Pot-Bouille

Chapitre 13

 

Depuis quelque temps, M. Gourd rôdait d’un air de mystèreet d’inquiétude. On le rencontrait filant sans bruit, l’œil ouvert,l’oreille tendue, montant sans cesse les deux escaliers, où deslocataires l’avaient même aperçu faisant des rondes de nuit.Certainement, la moralité de la maison le préoccupait ; il ysentait comme un souffle de choses déshonnêtes qui troublait lanudité froide de la cour, la paix recueillie du vestibule, lesbelles vertus domestiques des étages.

Un soir, Octave avait trouvé le concierge sans lumière, immobileau fond de son couloir, collé contre la porte qui donnait surl’escalier de service. Surpris, il l’interrogea.

– Je veux me rendre compte, monsieur Mouret, réponditsimplement M. Gourd, en se décidant à aller se coucher.

Le jeune homme resta très effrayé. Est-ce que le conciergesoupçonnait ses rapports avec Berthe ? Il les guettaitpeut-être. Leur liaison rencontrait de continuels obstacles, danscette maison surveillée, et dont les locataires professaient lesprincipes les plus rigides. Aussi ne pouvait-il approcher samaîtresse que rarement, goûtant la seule joie, si elle sortaitl’après-midi sans sa mère, de quitter le magasin sous un prétexteet de la rejoindre au fond de quelque passage écarté, où il lapromenait à son bras, pendant une heure. Auguste, cependant, depuisla fin de juillet, découchait tous les mardis, pour aller àLyon ; car il avait eu la maladresse de prendre une part, dansune fabrique de soie qui périclitait. Mais Berthe, jusque-là,s’était refusée à profiter de cette nuit de liberté. Elle tremblaitdevant sa bonne, elle craignait qu’un oubli ne la livrât aux mainsde cette fille.

Précisément, c’était un mardi soir qu’Octave découvritM. Gourd, planté près de sa chambre. Cela redoublait sesinquiétudes. Depuis huit jours, il suppliait en vain Berthe demonter le retrouver, quand toute la maison dormirait. Le conciergeavait-il donc deviné ? Octave se coucha mécontent, tourmentéde crainte et de désir. Son amour s’irritait, tournait à la passionfolle, et il se voyait avec colère tomber dans toutes les bêtisesdu cœur. Déjà, il ne pouvait rejoindre Berthe au fond des passages,sans lui acheter les choses qui l’arrêtaient devant les boutiques.Ainsi, la veille, passage de la Madeleine, elle avait regardé unpetit chapeau d’un air si gourmand, qu’il était entré lui en fairecadeau : de la paille de riz, et rien qu’une guirlande deroses, quelque chose de délicieusement simple ; mais deuxcents francs, il trouvait ça un peu raide.

Vers une heure, il s’endormait, après s’être longtemps retournéentre les draps, la peau en feu, lorsqu’il fut réveillé par delégers coups.

– C’est moi, souffla doucement une voix de femme.

C’était Berthe. Il ouvrit, la serra éperdument dans l’obscurité.Mais elle ne montait pas pour ça, il la vit très émotionnée, quandil eut rallumé sa bougie éteinte. La veille, n’ayant pas assezd’argent en poche, il n’avait pu payer le chapeau ; et, commeelle s’était oubliée, dans son contentement, jusqu’à donner sonnom, on venait de lui envoyer une facture. Alors, tremblant qu’onne se présentât le lendemain devant son mari, elle avait osémonter, encouragée par le grand silence de la maison, et certaineque Rachel dormait.

– Demain matin, n’est-ce pas ? supplia-t-elle, envoulant s’échapper, il faut payer demain matin.

Mais il l’avait reprise entre ses bras.

– Reste !

Mal éveillé, frissonnant, il balbutiait à son cou, il l’attiraitdans la tiédeur du lit. Elle, déshabillée, avait simplement gardéun jupon et une camisole ; et il la sentait comme nue, sescheveux déjà noués pour la nuit, ses épaules encore tièdes dupeignoir dont elle sortait.

– Bien vrai, je te renverrai au bout d’une heure…Reste !

Elle resta. La pendule, lentement, sonnait les heures, dans lavolupté chaude de la chambre ; et, à chaque tintement dutimbre, il la retenait avec des supplications si tendres, qu’elleen demeurait brisée, sans force. Puis, vers quatre heures, commeelle allait enfin redescendre, ils s’endormirent aux bras l’un del’autre, profondément. Quand ils ouvrirent les yeux, le plein jourentrait par la fenêtre, il était neuf heures. Berthe poussa uncri.

– Mon Dieu ! je suis perdue !

Ce fut une minute de confusion. Elle avait sauté du lit, lesyeux fermés de lassitude et de sommeil, les mains tâtonnantes, nevoyant rien, s’habillant de travers, avec des exclamationsétouffées. Lui, pris d’un égal désespoir, s’était jeté devant laporte, pour l’empêcher de sortir ainsi vêtue, à une pareille heure.Devenait-elle folle ? du monde la rencontrerait dansl’escalier, c’était trop dangereux ; il fallait réfléchir,imaginer un moyen de descendre sans être aperçue. Mais elle, avecobstination, voulait s’en aller, simplement ; et elle revenaitse buter contre la porte, qu’il défendait. Enfin, il songea àl’escalier de service. Rien de plus commode : elle rentreraitvivement par sa cuisine. Seulement, comme Marie Pichon, le matin,était toujours dans le couloir, l’idée vint au jeune homme del’occuper, par prudence, pendant que l’autre s’échapperait. Ilpassa rapidement un pantalon et un paletot.

– Mon Dieu ! que c’est long ! balbutiait Berthe,qui souffrait maintenant dans cette chambre, comme dans unbrasier.

Enfin, Octave sortit de son pas tranquille de tous les jours, etil fut surpris de trouver Saturnin installé chez Marie, laregardant tranquillement faire son ménage. Le fou aimait à seréfugier ainsi près d’elle comme autrefois, heureux de l’oubli oùelle le laissait, certain de ne pas être bousculé. Du reste, il nela gênait pas, elle le tolérait volontiers, bien qu’il manquât deconversation ; c’était une compagnie tout de même, et elle semettait à chanter sa romance, d’une voix basse et mourante.

– Tiens ! vous êtes avec votre amoureux, dit Octave,en manœuvrant de façon à tenir la porte fermée, derrière sondos.

Marie devint pourpre. Oh ! ce pauvreM. Saturnin ! si c’était possible ! Lui qui avaitl’air de souffrir, lorsqu’on lui touchait la main, parhasard ! Et le fou, d’ailleurs, se fâcha. Il ne voulait pasêtre amoureux, jamais, jamais ! Les gens qui diraient cemensonge à sa sœur, auraient affaire à lui. Octave, étonné de sabrusque irritation, dut le calmer.

