Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

RÉCIT DE MOVILA LE VATAF

Je suis devenu haïdouc malgré moi.

À Stanesti, près de Giourgiou, où je suis né,nous étions des mosneni[60]. Mon père avait hérité de sesparents plus de trente pogons. Bétail, vigne, arbres fruitiers,patules regorgeant de maïs, basse-cour, rien de ce quifait le bien-être d’une petite gospodaria ne nousmanquait. Cela venait de ce que mes grands-parents avaient eu lebonheur de se trouver les voisins d’un seigneur comme on enrencontre rarement sur la terre. Ce boïar, dignitaire influent dupays, je l’ai connu moi-même vers ses derniers jours, alors quej’avais environ quinze ans. Il était bon et craignait Dieu. Quoiqueappartenant à la protipendada[61], descendant d’un ancêtre quis’était battu sous Mircea le Vieux, il se faisait un plaisird’entrer dans la chaumière du cojane, de s’entretenir avec lui, deconnaître sa famille, ses enfants, qu’il baptisait par douzaineschaque année.

Je suis son filleul. Movila était le nom d’unsien frère, mort du choléra. Il m’aimait, j’ose le dire, comme sonfils, car je ressemblais à l’image et au caractère de son frère.Nous allions tous, gamins et gamines, filleuls ou pas filleuls, luisouhaiter bonne aimée avec la sorcova[62]. Il nous recevait tous, bellefigure empreinte de noblesse et de bonté. Toute la marmaille luisautait dessus et le tapait avec la sorcova, en criant comme despetits chiens affamés :

Sorcova, morcova,

Que tu vives, que tu vieillisses

Comme un pommier, comme un poirier,

Comme une tige de rosier

À de nombreuses autres années !

Au milieu de ce tapage, dans son vastevestibule tout sali par nos opincas chargés de neige, il se tenaitdebout, droit comme un chêne, levait les bras au ciel, sedéfendait, en plaisantant, contre cette avalanche de souhaits etcriait à son tour :

– Moi aussi, mes enfants, je voussouhaite une bonne santé, du bien-être, et de longues années àvivre !

Puis, appelant son kélar :

– Veux-tu bourrer les sacochesde ces petits avec des noix, des caroubes, descraquelins ?

Enfin, assis sur son divan, il nous faisaitdéfiler l’un après l’autre, nous caressait et nous mettait, dansnos menottes gelées, un galben d’or, son cadeau de Nouvel An.

Ce galben n’était pas une rareté dans lesfamilles de cojanes de cette époque-là. Néanmoins, chaque paysan leconservait comme une relique.

 

J’ai vu ce cœur généreux s’intéresser à la vieintime et privée du paysan. Il ne supportait pas l’homme qui boitpar vice, mais savait beaucoup pardonner. Aussi, lorsqu’un habitantse ruinait, il accueillait la malheureuse épouse, lui donnait unbon lopin de ses terres, un peu de bétail et l’outillage nécessairepour se refaire une gospodaria. Aux cabaretiers, il faisait uneguerre sans merci. Les dettes que les paysans contractaient chezeux, il les annulait d’autorité. Et si quelqu’un de ces oiseaux deproie se livrait à la spéculation illicite, il lui envoyait lemoumbachir[63], qui lui frappait la plantedes pieds avec le terrible topouz[64].

Peu avant sa mort, ce grand seigneur vint nousfaire une visite, la dernière. Nous fêtions le premier anniversairede naissance du seizième enfant de la famille, tous les seizevivants. C’était son filleul, et, selon l’habitude, mon pèrel’avertit qu’on allait mettre pour la première fois les ciseauxdans la chevelure de l’enfant, honneur réservé aux parrains. Onl’avait averti, par devoir, mais on ne l’attendait pas, vu sesmultiples occupations. À notre grande joie, une estafette arriva augalop et nous fit savoir que le boïar tenait à couper lui-même lescheveux de son filleul.

