Pot-Bouille

Chapitre 14

 

Le mardi suivant, Berthe manqua de parole à Octave. Cette fois,elle l’avait averti de ne pas l’attendre, dans une brèveexplication, le soir, après la fermeture du magasin ; et ellesanglotait, elle était allée se confesser la veille, reprise d’unbesoin de religion, toute suffoquée encore par les exhortationsdouloureuses de l’abbé Mauduit. Depuis son mariage, elle nepratiquait plus ; mais, à la suite des gros mots dont lesbonnes l’avaient éclaboussée, elle venait de se sentir si triste,si abandonnée, si malpropre, qu’elle s’était rejetée pour une heuredans ses croyances d’enfant, enflammée d’un espoir de purificationet de salut. Au retour, le prêtre ayant pleuré avec elle, sa fautelui faisait horreur. Octave, impuissant, furieux, haussa lesépaules.

Puis, trois jours plus tard, elle promit de nouveau pour lemardi suivant. Dans un rendez-vous donné à son amant, passage desPanoramas, elle avait vu des châles de chantilly ; et elle enparlait sans cesse, avec des yeux mourants de désir. Aussi, lelundi matin, le jeune homme lui dit-il en riant, pour adoucir labrutalité du marché, que, si elle tenait sa parole enfin, elletrouverait chez lui une petite surprise. Elle comprit, elle se mitune fois encore à pleurer. Non ! non ! maintenant, ellen’irait pas, il lui gâtait le bonheur de leur rendez-vous. Elleavait parlé de ce châle en l’air, elle n’en voulait plus, elle lejetterait au feu, s’il lui en faisait cadeau. Pourtant, lelendemain, ils convinrent de tout : minuit et demi, ellefrapperait trois coups légers.

Ce jour-là, quand Auguste partit pour Lyon, il parut singulier àBerthe. Elle l’avait surpris parlant bas avec Rachel, derrière laporte de la cuisine ; en outre, il était jaune, grelottant,l’œil fermé ; mais, comme il se plaignait de sa migraine, ellele crut malade et lui assura que le voyage lui ferait du bien. Dèsqu’elle fut seule, elle retourna dans la cuisine, tâcha de sonderla bonne, par un reste d’inquiétude. Cette fille continuait à semontrer discrète, respectueuse, dans son attitude raide despremiers jours. La jeune femme, pourtant, la sentait vaguementmécontente ; et elle pensait qu’elle avait eu grand tort delui donner vingt francs et une robe, puis de couper court à seslibéralités, forcément, car elle courait toujours après centsous.

– Ma pauvre fille, lui dit-elle, je suis bien peugénéreuse, n’est-ce pas ?… Allez, ce n’est pas de ma faute. Jesonge à vous, je vous récompenserai.

Rachel répondit de son air froid :

– Madame ne me doit rien.

Alors, Berthe alla chercher deux vieilles chemises à elle,voulant au moins lui prouver son bon cœur. Mais la bonne, en lesprenant, déclara qu’elle en ferait des linges pour la cuisine.

– Merci, madame, la percale me donne des boutons, je neporte que de la toile.

Berthe, cependant, la trouvait si polie, qu’elle se rassura.Elle se montra familière, lui avoua qu’elle découcherait, la priamême de laisser une lampe allumée, à tout hasard. On fermerait auverrou la porte du grand escalier, et elle sortirait par la portede la cuisine, dont elle emporterait la clef. La bonne prenaittranquillement ces ordres, comme s’il se fût agi de mettre au feuun bœuf à la mode, pour le lendemain.

Le soir, par un raffinement de tactique, pendant que samaîtresse devait dîner chez ses parents, Octave avait accepté uneinvitation chez les Campardon. Il comptait rester là jusqu’à dixheures, puis aller s’enfermer dans sa chambre et y attendre minuitet demi, avec le plus de patience possible.

Chez les Campardon, le dîner fut patriarcal. L’architecte, entresa femme et la cousine, s’appesantissait sur les plats, des platsde ménage, abondants et sains, comme il les qualifiait. Il y avait,ce soir-là, une poule au riz, une pièce de bœuf et des pommes deterre sautées. Depuis que la cousine s’occupait de tout, la maisonvivait dans une indigestion continue, tant elle savait bienacheter, payant moins cher et rapportant deux fois plus de viandeque les autres. Aussi Campardon revint-il trois fois à la poule,pendant que Rose se bourrait de riz. Angèle se réserva pour lebœuf ; elle aimait le sang. Lisa lui en fourrait en cachettede grandes cuillerées. Et, seule, Gasparine touchait à peine auxplats, ayant l’estomac rétréci, disait-elle.

– Mangez donc, criait l’architecte à Octave, vous ne savezpas qui vous mangera.

Mme Campardon, penchée à l’oreille du jeunehomme, s’applaudissait une fois encore du bonheur apporté par lacousine dans la maison : une économie de cent pour cent aumoins, les domestiques réduites au respect, Angèle surveillée etrecevant le bon exemple.

– Enfin, murmura-t-elle, Achille continue à être heureuxcomme le poisson dans l’eau, et moi je n’ai plus rien à faire,absolument rien… Tenez ! elle me débarbouille, maintenant… Jepuis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutesles fatigues du ménage.

Ensuite, l’architecte raconta comment « il avait roulé cescocos de l’Instruction publique ».

– Imaginez-vous, mon cher, qu’ils m’ont cherché des ennuisà n’en plus finir, pour mes travaux d’Évreux… Moi, n’est-cepas ? j’ai voulu avant tout faire plaisir à monseigneur.Seulement, le fourneau des nouvelles cuisines et le calorifère ontdépassé vingt mille francs. Aucun crédit n’était voté, et vingtmille francs ne sont pas faciles à prendre sur les maigres fraisd’entretien. D’autre part, la chaire pour laquelle j’avais troismille francs, est montée à près de dix mille : encore septmille francs qu’il fallait dissimuler… Aussi m’ont-ils appelé cematin au ministère, où un grand sec m’a d’abord fichu un galop.Ah ! mais non ! je n’aime pas ça ! Alors, moi, jelui ai flanqué carrément monseigneur à la tête, en le menaçantd’appeler monseigneur à Paris, pour expliquer l’affaire. Et, toutde suite, il est devenu poli, oh ! d’une politesse !tenez, j’en ris encore ! Vous savez qu’ils ont une peur dechien des évêques, en ce moment. Quand j’ai un évêque avec moi, jedémolirais et je rebâtirais Notre-Dame, je me moque pas mal dugouvernement !