Pendant ce temps, Berthe se glissait dans l’escalier de service.Elle avait deux étages à descendre. Dès la première marche, un rireaigu qui sortait de la cuisine de Mme Juzeur,au-dessous, l’arrêta ; et, tremblante, elle se tint près de lafenêtre du palier, grande ouverte sur l’étroite cour. Alors, desvoix éclatèrent, le flot des ordures du matin montait, dégorgeaitdu boyau empesté. C’étaient les bonnes qui, furieusement,empoignaient la petite Louise, en l’accusant d’aller les regarderpar le trou de la serrure, dans leur chambre, quand elles secouchaient. Pas quinze ans, une morveuse, quelque chose depropre ! Louise riait, riait plus fort. Elle ne niait pas,elle connaissait le derrière d’Adèle, oh ! non, fallait voirça ! Lisa était rien maigre, Victoire avait un ventre crevécomme un vieux tonneau. Et, pour la faire taire, toutesredoublaient de mots abominables. Puis, ennuyées d’avoir étédéshabillées ainsi, les unes devant les autres, tourmentées dubesoin de se défendre, elles se vengèrent sur leurs dames, en lesdéshabillant à leur tour. Merci ! Lisa avait beau être maigre,elle ne l’était pas au point de l’autreMme Campardon, une jolie peau de requin, un vrairégal d’architecte ; Victoire se contentait de souhaiter àtoutes les Vabre, les Duveyrier et les Josserand du monde, unventre aussi bien conservé que le sien, si elles atteignaient sonâge ; quand à Adèle, elle n’aurait bien sûr pas donné sonderrière pour ceux des demoiselles de madame, des machines de riendu tout ! Et Berthe, immobile, effarée, recevait au visage lavidure des cuisines, n’ayant jamais soupçonné cet égout, surprenantpour la première fois le linge sale de la domesticité, à l’heure oùles maîtres se débarbouillent.

Mais, brusquement, une voix cria :

– V’là monsieur pour son eau chaude !

Et des fenêtres se fermèrent, des portes battirent. Il se fit unsilence de mort. Berthe n’osait encore bouger. Comme elledescendait enfin, l’idée lui vint que Rachel devait être dans sacuisine, à l’attendre. Ce fut une nouvelle angoisse. Elle redoutaitde rentrer maintenant, elle aurait préféré gagner la rue, fuir auloin, pour toujours. Cependant, elle entrebâilla la porte, et ellefut soulagée, en n’apercevant pas la bonne. Alors, prise d’une joied’enfant à se sentir chez elle, sauvée, elle gagna rapidement sachambre. Mais, là, devant le lit, qui n’avait pas été défait,Rachel était debout. Elle regardait le lit ; puis, elleregarda madame, avec son visage muet. Dans le premier saisissement,la jeune femme perdit la tête jusqu’à s’excuser, à parler d’uneindisposition de sa sœur. Elle balbutiait, et tout d’un coup,effrayée de la pauvreté de son mensonge, comprenant bien quec’était fini, elle fondit en larmes. Tombée sur une chaise, ellepleurait, elle pleurait.

Cela dura une grande minute. Pas un mot ne fut échangé ;seuls, les sanglots troublaient le calme profond de la chambre.Rachel, exagérant sa discrétion, gardant son air froid de fille quisait tout, mais qui ne lâche rien, avait tourné le dos et affectaitde rouler les oreillers, comme si elle achevait de faire le lit.Enfin, lorsque madame, de plus en plus bouleversée par ce silence,montra un désespoir trop bruyant, la bonne, en train d’essuyer, ditsimplement d’une voix respectueuse :

– Madame a bien tort de se gêner, monsieur n’est pas sibon.

Berthe cessa de pleurer. Elle paierait cette fille, voilà tout.Sans attendre, elle lui donna vingt francs. Puis, cela lui parutmesquin ; et, inquiète déjà, ayant cru lui voir pincer leslèvres d’un air dédaigneux, elle la rejoignit dans la cuisine, laramena pour lui faire cadeau d’une robe presque neuve.

Au même instant, Octave, de son côté, était repris de terreur, àpropos de M. Gourd. Comme il sortait de chez les Pichon, ill’avait trouvé immobile ainsi que la veille, en train de guetterderrière la porte de l’escalier de service. Il le suivit, sans mêmeoser lui adresser la parole. Le concierge, gravement, redescendaitle grand escalier. À l’étage au-dessous, il tira une clef de sapoche, entra dans la chambre louée au monsieur distingué, quivenait y travailler une nuit chaque semaine. Et, par la porte unmoment ouverte, Octave vit nettement cette chambre, toujours closecomme une tombe. Elle était, ce matin-là, dans un terribledésordre, le monsieur ayant sans doute travaillé la veille :un grand lit aux draps arrachés, une armoire à glace vide où l’onapercevait un reste de homard et des bouteilles entamées, deuxcuvettes sales traînant, l’une devant le lit, l’autre sur unechaise. Tout de suite, M. Gourd, de son air froid de magistratretraité, s’était mis à vider et à rincer les cuvettes.

En courant au passage de la Madeleine payer le chapeau, le jeunehomme se débattit dans une incertitude douloureuse. Enfin,lorsqu’il rentra, il résolut de faire causer les concierges.Mme Gourd, devant la fenêtre ouverte de la loge,entre deux pots de fleurs, prenait l’air, allongée au fond de songrand fauteuil. Près de la porte, debout, la mère Pérou attendait,la mine humble et effarée.

– Vous n’avez pas de lettre pour moi ? demanda Octave,comme entrée en matière.

Justement, M. Gourd descendait de la chambre du troisième.Ce ménage était le seul travail qu’il eût conservé dans lamaison ; et il se montrait flatté de la confiance du monsieur,qui le payait très cher, à la condition que les cuvettes nepasseraient point par d’autres mains.

– Non, monsieur Mouret, rien du tout, répondit-il.

Il avait bien aperçu la mère Pérou, mais il affectait de ne pasla voir. La veille, il s’était emporté contre elle jusqu’à laflanquer dehors, pour un seau d’eau répandu au milieu du vestibule.Et elle venait chercher son argent, prise d’un tremblement devantlui, se reculant dans les murs avec humilité.

Pourtant, comme Octave s’attardait à faire l’aimable avecMme Gourd, le concierge se tourna brutalement versla vieille femme.

– Alors, il faut vous payer… Qu’est-ce qu’on vousdoit ?

Mais Mme Gourd l’interrompit.

– Chéri, regarde donc, voilà encore cette fille et sonaffreuse bête.

C’était Lisa qui, depuis quelques jours, avait ramassé unépagneul sur un trottoir. De là, de continuelles discussions avecles concierges. Le propriétaire ne voulait pas de bêtes dans lamaison. Non, pas de bêtes et pas de femmes ! Déjà la courétait interdite au petit chien ; il pouvait bien faire dehors.Comme la pluie tombait depuis le matin, et qu’il rentrait lespattes trempées, M. Gourd se précipita, en criant :

– Je ne veux pas qu’il monte, entendez-vous !…Prenez-le dans vos bras.

– Tiens ! pour me salir ! dit Lisa insolente. Env’là un malheur, s’il mouillait un peu l’escalier deservice !… Va, mon loulou.

M. Gourd voulut le saisir, faillit glisser, s’emportacontre ces saletés de bonnes. Toujours, il était en guerre avecelles, tourmenté d’une rage d’ancien domestique, qui se fait servirà son tour. Mais, du coup, Lisa revint sur lui, et avec le bagoud’une fille grandie dans les ruisseaux de Montmartre :

– Eh ! dis donc, veux-tu me lâcher, larbindégommé !… Va donc vider les pots de chambre de M. leduc !

C’était la seule injure qui réduisît M. Gourd au silence.Les bonnes en abusaient. Il rentra frémissant, mâchant de sourdesparoles, disant que sans doute il était fier d’avoir servi chezM. le duc, et qu’elle n’y serait pas seulement restée deuxheures, elle, cette pourriture ! Puis, il tomba sur la mèrePérou, qui tressaillit.

– Qu’est-ce qu’on vous doit à la fin !… Hein ?vous dites douze francs soixante-cinq… Mais ce n’est paspossible ! Soixante-trois heures à vingt centimes l’heure…Ah ! vous comptez un quart d’heure. Jamais de la vie ! Jevous ai prévenue, je ne paie pas les quarts d’heure commencés.

