Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

RÉCIT D’ÉLIE LE SAGE

Je suis venu habiter dans les bois pour yrencontrer la justice qui se sauvait de la ville.

À Braïla, où j’ouvris les yeux, mon pèretenait han[31]. Ce père – que le diablel’emporte – était, d’intentions, brave homme. Mais beaucoupd’hommes, qui sont braves gens d’intentions, ne sont que des tyransdans la vie intime, surtout lorsqu’ils tiennent le gouvernail. Monpère tenait celui de sa maison, grosse caravelle qu’il voulait voirà l’abri de toute menace d’orage ; pour y arriver, il l’ancraen eaux mortes, malgré les protestations de quelques voyageurs, àqui cela déplaisait.

– Cela vous déplaît ? disait-il.Attendez qu’Allah m’appelle à lui. Ensuite vous ferez à votregoût…

– Oui, répondions-nous, mon frère Cosma,notre sœur Kyra et moi, oui, nous ferons à notre goût à partir dujour où Allah t’appellera à lui. Mais quandt’appellera-t-il ?

– Ça, c’est l’affaire d’Allah !

Ça, c’était l’affaire d’Allah, affaire trèsembêtante, car nous avions grande envie d’agir à notre goût,cependant que le père n’en avait aucune de s’en aller dans le cielet de nous passer le gouvernail. Quoique vieux, il tenait cegouvernail d’une main forte, en se guidant sur des principes forgéspar lui-même.

Il croyait pieusement en Dieu, en tous lesdieux, et les craignait tous. Pour se rendre agréable à tous, ilprit dans son harem de belles femmes représentant les trois grandesreligions : musulmane, juive et chrétienne. Il laissa à samaison liberté absolue dans le choix du culte, mais imposarigoureusement ce choix, oubliant que le meilleur de tous lescultes – celui de n’en avoir aucun – n’y était pas représenté.

Il croyait sincèrement en Dieu – mais, ilaffirmait, conformément au dicton roumain :

– Jusque chez Dieu, on peut êtredévoré par les saints !

En conséquence, pour se rendre agréable auxsaints également, il leur ouvrit son auberge toute grande, et leshébergea tous. Naturellement, il le leur faisait payer, chose quine lui était pas facile, car ces diables de saints étaient un peucannibales. Mais mon père n’était pas homme à ne pas comprendre queplaire à Dieu d’une façon spirituelle, c’était bien ; procureraux saints des jeunes filles et des bourses garnies demahmoudies,encore mieux.

Ce fut radical : le seigneur – quin’était autre que le Grand Vizir – donna à mon père un firman ledéclarant le handji[32] de laSublime Porte, avec droit de saisir et de vendre aumezat[33] le calabalâc[34] de tout moucheteri[35] insolvable. Cependant, comme parfoisarrivaient aussi des moucheteris malins qui descendaient sans aucuncalabalâc, mon père dotait ce client-là d’un calabalâcoriginal : dès que le fourbe « levait l’ancre » sanscrier gare, il courait chez l’aga tout-puissant, se jetait à sespieds et lui déposait entre les mains un paquet :

– C’est l’Effendi Untel qui l’a oubliéchez moi, en partant hier matin, lui disait-il, naïvement. Il aoublié aussi de me payer sa pension du mois, mais ça ne faitrien !

Ça ne faisait rien à mon père. Mais ça faisaitbeaucoup au pauvre Effendi, car l’aga, curieux comme tous les Agas,fouillait dans le paquet, découvrait des papiers compromettants etcoupait la tête de l’Effendi oublieux.

Oui, mon père était brave homme enintentions.

