Pot-Bouille

Chapitre 11

 

Lorsque, le lendemain, à huit heures, Octave descendit de sachambre, il fut très surpris de trouver toute la maison au courantde l’attaque de la veille et de la situation désespérée où était lepropriétaire. Du reste, la maison ne s’occupait pas dumalade : elle ouvrait la succession.

Dans leur petite salle à manger, les Pichon s’attablaient devantdes bols de chocolat. Jules appela Octave.

– Dites donc, en voilà un remue-ménage, s’il meurt commeça ! Nous allons en voir de drôles… Savez-vous s’il y a untestament ?

Le jeune homme, sans répondre, leur demanda d’où ils tenaient lanouvelle. Marie l’avait remontée de chez la boulangère ;d’ailleurs, ça filtrait d’étage en étage, et jusqu’au bout de larue, par les bonnes. Puis, après avoir allongé une tape à Lilittequi lavait ses doigts dans le chocolat, la jeune femme dit à sontour :

– Ah ! tout cet argent !… S’il songeait seulementà nous laisser un sou par pièce de cent sous. Mais il n’y a pas dedanger !

Et comme Octave les quittait, elle ajouta :

– J’ai fini vos livres, monsieur Mouret… Veuillez lesreprendre, n’est-ce pas ?

Il descendait vivement, inquiet, se souvenant d’avoir promis àMme Duveyrier de lui envoyer Berthe avant touteindiscrétion, lorsque, au troisième, il tomba sur Campardon, quisortait.

– Eh bien ! dit ce dernier, votre patron hérite. Je mesuis laissé conter que le vieux a près de six cent mille francs,plus cet immeuble… Dame ! il ne dépensait rien chez lesDuveyrier, et il lui restait pas mal sur son magot de Versailles,sans compter les vingt et quelques mille francs des loyers de lamaison… Hein ? un fameux gâteau à se partager, quand on esttrois seulement !

Tout en causant ainsi, il continuait de descendre, derrièreOctave. Mais, au second, ils rencontrèrentMme Juzeur, qui revenait de voir ce que sa petitebonne Louise, pouvait bien faire le matin, à perdre plus d’uneheure pour rapporter quatre sous de lait. Elle entra naturellementdans la conversation, très au courant.

– On ne sait pas comment il a réglé ses affaires,murmura-t-elle de son air doux. Il y aura peut-être deshistoires.

– Ah bien ! dit gaiement l’architecte, je voudraisêtre à leur place. Ça ne traînerait pas… On fait trois partségales, chacun prend la sienne, et bonjour bonsoir !

Mme Juzeur se pencha, leva la tête, s’assura dela solitude de l’escalier. Enfin, baissant la voix :

– Et s’ils ne trouvaient pas ce qu’ils attendent ?…Des bruits circulent.

L’architecte écarquillait les yeux. Puis, il haussa les épaules.Allons donc ! des fables ! Le père Vabre était un vieilavare qui mettait ses économies dans des bas de laine. Et il s’enalla, parce qu’il avait un rendez-vous à Saint-Roch, avec l’abbéMauduit.

– Ma femme se plaint de vous, dit-il, à Octave, en seretournant, après avoir descendu trois marches. Entrez donc causerde temps à autre.

Mme Juzeur retenait le jeune homme.

– Et moi, comme vous me négligez ! Je croyais que vousm’aimiez un peu… Quand vous viendrez, je vous ferai goûter uneliqueur des îles, oh ! quelque chose de délicieux !

Il promit, il se hâta de gagner le vestibule. Mais, avantd’arriver à la petite porte du magasin, ouvrant sous la voûte ildut encore traverser tout un groupe de bonnes. Celles-làdistribuaient la fortune du moribond. Tant pourMme Clotilde, tant pour M. Auguste, tant pourM. Théophile. Clémence disait des chiffres, carrément ;elle les connaissait bien, car elle les tenait d’Hippolyte, lequelavait vu l’argent dans un meuble. Julie pourtant les discutait.Lisa racontait comment son premier maître, un vieux monsieur,l’avait flouée, en crevant sans même lui laisser son lingesale ; tandis que, les bras ballants, la bouche ouverte, Adèleécoutait ces histoires d’héritage, qui faisaient crouler devantelle des piles gigantesques de pièces de cent sous. Et, sur letrottoir, l’air solennel, M. Gourd causait avec le papetierd’en face. Pour lui, le propriétaire n’était même plus.

– Moi, ce qui m’intéresse, disait-il, c’est de savoir quiprend la maison… Ils ont tout partagé, très bien ! mais lamaison, ils ne peuvent pas la couper en trois.

Octave enfin entra dans le magasin. La première personne qu’ilvit, assise devant la caisse, fut Mme Josserand,déjà coiffée, frottée, sanglée, sous les armes. Près d’elle,Berthe, descendue sans doute à la hâte, dans le négligé charmantd’un peignoir, paraissait très animée. Mais elles se turent enl’apercevant, la mère le regarda d’un air terrible.

– Alors, monsieur, dit-elle, c’est ainsi que vous aimez lamaison ?… Vous entrez dans les complots des ennemis de mafille.

Il voulut se défendre, expliquer les faits. Mais elle luifermait la bouche, elle l’accusait d’avoir passé la nuit, avec lesDuveyrier, à chercher le testament, pour y introduire des choses.Et, comme il riait, en demandant quel intérêt il aurait eu à cela,elle reprit :

– Votre intérêt, votre intérêt… Bref ! monsieur, vousdeviez accourir nous prévenir, puisque Dieu voulait bien vousrendre témoin de l’accident. Quand on pense que, sans moi, ma fillene saurait rien encore ! Oui, on la dépouillait, si je n’avaispas dégringolé l’escalier, à la première nouvelle… Eh ! votreintérêt, votre intérêt, monsieur, est-ce qu’on sait ?Mme Duveyrier a beau être très fanée, il y a encoredes gens peu difficiles pour s’en contenter peut-être.

– Oh ! maman ! dit Berthe, Clotilde qui est sihonnête !

Mais Mme Josserand haussa les épaules depitié.

– Laisse donc ! tu sais bien qu’on fait tout pour del’argent !

Octave dut leur conter l’histoire de l’attaque. Elles selançaient des coups d’œil : évidemment, selon le mot de lamère, il y avait eu des manœuvres. Clotilde était vraiment tropbonne de vouloir épargner des émotions à la famille ! Enfin,elles laissèrent le jeune homme se mettre au travail, tout engardant des doutes sur son rôle dans l’affaire. Leur explicationvive continuait.

– Et qui est-ce qui paiera cinquante mille francs inscritsdans le contrat ? dit Mme Josserand. Lui sousla terre, on pourra courir après, n’est-ce pas ?