Tous s’égayaient autour de la table, sans respect pour leministre, dont ils parlaient avec dédain, la bouche pleine de riz.Rose déclara qu’il valait mieux être avec la religion. Depuis lestravaux de Saint-Roch, Achille était accablé de besogne : lesplus grandes familles se le disputaient, il n’y suffisait plus, ildevait passer les nuits. Dieu leur voulait du bien, décidément, etla famille le bénissait, matin et soir.

On était au dessert, lorsque Campardon s’écria :

– À propos, mon cher, vous savez que Duveyrier aretrouvé…

Il allait nommer Clarisse. Mais il se rappela la présenced’Angèle, et il ajouta, en jetant un regard oblique vers safille :

– Il a retrouvé sa parente, vous savez.

Et, par des pincements de lèvres, des clignements d’yeux, il sefit enfin comprendre d’Octave, qui ne saisissait pas du tout.

– Oui, Trublot que j’ai rencontré, m’a dit ça. Avant-hier,comme il pleuvait à torrents, Duveyrier entre sous une porte, etqu’est-ce qu’il aperçoit ? sa parente, en train de secouer sonparapluie… Trublot, justement, la cherchait depuis huit jours, pourla lui rendre.

Angèle avait modestement baissé les yeux sur son assiette, enavalant de grosses bouchées. La famille, d’ailleurs, sauvegardaitla décence des mots, avec rigidité.

– Est-elle bien, sa parente ? demanda Rose àOctave.

– C’est selon, répondit celui-ci. Il faut les aimer commeça.

– Elle a eu l’audace de venir un jour au magasin, ditGasparine, qui, malgré sa maigreur, détestait les gens maigres. Onme l’a montrée… Un vrai haricot.

– N’importe, conclut l’architecte, voilà Duveyrier repincé…C’est sa pauvre femme…

Il voulait dire que Clotilde devait être soulagée et ravie.Seulement, il se souvint une seconde fois d’Angèle, il prit un airdolent pour déclarer :

– On ne s’entend pas toujours entre parents… MonDieu ! dans chaque famille, il y a des contrariétés.

Lisa, de l’autre côté de la table, une serviette sur le bras,regardait Angèle, et celle-ci, prise d’un fou rire, se hâta deboire, longuement, le nez caché dans le verre.

Un peu avant dix heures, Octave prétexta une grande fatigue pourmonter à sa chambre. Malgré les attendrissements de Rose, il étaitmal à l’aise dans ce milieu bonhomme, où il sentait croître sanscesse contre lui l’hostilité de Gasparine. Il ne lui avait rienfait pourtant. Elle le détestait comme joli homme, elle lesoupçonnait d’avoir toutes les femmes de la maison, et celal’exaspérait, sans qu’elle le désirât le moins du monde, cédantseulement, devant son bonheur, à une colère instinctive de femmedont la beauté s’était séchée trop vite.

Dès qu’il fut parti, la famille parla de se coucher. Rose,chaque soir, avant de se mettre au lit, passait une heure dans soncabinet de toilette. Elle procéda à un débarbouillage complet, setrempa de parfums, puis se coiffa, s’examina les yeux, la bouche,les oreilles, et se fit même un signe sous le menton. La nuit, elleremplaçait son luxe de peignoirs par un luxe de bonnets et dechemises. Elle choisit, pour cette nuit-là, une chemise et unbonnet garnis de valenciennes. Gasparine l’avait aidée, lui donnantles cuvettes, épongeant derrière elle l’eau répandue, la frottantavec un linge, petits soins intimes dont elle s’acquittait beaucoupmieux que Lisa.

– Ah ! je suis bien ! dit enfin Rose, allongée,pendant que la cousine bordait les draps et remontait letraversin.

Et elle riait d’aise, toute seule au milieu du grand lit. Dansses dentelles, avec son corps douillet, délicat et soigné, on eûtdit une belle amoureuse, attendant l’homme de son cœur. Quand ellese sentait jolie, elle dormait mieux, disait-elle. Puis, ellen’avait plus que ce plaisir.

– Ça y est ? demanda Campardon en entrant. Ehbien ! bonne nuit, mon chat.

Lui, prétendait avoir à travailler. Il veillerait encore. Maiselle se fâchait, elle voulait qu’il prît un peu de repos :c’était stupide, de se tuer de la sorte !

– Entends-tu, couche-toi… Gasparine, promets-moi de lefaire coucher.

La cousine, qui venait de poser sur la table de nuit un verred’eau sucrée et un roman de Dickens, la regardait. Sans répondre,elle se pencha, elle laissa échapper :

– Tu es gentille comme tout, ce soir !

Et elle lui mit deux baisers sur les joues, les lèvres sèches,la bouche amère, dans une résignation de parente laide et pauvre.Campardon, lui aussi, regardait sa femme, le sang à la peau,crevant d’une digestion pénible. Ses moustaches eurent un petittremblement, il la baisa à son tour.

– Bonne nuit, ma cocotte.

– Bonne nuit, mon chéri… Mais, tu sais, couche-toi tout desuite.

– N’aie donc pas peur ! dit Gasparine. Si, à onzeheures, il ne dort pas, je me lèverai et j’éteindrai sa lampe.

Vers onze heures, Campardon, qui bâillait sur un chalet suisse,une fantaisie d’un tailleur de la rue Rameau, se déshabillalentement en songeant à Rose, si gentille et si propre ; puis,après avoir défait son lit, pour les bonnes, il alla retrouverGasparine dans le sien. Ils y dormaient fort mal, trop à l’étroit,gênés par leurs coudes. Lui surtout, réduit à se tenir en équilibreau bord du sommier, avait une cuisse coupée, le matin.

Au même instant, comme Victoire était montée, sa vaissellefinie, Lisa vint, selon son habitude, voir si mademoiselle nemanquait de rien. Angèle, couchée, l’attendait ; et c’étaientainsi, chaque soir, en cachette des parents, des parties de cartesinterminables, sur un coin de la couverture étalée. Elles jouaientà la bataille, en retombant toujours sur la cousine, une sale bêteque la bonne déshabillait crûment devant l’enfant. Toutes deux sevengeaient de la soumission hypocrite de la journée, et il y avait,chez Lisa, une jouissance basse, dans cette corruption d’Angèle,dont elle satisfaisait les curiosités de fille maladive, troubléepar la crise de ses treize ans. Cette nuit-là, elles étaientfurieuses contre Gasparine qui, depuis deux jours, enfermait lesucre, dont la bonne emplissait ses poches, pour les vider ensuitesur le lit de la petite. En voilà un chameau ! pas même moyende croquer du sucre en s’endormant !