Pour nous assurer une fortune dans l’avenir,il nous faisait vivre sa vie dans le présent, mais il nous enfaisait vivre seulement le côté pénible. Toute la maison devaits’associer à ses prières, à ses jeûnes, à ses salamalecs devant lespuissants, après quoi il s’en allait seul couler des heuresagréables en compagnie de ses amis, soit chez nous, soit chez leCârc-Serdar ou chez le Zapciu, où l’on jouait d’interminablesparties de ghioul-bahar[36] dans leronflement des narguilés. Pour nous, de vrai plaisir, de vraiefête, il n’y en avait qu’une fois par an, aubaïram[37]. Et encore ces fêtes nouscoûtaient cher, car elles venaient après le mois deramadhan qui nous dérangeait les estomacs à cause desexcès de mangeaille pendant la nuit, et de rude abstinence de lajournée. C’est, d’ailleurs, ce qui nous fit partir en guerre contrele chef de la maison.

Cosma osa le premier, âgé d’à peine quinzeans, manger, boire et fumer dès le début de ce ramadhan, ce quimarqua le commencement d’une querelle sans fin. Je profitai decette rupture et suivis son exemple. Nous fûmes deux à tenir têteau père qui, d’abord, essaya de nous faire rentrer dans la loi ennous affirmant que le Prophète nous « refuserait la vieéternelle » :

– Tant pis pour la vieéternelle !

– Le Prophète lui-même a jeûné pendant cemois ! expliqua le père.

– Oui, mais il dormait, le jour. Cela luiétait donc facile, alors que nous, nous devons travailler.

– Lui aussi : il travailla la nuit,pour écrire le Coran, notre lumière.

Cosma déclara alors vouloir êtrechrétien :

– C’est la religion de ma mère et elleest moins pénible : le Prophète des chrétiens a du moins mangétous les jours ! Et il a promis également une vieéternelle : ça doit être la même.

Le père, qui redoutait d’offenser les autresdieux, s’inclina. Nous devînmes chrétiens, Cosma et moi,c’est-à-dire qu’il n’y eut rien de changé, car on peut passer d’unereligion à une autre et rester dans la même peau. Mais voici arrivéle grand jeûne qui précède les Pâques chrétiennes, lorsqu’on doitse nourrir de pain et de soupe aux haricots pendant sept à huitsemaines. Nous trouvâmes cela absurde. Ce fut la dispute etl’orage :

– Vous respecterez la loi que vous avezchoisie ! hurla notre père.

– Oui, nous l’avons choisie, répliquaCosma, mais là aussi il doit y avoir une erreur : il n’est paspossible que, pour gagner la vie éternelle, il soit nécessaire dese bourrer de haricots secs pendant deux mois !

– Il le faut ! Vous mangerez desharicots secs cuits à l’eau. Autrement : plus de religionchrétienne et plus de paradis !

– Eh bien, conclut mon frère : nousnous passerons de l’une et de l’autre ! Les haricots secscuits à l’eau sont immangeables !

Le père s’écria exaspéré :

– C’est épouvantable ! Je vaissûrement m’attirer la colère de quelque puissant du ciel : cesdeux-là ne veulent se caser dans aucune des trois grandes religionsque j’abrite sous mon toit !

Ces deux-là ne voulaient pas. Et de deux, ilsdevinrent bientôt trois, avec notre sœur Kyra, puis quatre, avec lepauvre frère Ismaïl, qui se pendit un jour par gourmandise. Ilétait friand de choses qui entrent dans le corps par la bouche et,comme toutes ces friandises étaient destinées à satisfaire lesseuls clients, le bon Ismaïl les raflait à la barbe des cuisiniers,hurlait de plaisir en les mangeant et de douleur en les digérant,car le père le fouettait pendant toute la durée de ladigestion.

Mais notre existence dans cette maison devaitempirer avec l’apparition des passions sensuelles. Moi, j’en fusexempt : je n’ai jamais senti le besoin de soulever le voilequi couvre le visage d’une femme. Cosma, en revanche, souleva sapart de voiles, ma part, la part du frère pendu et celles de tousles ancêtres de la famille qui avaient été timides, comme moi, ouqui s’étaient pendus comme Ismaïl. Cosma souleva tout. C’étaitd’ailleurs légitime, et je n’en fus nullement affecté.