La fête fut double. Ma mère, aidée de sesquatre grandes filles, mit en batterie tout un arsenal de cuisineet de parure. L’heureux mioche fut lavé, peigné, vêtu comme unepoupée, et mouché jusqu’à la dernière minute. Son parrain arriva,chargé de riches cadeaux. Il fut reçu comme unVoda[65]. Père lui présenta sacollection de six filles et de dix garçons, dont l’aîné avait vingtans, le dernier étant dans les bras de sa mère. Deux sœurs et deuxfrères étaient jumeaux. Douze des seize étaient les filleuls duseigneur.

À table, ma mère fut si heureuse qu’ellebalbutia des bêtises, marcha sur le caftan du boïar etrenversa son verre. Le brave homme dit alors ces paroles, qui mesont restées dans la mémoire :

– Ne perdez jamais la tête devant unmortel, quel qu’il soit. Boïar ou opincar[66], nous sommes égaux dansl’autre monde. Sur la terre, l’un vaut l’autre. Et si« Pierre » tient le sceptre, alors que « Paul »se plie sous le joug, ce n’est pas parce que Dieu le veut, maisparce que l’homme le veut, l’homme qui est injuste, cruel et avide.Contre cet homme, nous devons, au prix de notre vie, nous révolteret l’écraser, car la méchanceté n’est pas l’œuvre de Dieu.

De ces paroles j’eus lieu de me rappeler, pasplus tard que le mois qui suivit la mort de ce seigneur. Son filsunique et héritier vint de l’étranger prendre possession de sesbiens. Il fut l’homme injuste, cruel et avide dont parlait le feuboïar.

*

Lors de sa première visite dans les communes,nous ne savions à qui nous aurions affaire ; nous le reçûmesavec tous les honneurs dus à l’héritier d’un père que tout le monderegrettait. Il passa, dédaigneux, dans sa voiture, nous tint àdistance, ne parla même pas aux vieillards, encore moins leur donnala main, comme faisait son père. Accompagné d’unispravnic[67], il se borna à lui demanderdes renseignements sur l’avoir des habitants et à les marquer surson calepin. Le résultat fut le doublement du haraciu enor que chaque chef de famille payait au pacha de Roustchiouk.

Ce haraciu était devenu une tradition :on le payait de père en fils. Le vieux boïar ramassait notrequote-part, la doublait de la sienne et envoyait le tout au tyrande l’autre côté du Danube, pour qu’il nous fichât la paix. De cettefaçon, nous n’avions jamais connu les vandalismes et lesdéprédations qui désolaient d’autres pays danubiens, faute des’être acquittés envers le potentat.

Il était entendu qu’aucun boïar ne payait leharaciu, ni l’impériali, ni le national, non plus qu’aucun autreimpôt. On savait qu’ils étaient exemptés de toute charge fiscale.Mais du moment que notre riche protecteur s’était, de son proprechef, chargé de la moitié du haraciu, les paysans avaient priscette générosité pour un acte de justice élémentaire, car, à vraidire, pourquoi celui qui possédait trente pogons[68] de terre devait-il payer tous lesimpôts, et celui qui en possédait trente mille n’était-il pas tenuà verser un sou à toutes ces haznas, grosses oupetites ? C’est ce que pensait l’homme équitable qu’avait étél’ancien propriétaire ; aussi l’existence heureuse de nosparents s’était-elle étendue jusqu’aux tziganes esclaves quitravaillaient sur les terres du maître. Ces pauvres diableseux-mêmes, quoique achetés et vendus comme du bétail, étaienttraités humainement. Le boïar punissait sévèrement quiconqueabusait de leurs forces ; il veillait à ce que leur nourriturefût saine et suffisante ; aux jours de maladie, il leurfaisait crédit. Et cela me rappelle une scène particulièrementémouvante.

Une épidémie de fièvre sévissait depuisquelque temps. Un jour, allant au konak pour emprunter une grosseherse, je surviens au moment où le boïar passait en revue l’état deses esclaves. Naturellement, vu l’épidémie, la plupart des tziganess’étaient portés malades. Pour pouvoir les attraper, le logofatavait imaginé un procédé qui ne manquait jamais son effet : illeur offrait de l’eau-de-vie à boire, sachant que « le tziganene cesse de boire que lorsqu’il est mort ». Les faux maladestombaient dans le piège, buvaient et étaient envoyés au travail.Mais devant le propriétaire, le logofat n’osa pas appliquer sonprocédé. Un tzigane à l’air hébété s’ensoleillait, la tête entreles mains. À notre arrivée, il se jeta aux pieds de son maître, quilui demanda :

– Qu’est-ce que tu as ?