– Votre papa lui en fourre pourtant assez, du sucre !dit Lisa, avec un rire sensuel.

– Oh ! oui ! murmura Angèle, qui riaitégalement.

– Qu’est-ce qu’il lui fait, votre papa ?… Faites unpeu, pour voir.

Alors, l’enfant se jeta au cou de la bonne, la serra de ses brasnus, embrassa violemment sur la bouche, en répétant :

– Tiens ! comme ça… Tiens ! comme ça.

Minuit sonnait. Campardon et Gasparine geignaient dans leur littrop étroit, tandis que Rose, se carrant au milieu du sien, lesmembres écartés lisait Dickens, avec des larmes d’attendrissement.Un grand silence tomba, la nuit chaste jetait son ombre surl’honnêteté de la famille.

Cependant, comme il rentrait, Octave avait trouvé de lacompagnie chez les Pichon. Jules l’appela, voulant absolument luioffrir quelque chose. M. et Mme Vuillaumeétaient là, réconciliés avec le ménage, à l’occasion desrelevailles de Marie, accouchée en septembre. Ils avaient même bienvoulu venir dîner un mardi, pour fêter le rétablissement de lajeune femme, qui sortait depuis la veille seulement. Désireused’apaiser sa mère, que la vue de l’enfant, une fille encore,contrariait, elle s’était décidée à l’envoyer en nourrice, près deParis. Lilitte dormait sur la table, assommée par un verre de vinpur, que les parents lui avaient fait boire de force, à la santé desa petite sœur.

– Enfin, deux, c’est possible ! ditMme Vuillaume, après avoir trinqué avec Octave.Seulement, mon gendre, ne recommencez pas.

Tous se mirent à rire. Mais la vieille femme restait grave. Ellecontinua :

– Il n’y a là rien de drôle… Nous acceptons cet enfant,mais je vous jure que s’il en revenait un autre…

– Oh ! s’il en revenait un autre, achevaM. Vuillaume, vous n’auriez ni cœur ni cervelle… Quediable ! on est sérieux dans la vie, on se retient, lorsqu’onn’a pas des mille et des cents à dépenser en agréments.

Et, se tournant vers Octave :

– Tenez ! monsieur, je suis décoré. Eh bien ! sije vous disais que, pour ne pas trop salir de rubans, je ne portepas ma décoration dans mon intérieur… Alors, raisonnez : quandje nous prive, ma femme et moi, du plaisir d’être décoré chez nous,nos enfants peuvent bien se priver du plaisir de faire des filles…Non, monsieur, il n’y a pas de petites économies.

Mais les Pichon protestèrent de leur obéissance. Si on les yreprenait par exemple, il ferait chaud !

– Pour souffrir ce que j’ai souffert ! dit Marieencore toute pâle.

– J’aimerais mieux me couper une jambe, déclara Jules.

Les Vuillaume hochaient la tête d’un air satisfait. Ils avaientleur parole, ils pardonnaient. Et, comme dix heures sonnaient à lapendule, tous s’embrassèrent avec émotion. Jules mettait sonchapeau, pour les accompagner à l’omnibus. Ce recommencement deshabitudes anciennes les attendrit au point qu’ils s’embrassèrentune seconde fois sur le palier. Quand ils furent partis, Marie, quiles regardait descendre, accoudée à la rampe, près d’Octave, ramenacelui-ci dans la salle à manger, en disant :

– Allez, maman n’est pas méchante, et elle a raison aufond : les enfants, ce n’est pas drôle !

Elle avait refermé la porte, elle débarrassait la table desverres qui traînaient encore. L’étroite pièce, où la lampecharbonnait, était toute tiède de la petite fête de famille.Lilitte continuait à dormir sur un coin de la toile cirée.

– Je vais aller me coucher, murmura Octave.

Et il s’assit, trouvant là un bien-être.

– Tiens ! vous vous couchez déjà ! reprit lajeune femme. Ça ne vous arrive pas souvent, d’être si rangé. Vousavez donc quelque chose à faire de bonne heure, demain ?

– Mais non, répondit-il. J’ai sommeil, voilà tout…Oh ! je puis bien vous donner dix minutes.

La pensée de Berthe lui était venue. Elle ne monterait qu’àminuit et demi : il avait le temps. Et cette pensée, l’espoirde la posséder toute une nuit, dont il brûlait depuis des semaines,ne retentissait plus à grands coups dans sa chair. Sa fièvre de lajournée, le tourment de son désir comptant les minutes, évoquant lacontinuelle image du bonheur prochain, tombaient sous la fatigue del’attente.

– Voulez-vous encore un petit verre de cognac ?demanda Marie.

– Mon Dieu ! je veux bien.

Il pensait que cela le ragaillardirait. Quand elle l’eutdébarrassé du verre, il lui saisit les mains, les garda, tandisqu’elle souriait, sans crainte aucune. Il la trouvait charmante,dans sa pâleur de femme endolorie. Toute la tendresse sourde dontil se sentait envahi de nouveau, montait avec une brusque violence,jusqu’à sa gorge, jusqu’à ses lèvres. Il l’avait un soir rendue aumari, après lui avoir mis au front un baiser de père, et c’étaitmaintenant un besoin de la reprendre, un désir immédiat et aigu,dans lequel le désir de Berthe se noyait, s’évanouissait, commetrop lointain.

– Vous n’avez donc pas peur, aujourd’hui ?demanda-t-il, en lui serrant les mains plus fort.

– Non, puisque c’est impossible désormais… Oh ! nousrestons toujours bons amis !

Et elle fit entendre qu’elle savait tout. Saturnin avait dûparler. D’ailleurs, les nuits où Octave recevait une certainepersonne, elle s’en apercevait bien. Comme il blêmissaitd’inquiétude, elle le rassura vite : jamais elle ne diraitrien à personne, elle n’était pas en colère, elle lui souhaitait aucontraire beaucoup de félicité.

– Voyons, répétait-elle, puisque je suis mariée, je ne puisvous en vouloir.