– Oh ! les cinquante mille francs ! murmuraBerthe embarrassée. Tu sais qu’il devait, comme vous, donnerseulement dix mille francs tous les six mois… Nous n’y sommes pasencore, le mieux est d’attendre.

– Attendre ! attendre qu’il revienne pour te lesapporter, peut-être… Grande cruche, tu veux donc qu’on tevole !… Non, non ! tu vas les exiger tout de suite sur lasuccession. Nous autres, nous sommes vivants, Dieu merci ! Onignore si nous paierons ou si nous ne paierons pas ; mais lui,puisqu’il est mort, il faut qu’il paie.

Et elle fit jurer à sa fille de ne pas céder, car elle n’avaitjamais donné à personne le droit de la prendre pour une bête. Touten s’emportant, elle tendait parfois l’oreille vers le plafond,comme si elle eût voulu entendre, à travers l’entresol, ce qui sepassait au premier étage, chez les Duveyrier. La chambre du vieuxdevait se trouver juste sur sa tête. Auguste était bien montéauprès de son père, dès qu’elle l’avait mis au courant de lasituation. Mais cela ne la tranquillisait pas, elle rêvait d’yêtre, elle imaginait des trames compliquées.

– Vas-y donc ! finit-elle par crier, dans un élan detout son cœur. Auguste est trop faible, ils sont encore en train dele ficher dedans !

Alors, Berthe monta. Octave, qui faisait l’étalage, les avaitécoutées. Quand il se vit seul avec Mme Josserand,et qu’elle se dirigea vers la porte, il lui demanda, dans l’espoird’un jour de congé, s’il ne serait pas convenable de fermer lemagasin.

– Pourquoi donc ? dit-elle. Attendez qu’il soit mort.Ce n’est pas la peine de manquer la vente.

Puis, comme il plissait un coupon de soie ponceau, elle ajouta,pour rattraper la dureté de sa phrase :

– Seulement, vous pourriez bien, il me semble, ne pasmettre du rouge à l’étalage.

Au premier, Berthe trouva Auguste près de son père. La chambren’avait pas changé depuis la veille ; elle était toujoursmoite, silencieuse, emplie du même râle, long et pénible. Sur lelit, le vieillard restait rigide, dans une perte complète dusentiment et du mouvement. La boîte de chêne, pleine de fiches,encombrait encore la table ; pas un meuble ne semblait avoirété dérangé ni même ouvert. Cependant, les Duveyrier paraissaientplus abattus, las d’une nuit sans sommeil, les paupières inquiètes,tiraillées par une continuelle préoccupation. Dès sept heures, ilsavaient envoyé Hippolyte chercher leur fils Gustave au lycéeBonaparte ; et l’enfant, un garçon de seize ans, mince etprécoce, était là, dans l’effarement de ce jour inespéré devacances, à passer près d’un moribond.

– Ah ! ma chère, quel coup affreux ! dit Clotildeen allant embrasser Berthe.

– Pourquoi ne pas nous prévenir ? répondit celle-ci,avec la moue pincée de sa mère. Nous étions là pour vous aider à lesupporter.

Auguste, d’un regard, la pria de garder le silence. Le momentn’était pas venu de se quereller. On pouvait attendre. Le DrJuillerat, qui avait déjà fait une première visite, devait en faireune seconde ; mais il ne donnait toujours aucun espoir, lemalade ne passerait pas la journée. Auguste communiquait cesnouvelles à sa femme, lorsque Théophile et Valérie entrèrent à leurtour. Tout de suite, Clotilde s’était avancée, et elle répéta enembrassant Valérie :

– Quel coup affreux, ma chère !

Mais Théophile arrivait, très monté.

– Alors, maintenant, dit-il, sans même étouffer sa voix,quand votre père se meurt, c’est votre charbonnier qui doit vousl’apprendre ?… Vous avez donc voulu prendre le temps deretourner ses poches ?

Duveyrier se leva, indigné. Mais Clotilde d’un geste l’écarta,tandis qu’elle répondait très bas à son frère :

– Malheureux ! l’agonie de notre pauvre père ne t’estpas même sacrée… Regarde-le, contemple ton œuvre, oui, c’est toiqui lui as tourné le sang, en refusant de payer tes termes enretard.

Valérie se mit à rire.

– Voyons, ce n’est pas sérieux, dit-elle.

– Comment ! pas sérieux ! reprit Clotilde,révoltée. Vous saviez combien il aimait à toucher ses termes… Vousauriez résolu de le tuer, que vous n’auriez pas agi autrement.

Et elles en venaient à des mots plus vifs, elles s’accusaientréciproquement de vouloir mettre la main sur l’héritage, lorsque,toujours maussade et calme, Auguste les rappela au respect.

– Taisez-vous ! Vous aurez le temps. Ce n’est pasconvenable, à cette heure.

Alors, la famille, se rendant à la justesse de cetteobservation, prit place autour du lit. Un grand silence tomba, onentendit de nouveau le râle, dans la chambre moite. Berthe etAuguste étaient aux pieds du mourant ; Valérie et Théophile,arrivés les derniers, avaient dû se mettre assez loin, près de latable ; tandis que Clotilde occupait le chevet, ayant son mariderrière elle ; et, au bord même des matelas, elle poussaitson fils Gustave, que le vieillard adorait. Tous se regardaientmaintenant, sans une parole. Mais les yeux clairs, les lèvrespincées disaient les réflexions sourdes, les raisonnements pleinsd’inquiétude et d’irritation, qui passaient dans ces têtes pâlesd’héritiers, aux paupières rougies. La vue du collégien, si près dulit, exaspérait surtout les deux jeunes ménages ; car, c’étaitvisible, les Duveyrier comptaient sur la présence de Gustave pourattendrir le grand-père, s’il recouvrait sa connaissance.

Même cette manœuvre était une preuve qu’il ne devait pas existerde testament ; et les regards des Vabre allaient furtivement àun vieux coffre-fort, la caisse de l’ancien notaire, qu’il avaitapportée de Versailles et fait sceller dans un coin de sa chambre.Il y enfermait, par manie, tout un monde d’objets. Sans doute lesDuveyrier s’étaient empressés de fouiller cette caisse, pendant lanuit. Théophile rêvait de leur tendre un piège, pour les faireparler.

– Dites donc, vint-il murmurer enfin à l’oreille duconseiller, si l’on avertissait le notaire… Papa peut vouloirchanger ses dispositions.

Duveyrier n’entendit pas d’abord. Comme il s’ennuyait beaucoupdans cette chambre, il avait laissé toute la nuit sa penséeretourner vers Clarisse. Décidément, le plus sage serait de seremettre avec sa femme ; mais l’autre était si drôle, quandelle envoyait sa chemise par-dessus sa tête, d’un geste degamin ; et, les yeux vagues, fixés sur le moribond, il larevoyait ainsi, il aurait tout donné pour la posséder encore, rienqu’une fois. Théophile dut répéter sa question.