– Je suis malade, monseigneur !

– Il n’est pas malade, il feint, dit lelogofat.

– Je feins ? s’écrial’esclave ; eh bien, donne-moi du rakiou à boire ettu verras que je ne le boirai pas !… Quand je te dis que jesuis malade !

La sincérité de cette preuve suprême émut lepropriétaire :

– Veux-tu que je te fasse libre ?proposa-t-il au tzigane.

– Libre ? fit celui-ci, navré. Tu mechasses, maître ? Et où aller ? Sauter du lac dans lepuits ?

S’éloignant, le boïar hocha la tête et dit,comme pour soi-même :

– Nous sommes une triste chose : unanimal rendu à la liberté se débrouille ; une créature humainedoit se revendre !

Voici l’homme auquel dix communes, et mêmetout un département, devaient leur prospérité, à une des époquesles plus douloureuses qu’ait traversées notre pays. Ce boïar fut undes derniers qui méritèrent le nom de Roumain.Il aimait sanation, vivait dans son sein, prenait part à ses joies et à sessouffrances.

 

L’héritier ne marcha pas dans la voie de sonpère. Il nous jugea trop heureux. Quoique riche à pouvoir« manger l’or à la cuiller », son avidité ne se trouvapas satisfaite. Étranger de cœur et même de langue (il la parlaitpéniblement), pourri par la vie dépravée qu’il avait menée enOccident, il suivit l’exemple de ceux, Roumains ou étrangers, pourlesquels le paysan n’était qu’une bête de somme.

À l’alarme causée par le doublement duharaciu, les vieux conseillers de la région se rassemblèrent dansla maison du prêtre de Stanesti. Je m’y trouvais, jeune hommeencore imberbe, et je les vois, comme si c’était hier, avec leursvisages graves encadrés d’une chevelure blanche qui se déversaitsur de larges épaules. Ils nous déclarèrent aussitôt que les tempsde paix et de bonheur étaient révolus :

– Vendez le bétail ! N’ensemencezplus que le nécessaire ! Construisez de grands chars àcoviltir[69] commeceux de nos ancêtres et tenez-les prêts à être attelés de quatrebœufs robustes, chargés de vos familles et de vos objets précieux.Vous allez, vous autres jeunes, reprendre les chemins de lamontagne. Ceux qui resteront seront menés en esclavage. Nous, lesvieux, nous irons dans le repos éternel ! Que la volonté duSeigneur soit faite !

La volonté du Seigneur fut faite : lenouveau propriétaire afferma ses domaines à un Grec, qui devint lefléau du département. En moins d’une année, toutes les autoritéslocales, composées d’hommes du pays, furent remplacées par une nuéede Phanariotes[70] plusavides de sang que les punaises des maisons abandonnées. Ce futcomme une pluie de sauterelles sur une moisson. Des figures lividesaux yeux injectés surgissaient chaque jour devant la porte,balbutiant un roumain incompréhensible, épouvantant les femmes etles enfants. Toujours accompagnés de léfédjis armés,toujours munis d’une ordonnance du prince, ces charognardsparcouraient les communes et exigeaient le paiement de toutessortes d’impôts nouveaux : sur le gros et le menubétail ; sur le vin et les spiritueux ; sur l’hectolitrede blé. Puis, tour à tour, sur les arbres fruitiers, la pêche, lachasse, les vers à soie, les abeilles, les lainages, les huiles,les fenêtres et les cheminées.

Le bétail disparaissait en plein jour. Lespotéras firent leur apparition, soi-disant pour donner la chasseaux voleurs. Il fallut les héberger et les nourrir. Nos plus bellesfilles furent violées par ces brutes. Nous envoyâmes des plaintesau Divan. Les plaignants eurent les os broyés sous le topouz.