Il l’avait assise sur ses genoux, il lui cria :

– Mais c’est toi que j’aime !

Et il disait vrai, il n’aimait qu’elle en ce moment, d’unepassion absolue, infinie. Toute sa nouvelle liaison, les deux moispassés à en désirer une autre, avaient disparu. Il se revoyait danscette étroite pièce, venant baiser Marie sur le cou, derrière ledos de Jules, la trouvant à chaque heure complaisante, avec sadouceur passive. C’était le bonheur, comment avait-il pu dédaignercela ? Un regret lui brisait le cœur. Il la voulait encore, ets’il ne l’avait plus, il sentait bien qu’il serait éternellementmalheureux.

– Laissez-moi, murmurait-elle, en tâchant de se dégager.Vous n’êtes pas raisonnable, vous allez me faire de la peine…Maintenant que vous en aimez une autre, à quoi bon me tourmenterencore ?

Elle se défendait ainsi de son air doux et las, répugnantsimplement à des choses qui ne l’amusaient guère. Mais il devenaitfou, il la serrait davantage, il baisait sa gorge à traversl’étoffe rude de sa robe de laine.

– C’est toi que j’aime, tu ne peux comprendre… Tiens !sur ce que j’ai de plus sacré, je ne mens pas. Ouvre-moi donc lecœur pour voir… Oh ! je t’en prie, sois gentille ! Encorecette fois, et puis jamais, jamais, si tu l’exiges !Aujourd’hui, vois-tu, tu me ferais trop de peine, j’enmourrais.

Alors, Marie fut sans force, paralysée par cette volonté d’hommequi s’imposait. C’était à la fois, chez elle, de la bonté, de lapeur et de la bêtise. Elle eut un mouvement, comme pour emporterd’abord dans la chambre Lilitte endormie. Mais il la retint,craignant qu’elle ne réveillât l’enfant. Et elle s’abandonna àcette même place, où elle lui était tombée entre les bras, l’autreannée, en femme obéissante. La paix de la maison, à cette heure denuit, mettait un silence bourdonnant dans la petite pièce.Brusquement, la lampe baissa, et ils allaient se trouver sanslumière, lorsque Marie, se relevant, eut le temps de laremonter.

– Tu m’en veux ? demanda Octave avec une tendrereconnaissance, encore brisé d’un bonheur tel qu’il n’en avaitjamais éprouvé.

Elle lâcha la lampe, lui rendit un dernier baiser de ses lèvresfroides, en répondant :

– Non, puisque ça vous a fait plaisir… Mais ce n’est pasbien tout de même, à cause de cette personne. Avec moi, ça nesignifiait plus rien.

Des larmes lui mouillaient les yeux, elle restait triste,toujours sans colère. Quand il la quitta, il était mécontent, ilaurait voulu se coucher et dormir. Sa passion satisfaite avait unarrière-goût de gâté, une pointe de chair corrompue dont sa bouchegardait l’amertume. Mais l’autre allait venir maintenant, ilfallait l’attendre ; et cette pensée de l’autre pesaitterriblement à ses épaules, il souhaitait une catastrophe quil’empêchât de monter, après avoir passé des nuits de flamme à bâtirdes plans extravagants, pour la tenir seulement une heure dans sachambre. Peut-être lui manquerait-elle de parole une fois encore.C’était un espoir dont il n’osait se bercer.

Minuit sonna. Octave, debout, fatigué, tendait l’oreille, avecla peur d’entendre le frôlement de ses jupes, le long du corridorétroit. À minuit et demi, il fut pris d’une véritableanxiété ; à une heure, il se crut sauvé, et il y avaitcependant, dans son soulagement, une irritation sourde, le dépitd’un homme dont une femme se moque. Mais, comme il se décidait à sedéshabiller, avec des bâillements gros de sommeil, on frappa troispetits coups. C’était Berthe. Il fut contrarié et flatté, ils’avançait les bras ouverts, lorsqu’elle l’écarta, tremblante,écoutant à la porte, qu’elle avait refermée vivement.

– Quoi donc ? demanda-t-il en baissant la voix.

– Je ne sais pas, j’ai eu peur, balbutia-t-elle. Il fait sinoir dans cet escalier, j’ai cru qu’on me poursuivait… MonDieu ! que c’est bête, ces aventures-là ! Pour sûr, il vanous arriver un malheur.

Cela les glaça tous les deux. Ils ne s’embrassèrent pas. Elleétait pourtant charmante, dans son peignoir blanc, avec ses cheveuxdorés, tordus sur la nuque. Il la regardait, la trouvait beaucoupmieux que Marie ; mais il n’en avait plus envie, c’était unecorvée. Elle, pour reprendre haleine, venait de s’asseoir. Et,brusquement, elle affecta de se fâcher, en apercevant sur la tableune boîte, où elle devina tout de suite le châle de dentelle, dontelle parlait depuis huit jours.

– Je m’en vais, dit-elle sans quitter sa chaise.

– Comment, tu t’en vas ?

– Est-ce que tu crois que je me vends ? Tu me blessestoujours, tu me gâtes encore tout mon bonheur, cette nuit… Pourquoil’as-tu acheté, lorsque je te l’avais défendu ?

Elle se leva, finit par consentir à le regarder. Mais, la boîteouverte, elle éprouva une telle déception, qu’elle ne put retenirce cri indigné :

– Comment ! ce n’est pas du chantilly, c’est dulama !

Octave, qui réduisait ses cadeaux, avait cédé à une penséed’avarice. Il tâcha de lui expliquer qu’il y avait du lama superbe,aussi beau que du chantilly ; et il faisait l’article, commes’il s’était trouvé derrière son comptoir, la forçait à toucher ladentelle, lui jurait que jamais elle n’en verrait la fin. Mais ellehochait la tête, elle l’arrêta d’un mot de mépris.

– Enfin, ça coûte cent francs, tandis que l’autre en auraitcoûté trois cents.

Et, le voyant pâlir, elle ajouta pour rattraper saphrase :

– Tu es bien gentil tout de même, je te remercie… Ce n’estpas l’argent qui fait le cadeau, quand la bonne intention yest.