– J’ai interrogé M. Renaudin, répondit alors leconseiller effaré. Il n’y a pas de testament.

– Mais ici ?

– Pas plus ici que chez le notaire.

Théophile regarda Auguste : était-ce évident ? lesDuveyrier avaient fouillé les meubles. Clotilde saisit ce regard ets’irrita contre son mari. Qu’avait-il donc ? est-ce que ladouleur l’endormait ? Et elle ajouta :

– Papa a fait ce qu’il a dû faire, bien sûr… Nous lesaurons toujours trop tôt, mon Dieu !

Elle pleurait. Valérie et Berthe, gagnées par sa douleur, semirent aussi à sangloter doucement. Théophile avait regagné sachaise sur la pointe des pieds. Il savait ce qu’il voulait savoir.Certainement, si son père reprenait connaissance, il ne laisseraitpas les Duveyrier abuser de leur galopin de fils, pour se faireavantager. Mais, comme il s’asseyait, il vit son frère Augustes’essuyer les yeux, et cela l’émut tellement, qu’à son tour ilétrangla : l’idée de la mort lui venait, il mourrait peut-êtrede cette maladie, c’était abominable. Alors, toute la famillefondit en larmes. Seul, Gustave ne pouvait pleurer. Ça leconsternait, il regardait par terre, réglant sa respiration sur lerâle, pour s’occuper à quelque chose, comme on leur faisait marquerle pas, pendant les leçons de gymnastique.

Cependant, les heures s’écoulaient. À onze heures, ils eurentune distraction, le Dr Juillerat se présenta de nouveau. L’état dumalade empirait, il devenait même douteux, maintenant, qu’il pûtreconnaître ses enfants, avant de mourir. Et les sanglotsrecommençaient, lorsque Clémence vint annoncer l’abbé Mauduit.Clotilde, qui s’était levée, reçut la première ses consolations. Ilparaissait pénétré du malheur de la famille, il trouva pour chacunune parole d’encouragement. Puis, avec beaucoup de tact, il parlades droits de la religion, il insinua qu’on ne devait pas laisserpartir cette âme sans le secours de l’Église.

– J’y avais songé, murmura Clotilde.

Mais Théophile éleva des objections. Leur père ne pratiquaitpas ; il avait même eu jadis des idées avancées, car il lisaitVoltaire ; enfin, le mieux était de s’abstenir, du momentqu’on ne pouvait le consulter. Dans le feu de la discussion, ilajouta même :

– C’est comme si vous apportiez le bon Dieu à cemeuble.

Les trois femmes le firent taire. Elles étaient toutes secouéesd’attendrissement, elles donnèrent raison au prêtre, s’excusèrentde ne pas l’avoir envoyé chercher, dans le trouble de lacatastrophe. M. Vabre, s’il avait pu parler, auraitcertainement consenti, car il n’aimait à se faire remarquer enrien. D’ailleurs, ces dames prenaient tout sur elles.

– Quand ce ne serait que pour le quartier, répétaitClotilde.

– Sans doute, dit l’abbé Mauduit qui approuva vivement. Unhomme dans la situation de monsieur votre père doit le bonexemple.

Auguste restait sans opinion. Mais Duveyrier, tiré de sessouvenirs sur Clarisse, dont il se rappelait justement la façond’enfiler ses bas, une cuisse en l’air, réclama les sacrements avecviolence. Il les fallait, pas un membre de sa famille ne mouraitsans eux. Le Dr Juillerat, qui s’était écarté par discrétion,évitant même de laisser percer son dédain de libre penseur,s’approcha alors du prêtre et lui dit tout bas, familièrement,comme à un collègue, souvent rencontré dans des occasionspareilles :

– Ça presse, dépêchez-vous.

Le prêtre se hâta de partir. Il annonçait qu’il apporterait lacommunion et l’extrême-onction, pour parer aux éventualités. EtThéophile, avec son entêtement, murmura :

– Ah bien ! si, maintenant, ils font communier lesmorts malgré eux !

Mais, tout de suite, il y eut une forte émotion. En reprenant saplace, Clotilde avait trouvé le mourant les yeux grands ouverts.Elle ne put retenir un léger cri ; la famille accourut, et lesyeux du vieillard, lentement, firent le tour du cercle, sans que latête remuât. Le Dr Juillerat, l’air étonné, vint se pencher auchevet, pour suivre cette crise suprême.

– Mon père, c’est nous, vous nous reconnaissez ?demanda Clotilde.

M. Vabre la regarda fixement ; puis, ses lèvresremuèrent, mais ne rendirent aucun son. Tous se poussaient,voulaient lui arracher sa dernière parole. Valérie, placéederrière, forcée de se hausser sur les pieds, dit avecaigreur :

– Vous l’étouffez. Écartez-vous donc. S’il désirait quelquechose, on ne pourrait pas savoir.

Les autres durent s’écarter. En effet, les yeux de M. Vabrefouinaient la chambre.

– Il désire quelque chose, c’est certain, murmuraBerthe.

– Voici Gustave, répétait Clotilde. Vous le voyez, n’est-cepas ?… Il est sorti pour vous embrasser. Embrasse tongrand-père, mon petit.

Comme l’enfant, effrayé, reculait, elle le maintenait d’un bras,elle attendait un sourire sur la face décomposée du moribond. MaisAuguste, qui étudiait la direction de ses yeux, déclara qu’ilregardait la table : sans doute il voulait écrire. Ce fut unsaisissement. Tous s’empressèrent. On apporta la table, on cherchadu papier, l’encrier, une plume. Enfin, on le souleva, on l’adossacontre trois oreillers. Le docteur autorisait ces choses, d’unsimple clignement de paupières.

– Donnez-lui la plume, disait Clotilde frémissante, sanslâcher Gustave, qu’elle présentait toujours.

Alors, il y eut une minute solennelle. La famille, serrée autourdu lit, attendait. M. Vabre, qui semblait ne reconnaîtrepersonne, avait laissé échapper la plume de ses doigts. Un instant,il promena les yeux sur la table, où se trouvait la boîte de chêne,pleine de fiches. Puis, glissé des oreillers, tombé en avant commeun chiffon, il allongea le bras par un suprême effort ; et, lamain dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste d’un bébéheureux, qui pétrit quelque chose de sale. Il rayonnait, il voulaitparler, mais il ne bégayait qu’une syllabe, toujours la même, unede ces syllabes où les enfants au maillot mettent un monde desensations.

– Ga… ga… ga… ga…

C’était au travail de sa vie, à sa grande étude de statistique,qu’il disait adieu. Brusquement, sa tête roula. Il était mort.