Et il ne lui donna pas encore son argent, il la laissaterrifiée, pour se mêler à la conversation de sa femme et d’Octave.Celui-ci, adroitement, parlait des tracas que devait leur causerune maison pareille, tâchant ainsi de les mettre sur le chapitredes locataires. Il devait se passer derrière les portes tant dechoses étranges ! Alors, le concierge intervint, avec sagravité.

– Ce qui nous regarde, nous regarde, monsieur Mouret, et cequi ne nous regarde pas, ne nous regarde pas… Tenez ! voilàune chose, par exemple, qui me met hors de moi. Voyez ça, voyezça !

Et, le bras tendu, il montrait sous la voûte la piqueuse debottines, cette grande fille pâle qui était entrée dans la maison,en plein enterrement. Elle marchait avec peine, poussant devantelle un ventre énorme de femme enceinte, exagéré encore par lamaigreur maladive de son cou et de ses jambes.

– Quoi donc ? demanda Octave naïvement.

– Comment ! vous ne voyez pas… Ce ventre ! ceventre !

C’était ce ventre qui exaspérait M. Gourd. Un ventre defille pas mariée, qu’elle avait apporté on ne savait d’où, car elleétait toute plate en donnant le denier à Dieu ! Oh ! sanscela, certes, jamais on ne lui aurait loué. Et son ventre avaitgrossi sans mesure, hors de toute proportion.

– Vous comprenez, monsieur, expliquait le concierge, monennui et celui du propriétaire, le jour où je me suis aperçu de lachose. Elle aurait dû prévenir, n’est-ce pas ? on nes’introduit pas chez les gens, avec une affaire pareille cachéesous la peau… Mais, dans les commencements, ça se voyait à peine,c’était possible, je ne disais trop rien. Enfin, j’espérais qu’elley mettrait de la discrétion. Ah bien ! oui, je la surveillais,il poussait à vue d’œil, il me consternait par ses progrès rapides.Et, regardez, regardez aujourd’hui ! elle ne tente rien pourle contenir, elle le lâche… Le porche n’est plus assez large pourelle !

D’un bras tragique, il la montrait toujours, pendant qu’elle sedirigeait vers l’escalier de service. Le ventre, maintenant, luisemblait jeter son ombre sur la propreté froide de la cour, etjusque sur les faux marbres et les zincs dorés du vestibule.C’était lui qui s’enflait, qui emplissait l’immeuble d’une chosedéshonnête, dont les murs gardaient un malaise. À mesure qu’ilavait poussé, il s’était produit comme une perturbation dans lamoralité des étages.

– Ma parole d’honneur ! monsieur, si ça devaitcontinuer, nous aimerions mieux nous retirer chez nous, àMort-la-Ville, n’est-ce pas ? madame Gourd ; car Dieumerci ! nous avons de quoi vivre, nous n’attendons aprèspersonne… Une maison comme la nôtre affichée par un ventrepareil ! car il l’affiche, monsieur ; oui, on le regarde,quand il entre !

– Elle a l’air très souffrant, dit Octave en la suivant desyeux, sans trop oser la plaindre. Je la vois toujours si triste, sipâle, dans un tel abandon… Mais elle a un amant sans doute.

Ici, M. Gourd eut un sursaut violent.

– Nous y voilà ! Entendez-vous, madame Gourd ?M. Mouret est aussi d’avis qu’elle a un amant. C’est clair,des choses comme ça ne poussent pas toutes seules… Eh bien !monsieur, il y a deux mois que je la guette, et je n’ai pas encoreaperçu l’ombre d’un homme. Faut-il qu’elle ait du vice !Ah ! si je trouvais son particulier, comme je te le jetteraisdehors ! Mais je ne le trouve pas, c’est ça qui me ronge.

– Il ne vient peut-être personne, hasarda Octave.

Le concierge le regarda, surpris.

– Ce ne serait pas naturel. Oh ! je m’entêterai, je lepincerai. J’ai encore six semaines, car je lui ai fait flanquercongé pour octobre… La voyez-vous accoucher ici ! Et, voussavez, M. Duveyrier a beau s’indigner en exigeant qu’elleaille faire ça dehors, je ne dors plus tranquille, car elle peuttrès bien nous jouer la mauvaise farce de ne pas attendrejusque-là… En somme, toutes ces catastrophes étaient évitées sansce vieux grigou de père Vabre. Pour toucher cent trente francs deplus, et malgré mes conseils ! Le menuisier aurait dû luisuffire de leçon. Pas du tout, il a voulu louer à une piqueuse debottines. Vas-y donc, pourris ta maison avec des ouvriers, loge dusale monde qui travaille !… Quand on a du peuple chez soi,monsieur, voilà ce qui vous pend au bout du nez !

Et, le bras tendu encore, il montrait le ventre de la jeunefemme qui disparaissait difficilement dans l’escalier de service.Mme Gourd dut le calmer : il prenait trop àcœur la propreté de la maison, il se ferait du mal. Alors, la mèrePérou ayant osé manifester sa présence en toussant avec discrétion,il retomba sur elle, lui rabattit carrément le sou du quart d’heurequ’elle réclamait. Elle emportait enfin ses douze francs soixante,lorsqu’il lui offrit de la reprendre, mais à trois sous l’heureseulement. Elle se mit à pleurer, elle accepta.

– Je trouverai toujours du monde, disait-il. Vous n’êtesplus assez forte, vous n’en faites pas pour deux sous.

Octave, en remontant un instant à sa chambre, se sentit rassuré.Au troisième, il rejoignit Mme Juzeur qui rentrait.Tous les matins maintenant, elle était obligée de descendre à larecherche de Louise, égarée chez les fournisseurs.

– Comme vous passez fier, dit-elle avec son fin sourire. Onvoit bien qu’on vous gâte ailleurs.

Ce mot réveilla les inquiétudes du jeune homme. Il la suivit aufond de son salon, en affectant de plaisanter. Un seul des rideauxétait entrouvert, les tapis et les portières amollissaient encorece jour d’alcôve ; et, dans cette pièce d’une mollessed’édredon, les bruits du dehors mettaient à peine un bourdonnement.Elle l’avait fait asseoir près d’elle, sur le canapé bas et large.Mais, comme il ne lui prenait pas la main pour la baiser, elledemanda d’un air malicieux :

– Vous ne m’aimez donc plus ?

Il rougit, il protesta qu’il l’adorait. Alors, elle lui donna samain d’elle-même, en retenant de petits rires ; et il dut laporter à ses lèvres, afin de détourner ses soupçons, si elle enavait. Mais, tout de suite, elle la retira.

– Non, non, vous avez beau vous exciter, ça ne vous faitpas plaisir… Oh ! je le sens, et d’ailleurs c’est sinaturel !

Quoi ? que voulait-elle dire ? Il la saisit par lataille, il la pressa de questions. Mais elle ne répondait pas, elles’abandonnait à son étreinte, en refusant de la tête. Pour ladécider à parler, il la chatouilla.

– Dame ! finit-elle par murmurer, puisque vous enaimez une autre.

Elle nomma Valérie, elle lui rappela le soir où il la mangeaitdes yeux, chez les Josserand. Puis, comme il jurait ne pas l’avoireue, elle reprit avec son rire qu’elle le savait bien, qu’elle letaquinait. Seulement, il en avait eu une autre ; et, cettefois elle nomma Mme Hédouin, s’égayant davantage,s’amusant de ses protestations plus énergiques. Qui alors ?c’était donc Marie Pichon ? ah ! celle-là, il ne pouvaitnier. Il nia, pourtant ; mais elle hochait la tête, elleassurait que son petit doigt ne mentait jamais. Et, pour luiarracher ces noms de femme, il devait redoubler de caresses, leslui tirer d’un frisson de tout son corps.