Alors, nous apprîmes que la terreur qui venaitseulement de se déchaîner sur notre département était depuislongtemps la loi générale de tout le pays roumain, qu’il fûtgouverné par des Grecs ou par des Roumains. Si nous ne l’avions pasconnue plus tôt, cela était dû aux efforts et à l’autorité moraledu feu gospodar. Son fils, devenu membre du Divan, trafiquait dusang et de la sueur de sa propre nation, vendait les places auxenchères et laissait main libre aux acheteurs pour se dédommager.Bien mieux, son fermier, d’accord avec lui, passa la charrue surnos propriétés, se moquant de nos bornes et de nos chartes. Ilsavait qu’aux réclamations que nous enverrions au Divan, soncomplice répondrait par le topouz.

*

Au bout de trois ans, notre judetzétait devenu méconnaissable. La terreur, à elle seule, fit plus deravages que l’épidémie, la sécheresse, l’incendie et l’inondation.Les habitants coupèrent et brûlèrent presque tous les arbresfruitiers. Les oiseaux chanteurs et les cigognes disparurent. Onn’entendait que le bourdonnement des abeilles. On ne voyait plusles grands lits blancs couverts de milliers et milliers de vers àsoie, en train de grignoter des feuilles de mûrier. Disparus, lestroupeaux de vaches qui rentraient le soir du pâturage. Plus denoces joyeuses qui duraient huit jours ; plus de baptêmes, oùles passants mêmes étaient invités à partager le dindon rôti et lebon vin ; plus d’aumônes ! Les inoubliables nuits deseptembre de notre enfance, qu’on passe à griller des épis de maïsvert et à écouter la cigale, devinrent des veillées funèbres. Sachère terre une fois perdue, sa famille déshonorée, le paysan leplus raisonnable se livrait à la boisson, passait son temps dansles innombrables cabarets, surgis comme champignons après la pluie.Le topouz, autrefois destiné aux spéculateurs seuls, écrasaitchaque semaine les membres d’un habitant insolvable ; l’hommepouvait traîner le reste de son existence sur des béquilles.D’autres étaient pendus par les jambes, la tête en bas, et fumésavec des piments rouges jetés sur la braise. On mettait des œufscuits sous les aisselles. On pinçait le bout des doigts, onenfonçait des épines sous les ongles.

Notre famille fut réduite de moitié. Commenous étions censés riches, l’urgia païenne se jeta surnous avec la violence des vandales. Mon père expira sous le topouz,supplice aggravé de l’asphyxie aux piments. Mes trois frères aînésfurent tués en voulant défendre leur père. Deux sœurs disparurentun jour sans laisser de trace. Deux autres, ravies et violées,rentrèrent à la maison six mois après, pour tomber malades dephtisie et ne s’en relevèrent plus. Le cadet se noya par accident.Ainsi, je devins l’aîné de la famille, à vingt ans, entouré de cinqfrères, deux sœurs et d’une mère qui n’arrêtait plus de pleurerjour et nuit.

À ce moment arriva, enfin, le plus grand detous les malheurs qui puissent frapper le Roumain, malheur que toutle monde attendait, d’ailleurs, et qui fut provoqué par lenon-paiement du haraciu au pacha de Roustchiouk : les hordesturques, lâchées par le tyran, envahirent le pays.

Vous savez que le paysan roumain a beaucoup duchien. Recevoir des coups de pied, rester des journées sans manger,cela ne le désespère pas, pourvu qu’on lui laisse son foyer. Cefoyer peut bien être froid, désolé : maison sans fenêtres,cour sans clôture, destin sans pitié, il reste, tourne autour,bricole, espère. C’est sa niche. Mais le jour où le sort l’oblige àse séparer de ce nid à souvenirs et à s’en aller par le monde –même par le monde de sa langue –, alors c’en est fait de sa foidans le Dieu de ses ancêtres.

