

– Verdier, n’est-ce pas ? reprit la mère avecamertume. Voilà les satisfactions que tu me donnes, toi aussi…Maintenant, tu attends la mort d’un mioche. Tu peux attendre, ilest gros et gras, on me l’a dit. C’est bien fait.

Tout un flot de bile avait jauni le visage maigre de la jeunefille. Elle répondit, les dents serrées :

– S’il est gros et gras, Verdier peut le lâcher. Et je lelui ferai lâcher plus tôt qu’on ne pense, pour vous attraper tous…Oui, oui, je me marierai seule. Ils sont trop solides, les mariagesque tu bâcles !

Puis, comme sa mère revenait sur elle :

– Ah ! tu sais, on ne me gifle pas, moi !… Prendsgarde.

Elles se regardèrent fixement, et Mme Josserandcéda la première, cachant sa retraite sous un air de dominationdédaigneuse. Mais le père avait cru à un recommencement de labataille. Alors, pris entre les trois femmes, lorsqu’il vit cettemère et ces filles, toutes les créatures qu’il avait aimées, finirpar se manger entre elles, il sentit un monde crouler sous lui, ils’en alla de son côté, se réfugia au fond de la chambre, commefrappé à mort et désireux d’y mourir seul. Il répétait au milieu deses sanglots :

– Je ne peux plus… je ne peux plus…

La salle à manger retomba dans le silence. Berthe, la jouecontre le bras, soulevée encore de longs soupirs nerveux, secalmait. Tranquillement, Hortense s’était assise de l’autre côté dela table, beurrant un reste de rôtie afin de se remettre. Ensuite,elle désespéra sa sœur par des raisonnements tristes : çadevenait inhabitable chez eux ; à sa place, elle préféreraitrecevoir des gifles de son mari que de sa mère, car c’était plusnaturel ; elle, d’ailleurs, quand elle aurait épousé Verdier,flanquerait carrément sa mère à la porte, pour ne pas avoir desscènes pareilles dans son ménage. À ce moment, Adèle vint desservirla table ; mais Hortense continua, disant qu’on se feraitdonner congé, si ça recommençait ; et la bonne partagea cetteopinion : elle avait dû fermer la fenêtre de la cuisine, parceque déjà Lisa et Julie allongeaient le nez. Du reste, ça luisemblait drôle, elle riait encore ; Mme Bertheen avait reçu une fameuse ; tant que de tués et de blessés,elle était la plus malade. Puis, roulant sa taille épaisse, elleeut un mot de profonde philosophie : après tout, la maisons’en fichait, fallait bien vivre, on ne se rappellerait même plusmadame et ses deux messieurs dans huit jours. Hortense, quil’approuvait d’un hochement de tête, l’interrompit pour se plaindredu beurre, dont elle avait la bouche empestée. Dame ! dubeurre à vingt-deux sous, ça ne pouvait être que de la poison. Et,comme il laissait au fond des casseroles un résidu infect, Adèleexpliquait qu’il n’était pas même économique, lorsqu’un bruitsourd, un lointain ébranlement du plancher, leur fit brusquementprêter l’oreille.

Berthe, inquiète, avait enfin levé la tête.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle.

– C’est peut-être madame et l’autre dame, dans le salon,dit Adèle.

Mme Josserand venait d’avoir un sursaut desurprise, en traversant le salon. Une femme était là, touteseule.

– Comment ! c’est encore vous ! cria-t-elle,quand elle eut reconnu Mme Dambreville, qu’elleavait oubliée.

Celle-ci ne bougeait pas. Les querelles de la famille, l’éclatdes voix, le battement des portes, semblaient avoir passé sur sachair, sans qu’elle en eût même senti le souffle. Elle restaitimmobile, les regards perdus, enfoncée et tassée dans sa raged’amour. Mais un travail se faisait en elle, les conseils de lamère de Léon la bouleversaient, la décidaient à acheter chèrementquelques restes de bonheur.

– Voyons, reprit avec brutalitéMme Josserand, vous ne pouvez pourtant pas coucherici… Mon fils m’a écrit, je ne l’attends plus.

Alors, Mme Dambreville parla, la bouche empâtéede silence, comme si elle se réveillait.

– Je m’en vais, excusez-moi… Et vous lui direz de ma partque j’ai réfléchi. Je consens… Oui, je réfléchirai encore, je luiferai peut-être épouser cette fille, puisqu’il le faut… Mais c’estmoi qui la lui donne, et je veux qu’il vienne me la demander, àmoi, à moi toute seule, entendez-vous !… Oh ! qu’ilrevienne, qu’il revienne !

Sa voix ardente suppliait. Elle ajouta plus bas de l’air entêtéd’une femme qui, après avoir tout sacrifié, se cramponne à unesatisfaction dernière :

– Il l’épousera, mais il habitera chez nous… Autrement riende fait. J’aime mieux le perdre.

Et elle s’en alla. Mme Josserand était redevenuecharmante. Dans l’antichambre, elle trouva des consolations, ellepromit d’envoyer le soir même son fils soumis et tendre, enaffirmant qu’il serait enchanté de vivre chez sa belle-maman. Puis,lorsqu’elle eut fermé la porte derrière le dos deMme Dambreville, elle pensa, pleine d’une tendresseapitoyée :

« Pauvre petit ! ce qu’elle va lui vendreça ! »

Mais, à ce moment, elle entendit aussi le bruit sourd, dont leplancher tremblait. Eh bien ? quoi donc ? est-ce que labonne cassait la vaisselle, maintenant ? Elle se précipitadans la salle à manger, interpella ses filles.

– Qu’y a-t-il, c’est le sucrier qui est tombé ?

– Non, maman… Nous ne savons pas.

Elle se retournait, elle cherchait Adèle, lorsqu’elle l’aperçutécoutant à la porte de la chambre à coucher.

– Que faites-vous donc ? cria-t-elle. On brise toutdans votre cuisine, et vous êtes là, à moucharder monsieur. Oui,oui, on commence par les pruneaux, et on finit par autre chose.Depuis quelque temps, vous avez des allures qui me déplaisent, voussentez l’homme, ma fille…

La bonne, les yeux écarquillés, la regardait. Ellel’interrompit.

– C’est pas tout ça… Je crois bien que c’est monsieur quiest tombé, là-dedans.

– Mon Dieu ! elle a raison, dit Berthe en pâlissant,on aurait dit la chute d’un corps.

Alors, elles pénétrèrent dans la chambre. Devant le lit,M. Josserand gisait, pris de faiblesse ; sa tête avaitporté sur une chaise, un mince filet de sang coulait de l’oreilledroite. La mère, les deux filles, la bonne, l’entourèrent,l’examinèrent. Berthe seule pleurait, reprise des gros sanglotsdont la gifle l’avait secouée. Et, quand elles voulurent, à ellesquatre, le soulever pour le mettre sur le lit, elles l’entendirentqui murmurait :

– C’est fini… Elles m’ont tué.

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