Cependant, elle n’avait pas nommé Berthe. Il la lâchaitlorsqu’elle reprit :

– Maintenant, il y a la dernière.

– Quelle dernière ? demanda-t-il anxieux.

La bouche pincée, elle s’obstina de nouveau à n’en pas diredavantage, tant qu’il ne lui eut pas desserré les lèvres d’unbaiser. Vraiment, elle ne pouvait lui nommer la personne, carc’était elle qui avait eu la première l’idée du mariage ; etelle contait l’histoire de Berthe, sans prononcer son nom. Alors,il avoua tout, dans son cou délicat, goûtant à cet aveu unejouissance lâche. Était-il drôle, de se cacher d’elle ! Il lacroyait jalouse peut-être. Pourquoi aurait-elle été jalouse ?elle ne lui avait rien accordé, n’est-ce pas ? Oh ! despetites bêtises, des enfantillages comme en ce moment, mais jamaisça ! Enfin, elle était une femme honnête, elle le querellaitpresque de l’avoir soupçonnée de jalousie.

Lui, la gardait renversée entre ses bras. Prise de langueur,elle fit allusion au cruel qui l’avait plantée là, après unesemaine de mariage. Une femme malheureuse comme elle en savait tropsur les orages du cœur ! Depuis longtemps, elle avait devinéce qu’elle appelait « les machines » d’Octave ; caril ne pouvait se donner un baiser dans la maison, sans qu’ellel’entendît. Et, au fond du large canapé, tous deux en étaientarrivés à une bonne causerie intime, qu’ils coupaient, sans ypenser, de chatteries promenées un peu partout. Elle le traitait degrand nigaud, car il avait raté Valérie par sa faute ; elle lalui aurait fait avoir tout de suite, s’il était simplement entrédemander un conseil. Ensuite, elle le questionnait sur cette petitePichon, des jambes affreuses et rien là-dedans, pas vrai ?Mais elle revenait toujours à Berthe, elle la trouvait charmante,une peau superbe, un pied de marquise. À ce jeu, elle dut lerepousser bientôt.

– Non, laissez-moi, il faudrait être sans principes, parexemple !… D’ailleurs, ça ne vous ferait pas plaisir.Hein ? vous dites que si. Oh ! c’est histoire de meflatter. Ce serait trop vilain, si ça vous faisait plaisir… Gardezça pour elle. Au revoir, mauvais sujet !

Et elle le renvoya, en exigeant de lui le serment solennel devenir se confesser souvent, sans rien cacher, s’il voulait qu’elleprît la direction de son cœur.

Octave la quitta tranquillisé. Elle lui avait rendu sa bellehumeur, elle l’amusait, avec la complication de sa vertu. En bas,dès qu’il entra dans le magasin, il rassura d’un signe Berthe, dontles yeux l’interrogeaient au sujet du chapeau. Alors, toute laterrible aventure du matin fut oubliée. Quand Auguste revint, unpeu avant le déjeuner, il les trouva comme tous les jours, Bertheennuyée sur la banquette de la caisse, Octave occupé à métrergalamment de la faille pour une dame.

Mais, à partir de ce jour, les deux amants eurent desrendez-vous plus rares encore. Lui, très ardent, se désespérait, lapoursuivait dans les coins, avec de continuelles sollicitations,des demandes de rencontres, quand elle voudrait, n’importe où.Elle, au contraire, d’une indifférence de fille grandie en serrechaude, ne semblait aimer de l’amour coupable que les sortiesfurtives, les cadeaux, les plaisirs défendus, les heures chèrespassées en voiture, au théâtre, dans les restaurants. Toute sonéducation repoussait, son appétit d’argent, de toilette, de luxegâché ; et elle en était bientôt venue à être lasse de sonamant comme de son mari, le trouvait lui aussi trop exigeant pource qu’il donnait, tâchait avec une tranquille inconscience de nepas lui faire son poids de bonheur. Aussi, exagérant ses craintes,refusait-elle sans cesse : chez lui, jamais plus ! elleserait morte de peur ; chez elle, c’était impossible, onpouvait les surprendre ; puis, la maison mise de côté,lorsqu’il la conjurait, dehors, de se laisser conduire pour uneheure dans une chambre d’hôtel, elle se mettait à pleurer, elle luidisait que, vraiment, il fallait qu’il la respectât bien peu.Cependant, les dépenses allaient leur train, ses capricess’accentuaient ; après le chapeau, elle avait désiré unéventail en point d’Alençon, sans compter ses envies de petitsriens coûteux, au hasard des boutiques. S’il n’osait encorerefuser, il était repris de son avarice, devant la débâcle de seséconomies. En garçon pratique, il finissait par trouver stupide detoujours payer, quand elle, de son côté, ne lui livrait que sonpied, sous la table. Décidément, Paris lui portait malheur :d’abord, des échecs ; ensuite, ce coup de cœur imbécile, quividait sa bourse. Certes, on ne pouvait l’accuser d’arriver par lesfemmes. Il en tirait maintenant un honneur comme consolation, dansla rage inavouée de son plan si maladroitement mené jusque-là.

Auguste, pourtant, ne les gênait guère. Depuis les mauvaisesaffaires de Lyon, il était ravagé davantage encore par sesmigraines. Berthe, le premier du mois, avait éprouvé unsaisissement de bonheur, en le voyant mettre, le soir, sous lapendule de la chambre à coucher, trois cents francs pour satoilette ; et, malgré la réduction sur la somme exigée parelle, comme elle désespérait d’en obtenir jamais le premier sou,elle se jeta dans ses bras, toute chaude de reconnaissance. Le marieut, en cette occasion, une nuit de gentillesse comme l’amant n’enavait point.

Septembre s’écoula de la sorte, dans le grand calme de la maisonvidée par l’été. Les gens du deuxième se trouvaient aux bains demer, en Espagne ; ce qui faisait hausser les épaules deM. Gourd, plein de pitié : des embarras ! comme siles personnes les plus distinguées ne se contentaient pas deTrouville ! Les Duveyrier, depuis les vacances de Gustave,étaient à leur propriété de Villeneuve-Saint-Georges. Même lesJosserand allèrent passer quinze jours chez un ami, près dePontoise, en laissant se répandre la rumeur qu’ils partaient pourune ville d’eaux. Ce vide, les appartements déserts, l’escalierdormant dans plus de silence, semblaient à Octave offrir moins dedanger ; et il discuta, il fatigua Berthe, qui le reçut enfinchez elle, un soir, pendant un voyage d’Auguste à Lyon. Mais cerendez-vous faillit mal tourner encore ;Mme Josserand, rentrée de l’avant-veille, eut unetelle indigestion, au retour d’un dîner en ville, qu’Hortense,inquiète, descendit chercher sa sœur. Heureusement, Rachel achevaitde récurer ses cuivres, et elle put faire échapper le jeune hommepar l’escalier de service. Les jours suivants, Berthe abusa decette alerte pour tout refuser de nouveau. D’ailleurs, ilscommirent la faute de ne pas récompenser la bonne ; elle lesservait, de son air froid, avec son respect supérieur de fille quin’entend ni ne voit rien ; seulement, comme madame pleuraitsans cesse après l’argent, et comme M. Octave dépensait déjàtrop en cadeaux, elle pinçait de plus en plus les lèvres, danscette baraque où l’amant de la bourgeoise ne lui aurait pas lâchédix sous, quand il couchait. S’ils croyaient l’avoir achetéejusqu’à la fin des siècles, pour vingt francs et une robe, ahbien ! non, ils se trompaient : elle s’estimait plus cherque ça ! Dès lors, elle se montra moins complaisante, ellecessa de fermer les portes derrière eux, sans qu’ils eussentconscience de sa mauvaise humeur ; car on n’est pas en trainde donner des pourboires, lorsque, furieux de ne savoir où allers’embrasser, on en arrive aux querelles, là-dessus. Et la maisonélargissait son silence, et Octave, toujours à la recherche d’uncoin de sécurité, y rencontrait partout M. Gourd, guettant leschoses déshonnêtes dont frissonnaient les murs, filant sans bruit,hanté par des ventres de femmes enceintes.