– Je m’en doutais, murmura le docteur, qui prit le soin del’allonger et de lui fermer les yeux, en voyant l’effarement de lafamille.

Était-ce possible ? Auguste avait emporté la table, tousrestaient muets et glacés. Bientôt, les sanglots éclatèrent. MonDieu ! puisqu’il n’y avait plus rien à espérer, on arriveraitquand même à se partager la fortune. Et Clotilde, après s’êtreempressée de renvoyer Gustave, pour lui éviter l’affreux spectacle,pleurait sans force, la tête appuyée contre l’épaule de Berthe, quisanglotait, ainsi que Valérie. Devant la fenêtre, Théophile etAuguste se frottaient rudement les yeux. Mais Duveyrier surtoutmontrait un désespoir extraordinaire, étouffait de gros sanglotsdans son mouchoir. Non, décidément, il ne pouvait vivre sansClarisse : il aimait mieux mourir tout de suite, commecelui-là ; et le regret de sa maîtresse tombant au milieu dece deuil, le secouait d’une amertume immense.

– Madame, vint annoncer Clémence, ce sont lessacrements…

Sur le seuil, parut l’abbé Mauduit. Derrière son épaule, onapercevait la tête curieuse d’un enfant de chœur. Il vit lessanglots, questionna d’un coup d’œil le médecin, qui ouvrit lesbras, comme pour déclarer que ce n’était pas sa faute. Et l’abbé,après avoir balbutié des prières, s’en alla d’un air de gêne, enremportant le bon Dieu.

– C’est mauvais signe, disait Clémence aux autresdomestiques, réunis à la porte de l’antichambre. On ne dérange pasle bon Dieu pour rien… Vous verrez qu’il reviendra dans la maison,avant un an.

Les obsèques de M. Vabre eurent lieu seulement lesurlendemain. Duveyrier avait quand même ajouté aux lettres defaire-part les mots : « muni des sacrements del’Église ». Comme le magasin était fermé, Octave se trouvaitlibre. Ce congé le ravissait, car depuis longtemps il désiraitranger sa chambre, changer des meubles de place, mettre sesquelques livres dans une petite bibliothèque, achetée d’occasion.Il s’était levé plus tôt que de coutume, il achevait son rangementvers huit heures, le matin du convoi, lorsque Marie frappa. Ellelui rapportait un paquet de livres.

– Puisque vous ne venez pas les chercher, dit-elle, il fautbien que je me donne la peine de vous les rendre.

Mais elle refusa d’entrer, rougissant, choquée à l’idée d’êtrechez un jeune homme. Leurs relations, d’ailleurs, avaientcomplètement cessé, d’une façon toute naturelle, parce qu’iln’était plus retourné la prendre. Et elle restait aussi tendre aveclui, le saluait toujours d’un sourire, quand elle lerencontrait.

Octave était très gai, ce matin-là. Il voulut la taquiner.

– Alors, c’est Jules qui vous défend d’entrer chezmoi ? répétait-il. Comment êtes-vous avec Jules,maintenant ? Est-il aimable ? oui, vous m’entendezbien ? Répondez donc !

Elle riait, elle ne se scandalisait pas.

– Pardi ! quand vous l’emmenez, vous lui payez duvermouth en lui racontant des choses qui le font rentrer comme unfou… Oh ! il est trop aimable. Vous savez, je n’en demande pastant. Mais j’aime mieux que ça se passe chez moi qu’autre part,bien sûr.

Elle redevint sérieuse et ajouta :

– Tenez, je vous rapporte votre Balzac, je n’ai pas pu lefinir… C’est trop triste, il n’a que des choses désagréables à vousdire, ce monsieur-là !

Et elle lui demanda des histoires où il y eut beaucoup d’amour,avec des aventures et des voyages dans des pays étrangers. Puis,elle parla de l’enterrement : elle irait à l’église, Julespousserait jusqu’au cimetière. Jamais elle n’avait eu peur desmorts ; à douze ans, elle était restée une nuit entière prèsd’un oncle et d’une tante, emportés par la même fièvre. Jules, aucontraire, détestait causer des morts, à ce point que, depuis laveille, il lui avait défendu de parler du propriétaire, étendu surle dos, en bas ; mais elle ne trouvait rien à dire en dehorsde cette conversation, lui non plus, si bien qu’ils n’échangeaientpas dix mots par heure, tout en pensant continuellement au pauvremonsieur. Ça devenait ennuyeux, elle serait contente pour Jules,quand on l’emporterait. Et, heureuse d’en pouvoir parler à l’aise,satisfaisant son goût, elle accabla le jeune homme dequestions : l’avait-il vu ? était-il beaucoupchangé ? devait-elle croire ce qu’on racontait, un abominableaccident, pendant la mise en bière ? quant à la famille, nedécousait-elle pas les matelas, pour fouiner partout ? Tantd’histoires circulaient, dans une maison comme la leur, où galopaitune débandade de bonnes ! La mort était la mort : on nes’occupait que de ça.

– Vous me fourrez encore un Balzac, reprit-elle enregardant les livres qu’il lui prêtait de nouveau. Non,reprenez-le… Ça ressemble trop à la vie.

Comme elle lui tendait le volume, il la saisit par le poignet etvoulut l’attirer dans la chambre. Elle l’amusait, avec sa curiositéde la mort ; elle lui paraissait drôle, plus vivante, toutd’un coup désirable. Mais elle comprit, devint très rouge, puis sedégagea, se sauva, en disant :

– Merci, monsieur Mouret… À tout à l’heure, au convoi.

Lorsque Octave fut habillé, il se rappela sa promesse d’allervoir Mme Campardon. Il avait deux grandes heuresdevant lui, le convoi étant pour onze heures, et il songea àutiliser sa matinée, en faisant quelques visites dans la maison.Rose le reçut au lit ; il s’excusait, craignait de ladéranger ; mais elle-même l’appela. On le voyait si peu, ellese disait si heureuse d’avoir une distraction !

– Ah ! tenez, mon cher enfant, déclara-t-elle tout desuite, c’est moi qui devrais être en bas, clouée entre quatreplanches !

Oui, le propriétaire était bien heureux, il en avait fini avecl’existence. Et comme Octave, étonné de la trouver en proie à unetelle mélancolie, lui demandait si elle allait plus mal :

– Non, merci. C’est toujours la même chose. Seulement il ya des fois où j’en ai assez… Achille a dû se faire dresser un litdans son cabinet de travail, parce que ça m’agaçait la nuit, quandil remuait… Et vous savez que Gasparine, sur nos prières, s’estdécidée à quitter le magasin. Je lui en suis bien reconnaissante,elle me soigne avec une telle tendresse !… Mon Dieu ! jene vivrais plus, sans toutes ces bonnes affections qui se serrentautour de moi !

