Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

RÉCIT DE JÉRÉMIE

Vous prétendez savoir qui je suis. Vous nesavez rien du tout.

Je suis haïdouc né, non pas fait. Mamère : la forêt. Ma vie : la liberté. Bébé de deux ans,je fus découvert par Cosma sur une route sauvage. Je ne pleuraispas, j’étais seulement étonné. Cosma m’avait mis dans sa besace etnourri avec du jus de viande et du vin. À six ans, je savais nagercomme un poisson ; à onze, je lâchais mon premier coupd’arquebuse (ce qui me valut une grosse douleur à lamâchoire) ; à douze, j’affrontai la potéra et tombai encaptivité.

C’est pendant ces deux années d’affreusedépendance que la vie me fit faire son apprentissage. Oui :captif à la cour de l’archonte Samourakis, j’appris à connaître lemonde. Et ce que je pensais pendant ce temps, ce que je penseencore aujourd’hui, ma foi, sûrement, ne vous fera pas beaucoupplaisir.

Tout d’abord, mon amour pour l’indépendance vajusqu’à l’ingratitude. Je n’aime devoir rien et à qui que ce soit.La vie m’a été donnée sans qu’on me demandât si je la voulais. Etsi les auteurs de cette vie ont pu se réjouir de toutes mes joies,il leur a été impossible de souffrir de la moindre de messouffrances. Quand je fus blessé, Cosma m’abandonna et se sauva.J’aurais pu être assommé, il eût continué de vivre. Il continuatrès bien, pendant que je me mourais chez l’archonte. Monesclavage, pire que la mort, ne l’empêcha ni de manger comme quatreni de vadrouiller comme un matou.

La même chose pour ma mère ; les hasardsde la vie l’avaient envoyée dans la maison qui, depuis deux ans,était pour son fils un enfer, mais où elle vécut en princesse. Ilsétaient cependant mes parents. J’étais leur fils. Pourquoi leleur et pas celui de n’importe quels autres habitants dela terre ? Parce qu’ils aimaient mieux me savoir en libertéqu’en esclavage ? Mais quel est l’être humain, digne de cenom, qui n’aimerait mieux voir son prochain bien portant quemalade ? Ou intact, plutôt qu’estropié ? C’est, je pense,la dernière des vertus qu’on puisse exiger de l’homme, et c’esttout, car, pour le reste, celui qui a la tête coupée est le seul às’en apercevoir.

Alors, pourquoi toute cette histoire deparenté ? Je ne retrouve pas, entre fils et parents, le lienqu’il y a entre la tête et le corps. Et les autres ne sont queduperie. Ils me laissent froid. Je n’aime pas à être dupé, commeces orphelins auxquels on donne des parents adoptifs.

Voilà pour la parenté.

 

Je suis tout aussi peu généreux avec lapopulace que vous voulez libérer, ou venger. Là encore, mon cœur neconnaît point d’élan. Il n’y a aucun lien entre moi et le troupeauhumain qui bêlait à la cour de l’archonte Samourakis. Je suishaïdouc pour moi, pas pour mes semblables. Ceux-ci n’ont qu’à ledevenir, s’ils ne sont pas nés haïdoucs. D’ailleurs, je me ledemande : comment peut-on être haïdouc pour sonprochain ? Une parole roumaine dit : De force, onpeut prendre à quelqu’un, de force on ne peut lui donner. Etcette autre parole : Ce n’est pas pour se rendre agréableà une vieille sourde que le curé sonnera l’angélus trente-sixfois.

À l’encontre de ce curé, sonnez, pour lessourds, tant qu’il vous plaira. Et si le cœur vous en dit,embauchez-vous, haïdoucs, à la journée chez l’homme qui a toutjuste la force de se gratter la tête quand ça le démange. Vous êtespeut-être des apôtres. Moi, je n’ai nulle envie de l’être.

Toutefois, je vous prouverai qu’il ne m’a pasmanqué, le désir d’aider l’homme tombé.

*

Quand j’ai vu qu’une année s’était écoulée etque Cosma ne donnait pas signe de vie, ne faisait rien pour metirer de ma détention chez l’archonte, une idée folle s’est emparéede mon cerveau : semer le grain de la révolte parmi lesesclaves, les soulever, attaquer la garde pendant la nuit, mettrele feu à la maison et nous sauver tous, gagner la forêt !

Je me disais : ces hommes, tout comme ladernière bête de somme, doivent préférer la vie libre àl’esclavage. Ils sont lâches, c’est connu, mais si un chef se met àleur tête et les pousse, ils marcheront. Je serai ce chef.