Le han était plein de femmes : celles dupère, celles des amis du père et les cadânas qui appartenaient auxkiabours hébergés dans le han. Leur odeur remplissait lamaison. Cosma, pareil au lévrier, déambulait toute la journée enflairant, le nez en l’air, ainsi qu’Ismaïl le faisait en rôdantautour de la cuisine. Mais si les dégâts faits par ce dernierétaient supportables, ceux qui furent occasionnés par Cosma nel’étaient, paraît-il, pas. En tout cas, les maris, notre père entête, l’affirmaient. Ils étaient les seuls à se plaindre du fléau.Les femmes, elles, ne se plaignaient jamais. C’est pourquoi jedonnai raison à Cosma et aux femmes, car Cosma avait avec lui leCoran, qui accorde à l’homme plusieurs femmes, et les femmesavaient avec elles le sage de la Bible qui dit : « Ily a trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi, même quatre,lesquelles je ne connais point : la trace de l’aigle dansl’air, la trace du serpent sur un rocher, le chemin d’un navire aumilieu de la mer, et la trace de l’homme dans lavierge. »

Si donc il n’y a pas de trace, pourquoi toutce tapage ? Car de deux choses l’une : ou le Prophèteavait lu le sage de la Bible et lui avait donné raison dans sonCoran, ou les fidèles ne respectent guère ses stipulations etalors, étant les premiers fautifs, ils ne devraient pas sefâcher.

Ils se fâchèrent, cependant. Cosma fut battu.Je bondis à sa défense. Je fus battu à mon tour. Mon frère demandaoù il pourrait prendre ce que toutes les religions lui accordaient.Nulle part, pour le moment : cette femme est une mère. (Il yen avait, des mères !) Cette autre est une sœur. (Des sœursaussi, il y en avait !) Les autres appartenaient à leursmaris. (Et elles ne demandaient pas mieux que d’appartenir àCosma !)

– Toutes celles-là sont de la maison etnourries par leurs maîtres, lui expliqua-t-on ; tu dois enchercher au-dehors, les acheter, les nourrir avec ton argent, quandtu en auras !

Cosma n’y comprit rien et vint medire :

– Élie, explique-moi ça : pourquoim’envoie-t-on au-dehors ? Comment ? N’aime-t-on pas mieuxles femmes de la maison que les étrangères ?

– Oui, Cosma, tu as raison : lesfemmes de la maison nous sont plus chères.

– N’est-ce pas ? Maintenant,explique-moi encore ça : du moment que celles de la maisonsont déjà nourries par leurs maîtres, et qu’elles ne me demandent,à moi, que de les aimer, pourquoi veut-on que je perde mon tempsdehors, à courir après celles qui ne me connaissent point, et queje refuse ce plaisir à celles qui me connaissent et me ledemandent ?

– C’est juste, Cosma : ne cours pasdehors, ne refuse aucun plaisir à qui te le demande, laisse toutdans la maison où tu es aimé.

– Pas vrai ? Une dernière question,Élie : ils me défendent l’approche des femmes qui ne mecoûtent rien et veulent que j’en achète avec mon argent quand j’enaurai. Que faut-il faire pour avoir de l’argent ?

– Sais pas, Cosma. Peut-être devrais-tuinterroger, à ce sujet, le pope, le hodgea[38] ou le Cârc-Serdar : ce sont tousdes gens qui ne fichent rien et qui ont de l’argent.

Cosma alla les interroger. Tous trois luirépondirent que le travail seul procure de l’argent.