Justement, Gasparine, de son air soumis de parente pauvre,tombée au rôle de domestique, lui apportait son café. Elle l’aida àse soulever, l’adossa contre des coussins, la servit sur une petiteplanche, recouverte d’une serviette. Et Rose, dans sa camisolebrodée, au milieu des linges garnis de dentelle, mangea d’un grosappétit. Elle était toute fraîche, rajeunie, encore, très jolie,avec sa peau blanche et ses petits cheveux blonds ébouriffés.

– Oh ! l’estomac va bien, ce n’est pas l’estomac quiest malade, répétait-elle en trempant ses tartines.

Deux larmes tombèrent dans son café. Alors, Gasparine lagronda.

– Si tu pleures, je vais appeler Achille… N’es-tu pascontente ? n’es-tu pas là comme une reine ?

Quand Mme Campardon eut fini et qu’elle seretrouva seule en compagnie d’Octave, elle était d’ailleursconsolée. Par coquetterie, elle se remit à parler de la mort, maisavec la gaieté douce d’une femme faisant la grasse matinée dans latiédeur des draps. Mon Dieu ! elle s’en irait tout de même,lorsque son tour viendrait ; seulement, ils avaient raison,elle n’était pas malheureuse, elle pouvait se laisser vivre, carils lui évitaient en somme les grosses besognes de l’existence. Etelle s’enfonçait dans son égoïsme d’idole sans sexe.

Puis, comme le jeune homme se levait :

– Entrez plus souvent, n’est-ce pas ?… Amusez-vousbien, ne vous attristez pas trop à ce convoi. On meurt un peu tousles jours, il faut s’y habituer.

Sur le même palier, chez Mme Juzeur, ce futLouise, la petite bonne, qui vint ouvrir à Octave. Ellel’introduisit au salon, le regarda un instant avec son rire ahuri,puis finit par déclarer que sa maîtresse achevait de s’habiller. Dureste, Mme Juzeur parut tout de suite, vêtue denoir, plus douce et plus fine encore dans ce deuil.

– J’étais certaine que vous viendriez ce matin,soupira-t-elle d’un air d’abattement. Toute la nuit, j’ai rêvassé,je vous voyais… Impossible de dormir, vous comprenez, avec ce mortdans la maison !

Et elle avoua qu’elle s’était levée trois fois, pour regardersous les meubles.

– Mais il fallait m’appeler ! dit gaillardement lejeune homme. À deux, on n’a pas peur, dans un lit.

Elle prit un air de honte charmant.

– Taisez-vous, c’est vilain !

Et elle lui appliqua sa main ouverte sur les lèvres.Naturellement, il dut la baiser. Alors, elle écarta les doigtsdavantage, en riant, comme chatouillée. Mais lui, excité par cejeu, chercha à pousser les choses plus loin. Il l’avait saisie, laserrait contre sa poitrine, sans qu’elle fit un mouvement pour sedégager ; et très bas, dans un souffle, à l’oreille :

– Voyons, pourquoi ne voulez-vous pas ?

– Oh ! en tout cas, pas aujourd’hui !

– Pourquoi, pas aujourd’hui ?

– Mais avec ce mort, là-dessous… Non, non, ça me seraitimpossible.

Il la serrait plus rudement, et elle s’abandonnait. Leurshaleines chauffaient leurs visages.

– Alors, quand ? demain ?

– Jamais.

– Vous êtes libre pourtant, votre mari s’est conduit si malque vous ne lui devez rien… Hein ? la peur d’un enfantpeut-être ?

– Non, je ne puis en avoir, des médecins me l’ont dit.

– Eh bien ! s’il n’y a aucune raison sérieuse, ceserait trop bête…

Et il la violentait. Très souple, elle glissa. Puis, lereprenant elle-même dans ses bras, l’empêchant de faire unmouvement, elle murmura de sa voix caressante :

– Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !…Entendez-vous, ça, jamais ! jamais ! J’aimerais mieuxmourir… C’est une idée à moi, mon Dieu ! J’ai juré au ciel,enfin vous n’avez pas besoin de savoir… Vous êtes donc brutal commeles autres hommes, que rien ne satisfait, tant qu’on leur refusequelque chose. Pourtant, je vous aime bien. Tout ce que vousvoudrez, mais pas ça, mon amour !

Elle se livrait, lui permettait les caresses les plus vives etles plus secrètes, ne le repoussant, d’un mouvement de brusquevigueur nerveuse, que s’il tentait le seul acte défendu. Et, dansson obstination, il y avait comme une réserve jésuitique, une peurdu confessionnal, une certitude de se faire pardonner les petitspéchés, tandis que le gros lui causerait trop d’ennuis avec sondirecteur. Puis, c’étaient encore d’autres sentiments inavoués,l’honneur et l’estime de soi-même mis en un seul point, lacoquetterie de tenir toujours les hommes en ne les satisfaisantjamais, une savante jouissance personnelle à se faire manger debaisers partout, sans le coup de bâton de l’assouvissement final.Elle trouvait ça meilleur, elle s’y entêtait, pas un homme nepouvait se flatter de l’avoir eue, depuis le lâche abandon de sonmari. Et elle était une femme honnête !

– Non, monsieur, pas un ! Ah ! je puis aller latête haute, moi ! Que de malheureuses, dans ma position, seseraient mal conduites !

Elle l’écarta avec douceur et se leva du canapé.

– Laissez-moi… Ça me tourmente trop, ce mort, en dessous.Il me semble que la maison entière le sent.

D’ailleurs, l’heure de l’enterrement approchait. Elle voulaitaller avant le corps à l’église, pour ne pas voir toute la cuisinefunèbre. Mais, comme elle le reconduisait, elle se souvint de luiavoir parlé de sa liqueur des îles ; et elle le fit rentrer,elle apporta elle-même deux verres et la bouteille. C’était unecrème très sucrée, avec des parfums de fleurs. Quand elle but, unegourmandise de petite fille mit une langueur ravie sur son visage.Elle aurait vécu de sucre, les douceurs à la vanille et à la rosela troublaient comme un attouchement.

– Ça nous soutiendra, dit-elle.

Et, dans l’antichambre, elle ferma les yeux, lorsqu’il la baisasur la bouche. Leurs lèvres sucrées fondaient, pareilles à desbonbons.

Il était près de onze heures. Le corps n’avait pu être descendupour l’exposition, car les ouvriers des Pompes funèbres, aprèss’être oubliés chez un marchand de vin du voisinage, n’enfinissaient plus de poser les tentures. Octave alla regarder parcuriosité. La voûte se trouvait déjà barrée d’un large rideaunoir ; mais les tapissiers avaient encore à accrocher lesdraps de la porte. Et sur le trottoir, le nez en l’air, un groupede bonnes causaient ; pendant qu’Hippolyte, en grand deuil,pressait le travail, d’un air digne.