Elle s’était assise de nouveau. Il y eut un silence. Lui, aubout d’un instant, demanda si l’on n’allait pas se coucher. Sansdoute, on allait se coucher. Seulement, elle était encore tantremuée par sa bête de peur dans l’escalier ! Et elle revint àses craintes, au sujet de Rachel, elle raconta comment elle avaittrouvé Auguste causant avec la bonne, derrière une porte. Pourtant,il aurait été si facile d’acheter cette fille, en lui donnant centsous de temps à autre. Mais il fallait les avoir, les centsous ; elle ne les avait jamais, elle n’avait rien. Sa voixdevenait sèche, le châle de lama dont elle ne parlait plus, latravaillait d’un tel désespoir et d’une telle rancune, qu’ellefinit par faire à son amant l’éternelle querelle dont ellepoursuivait son mari.

– Voyons, est-ce une vie ? jamais un liard, toujoursrester en affront à propos des moindres bêtises… Oh ! j’en aiplein le dos, plein le dos !

Octave, qui déboutonnait son gilet en marchant, s’arrêta pourlui demander :

– Enfin, à quel sujet me dis-tu tout cela ?

– Comment ! monsieur, à quel sujet ? Mais il estdes choses que la délicatesse devrait vous dicter, sans que j’aie àrougir d’aborder avec vous de pareilles matières… Est-ce que,depuis longtemps, vous n’auriez pas dû, de vous-même, metranquilliser en mettant cette fille à nos genoux ?

Elle se tut, puis elle ajouta d’un air d’ironiedédaigneuse :

– Ça ne vous aurait pas ruiné.

Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme, qui s’était remis àmarcher, répondit enfin :

– Je ne suis pas riche, je le regrette pour vous.

Alors, tout s’aggrava, la querelle prit une violenceconjugale.

– Dites que je vous aime pour votre argent !cria-t-elle avec la carrure de sa mère, dont les mots luiremontaient aux lèvres. Je suis une femme d’argent, n’est-cepas ? Eh bien ! oui, je suis une femme d’argent, parceque je suis une femme raisonnable. Vous aurez beau prétendre lecontraire, l’argent sera quand même l’argent. Moi, lorsque j’ai euvingt sous, j’ai toujours dit que j’en avais quarante, car il vautmieux faire envie que pitié.

Il l’interrompit, il déclara d’une voix fatiguée, en homme quidésire la paix :

– Écoute, si ça te contrarie trop qu’il soit en lama, jet’en donnerai un en chantilly.

– Votre châle ! continua-t-elle tout à fait furieuse,mais je n’y pense même plus, à votre châle ! Ce quim’exaspère, c’est le reste, entendez-vous !… Oh !d’ailleurs, vous êtes comme mon mari. J’irais dans les rues sansbottines, que cela vous serait parfaitement égal. Quand on a unefemme pourtant, le simple bon cœur vous fait une loi de la nourriret de l’habiller. Mais jamais un homme ne comprendra ça.Tenez ! à vous deux, vous me laisseriez bientôt sortir enchemise, si j’y consentais !

Octave, excédé de cette scène de ménage, prit le parti de ne pasrépondre, ayant remarqué que parfois Auguste se débarrassait d’elleainsi. Il achevait de se déshabiller lentement, il laissait passerle flot ; et il songeait à la mauvaise chance de ses amours.Celle-là, cependant, il l’avait ardemment désirée, même au point dedéranger tous ses calculs ; et, maintenant qu’elle se trouvaitdans sa chambre, c’était pour le quereller, pour lui faire passerune nuit blanche, comme s’ils avaient eu déjà, derrière eux, sixmois de mariage.

– Couchons-nous, veux-tu ? demanda-t-il enfin. Nousnous étions promis tant de bonheur ! C’est trop bête, deperdre le temps à nous dire des choses désagréables.

Et, plein de conciliation, sans désir mais poli, il voulutl’embrasser. Elle le repoussa, elle éclata en larmes. Alors, ildésespéra d’en finir, il retira ses bottines rageusement, décidé àse mettre au lit, même sans elle.

– Allez, reprochez-moi aussi mes sorties, bégayait-elle aumilieu de ses sanglots. Accusez-moi de trop vous coûter… Oh !je vois clair ! tout ça, c’est à cause de ce méchant cadeau.Si vous pouviez m’enfermer dans une malle, vous le feriez. J’ai desamies, je vais les voir, ce n’est pourtant pas un crime… Et quant àmaman…

– Je me couche, dit-il en se jetant au fond du lit.Déshabille-toi et laisse ta maman, qui t’a fichu un bien salecaractère, permets-moi de le constater.

Elle se déshabilla d’une main machinale, pendant que, de plus enplus animée, elle haussait la voix :

– Maman a toujours fait son devoir. Ce n’est pas à vousd’en parler ici. Je vous défends de prononcer son nom… Il ne vousmanquait plus que de vous attaquer à ma famille !

Le cordon de son jupon résistait, et elle cassa le nœud. Puis,assise au bord du lit pour ôter ses bas :

– Ah ! comme je regrette ma faiblesse, monsieur !comme on réfléchirait, si l’on pouvait tout prévoir !

Maintenant, elle était en chemise, les jambes et les bras nus,d’une nudité douillette de petite femme grasse. Sa gorge, soulevéede colère, sortait des dentelles. Lui, qui affectait de rester lenez contre le mur, venait de se retourner d’un bond.

– Quoi ? vous regrettez de m’avoir aimé ?

– Certes, un homme incapable de comprendre uncœur !

Et ils se regardaient de près, la face dure, sans amour. Elleavait posé un genou au bord du matelas, les seins tendus, la cuissepliée, dans le joli mouvement d’une femme qui se couche. Mais il nevoyait plus sa chair rose, les lignes souples et fuyantes de sondos.

– Ah ! Dieu ! si c’était à refaire !ajouta-t-elle.

– Vous en prendriez un autre, n’est-ce pas ? dit-ilbrutalement, très haut.

Elle s’était allongée près de lui, sous le drap, et elle allaitrépondre du même ton exaspéré, lorsque des coups de poings’abattirent dans la porte. Ils restèrent saisis, sans comprendred’abord, immobiles et glacés. Une voix sourde disait :

– Ouvrez, je vous entends bien faire vos saletés… Ouvrez ouj’enfonce tout !

C’était la voix du mari. Les amants ne bougeaient toujours pas,la tête emplie d’un tel bourdonnement, qu’ils n’avaient plus uneidée ; et ils se sentaient très froids l’un contre l’autre,comme morts. Berthe enfin sauta du lit, dans le besoin instinctifde fuir son amant, pendant que, derrière la porte, Augusterépétait :

– Ouvrez !… ouvrez donc !