Cette réponse mit mon frère en rage. Moiaussi, j’en fus fâché, car ces trois hommes ne faisaient que jouerdu ghioul-bahar en compagnie de notre père, alors que tous lestravaux de leurs propriétés étaient accomplis par les ilotes dubeïlic[39]. Néanmoins, Cosma les pritau mot et alla dire au père :

– Voilà : trois de tes amis, quireprésentent l’autorité et la religion, prétendent que le travailprocure l’argent. Eh bien, je travaille chez toi : donne-moil’argent nécessaire à l’achat et l’entretien de trois femmes. Il mefaut trois femmes !

Le père nous parla alors de sesintentions :

– Oui, tu travailles, Cosma, et tesfrères travaillent aussi, et moi aussi, mais tout l’or quis’entasse dans le sendouk[40], c’est pour l’avenir. Vous letrouverez à ma mort et vous en serez contents…

Cosma lui coupa la parole :

– Laisse-moi la paix avec le contentementde plus tard ! Aujourd’hui j’ai besoin de trois femmes. Tu disqu’il faut les acheter et les nourrir. Donne-moi donc l’argent demon travail !

– Mais tu es trop jeune, mon fils :trois femmes à dix-neuf ans ? Non… Il faut attendre…

– Je ne peux pas ! J’en ai grandbesoin…

Il disait la vérité… Il lui en fallait…Combien ? Trois, ou six, je n’en savais rien, mais j’ai vu demes yeux toutes les femmes du han venir à Cosma, et toutes partirjoyeuses.

Ça, c’était son besoin à lui.

Il y avait d’autres besoins dans la maison.Ceux de Kyra, d’abord. Au dire du père, ils étaient accablants.Elle ne voulait s’habiller qu’avec de la soie d’Asie, n’employaitque des parfums qui se payaient leur poids d’or, et demandait uncarrosse aussi luxueux que celui de l’aga. Ses aumônes à ellesseules montaient à dix ducats par mois. Le père l’aimait et lagâtait plus que les autres enfants, mais il criait contre un telgaspillage :

– Tu me mènes à la ruine ! Tesdépenses sont celles d’une fille de bey, alors que tes prières àton Dieu chrétien sont celles d’une coquine ! Ce n’est pas decette façon que je suis arrivé à vous ramasser une fortune.

Kyra, les trois quarts de son temps devant laglace, lui répondait par-dessus l’épaule :

– Je ne sais pas de quelle façon tu t’yes pris pour nous ramasser une fortune, mais du moment qu’elle estlà, je te prouverai, pour ma part, que je suis digne d’elle :ce qui vient facilement doit s’en aller facilement. Tu connais ledicton roumain : les biens du thésauriseur tombenttoujours dans les mains du dissipateur. Où il y a beaucoupd’or, les larmes le dépassent en poids. Je me charge de te fairepardonner tes péchés en répandant un peu de joie là où ton or asemé la désolation, et ce sera ma meilleure prière. Quant à cellesdont je ne suis pas prodigue, c’est ma seule avarice, mais Dieu nem’en voudra pas, car il sait que mon cœur est généreux.

Voilà les besoins de Kyra.

Il y avait, enfin, mes besoins, à moi. À vraidire, ils n’étaient pas les miens, mais ceux de la justice. Dans lamaison, pour ma part, j’avais tout ce qu’il me fallait, car il neme fallait pas grand-chose. Le plat, le lit et le narguilé, cestrois bonheurs nécessaires à la vie, je les obtenais facilement enéchange de mon travail. Ce que je ne pouvais obtenir facilement,c’était le droit d’ignorer l’existence d’un Dieu qui me demandaitde ne pas manger à ma faim et de lui chanter louanges le ventrevide. Il est vrai que ce Dieu prétentieux et bête n’avait jamaisexigé cela directement de moi. C’était le père, le pope et lehodgea qui parlaient en son nom. Je regimbai contre ces hommes, etalors ils me punirent, toujours pour plaire à leur Dieu.