– Oui, madame, disait Lisa à une femme sèche, une veuve,qui était chez Valérie depuis une semaine, ça ne lui aura servi àrien… Le quartier connaît bien l’histoire. Pour être sûre de sapart dans l’héritage du vieux, elle s’est fait faire cet enfant-làpar un boucher de la rue Sainte-Anne, tant son mari avait l’air devouloir crever tout de suite… Mais le mari dure encore, et voilà levieux parti. Hein ? elle est joliment avancée, avec son salemioche !

La veuve hochait la tête, pleine de dégoût.

– Bien fait ! répondit-elle. Elle en est pour sacochonnerie… Plus souvent que je resterais chez elle ! Je luiai fichu mes huit jours, ce matin. Est-ce que son petit monstre deCamille ne faisait pas caca dans ma cuisine !

Mais Lisa courut questionner Julie qui descendait donner unordre à Hippolyte. Puis, après quelques minutes de conversation,elle revint auprès de la bonne de Valérie.

– C’est un micmac où personne ne comprend rien. Je croisque votre dame aurait pu ne pas se faire faire d’enfant et laissertout de même crever son mari, car ils en sont encore, paraît-il, àchercher le magot du vieux… La cuisinière dit qu’ils ont desfigures là-dedans, enfin des figures de gens qui se ficheront desclaques avant ce soir.

Adèle arrivait, avec quatre sous de beurre sous son tablier,Mme Josserand lui ayant recommandé de ne jamaismontrer les provisions. Lisa voulut voir, puis la traitafurieusement de dinde. Est-ce qu’on descendait pour quatre sous debeurre ! Ah bien ! c’est elle qui aurait forcé cespingres à la mieux nourrir, ou elle se serait nourrie avanteux ; oui, sur le beurre, sur le sucre, sur la viande, surtout. Depuis quelque temps, les autres bonnes poussaient ainsiAdèle à la révolte. Elle se pervertissait. Elle cassa un petitmorceau de beurre et le mangea immédiatement, sans pain, pour fairela brave devant les autres.

– Montons-nous ? demanda-t-elle.

– Non, dit la veuve, je veux le voir descendre. J’ai gardépour ça une commission.

– Moi aussi, ajouta Lisa. On assure qu’il pèse huit cents.S’ils le lâchaient dans leur bel escalier, ça ferait un jolidégât !

– Moi, je monte, j’aime mieux ne pas le voir, reprit Adèle…Merci ! pour rêver encore, comme la nuit dernière, qu’il vientme tirer les pieds, en me fichant des sottises, à cause de mesordures.

Elle s’en alla, poursuivie par les plaisanteries des deuxautres. Toute la nuit, à l’étage des domestiques, on s’était amusédes cauchemars d’Adèle. D’ailleurs, les bonnes, pour ne pas êtreseules, avaient laissé leurs portes ouvertes ; et, un cocherfarceur ayant joué au revenant, de petits cris, des rires étoufféss’étaient fait entendre jusqu’au jour, le long du couloir. Lisa,les lèvres pincées, disait qu’elle s’en souviendrait. Une fameuserigolade, tout de même !

Mais la voix furieuse d’Hippolyte ramena leur attention vers lestentures. Il criait, perdant sa dignité :

– Bougre d’ivrogne ! vous le mettez la tête enbas !

C’était vrai, l’ouvrier allait accrocher à l’envers l’écussonportant le chiffre du défunt. Du reste, les draps noirs, bordésd’argent, étaient en place ; il n’y avait plus qu’à poser lespatères, lorsqu’une voiture à bras, chargée d’un petit mobilier depauvre, se présenta pour entrer. Un gamin poussait, une grandefille pâle suivait, en donnant un coup de main. M. Gourd, quicausait avec son ami, le papetier d’en face, se précipita et,malgré la solennité de son deuil :

– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il luiprend ?… Vous ne voyez donc pas, imbécile !

La grande fille intervint.

– Monsieur, je suis la nouvelle locataire, vous savez… Cesont mes meubles.

– Impossible ! demain ! cria le conciergefurieux.

Elle le regarda, puis regarda les tentures, stupéfiée.Évidemment, cette porte murée de noir la bouleversait. Mais elle seremit, elle expliqua qu’elle ne pouvait pas non plus laisser sesmeubles sur le pavé. Alors, M. Gourd la rudoya.

– Vous êtes la piqueuse de bottines, n’est-ce pas ?celle qui a loué là-haut le cabinet… Encore une obstination dupropriétaire ! Tout ça, pour toucher cent trente francs, etmalgré les ennuis que nous avons eus avec le menuisier !… Ilm’avait pourtant promis de ne plus louer à du monde qui travaille.Ah ! ouiche, voilà que ça recommence, et avec unefemme !

Puis, il se souvint que M. Vabre était mort.

– Oui, vous pouvez regarder, c’est le propriétaire qui estmort justement, et s’il était parti huit jours plus tôt, vous neseriez pas ici, bien sûr !… Allons, dépêchez-vous, avant qu’onle descende !

Et, dans son exaspération, il poussa lui-même la voiture, ill’engouffra sous les tentures qui s’écartèrent, puis qui serejoignirent lentement. La grande fille pâle disparut dans tout cenoir.

– En voilà une qui tombe bien ! fit remarquer Lisa.Comme c’est gai, d’emménager dans un enterrement… Moi, à sa place,je vous aurais ramassé le pipelet !

Mais elle se tut, lorsqu’elle vit reparaître M. Gourd, quiétait la terreur des bonnes. La mauvaise humeur de celui-ci venaitde ce que la maison allait, disaient des personnes, échoir enpartage à M. Théophile et à sa dame. Lui, aurait donné centfrancs de sa poche pour avoir comme propriétaire M. Duveyrier,un magistrat au moins. C’était ce qu’il expliquait au papetier.Cependant, du monde sortait. Mme Juzeur passa, enadressant un sourire à Octave, qui avait trouvé Trublot sur letrottoir. Puis, Marie parut ; et elle, très intéressée, restaà regarder mettre les tréteaux, sur lesquels on devait poser labière.

– Ces gens du second sont étonnants, disait M. Gourd,les yeux levés sur les persiennes fermées du deuxième étage. Oncroirait qu’ils s’arrangent pour éviter de faire comme nous autres…Oui, ils sont partis en voyage, il y a trois jours.

À ce moment, Lisa se cacha derrière la veuve, en apercevant lacousine Gasparine, qui apportait une couronne de violettes, uneattention de l’architecte, désireux de conserver ses bons rapportsavec les Duveyrier.