Mme Juzeur, cependant, pleurait avec ce mignon,mourant d’amour, qui ne pouvait voir la dame ; et elle luiprodiguait les plus sages conseils. Les désirs d’Octave en vinrentau point qu’un jour il songea à la supplier de lui prêter sonappartement ; sans doute elle n’aurait pas refusé, mais ilcraignit de révolter Berthe, en avouant ses indiscrétions. Il avaitbien projeté également d’utiliser Saturnin ; peut-être le foules garderait-il ainsi qu’un chien fidèle, dans quelque chambreperdue ; seulement, il montrait des humeurs fantasques, tantôtaccablant de caresses gênantes l’amant de sa sœur, tantôt leboudant, lui jetant des regards soupçonneux, allumés d’une brusquehaine. On aurait dit des accès de jalousie, toute une jalousienerveuse et violente de femme. Il la lui témoignait surtout depuisqu’il le trouvait parfois le matin, chez la petite Pichon, en trainde rire. Maintenant, en effet, Octave ne passait plus devant laporte de Marie sans entrer, repris d’un singulier goût, d’un coupde passion, qu’il ne s’avouait même pas ; il adorait Berthe,il la désirait follement, et dans ce besoin de l’avoir, renaissaitpour l’autre une tendresse infinie, un amour dont il n’avait jamaiséprouvé la douceur, au temps de leur liaison. C’était un charmecontinuel à la regarder, à la toucher, des plaisanteries, destaquineries, les jeux de main d’un homme qui voudrait reprendre unefemme, avec la secrète gêne d’aimer ailleurs. Et, ces jours-là,quand Saturnin le surprenait pendu aux jupes de Marie, il lemenaçait de ses yeux de loup, prêt à mordre, ne lui pardonnant, nerevenant lui baiser les doigts, en bête soumise, que lorsqu’il lerevoyait auprès de Berthe, fidèle et tendre.

Enfin, comme septembre finissait et que les locataires étaientsur le point de rentrer, Octave, dans son tourment, conçut une idéefolle. Justement, Rachel, dont une sœur se mariait en province,avait demandé la permission de découcher, un mardi que monsieurdevait se rendre à Lyon ; et il s’agissait, simplement, depasser la nuit dans la chambre de la bonne, où personne au monden’aurait l’idée d’aller les chercher. Berthe, blessée, marquad’abord la plus vive répugnance ; mais il la conjurait avecdes larmes, il parlait de quitter Paris où il souffrait trop, il latroublait et la lassait de tant d’arguments, que, la tête perdue,elle finit par consentir. Tout fut réglé. Le mardi soir, après ledîner, ils prirent une tasse de thé chez les Josserand, afind’écarter les soupçons. Il y avait là Trublot, Gueulin, l’oncleBachelard ; même, très tard, on vit arriver Duveyrier, quivenait parfois coucher rue de Choiseul, en alléguant des affairesmatinales. Octave affecta de causer librement avec cesmessieurs ; puis, comme minuit sonnait, il s’échappa, montas’enfermer dans la chambre de Rachel, où Berthe devait le rejoindreune heure après, quand la maison dormirait.

Là-haut, des soucis de ménage l’occupèrent pendant la premièredemi-heure. Pour vaincre la répulsion de la jeune femme, il avaitpromis de changer les draps et d’apporter lui-même tout le lingenécessaire. Il refit donc le lit, longuement, maladroitement, avecla peur d’être entendu. Ensuite, comme Trublot, il s’assit sur unemalle, il tâcha de patienter. Les bonnes montaient se coucher, uneà une ; et c’étaient, à travers les cloisons minces, desbruits de femmes qui se déshabillent et se soulagent. Une heuresonna, puis le quart, puis la demie. L’inquiétude le prenait,pourquoi se faisait-elle attendre ? Elle avait dû quitter lesJosserand vers une heure au plus tard ; le temps de rentrerchez elle et de ressortir par l’escalier de service, cela nedemandait pas dix minutes. Quand deux heures sonnèrent, il imaginades catastrophes. Enfin, il eut un soupir de soulagement, encroyant reconnaître son pas. Et il ouvrit, pour l’éclairer. Maisune surprise l’immobilisa. Devant la porte d’Adèle, Trublot, pliéen deux, regardait par le trou de la serrure. Il se releva, effrayéde cette brusque lumière.

– Comment ! encore vous ! murmura Octavecontrarié.

Trublot se mit à rire, sans paraître le moins du monde étonné dele trouver là, à une pareille heure de nuit.

– Imaginez-vous, expliqua-t-il très bas, cette bête d’Adèlene m’a pas donné sa clef ; alors, comme elle est alléeretrouver Duveyrier, dans son appartement… Hein ?qu’avez-vous ? Ah ! vous ne saviez pas que Duveyriercouchait avec. Parfaitement, mon cher ! Il s’est bien remisavec sa femme, qui se résigne de temps à autre ; seulement,elle le rationne, et il est tombé sur Adèle… C’est commode, quandil vient à Paris.

Il s’interrompit, se baissa de nouveau, puis ajouta entre sesdents :

– Non, personne ! il la garde plus longtemps quel’autre fois… Quelle sacrée fille sans cervelle ! Si ellem’avait donné la clef au moins, je l’aurais attendue au chaud, dansson lit.

Alors, il regagna le grenier où il s’était réfugié, emmenantavec lui Octave, qui désirait d’ailleurs le questionner sur la finde la soirée, chez les Josserand. Mais il ne le laissa pas ouvrirla bouche, il revint tout de suite à Duveyrier, dans l’obscuritéd’un noir d’encre, alourdie sous les poutres. Oui, cet animal avaitd’abord voulu Julie ; seulement, celle-là était trop propre,et du reste, là-bas, à la campagne, elle en tenait pour le petitGustave, un galopin de seize ans qui promettait. Alors, mouché dece côté, le conseiller, n’osant prendre Clémence à caused’Hippolyte, avait jugé sans doute plus convenable d’en choisir uneen dehors de son ménage. Et on ne savait ni où ni comment ils’était jeté sur Adèle : sans doute derrière une porte, dansun courant d’air, car cette grosse bête de souillon empochait leshommes comme les gifles, l’échine tendue, et ce n’était certes pasau propriétaire qu’elle aurait osé faire une impolitesse.

– Depuis un mois, il ne manque pas un des mardis desJosserand, dit Trublot. Ça me gêne… Faudra que je lui retrouveClarisse, pour qu’il nous fiche la paix.

Octave put enfin l’interroger sur la fin de la soirée. Bertheavait quitté sa mère avant minuit, l’air très tranquille. Sansdoute il allait la trouver dans la chambre de Rachel. Mais Trublot,heureux de la rencontre, ne le lâchait plus.