Alors, il y eut une terrible confusion, une angoisseinexprimable. Berthe tournait dans la chambre, éperdue, cherchantune issue, avec une peur de la mort qui la blêmissait. Octave, dontle cœur sautait à chaque coup de poing, était allé s’appuyer contrela porte, machinalement, comme pour la consolider. Cela devenaitintolérable, cet imbécile réveillerait toute la maison, il fallaitouvrir. Mais, quand elle comprit sa résolution, elle se pendit àses bras, en le suppliant de ses yeux terrifiés : non, non,grâce ! l’autre tomberait sur eux avec un pistolet ou uncouteau. Lui, aussi pâle qu’elle, gagné par son épouvante, avaitenfilé un pantalon, en la suppliant à demi-voix de s’habiller. Ellen’en faisait rien, elle restait nue, sans pouvoir même trouver sesbas. Et, pendant ce temps, le mari s’acharnait.

– Vous ne voulez pas, vous ne répondez pas… C’est bien,vous allez voir.

Depuis le dernier terme, Octave demandait au propriétaire unepetite réparation, deux vis neuves pour la gâche de sa serrure, quibranlait dans le bois. Tout d’un coup, la porte eut un craquement,la gâche sauta, et Auguste, emporté par son élan, vint rouler aumilieu de la chambre.

– Nom de Dieu ! jura-t-il.

Il tenait simplement une clef, et son poing saignait, meurtridans sa chute. Quand il se releva, livide, pris de honte et de rageà l’idée de cette entrée ridicule, il battit l’air de ses bras, ilvoulut s’élancer sur Octave. Mais celui-ci, malgré sa gêne de setrouver ainsi en pantalon boutonné de travers, pieds nus, lui avaitsaisi les poignets et le maintenait, plus vigoureux que lui,criant :

– Monsieur, vous violez mon domicile… C’est indigne, on seconduit en galant homme.

Et il faillit le battre. Pendant leur courte lutte, Berthes’était enfuie en chemise par la porte restée grande ouverte ;elle voyait, au poing sanglant de son mari, luire un couteau decuisine, et elle avait le froid de ce couteau entre les épaules.Comme elle galopait dans le noir du corridor, elle crut entendre unbruit de gifles, sans pouvoir comprendre qui les avait données niqui les avait reçues. Des voix, qu’elle ne reconnaissait même plus,disaient :

– À vos ordres. Quand il vous plaira.

– C’est bien, vous aurez de mes nouvelles.

D’un bond, elle gagna l’escalier de service. Mais, lorsqu’elleeut descendu les deux étages, comme poursuivie par les flammes d’unincendie, elle se trouva devant la porte de sa cuisine, fermée, etdont elle avait laissé la clef là-haut, dans la poche de sonpeignoir. D’ailleurs, pas de lampe, pas un filet de lumière souscette porte : c’était la bonne évidemment qui les avaitvendus. Sans reprendre haleine, elle remonta en courant, passa denouveau devant le corridor d’Octave, où les voix des deux hommescontinuaient, violemment.

Ils se secouaient encore, elle aurait le temps peut-être. Etelle descendit rapidement le grand escalier, avec l’espoir que sonmari avait laissé la porte de l’appartement ouverte. Elle severrouillerait dans sa chambre, elle n’ouvrirait à personne. Maislà, pour la seconde fois, elle se heurta contre une porte fermée.Alors, chassée de chez elle, sans vêtement, elle perdit la tête,elle battit les étages, pareille à une bête traquée, qui ne sait oùaller se terrer. Jamais elle n’oserait frapper chez ses parents. Unmoment, elle voulut se réfugier chez les concierges ; mais lahonte la fit remonter. Elle écoutait, levait la tête, se penchaitsur la rampe, les oreilles assourdies par les battements de soncœur, dans le grand silence, les yeux aveuglés de lueurs, qui luisemblaient jaillir de l’obscurité profonde. Et c’était toujours lecouteau, le couteau au poing saignant d’Auguste, dont la pointeglacée allait l’atteindre. Brusquement, il y eut un bruit, elles’imagina qu’il arrivait, elle en éprouva un frisson mortel,jusqu’aux os ; et, comme elle se trouvait devant la porte desCampardon, elle sonna, éperdument, furieusement, à casser letimbre.

– Mon Dieu ! est-ce qu’il y a le feu ? dit àl’intérieur une voix troublée.

La porte s’ouvrit tout de suite. C’était Lisa qui sortaitseulement de chez mademoiselle, en étouffant ses pas, un bougeoir àla main. La sonnerie enragée du timbre l’avait fait sauter, aumoment où elle traversait l’antichambre. Quand elle aperçut Bertheen chemise, elle resta stupéfaite.

– Quoi donc ? dit-elle.

La jeune femme était entrée, en repoussant violemment laporte ; et, haletante, adossée, elle bégayait :

– Chut ! taisez-vous !… Il veut me tuer.

Lisa ne pouvait en tirer une explication raisonnable, lorsqueCampardon parut, très inquiet. Ce vacarme incompréhensible venaitde les déranger, Gasparine et lui, dans leur lit étroit. Il avaitsimplement passé un caleçon, sa grosse face bouffie et en sueur, sabarbe jaune aplatie, toute pleine du duvet blanc de l’oreiller.Essoufflé, il tâchait de reprendre son aplomb de mari qui coucheseul.

– Est-ce vous, Lisa ? cria-t-il du salon. C’eststupide ! comment êtes-vous dans l’appartement ?

– J’ai eu peur de n’avoir pas bien fermé la porte,monsieur ; ça m’empêchait de dormir, et je suis redescenduem’assurer… Mais c’est madame…

L’architecte, en voyant Berthe en chemise, contre le mur de sonantichambre, resta pétrifié à son tour. Il eut, pour lui, unmouvement de pudeur, qui lui fit tâter de la main si son caleçonétait bien boutonné. Berthe oubliait qu’elle était nue. Ellerépéta :

– Oh ! monsieur, gardez-moi chez vous… Il veut metuer.

– Qui donc ? demanda-t-il.

– Mon mari.

Mais, derrière l’architecte, la cousine arrivait. Elle avaitpris le temps de mettre une robe ; et, dépeignée, pleine deduvet elle aussi, la gorge plate et flottante, les os perçantl’étoffe, elle apportait la rancune de son plaisir troublé. La vuede la jeune femme, de sa nudité grasse et délicate, acheva de lajeter hors d’elle. Elle demanda :

– Que lui avez-vous donc fait, à votre mari ?