– Fichtre ! déclara le papetier, elle se met bien,l’autre Mme Campardon !

Il l’appelait ainsi, innocemment, du nom que tous lesfournisseurs du quartier lui donnaient. Lisa étouffa un rire. Maisil y eut une grosse déception. Brusquement, les bonnes surent qu’onavait descendu le corps. Aussi, c’était bête, d’être restées danscette rue, à contempler le drap ! Elles rentrèrent vite ;et le corps, en effet, sortait du vestibule, porté par quatrehommes. Les tentures assombrissaient le porche, on voyait au fondle jour blanc de la cour, lavée le matin à grande eau. Seule, lapetite Louise, qui avait filé derrière Mme Juzeur,se haussait sur les pieds, les yeux ronds, dans une curiositéblême. Les porteurs soufflaient au bas de l’escalier, dont lesdorures et les faux marbres prenaient une solennité froide sous lalumière morte des vitres dépolies.

– Le v’là parti sans toucher ses quittances ! murmuraLisa, avec la blague haineuse d’une fille de Paris contre lespropriétaires.

Alors, Mme Gourd, qui était restée dans sonfauteuil, clouée là par ses mauvaises jambes, se leva péniblement.Puisqu’elle ne pouvait même aller à l’église, M. Gourd luiavait bien recommandé de ne pas laisser passer le propriétairedevant la loge, sans le saluer. Cela se devait. Elle vint jusqu’àla porte, en bonnet de deuil, et lorsque le propriétaire passa,elle le salua.

À Saint-Roch, pendant la cérémonie, le Dr Juillerat affecta dene pas entrer dans l’église. D’ailleurs, il y avait foule, tout ungroupe d’hommes préféra rester sur les marches. Il faisait trèsdoux, une journée superbe de juin. Et, comme ils ne pouvaientfumer, leur conversation tomba sur la politique. La grand’portedemeurait ouverte, par moments de grands souffles d’orguessortaient de l’église, tendue de noir, étoilée de cierges.

– Vous savez que M. Thiers se portera l’an prochaindans notre circonscription, annonça Léon Josserand de son airgrave.

– Ah ! dit le docteur. Vous ne voterez sans doute paspour lui, vous, un républicain ?

Le jeune homme dont les opinions se refroidissaient, à mesureque Mme Dambreville le répandait davantage,répondit sèchement :

– Pourquoi pas ?… Il est l’adversaire déclaré del’empire.

Alors, une grosse discussion s’engagea. Léon parlait detactique, le Dr Juillerat s’entêtait dans les principes. Selon cedernier, la bourgeoisie avait fait son temps ; elle était unobstacle sur le chemin de la révolution ; depuis qu’ellepossédait, elle barrait l’avenir, avec plus d’obstination etd’aveuglement que l’ancienne noblesse.

– Vous avez peur de tout, vous vous jetez à la pireréaction, dès que vous vous croyez menacés !

Du coup, Campardon se fâcha.

– Moi, monsieur, j’ai été jacobin et athée comme vous.Mais, Dieu merci ! la raison m’est venue… Non, je n’irai mêmepas jusqu’à votre M. Thiers. Un brouillon, un homme quis’amuse à des idées !

Cependant, tous les libéraux présents, M. Josserand,Octave, Trublot même qui s’en fichait, déclarèrent qu’ilsvoteraient pour M. Thiers. Le candidat officiel était un grandchocolatier de la rue Saint-Honoré, M. Dewinck, qu’ilsplaisantèrent beaucoup. Ce M. Dewinck n’avait pas même l’appuidu clergé, que ses attaches avec les Tuileries inquiétaient.Campardon, décidément passé aux prêtres, accueillait son nom avecréserve. Puis, sans transition, il s’écria :

– Tenez ! la balle qui a blessé votre Garibaldi aupied, aurait dû lui percer le cœur !

Et, pour ne pas être vu plus longtemps en compagnie de cesmessieurs, il entra dans l’église, où la voix grêle de l’abbéMauduit répondait aux lamentations des chantres.

– Il y couche, maintenant, murmura le docteur, avec unhaussement d’épaules. Ah ! quel coup de balai, il faudraitdonner dans tout ça !

Les affaires de Rome le passionnaient. Puis, comme Léonrappelait la parole du ministre d’État, disant devant le Sénat quel’Empire était sorti de la Révolution, mais pour la contenir, ilsen revinrent aux élections prochaines. Tous s’entendaient encoresur la nécessité d’infliger une leçon à l’empereur ; mais ilscommençaient à être pris d’inquiétudes, les noms des candidats lesdivisaient déjà, leur donnaient la nuit le cauchemar du spectrerouge. Près d’eux, M. Gourd, mis avec la correction d’undiplomate, les écoutait, plein d’un froid mépris : lui, étaitpour l’autorité, simplement.

D’ailleurs, la cérémonie finissait, un grand cri mélancoliquequi sortait des profondeurs de l’église, les fit taire.

– Requiescat in pace !

– Amen !

Au cimetière du Père-Lachaise, pendant qu’on descendait lecorps, Trublot qui n’avait pas lâché le bras d’Octave, le vitéchanger un nouveau sourire avec Mme Juzeur.

– Ah ! oui, murmura-t-il, la petite femme bienmalheureuse… Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !

Octave eut un tressaillement. Comment ! Trublotaussi ! Ce dernier fit un geste de dédain ; non, pas lui,un de ses camarades. Et d’ailleurs, tous ceux que ce grignotageamusait.

– Pardon, ajouta-t-il. Puisque voilà le vieux remisé, jevais rendre compte à Duveyrier d’une commission.

La famille s’en allait, silencieuse et dolente. Alors, Trublotretint en arrière le conseiller, pour lui apprendre qu’il avait vula bonne de Clarisse ; mais il ne savait pas l’adresse, labonne ayant quitté Clarisse la veille du déménagement, après luiavoir fichu des claques. C’était le dernier espoir qui s’envolait.Duveyrier mit la figure dans son mouchoir et rejoignit lafamille.

Dès le soir, des querelles commencèrent. La famille se trouvaitdevant un désastre. M. Vabre, avec cette insouciance sceptiqueque les notaires montrent parfois, ne laissait pas de testament. Onfouilla en vain tous les meubles, et le pis fut qu’il n’y avait pasun sou des six ou sept cent mille francs espérés, ni argent, nititres, ni actions ; on découvrit seulement sept centtrente-quatre francs en pièces de dix sous, une cachette devieillard gâteux. Et des traces irrécusables, un carnet couvert dechiffres, des lettres d’agents de change apprirent aux héritiers,blêmes de colère, le vice secret du bonhomme, une passion effrénéedu jeu, un besoin maladroit et enragé de l’agiotage, qu’il cachaitsous l’innocente manie de son grand travail de statistique. Tout ypassait, ses économies de Versailles, les loyers de sa maison,jusqu’aux sous qu’il carottait à ses enfants ; même, dans lesdernières années, il en était venu à hypothéquer la maison de centcinquante mille francs, en trois fois. La famille resta atterrée enface du fameux coffre-fort, où elle croyait la fortune sous clef,et dans lequel il y avait simplement un monde d’objets singuliers,des débris ramassés à travers les pièces, vieilles ferrailles,vieux tessons, vieux rubans, parmi des jouets en morceaux, volésjadis au petit Gustave.