– C’est idiot, de me laisser droguer si longtemps,continuait-il. Avec ça, je dors debout. Mon patron m’a mis à laliquidation : trois nuits par semaine où l’on ne se couchepas, mon cher… Si encore Julie était là, elle me ferait bien unepetite place. Mais Duveyrier n’amène qu’Hippolyte de la campagne.Et, à propos, vous connaissez Hippolyte, le grand vilain gendarmequi est avec Clémence ? Eh bien ! je viens de le voir enchemise se glisser chez Louise, ce laideron d’enfant trouvée dontMme Juzeur veut sauver l’âme. Hein ? un jolisuccès pour madame. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !…Un avorton de quinze ans, un paquet sale ramassé sous une porte, envoilà un morceau pour ce gaillard osseux, aux mains humides, qui ades épaules de taureau ! Moi, je m’en fiche, et ça me dégoûtetout de même.

Cette nuit-là, Trublot, ennuyé, était plein d’aperçusphilosophiques. Il murmura :

– Dame ! tel maître, tel valet… Quand lespropriétaires donnent l’exemple, les larbins peuvent bien avoir desgoûts pas honnêtes. Ah ! tout fout le camp en France,décidément !

– Adieu, je vous quitte, dit Octave.

Trublot le retint encore. Il énumérait les chambres de bonnes oùil aurait pu coucher, si l’été n’avait pas vidé la maison. Le pisétait que toutes fermaient leurs portes à double tour, même pouraller simplement au bout du corridor, tellement elles craignaiententre elles d’être volées. Rien à faire chez Lisa, dont les goûtslui semblaient drôles. Il ne poussait pas jusqu’à Victoire, quipourtant, dix ans plus tôt, aurait encore fait ses choux gras. Etil déplora surtout la rage de Valérie à changer de cuisinière. Çadevenait insupportable. Il les comptait sur ses doigts, tout undéfilé galopait : une qui avait exigé du chocolat lematin ; une qui s’en était allée parce que monsieur nemangeait pas proprement ; une que la police était venueprendre, comme elle mettait au feu un morceau de veau ; unequi ne pouvait rien toucher sans le casser, tellement elle avait dela force ; une qui prenait une bonne pour la servir ; unequi sortait avec les robes de madame et qui avait giflé madame, lejour où madame s’était permis une observation. Tout ça en unmois ! Pas même le temps d’aller les pincer dans leurcuisine !

– Et puis, ajouta-t-il, il y a eu Eugénie. Vous avez dû laremarquer, une grande belle fille, une Vénus, mon cher ! maissans blague, cette fois : on se retournait dans la rue pour laregarder… Alors, pendant dix jours, la maison a été en l’air. Cesdames étaient furieuses. Les hommes ne tenaient plus :Campardon tirait la langue, Duveyrier avait trouvé le truc demonter tous les jours ici, pour voir si des fuites ne seproduisaient pas dans la toiture. Une vraie révolution, un allumagedont leur sacrée baraque flambait des caves aux greniers… Moi, jeme suis méfié. Elle était trop chic ! Croyez-moi, mon cher,laides et bêtes, pourvu qu’on en ait plein les bras : voilàmon opinion, par principe et par goût… Et quel nez j’ai eu !Eugénie a fini par être flanquée dehors, le jour où madame s’estaperçue, à ses draps, noirs comme de la suie, qu’elle recevaitchaque matin le charbonnier de la place Gaillon ; des draps denègre dont le blanchissage coûtait les yeux de la tête ! Maisqu’est-il arrivé ? Le charbonnier en a été très malade, et lecocher des gens du second, laissé ici par ses maîtres, ce butor decocher qui les prend toutes, a étrenné également, au point qu’il entire encore la jambe. Celui-là, je ne le plains pas, ilm’embête !

Enfin, Octave put se dégager. Il laissait Trublot dansl’obscurité profonde du grenier, lorsque ce dernier s’étonnabrusquement.

– Mais vous, que fichez-vous donc, chez les bonnes ?…Ah ! scélérat, vous y venez !

Et il riait d’aise. Il promit le secret, le renvoya avec lesouhait d’une nuit agréable. Lui, résolument, attendrait ce torchond’Adèle, qui ne savait plus s’en aller, quand elle était avec unhomme. Duveyrier n’oserait peut-être pas la garder jusqu’aujour.

De retour dans la chambre de Rachel, Octave éprouva une nouvelledéception. Berthe ne s’y trouvait pas. Une colère le prenaitmaintenant : elle s’était jouée de lui, elle avait promisuniquement pour se débarrasser de ses prières. Pendant qu’il sebrûlait le sang à l’attendre, elle dormait, heureuse d’être seule,tenant la largeur du lit conjugal. Alors, au lieu de regagner sachambre et de dormir de son côté, il s’entêta, se coucha touthabillé, passa la nuit à rouler des projets de revanche. Cettechambre de bonne, nue et froide, l’irritait à cette heure, avec sesmurs sales, sa pauvreté, son insupportable odeur de fille maltenue ; et il ne voulait pas s’avouer dans quelle bassesse sonamour exaspéré avait rêvé de se satisfaire. Trois heures sonnèrentau loin. Des ronflements de bonnes robustes montaient à sagauche ; parfois, des pieds nus sautaient sur le carreau, puisun ruissellement de fontaine faisait vibrer le plancher. Mais cequi l’énervait le plus, c’était, à sa droite, une plainte continue,une voix de douleur geignant dans la fièvre d’une insomnie. Ilfinit par reconnaître la voix de la piqueuse de bottines. Est-cequ’elle accouchait ? La malheureuse, toute seule, agonisaitsous les toits, dans un de ces cabinets de misère, où il n’y avaitmême plus de place pour son ventre.

Vers quatre heures, Octave eut une distraction. Il entenditAdèle rentrer, puis Trublot la rejoindre, immédiatement. Unequerelle faillit éclater. Elle se défendait : le propriétairel’avait gardée, était-ce sa faute ? Alors, Trublot l’accusa dedevenir fière. Mais elle se mit à pleurer, elle n’était pas fièredu tout. Quel péché avait-elle donc pu commettre, pour que le bonDieu laissât les hommes s’acharner sur elle ? Après celui-là,un autre : ça ne finissait pas. Elle ne les agaçait guèrecependant, leurs bêtises lui causaient si peu de plaisir, qu’ellerestait sale exprès, afin de ne pas leur donner des idées.Ah ! ouiche ! ils s’enrageaient davantage, etcontinuellement c’était de l’ouvrage en plus. Elle en crevait, elleavait assez déjà de Mme Josserand sur le dos, àvouloir qu’on lavât la cuisine chaque matin.

– Vous autres, bégayait-elle en sanglotant, vous dormeztant que vous voulez, après. Mais moi, faut que je trime… Non, iln’y a pas de justice ! Je suis trop malheureuse !

– Allons, dors ! je ne te tourmente pas, finit pardire Trublot, bonhomme, pris d’un apitoiement paternel. Va, il y ena, des femmes, qui voudraient être à ta place !… Puisqu’ont’aime, grosse bête, laisse-toi aimer !

Au jour, Octave s’endormit. Un grand silence s’était fait, lapiqueuse de bottines elle-même ne râlait plus, comme morte, tenantson ventre à deux mains. Le soleil éclairait l’étroite fenêtre,lorsque la porte, en s’ouvrant, réveilla brusquement le jeunehomme. C’était Berthe qui montait voir, poussée par un irrésistiblebesoin ; elle en avait d’abord écarté l’idée, puis elles’était donné des prétextes, la nécessité de visiter la chambre,d’y remettre les choses en ordre, dans le cas où il aurait toutlaissé à la débandade, de colère. D’ailleurs, elle croyait ne plusl’y trouver. Quand elle le vit se lever du petit lit de fer, blême,menaçant, elle resta saisie ; et elle écouta, la tête basse,ses reproches furieux. Il la pressait de répondre, de lui fournirau moins une excuse. Enfin, elle murmura :

– Au dernier moment, je n’ai pas pu. Ça manquait trop dedélicatesse… Je vous aime, oh ! je vous le jure. Mais pas ici,pas ici !