Un triste matin d’avril, où manquaient lesvastes champs labourés et l’alouette, un homme, tête nue etloqueteux, arriva au galop de son cheval et clama auxpopulations :

– Chrétiens ! Fuyez ! Fuyezvite ! Depuis le lever du soleil, les Turcs passent le Danubedevant Zimnicea et se dirigent vers nous. Sur la route, ilsramassent tout ce qui se trouve encore, tuent les hommes,déshonorent les femmes, brûlent les maisons ! Portez cettenouvelle plus loin et fuyez ! Je retourne chez moi. Malheur àcelui qui ne se trouvera pas parmi les béjénari[71] avant la tombée de la nuit !

Le désespoir des paysans n’eût pas été aussigrand si on leur avait annoncé que les vagues du Danube, hautescomme la maison, venaient pour les engloutir. Les femmes coururentà leurs enfants. Les hommes levèrent les poings au ciel :

– Seigneur miséricordieux ! Quelforfait avons-nous commis pour que tu nous envoies ce comble demalheur !

Les cloches de l’église se mirent à tintersans arrêt : glas plaintif d’enterrement, qui se mêlait auxcris des femmes, aux pleurs des enfants, aux malédictions deshommes, aux aboiements des chiens alarmés par l’affolement de leursmaîtres. On tuait les pourceaux et les volailles pour en faire desprovisions. Dans de grosses marmites, furent bouillies lesmamaligas de béjénie, contenant peu de sel, pour éviter lasoif, sur Dieu sait quelles routes sans eau. En les préparant, lesfemmes y mêlèrent beaucoup de larmes salées.

Bien des foyers n’avaient plus de mâle, oubien il était estropié. Nous dûmes aller à leur secours, et aiderles femmes aux chargements. Les plus heureux dans ce malheur furentceux qui n’avaient ni char, ni bêtes, ni avoir pour le charger. Ilsprenaient la besace et le bâton.

Le village présentait un aspect unique dans lavie de notre génération. Toutes les maisons se vidaient, commedevant l’incendie, mais aucune ne brûlait. Les épouses, incapablesde renoncer aux objets qui leur avaient coûté tant de peines,surchargeaient les chars. Les époux jetaient à terre ce qu’ilsjugeaient superflu. Des querelles éclataient. Beaucoup de femmesétaient battues. Le prêtre courait d’une maison à l’autre,remontait les faibles, calmait les violents, poussait lesretardataires. Fort vieux et très éprouvé par les malheurs, ilavait toujours été un homme de cœur ; ce jour-là, il futl’envoyé de Dieu. Tête nue, les cheveux blancs tressés en natte etramassés en chignon, la soutane retroussée, le visage embrasé parle feu de sa croyance, il arpentait la commune avec l’agilité d’unjeune et criait dans chaque cour :

– Acceptez ce que le ciel nousenvoie ! Nous sommes dans la semaine de la Passion :rappelez-vous les tourments de notre Sauveur ! Je l’accepteavec vous… Je ne vous quitte pas… Je serai à la tête des béjénarisur le chemin de notre Golgotha.

Il le fut.

À midi, le convoi s’ébranla. En avant, le chardu prêtre, devenu notre église ambulante. Sur le devant de sa bâcheon voyait le crucifix qui avait été, pendant soixante ans, suspendudans la chambre à coucher du prélat. Celui-ci, vêtu de sa chasuble,l’encensoir dans une main, dans l’autre la croix gemmée del’église, donna le signal du départ en marchant à la tête de sesbœufs robustes, blancs comme la neige. Son fils unique, lequel, envenant au monde, avait coûté la vie à sa mère, la prêtresse,conduisait les bœufs au moyen d’une corde passée dans leurscornes.

Suivant ce char sacerdotal, la troupe desbéjénari pédestres, sac au dos, bâton à la main ; puis, lesvoitures qui contenaient les familles dont le chef était invalide,les veuves et les orphelins. Enfin, les familles moins éprouvées,ayant chacune plusieurs hommes forts dans son sein.