Alors, éclatèrent de furieuses récriminations. On traita levieux de filou. C’était indigne de gâcher ainsi son argent, ensournois qui se fiche du monde et qui joue une infâme comédie, pourcontinuer à se faire dorloter. Les Duveyrier se montraientinconsolables de l’avoir nourri douze années, sans lui réclamer uneseule fois les quatre-vingt mille francs de la dot de Clotilde,dont ils avaient eu seulement dix mille francs. Ça faisait toujoursdix mille francs, répondait avec violence Théophile, qui en étaitencore à toucher un sou des cinquante mille, promis lors de sonmariage. Mais Auguste, à son tour, se plaignait plus âprement,reprochait à son frère d’être au moins parvenu à empocher lesintérêts de cette somme pendant trois mois ; tandis que luin’aurait jamais rien des cinquante mille francs, également portéssur son contrat. Et Berthe, montée par sa mère, lâchait des parolesblessantes, l’air indigné d’être entrée dans une famillemalhonnête. Et Valérie, déblatérant sur les loyers qu’elle avait eusi longtemps la bêtise de payer au vieux, par peur d’êtredéshéritée, ne pouvait digérer cela, regrettait cet argent comme del’argent immoral, employé à entretenir la débauche.

Quinze jours durant, ces histoires passionnèrent la maison.Enfin, il ne restait que l’immeuble, estimé trois cent millefrancs ; l’hypothèque payée, il y aurait donc environ lamoitié de cette somme à partager entre les trois enfants deM. Vabre. C’était cinquante mille francs pour chacun ;maigre consolation, dont il fallait se contenter. Théophile etAuguste disposaient déjà de leur part. Il fut convenu qu’onvendrait. Duveyrier se chargea de tout, au nom de sa femme.D’abord, il persuada aux deux frères de ne pas laisser faire lalicitation devant le tribunal ; s’ils s’entendaient, ellepouvait avoir lieu devant son notaire, maître Renaudin, un hommedont il répondait. Ensuite, il leur souffla l’idée, sur le conseilmême du notaire, disait-il, de mettre la maison à bas prix, à centquarante mille francs seulement : c’était très malin, lesamateurs afflueraient, les enchères s’allumeraient et dépasseraienttoutes les prévisions. Théophile et Auguste riaient de confiance.Puis, le jour de la vente, après cinq ou six enchères, maîtreRenaudin adjugea brusquement la maison à Duveyrier, pour la sommede cent quarante-neuf mille francs. Il n’y avait pas même de quoipayer les hypothèques. Ce fut le dernier coup.

On ne connut jamais les détails de la terrible scène qui sepassa, le soir même, chez les Duveyrier. Les murs solennels de lamaison en étouffèrent les éclats. Théophile dut traiter sonbeau-frère de gredin ; publiquement, il l’accusait d’avoiracheté le notaire, en lui promettant de le faire nommer juge depaix. Quant à Auguste, il parlait simplement de la cour d’assises,il voulait y traîner maître Renaudin, dont tout le quartierracontait les coquineries. Mais si l’on ignora toujours comment lafamille en arriva à s’allonger des calottes, ainsi que le bruit encourait, on entendit les dernières paroles échangées sur le seuil,des paroles qui sonnèrent fâcheusement, dans la sévérité bourgeoisede l’escalier.

– Sale canaille ! criait Auguste. Tu envoies auxgalères des gens qui n’en ont pas tant fait !

Théophile, sorti le dernier, retint la porte, s’enrageant,s’étranglant, dans un accès de toux.

– Voleur ! voleur !… Oui, voleur !… Et toi,voleuse, entends-tu, voleuse !

Il referma la porte à la volée, si rudement, que toutes lesportes de l’escalier battirent. M. Gourd, aux écoutes, futalarmé. D’un coup d’œil, il fouilla les étages ; mais ilaperçut seulement le fin profil de Mme Juzeur. Ledos rond, il rentra sur la pointe des pieds dans sa loge, où ilreprit son air digne. On pouvait nier. Lui, ravi, donnait raison aunouveau propriétaire.

Quelques jours plus tard, il y eut un raccommodement entreAuguste et sa sœur. La maison en resta surprise. On avait vu Octavese rendre chez les Duveyrier. Le conseiller, inquiet, s’étaitdécidé à abandonner le loyer du magasin pendant cinq ans, pourfermer au moins la bouche d’un des héritiers. Lorsque Théophileapprit cela, il descendit avec sa femme faire une nouvelle scènechez son frère. Voilà qu’il se vendait à cette heure, qu’il passaitdu côté des brigands ! Mais Mme Josserand setrouvait dans le magasin, il reçut vite son paquet. Elle conseillatout net à Valérie de ne pas plus se vendre que sa fille ne sevendait. Et Valérie dut battre en retraite, criant :

– Alors, nous serions les seuls à tirer la langue ?…Du diable si je paie mon terme ! J’ai un bail. Ce galérienpeut-être n’osera pas nous renvoyer… Et toi, ma petite Berthe, nousverrons un jour ce qu’il faudra y mettre, pour t’avoir !

Les portes claquèrent de nouveau. C’était, entre les deuxménages, une haine à mort. Octave, qui avait rendu des services,restait présent, entrait dans l’intimité de la famille. Berthes’était presque évanouie entre ses bras, pendant qu’Augustes’assurait que les clients n’avaient pu entendre.Mme Josserand elle-même donnait sa confiance aujeune homme. D’ailleurs, elle demeurait sévère pour lesDuveyrier.

– Le loyer, c’est quelque chose, dit-elle. Mais je veux lescinquante mille francs.

– Sans doute, si tu verses les tiens, hasarda Berthe.

La mère ne parut pas comprendre.

– Je les veux, entends-tu !… Non, non, il doit troprire dans la terre, ce vieux scélérat de père Vabre ! Je ne lelaisserai pas se vanter de m’avoir roulée. Faut-il qu’il y ait dumonde canaille ! promettre un argent qu’on n’a pas !…Oh ! on te les donnera, ma fille, ou j’irai le déterrerplutôt, pour lui cracher à la figure !

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