Ah ! Le beau rêve ! Je voyais lagarde détruite ; le palais, ruines fumantes ; l’archonteà mes pieds, me suppliant de lui laisser la vie. Tout le pays,debout, devant cet exploit sans exemple. Cosma, étonné, humilié.Moi, héros à quatorze ans !

Je savais que ma vie était en jeu, mais cettevie de prisonnier, dans une cour aux murailles hautes, nem’échauffait plus. Jour et nuit, mon esprit rumina ce plan, quidevint ma raison d’être. Enfin, au bout d’une semaine de fièvre, jeme décidai à confier mon idée à deux hommes triés sur le volet.C’étaient deux camarades de l’écurie, comme moi, assez dégourdis,pas trop serviles, souvent en colère contre leur état. Je les avaisen quelque estime. Ils avaient été les seuls à me plaindre de machute et à écouter, avides, mes histoires de brigands. Je crus lesconnaître.

Dès qu’ils comprirent de quoi il s’agissait,les pauvres amis pâlirent, leurs figures s’allongèrent, leurs yeuxépeurés évitèrent les miens ; le plus courageux osadire :

– Nous risquons gros… Nous seronsdécouverts et pendus. Tu ne connais pas les gens. Ici tout le mondeprie pour la santé du maître qui donne à manger, qui a le souci detous. On ne va pas loin avec des hommes qui se disent, tous lesjours : ça va mal avec le mal, mais cela pourrait être pissans le mal !

Mentalité d’esclave-né… Je tombai des nues,m’enfermai dans ma cabane et me laissai emporter par ledésespoir.

Le lendemain, à midi, l’archonte m’appela et,à mon grand étonnement, me fit savoir qu’il était au courant de matentative :

– Mon pauvre garçon ! Je te plains,mais je n’y peux rien ! conclut-il.

Cette indulgence seigneuriale, cettecompassion supérieure ne firent qu’exaspérer mon mépris de laracaille humaine. Je répondis :

– Oui, j’ai voulu t’enchaîner et tetraîner devant Cosma, mais cela ne peut se faire qu’avec des hommeslibres, pas avec des esclaves !

Et, furieux de son calme, j’arrachai deuxpistolets à une panoplie du salon où nous nous trouvions et mejetai vers la fenêtre, pour tirer dans le tas des brutesrassemblées dans la cour. L’archonte m’en empêcha ensouriant :

– Que veux-tu faire ? Lesépouvanter ? Pas besoin d’armes à feu. Regarde :

Je regardai. Il prit son fez, tout brodé d’or,mit au fond un petit bloc de cristal et le lança dans lafourmilière de serfs. La chute du fez au milieu de la courproduisit l’effet d’une bombe : chacun se couvrit le visage deses mains et s’enfuit de son côté. Des cris retentirent :

– Gare à vous ! Le maître est encolère !

– Tu vois ? me dit l’archonte, cachéderrière les rideaux. Ce n’est même pas avec des esclaves que tu asvoulu partir en guerre contre moi, mais avec des animaux ! Ilsen sont. Dans mon acte de propriété il est écrit :« vingt mille hectares de terre ; deux mille bêtescornues ; quatre cents serfs ». Ça revient aumême. Voilà pourquoi je te plaignais tout à l’heure : celuiqui se met à la tête d’un troupeau de bêtes furieuses n’est pas unchef, c’est un vacher. Or, tu es haïdouc, et les haïdoucs sont desbraves. Que le diable les emporte tous, je ne les aime pas, mais jene peux pas ne pas les estimer ni ne pas les craindre. Commentvoudrais-tu que je craigne des hommes qui s’effraient de monfez ? Vraiment, je suis vexé de ta sottise ! Si jen’avais pas pour toi le respect qu’on doit à tout vaillant quidéfie la mort, eh bien, je te jetterais en pâture à ces fauves ettu serais déchiré en un clin d’œil. Sache ceci, d’un tyran :on ne demande pas aux esclaves de se battre pour une idée !Demande-leur de mourir de peur et ils mourront tous. C’est ce quifait toute la puissance du sultan, du Voda et de l’archonteSamourakis. Va, maintenant, à ta cabane et attends bravement tonheure ! Elle viendra…

 

Je suis parti, humilié, et j’ai attendu monheure. Elle est venue, ainsi que vous le savez, mais ce fut par lavolonté des braves.

Depuis, je suis guéri du rêve qui attache ledestin des hommes libres au sort des esclaves. Nous ne sommes pasfaits, tous, de la même pâte. Celui qui souffre moins du joug quede la perte de sa liberté, qu’il reste enchaîné : je n’iraipas l’en tirer. La liberté demande à être défendue ; et je nesais pas qui haïr, qui mépriser davantage, celui qui supprime laliberté et celui qui a peur de la défendre.

Je ne suis haïdouc que pour leshaïdoucs !…

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