Et, le voyant s’approcher, elle recula, avec la peur qu’il nevoulût profiter de l’occasion. Il en avait l’envie : huitheures sonnaient, les bonnes étaient toutes descendues, Trublotlui-même venait de partir. Alors, comme il cherchait à lui prendreles mains, en disant que lorsqu’on aime quelqu’un, on accepte tout,elle se plaignit d’être incommodée par l’odeur, elle entrouvrit lafenêtre. Mais il l’attirait de nouveau, il l’étourdissait de sontourment. Elle allait être obligée de céder, lorsqu’un flot boueuxde gros mots monta de la cour des cuisines.

– Cochonne ! salope ! as-tu fini !… V’làencore ta lavette qui m’est tombée sur la tête.

Berthe, frémissante, s’était dégagée, en murmurant :

– Entends-tu ?… Oh ! non, pas ici, je t’ensupplie ! J’aurais trop de honte… Entends-tu ces filles ?Elles me font froid partout. L’autre jour déjà, j’ai cru que je metrouverais mal… Non, laisse-moi, et je te promets, mardi prochain,dans ta chambre.

Les deux amants, n’osant plus bouger, debout, durent toutentendre.

– Montre-toi donc un peu, continuait Lisa furieuse, pourque je te la flanque par la gueule !

Alors, Adèle vint se pencher à la fenêtre de sa cuisine.

– En voilà une affaire pour un bout de chiffon ! Iln’a servi qu’à ma vaisselle d’hier, d’abord. Et puis, c’est tombétout seul.

Elles firent la paix, et Lisa lui demanda ce qu’on avait mangéla veille, chez elle. Encore un ragoût ! Quels pannés !C’est elle qui se serait acheté des côtelettes, dans une boîtepareille ! Et elle poussait toujours Adèle à chiper le sucre,la viande, la bougie, histoire d’être libre, car elle, n’ayantjamais faim, laissait Victoire voler les Campardon, sans en prendremême sa part.

– Oh ! dit Adèle qui se corrompait, j’ai caché,l’autre soir, des pommes de terre dans ma poche. Elles me brûlaientla cuisse. C’était bon, c’était bon !… Et, vous savez, j’aimele vinaigre, moi. Je m’en fiche, je bois à la burette,maintenant.

Mais Victoire s’accoudait à son tour, en achevant un verre decassis trempé d’eau-de-vie, que Lisa lui payait de temps à autre,le matin, pour la récompenser de sa gentillesse à cacher sesescapades de nuit et de jour. Et, comme Louise leur tirait lalangue, du fond de la cuisine de Mme Juzeur,Victoire l’empoigna.

– Attends ! enfant de la borne, je vas te la fourrerquelque part, ta langue !

– Viens-y donc, vieille soûlarde ! dit la petite. Hierencore, je t’ai bien aperçue ! quand tu rendais tout dans tesassiettes.

Du coup, le flot d’ordures battit de nouveau les murailles dutrou empesté. Adèle elle-même, qui prenait le bagou de Paris,traitait Louise de morue, lorsque Lisa cria :

– Je la ferai taire, moi, si elle nous embête. Oui, oui,petite garce, j’avertirai Clémence. Elle t’arrangera… Quelledégoûtation ! ça mouche déjà des hommes, quand ça auraitencore besoin d’être mouchée… Mais, chut ! voici l’homme. Unjoli saligaud, lui aussi !

Hippolyte venait de paraître à la fenêtre des Duveyrier, cirantles bottes de monsieur. Les bonnes, malgré tout, lui firent despolitesses, car il était de l’aristocratie, et il méprisait Lisaqui méprisait Adèle, avec plus de hauteur que les maîtres richesn’en montraient aux maîtres dans la gêne. On lui demanda desnouvelles de Mlle Clémence et deMlle Julie. Mon Dieu ! elles s’embêtaient àcrever, là-bas, mais elles ne se portaient pas trop mal. Puis,sautant à un autre sujet :

– Avez-vous entendu, cette nuit, l’autre qui se tortillait,avec son mal au ventre ?… Était-ce agaçant ! Heureusementqu’elle part. J’avais envie de lui crier : « Pousse doncet que ça finisse ! »

– Le fait est que M. Hippolyte a raison, reprit Lisa.Rien ne vous porte sur les nerfs, comme une femme qui a toujoursdes coliques… Dieu merci ! je ne sais pas ce que c’est, maisil me semble que je tâcherais de ravaler ça, pour laisser les gensdormir.

Alors, Victoire, voulant rire, retomba sur Adèle.

– Dis donc, l’enflée, là-haut !… Lorsque t’esaccouchée de ton premier, c’est-il par-devant ou par-derrière quetu l’as fait ?

Toutes les cuisines se tordirent, dans un accès de gaietécanaille, pendant qu’Adèle, effarée, répondait :

– Un enfant, ah bien ! non, faut pas qu’il envienne ! C’est défendu d’abord, et puis quand on ne veutpas !

– Ma fille, dit Lisa d’un ton grave, les enfants viennent àtout le monde… Ce n’est pas ton bon Dieu qui te fera autrement queles autres.

Et l’on parla de Mme Campardon, qui elle, aumoins, n’avait plus rien à craindre : c’était la seule choseagréable dans son état. Ensuite, toutes les dames de la maison ypassèrent, Mme Juzeur qui prenait ses précautions,Mme Duveyrier que son mari dégoûtait,Mme Valérie qui allait chercher ses enfantsau-dehors, parce que le sien, de mari, n’était pas seulementcapable de lui en faire la queue d’un. Et les éclats de riremontaient par bouffées du boyau noir.

Berthe avait encore pâli. Elle attendait, n’osant plus mêmesortir, les yeux à terre, confus, et comme violentée devant Octave.Lui, exaspéré contre les bonnes, sentait qu’elles devenaient tropsales et qu’il ne pouvait la reprendre : son désir s’enallait, il tombait à une lassitude, à une grande tristesse. Mais lajeune femme tressaillit. Lisa venait de prononcer son nom.

– En parlant de farceuse, en voilà une qui m’a l’air des’en payer !… Eh ! Adèle, pas vrai que taMlle Berthe rigolait déjà toute seule, quand tulavais encore ses jupons ?

– Maintenant, dit Victoire, elle se fait donner un coup deplumeau par le commis de son homme… Pas de danger qu’il y ait de lapoussière !

– Chut ! souffla doucement Hippolyte.

– Tiens ! à cause ? Son chameau de bonne n’estpas là, aujourd’hui… Une sournoise qui vous mangerait, quand onparle de sa maîtresse ! Vous savez qu’elle est juive etqu’elle a assassiné quelqu’un, chez elle… Peut-être bien que le belOctave l’époussette aussi, dans les encoignures. Le patron a dûl’embaucher pour faire les enfants, ce grand serin-là !