Tous les chars étaient couverts et chargés àcraquer. Son bagage à part, chacun avait accepté quelque chose duvoisin malheureux qui devait aller à pied : couvertures,vêtements, sendouks, farine de maïs. Aux piquets de chaque voitureon voyait pendus des épis de maïs sec, nourriture extrême réservéeaux chiens en cas qu’il n’y eût plus rien de mieux à leur jeter enpâture. Ces pauvres bêtes, amies fidèles de l’homme – à ladifférence des chats qui ne pressentirent rien et demeurèrent dansles maisons vides –, furent rapides à s’émouvoir, à deviner ledésastre et à suivre les maîtres. Maintenant, abrités entre lesroues des chars, conscients presque du malheur, ils marchaienttristement, tête basse, la queue entre les jambes, les oreillesabasourdies par les grincements des essieux mal graissés en dépitdu pot à cambouis qui oscillait ironiquement au flanc de chaquevoiture.

Les cris des enfants, les sanglots des femmes,les jurons des hommes qui marchaient à pied et ramassaient leseffets tombés, c’était là tout ce qui restait de la vie d’une descommunes les plus florissantes, autrefois, de notre département –vie de tziganes aujourd’hui, allant en troupeau errant sur deschemins sans but. Et tout cela, par la faute d’un seul homme, d’unnoble, d’un Roumain, du descendant d’un ancêtre illustre. Je mesouvins des paroles prononcées à notre table par le père généreuxde ce fils inhumain : « Contre l’homme injuste, cruelet avide, il faut se révolter et l’écraser… La méchanceté n’est pasl’œuvre de Dieu »…

Ma décision fut prise, mais j’allai quand mêmeconsulter le chef spirituel des béjénari, le vieux prêtre, auquelje rapportai ce mot du feu boïar.

 

Nous nous trouvions, après six heures demarche, à la première grande étape, sur les hauteurs de Calugareniqui dominent le Danube. La nuit tombait lourde, sombre, comme notredestin. Chaque voiture avait son falot allumé… Chaque âme cherchaitun appui… Les chiens eux-mêmes mendiaient un regard moinscourroucé. Une femme chassait le sien à coups de pied. Lemalheureux animal s’écartait un peu, dans la nuit, s’arrêtait,regardait humblement, ne comprenant rien. Le prêtre vit cette scèneet fut attristé, comme moi :

– Pourquoi le chasses-tu, mafille ?

– Parce que je n’ai rien à lui donner,rien, pas même un épi de maïs !

– Mais il ne te demande pas à manger… Ilveut te suivre… Auras-tu le cœur de lui refuser cetteconsolation ?

Devant ce reproche, la femme se mit à pleurer.Je pris le prêtre à part et lui avouai mon dessein de partir enhaïdoucie :

– Je vais venger mon père, mes frères,mes sœurs… D’autres victimes encore…

– Qui seront les punis ?

– Tous ! Quels qu’ils soient :Roumains, Grecs ou Turcs, tous ceux qui sont injustes, cruels,avides.

Le vieillard ne me répondit rien. Il se tenaitgrand et droit dans la nuit noire ; ses yeux étaient fixés surle Danube, sur son église, son village, pendant que sa longue barbeflottait au vent. Il tourna lentement la tête vers les lumièrestremblotantes des falots accrochés aux chars et songea. À cemoment, des flammes surgirent à l’horizon, faibles au commencement,puis, de plus en plus étendues. Je lui touchai l’épaule :

– Regardez, père : Putineiu etStanesti brûlent.

Il sursauta, comme réveillé, et contemplal’incendie, au milieu des clameurs qui partaient de toutes lesvoitures. Alors, me posant les deux mains sur les épaules, leprêtre me dit d’une voix étouffée :

– Va, mon fils, va en haïdoucie ! Etpunis les méchants ! C’est vrai : la méchanceté n’estpas l’œuvre du Seigneur.

*

Je suis parti, après avoir mis ma famille enlieu sûr. Mais, en quinze ans de haïdoucie, sous les ordres deCosma, je n’ai puni que de petits méchants. Les gros sont encoredebout sur leurs jambes.

Et, nom de Dieu ! je ne veux pas mouriravant d’en abattre ma part !

 

Tous les haïdoucs selevèrent :

– Vive Movila ! Que Dieu t’aidepour en abattre ! Et si le Seigneur ne le veut pas, c’est nousqui t’aiderons !

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