Alors, devant cette simple question, une grande honte bouleversaBerthe. Elle se vit nue, un flot de sang l’empourpra de la tête auxpieds. Dans ce long frémissement de pudeur, comme pour échapper auxregards, elle croisa les bras sur sa gorge. Et ellebalbutiait :

– Il m’a trouvée… il m’a surprise…

Les deux autres comprirent, échangèrent un coup d’œil révolté.Lisa, dont le bougeoir éclairait la scène, affectait l’indignationde ses maîtres. D’ailleurs, l’explication dut être interrompue,Angèle accourait de son côté ; et elle feignait de seréveiller, elle frottait ses yeux gros de sommeil. La dame enchemise l’immobilisa, dans une secousse, dans un frisson de toutson corps grêle de fillette précoce.

– Oh ! dit-elle simplement.

– Ce n’est rien, va te coucher ! cria son père.

Puis, comprenant qu’il fallait une histoire, il conta lapremière venue ; mais elle était vraiment trop bête.

– C’est madame qui s’est foulé le pied en descendant.Alors, elle entre chez nous pour qu’on l’aide… Va donc te coucher,tu prendras froid !

Lisa retint un rire, en rencontrant les yeux écarquillésd’Angèle, qui se décidait à retourner dans son lit, toute rose ettoute contente d’avoir vu ça. Depuis un instant,Mme Campardon appelait du fond de sa chambre. Ellen’avait pas éteint, tellement Dickens l’intéressait, et ellevoulait savoir. Que se passait-il ? qui était là ?pourquoi ne la rassurait-on pas ?

– Venez, madame, dit l’architecte, en emmenant Berthe.Vous, Lisa, attendez un instant.

Dans la chambre, Rose s’élargissait encore, au milieu du grandlit. Elle y trônait avec son luxe de reine, sa tranquille sérénitéd’idole. Et elle était très attendrie par sa lecture, elle avaitposé sur elle Dickens, que sa poitrine soulevait d’un tièdebattement. Lorsque la cousine l’eut mise au courant d’un mot, elleaussi parut scandalisée. Comment pouvait-on aller avec un autrehomme que son mari ? et un dégoût lui venait pour la chosedont elle s’était déshabituée. Mais l’architecte, maintenant,coulait des regards troublés sur la gorge de la jeune femme ;ce qui acheva de faire rougir Gasparine.

– C’est impossible, à la fin ! cria-t-elle.Couvrez-vous, madame, car c’est impossible, vraiment !…Couvrez-vous donc !

Elle lui jeta elle-même, sur les épaules, un châle de Rose, ungrand fichu de laine tricotée, qui traînait. Le fichu descendait àpeine aux cuisses ; et l’architecte, malgré lui, regardait lesjambes.

Berthe tremblait toujours. Elle avait beau être à l’abri, ellese tournait vers la porte, avec des tressaillements. Ses yeuxs’étaient emplis de larmes, elle implora cette dame couchée, quisemblait si calme, si à l’aise.

– Oh ! madame, gardez-moi, sauvez-moi… Il veut metuer.

Il y eut un silence. Tous trois se consultaient du coin del’œil, sans cacher leur désapprobation pour une conduite à ce pointcoupable. Puis, vraiment, on ne tombait pas en chemise chez lesgens, passé minuit, au risque de les gêner. Non, cela ne se faisaitpas ; c’était manquer de tact, c’était les mettre dans unesituation trop embarrassante.

– Nous avons ici une jeune fille, dit enfin Gasparine.Pensez à notre responsabilité, madame.

– Vous seriez mieux chez vos parents, insinua l’architecte,et si vous me permettiez de vous y conduire…

Berthe fut reprise de terreur.

– Non, non, il est dans l’escalier, il me tuerait.

Et elle suppliait : une chaise lui suffirait pour attendrele jour ; le lendemain, elle s’en irait bien doucement.L’architecte et sa femme auraient cédé, lui gagné à des charmes sidouillets, elle intéressée par le drame de cette surprise en pleinenuit. Mais Gasparine restait implacable. Elle avait une curiositépourtant, elle finit par demander :

– Où donc étiez-vous ?

– Là-haut, dans la chambre, au fond du couloir, voussavez.

Campardon, du coup, leva les bras, en criant :

– Comment ! c’est avec Octave, pas possible !

Avec Octave, avec ce gringalet, une jolie femme si grasse !Il restait vexé. Rose, également, éprouvait un dépit, quimaintenant la rendait sévère. Quant à Gasparine, elle était horsd’elle, mordue au cœur par sa haine instinctive contre le jeunehomme. Encore lui ! elle le savait bien, qu’il les avaittoutes ; mais, certes, elle ne pousserait pas la bêtisejusqu’à les lui tenir au chaud, dans son appartement.

– Mettez-vous à notre place, reprit-elle avec dureté. Jevous répète que nous avons ici une jeune fille.

– Puis, dit à son tour Campardon, il y a la maison, il y avotre mari, avec lequel j’ai toujours eu les meilleurs rapports… Ilserait en droit de s’étonner. Nous ne pouvons avoir l’aird’approuver publiquement votre conduite, madame, oh ! uneconduite que je ne me permets pas de juger, mais qui est assez,comment dirai-je ? assez légère, n’est-ce pas ?

– Bien sûr, nous ne vous jetons pas la pierre, continuaRose. Seulement, le monde est si mauvais ! On raconterait quevous donniez vos rendez-vous ici… Et, vous savez, mon maritravaille pour des gens très difficiles. À la moindre tache sur samoralité, il perdrait tout… Mais, permettez-moi de vous ledemander, madame : comment n’avez-vous pas été retenue par lareligion ? L’abbé Mauduit nous parlait encore de vous,avant-hier, avec une affection paternelle.

Berthe, entre les trois, tournait la tête, regardait celui quiparlait, d’un air d’hébétement. Dans son épouvante, elle commençaità comprendre, elle s’étonnait d’être là. Pourquoi avait-elle sonné,que faisait-elle au milieu de ces gens qu’elle dérangeait ?Elle les voyait maintenant, la femme tenant la largeur du lit, lemari en caleçon et la cousine en jupe mince, tous les deux blancsdes plumes du même oreiller. Ils avaient raison, on ne tombait pasde la sorte chez le monde. Et, comme l’architecte la poussaitdoucement vers l’antichambre, elle partit, sans même répondre auxregrets religieux de Rose.

– Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la porte devos parents ? demanda Campardon. Votre place est chez eux.

Elle refusa d’un geste terrifié.

– Alors, attendez, je vais jeter un coup d’œil dansl’escalier, car je serais au désespoir, s’il vous arrivait lamoindre chose.

Lisa était demeurée au milieu de l’antichambre, avec sonbougeoir. Il le prit, sortit sur le palier, rentra tout desuite.

– Je vous jure qu’il n’y a personne… Filez vite.

Alors, Berthe, qui n’avait plus ouvert les lèvres, ôtabrutalement le fichu de laine, qu’elle jeta par terre, endisant :

– Tenez ! c’est à vous… Il va me tuer, à quoibon ?

Et elle s’en alla dans l’obscurité, en chemise, ainsi qu’elleétait venue. Campardon ferma la porte à double tour, furieux,murmurant :

– Eh ! va te faire caramboler ailleurs !

Puis, comme Lisa, derrière lui, éclatait de rire :

– C’est vrai, on en aurait toutes les nuits, si on lesrecevait… Chacun pour soi. Je lui aurais donné cent francs, mais maréputation, non, par exemple !

Dans la chambre, Rose et Gasparine se remettaient. Avait-onjamais vu une éhontée de cette espèce ! se promener toute nuedans l’escalier ! Vrai ! il y avait des femmes qui nerespectaient plus rien, quand ça les démangeait ! Mais ilétait près de deux heures, il fallait dormir à la fin. Et l’onembrassa encore : bonsoir mon chéri, bonsoir ma cocotte.Hein ? était-ce bon de s’aimer, de s’entendre toujours,lorsqu’on voyait, dans les autres ménages, des catastrophespareilles ? Rose reprit Dickens, qui avait glissé sur sonventre ; il lui suffisait, elle en lirait encore quelquespages, puis s’endormirait, en le laissant couler dans le lit, commetous les soirs, lasse d’émotion. Campardon suivit Gasparine, la fitse recoucher la première, s’allongea ensuite. Tous deuxgrognaient : les draps avaient refroidi, on était mal, ilfaudrait encore une demi-heure pour avoir chaud.

Et Lisa, qui, avant de monter, était rentrée dans la chambred’Angèle, lui disait :

– La dame a une entorse… Montrez un peu comment elle a prisson entorse.

– Tiens ! comme ça ! répondait l’enfant, en sejetant au cou de la bonne, et en la baisant sur les lèvres.

Dans l’escalier, Berthe grelotta. Il y faisait froid, onn’allumait le calorifère que le premier novembre. Cependant, sapeur se calmait. Elle était descendue, avait écouté à la porte deson appartement : rien, pas un bruit. Elle était montée,n’osant s’avancer jusqu’à la chambre d’Octave, prêtant l’oreille deloin : un silence de mort, plus un murmure. Alors, elles’accroupit sur le paillasson de ses parents, où elle comptaitvaguement attendre Adèle ; car l’idée de tout avouer à sa mèrela bouleversait, comme si elle était encore petite fille. Mais, peuà peu, la solennité de l’escalier l’emplit d’une nouvelle angoisse.Il était noir, il était sévère. Personne ne la voyait, et uneconfusion la prenait pourtant, à être ainsi en chemise, dansl’honnêteté des zincs dorés et des faux marbres. Derrière leshautes portes d’acajou, la dignité conjugale des alcôves exhalaitun reproche. Jamais la maison n’avait respiré d’une haleine sivertueuse. Puis, un rayon de lune glissa par les fenêtres despaliers, et l’on eût dit une église : un recueillement montaitdu vestibule aux chambres de bonne, toutes les vertus bourgeoisesdes étages fumaient dans l’ombre ; tandis que, sous la pâleclarté, sa nudité blanchissait. Elle se sentit un scandale pour lesmurs, elle ramena sa chemise, cacha ses pieds, avec la terreur devoir paraître le spectre de M. Gourd, en calotte et enpantoufles.

Brusquement, un bruit la faisait se lever, affolée, sur le pointde frapper des deux poings dans la porte de sa mère, lorsqu’unappel l’arrêta.

C’était une voix légère comme un souffle.

– Madame… madame.

Elle regardait en bas, elle ne voyait rien.

– Madame… madame… C’est moi.

Et Marie se montra, en chemise elle aussi. Elle avait entendu lascène, elle s’était échappée de son lit, laissant dormir Jules,écoutant de sa petite salle à manger, où elle se trouvait sanslumière.

– Entrez… Vous êtes trop dans la peine. Je suis uneamie.

Doucement, elle la rassurait, lui racontait les choses. Leshommes ne s’étaient pas fait de mal : lui, avec des jurons,avait poussé sa commode contre sa porte, pour s’enfermer ;tandis que l’autre descendait, un paquet à la main, les affaireslaissées par elle, ses souliers et ses bas, qu’il devait avoirroulés dans son peignoir, machinalement, en les voyant traîner.Enfin, c’était fini. Le lendemain, on les empêcherait bien de sebattre.

Mais Berthe restait sur le seuil, avec un reste de peur et lahonte de pénétrer ainsi chez une dame qu’elle ne fréquentait pasd’habitude. Il fallut que Marie la prît par la main.

– Vous coucherez là, sur ce canapé. Je vous prêterai unchâle, j’irai voir votre mère… Mon Dieu ! quel malheur !Quand on s’aime, on ne se méfie pas.

– Ah ! pour le plaisir que nous prenions ! ditBerthe, dans un soupir où crevait tout le vide bête et cruel de sanuit. Il a raison de jurer. Si c’est comme moi, il doit en avoirpar-dessus la tête !

Elles allaient parler d’Octave. Elles se turent, et tout d’uncoup, à tâtons, elles tombèrent aux bras l’une de l’autre, ensanglotant. Leurs membres nus s’étreignaient avec une passionconvulsive ; leurs gorges, chaudes de pleurs, s’écrasaientsous leurs chemises arrachées. C’était une lassitude dernière, unetristesse immense, la fin de tout. Elles ne disaient plus un mot,leurs larmes ruisselaient, ruisselaient sans fin dans les ténèbres,au milieu du profond sommeil de la maison, plein de décence.

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