Alors, Berthe, torturée d’une angoisse indicible, leva les yeuxsur son amant. Et, suppliante, implorant un appui, elle balbutia desa voix douloureuse :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Octave lui prit la main, la serra fortement, étranglé lui aussipar une colère impuissante. Que faire ? il ne pouvait semontrer, imposer silence à ces filles. Les mots ignoblescontinuaient, des mots que la jeune femme n’avait jamais entendus,toute une débâcle d’égout, qui chaque matin, se déversait là, prèsd’elle, et qu’elle ne soupçonnait même pas. Maintenant, leursamours, si soigneusement cachées, traînaient au milieu desépluchures et des eaux grasses. Ces filles savaient tout, sans quepersonne eût parlé. Lisa racontait comment Saturnin tenait lachandelle ; Victoire rigolait des maux de tête du mari, quiaurait dû se faire poser un autre œil quelque part ; Adèleelle-même tapait sur l’ancienne demoiselle de sa dame, dont elleétalait les indispositions, les dessous douteux, les secrets detoilette. Et une blague ordurière salissait leurs baisers, leursrendez-vous, tout ce qu’il y avait encore de bon et de délicat dansleurs tendresses.

– Gare là-dessous ! cria brusquement Victoire, v’làdes carottes d’hier qui m’empoisonnent ! C’est pour cettecrapule de père Gourd !

Les bonnes, par méchanceté, jetaient ainsi des débris, que leconcierge devait balayer.

– Et v’là un reste de rognon moisi ! dit à son tourAdèle.

Tous les fonds de casserole, toutes les vidures de terrine ypassèrent, pendant que Lisa s’acharnait sur Berthe et sur Octave,arrachant les mensonges dont ils couvraient la nudité malpropre del’adultère. Ils restaient, la main dans la main, face à face, sanspouvoir détourner les yeux ; et leurs mains se glaçaient, etleurs yeux s’avouaient l’ordure de leur liaison, l’infirmité desmaîtres étalée dans la haine de la domesticité. C’était ça leursamours, cette fornication sous une pluie battante de viande gâtéeet de légumes aigres !

– Et vous savez, dit Hippolyte, que le jeune monsieur sefiche absolument de la paroissienne. Il l’a prise pour se pousserdans le monde… Oh ! un avare au fond malgré sa pose, ungaillard sans scrupule, qui, avec son air d’aimer les femmes, leurflanque très bien des gifles !

Berthe, les yeux sur Octave, le regardait blêmir, la facebouleversée, si changé, qu’il lui faisait peur.

– Ma foi ! ils se valent, reprit Lisa. Je ne donneraispas non plus grand-chose de sa peau, à elle. Mal élevée, le cœurdur comme une pierre, se fichant de tout ce qui n’est pas sonplaisir, couchant pour l’argent, oui pour l’argent ! car jem’y connais, je parie qu’elle n’a pas même de plaisir avec unhomme.

Des larmes jaillirent des yeux de Berthe. Octave regardait sonvisage se décomposer. Ils se trouvaient comme écorchés au sang l’undevant l’autre, mis à nu, sans protestation possible. Alors, lajeune femme, suffoquée par cette bouche de puisard qui lasouffletait, voulut fuir. Il ne la retint pas, car le dégoûtd’eux-mêmes faisait de leur présence une torture, et ils aspiraientau soulagement de ne plus se voir.

– Tu as promis, mardi prochain, chez moi.

– Oui, oui.

Et elle se sauva, éperdue. Il demeura seul, piétinant, tâtonnantdes mains, remettant en paquet le linge apporté par lui. Iln’écoutait plus les bonnes, lorsqu’une dernière phrase l’arrêtanet.

– Je vous dis que M. Hédouin est mort hier soir… Si lebel Octave avait prévu ça, il aurait continué à chaufferMme Hédouin, qui a le sac.

Cette nouvelle, apprise là, dans ce cloaque, retentissait aufond de son être. M. Hédouin était mort ! Et un regretimmense l’envahissait. Il pensa tout haut, il ne put retenir cetteréponse :

– Ah ! oui, par exemple, j’ai fait unebêtise !

Comme Octave descendait enfin, avec son paquet de linge, ilrencontra Rachel qui montait à sa chambre. Quelques minutes deplus, elle les surprenait. En bas, elle venait encore de trouvermadame en larmes ; mais, cette fois, elle n’en avait rientiré, ni un aveu, ni un sou. Furieuse, comprenant qu’on profitaitde son absence pour se voir et lui filouter ainsi ses petitsbénéfices, elle dévisagea le jeune homme d’un regard noir demenaces. Une singulière timidité d’écolier empêcha Octave de luidonner dix francs ; et, désireux de montrer une entièreliberté d’esprit, il entrait plaisanter chez Marie, lorsqu’ungrognement, parti d’un angle, le fit se tourner : c’étaitSaturnin qui se levait en disant, dans une de ses crisesjalouses :

– Prends garde ! brouillés à mort !

Justement, on était ce matin-là au huit octobre, la piqueuse debottines devait déménager avant midi. Depuis une semaine,M. Gourd surveillait son ventre avec un effroi qui grandissaitd’heure en heure. Jamais le ventre n’attendrait le huit. Lapiqueuse de bottines avait supplié le propriétaire de la laisserquelques jours de plus, pour faire ses couches ; mais elles’était heurtée contre un refus indigné. À tout instant, desdouleurs la prenaient ; pendant la dernière nuit encore, ellecroyait bien qu’elle accoucherait seule. Puis, vers neuf heures,elle avait commencé son déménagement, aidant le gamin dont lapetite voiture à bras était dans la cour, s’appuyant aux meubles,s’asseyant sur les marches de l’escalier, quand une colique tropforte la pliait en deux.

M. Gourd, cependant, n’avait rien découvert. Pas unhomme ! On s’était moqué de lui. Aussi, toute la matinée,rôda-t-il d’un air de colère froide. Octave, qui le rencontra,frémit à l’idée que lui aussi devait connaître leurs amours.Peut-être le concierge les connaissait-il, mais il ne l’en saluapas moins poliment ; car ce qui ne le regardait pas, ne leregardait pas, comme il le disait. Ce matin-là, il avait de mêmeôté sa calotte devant la dame mystérieuse, filant de chez lemonsieur du troisième, en ne laissant d’elle, dans l’escalier,qu’un parfum évaporé de verveine ; il avait encore saluéTrublot, salué l’autre Mme Campardon, saluéValérie. Tout ça, c’étaient des bourgeois, ça ne le regardait pas,ni les jeunes gens surpris au sortir des chambres de bonne, ni lesdames promenant, le long des marches, des peignoirs accusateurs.Mais ce qui le regardait, le regardait, et il ne perdait pas de vueles quatre pauvres meubles de la piqueuse de bottines, comme sil’homme tant cherché allait partir enfin dans un tiroir.

À midi moins un quart, l’ouvrière parut, avec son visage decire, sa tristesse continuelle, son morne abandon. Elle pouvait àpeine marcher. M. Gourd trembla, tant qu’elle ne fut pas dansla rue. Au moment où elle lui remit la clef, Duveyrier justementdébouchait du vestibule, si brûlant de sa nuit, que les tachesrouges de son front saignaient. Il affecta un air rogue, unesévérité d’implacable morale, lorsque le ventre de cette créaturepassa devant lui. Elle avait baissé la tête, honteuse,résignée ; et elle suivit la petite voiture, elle s’en alla,du pas désespéré dont elle était venue, le jour où elle s’étaitengouffrée dans les draps noirs des Pompes funèbres.

Alors, seulement, M. Gourd triompha. Comme si ce ventreemportait le malaise de la maison, les choses déshonnêtes dontfrissonnaient les murs, il cria au propriétaire :

– Un bon débarras, monsieur !… On va donc respirer,car ça devenait répugnant, ma parole d’honneur ! J’ai centlivres de moins sur la poitrine… Non, voyez-vous, monsieur, dansune maison qui se respecte, il ne faut pas de femmes, et surtoutpas de ces femmes qui travaillent !

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