Mais ce Dieu, si exigeant à mon égard, netrouvait rien à redire à la cruauté de ses serviteurs quicommettaient autour d’eux les pires injustices. Les hommesd’Église, oubliant que toutes les créatures humaines sont égalesdevant le Seigneur, asservissaient le paysan du beïlic au point dele faire travailler gratuitement la moitié de l’année. Le pauvrecojane[41] crevait à côté de sa bête : lepope lui recommandait la résignation, lui promettait une viemeilleure dans le ciel et lui ordonnait le jeûne et la prière.C’était la volonté de Dieu.

Le Zapciu, homme de l’administration, quidevait veiller au maintien de l’ordre dans son district, envoyaitses chenapans rafler le bétail des habitants, le faisait« retrouver » par les mêmes chenapans, puis, en guise departicipation aux frais occasionnés par la poursuite des« voleurs », obligeait le paysan à racheter sa proprebête. Naturellement, les chevaux et les bœufs les plus beauxn’étaient jamais retrouvés. Devant ce crime, Dieu restaitindifférent.

Le Cârc-Serdar partait avec sa potéra,composée de deux cents mercenaires, poursuivre les haïdoucs quivengeaient le paysan, mais, fort heureuses de ne pas lesrencontrer, ces sauterelles s’abattaient sur les villages,pillaient, violaient, torturaient, jetaient dans le désespoir untas de communes innocentes, puis rentraient de cette promenade pourtoucher leur solde et reprendre le tchibouk abandonné au départ.Dieu regardait et laissait faire.

Alors j’en voulus à ce Dieu, je haïs ceshommes. Là, mes besoins furent grands.

*

Cosma ne voyait ces injustices qu’avec lamoitié d’un œil, et Kyra avec un œil. Le reste de leur regard, ilsle braquaient sur leurs propres besoins. Je les priai un jour delaisser un instant en repos, l’un son harem, l’autre sescoquetteries, et de regarder l’injustice en face, de leurs deuxyeux. Ils la regardèrent et en frémirent, mais aussitôt leursbesoins reprirent le dessus. C’est que Cosma ne pouvait vivre uneheure sans son harem, ni Kyra sans ses coquetteries. Je restai seulet en fus triste. On est fort malheureux quand on a raison et qu’onreste seul.

Néanmoins, quoique séparés par la nature denos goûts, nous nous mîmes d’accord sur les moyens de lessatisfaire. Les forts volaient les faibles. Nous décidâmes de volerles forts, quels qu’ils fussent. Nous remarquions un faitstupéfiant : alors que les faibles se divisaient par nationset par religions pour maudire le mal, les forts – Turcs, Grecs ouRoumains – vivaient en harmonie et écrasaient sans distinction.C’est moi, le premier, qui ai vu ça.

La potéra était presque entièrement constituéed’éléments étrangers au pays, mais le Zapciu était roumainnéaoche, voire patriote, et toutefois le Cârc-Serdarn’avait pas de meilleur ami que ce sbire qui désolait ledépartement confié à sa garde, aussi impitoyablement que le chef dela potéra, qui était un bachi-bouzouk. L’un et l’autre avaientacheté leurs postes du Divan de Bucarest au prix de bourses biengarnies d’or, et tous deux n’avaient qu’un but : piller lepays, rentrer dans leur argent, s’enrichir au plus vite, sachantbien qu’ils étaient à la merci du caprice des pouvoirs centraux aumême titre que ces derniers dépendaient de l’humeur de la SublimePorte.

L’évêque du bas Danube, brigand de haut vol,patronnait un certain nombre de monastères qui rançonnaient le paysavec cette fureur que les moines apportent dans la débauche. Cetévêque, digne du gibet, venait souvent incognito chez le boïarDumitraki Cârnu, à Braïla, possesseur de grands domaines etsfetnic[42] dans leDivan. En compagnie de l’aga de la ville, à eux trois, ilss’enfermaient jusqu’à l’aube dans une aile isolée de notre han. Lescréatures de l’aga y étaient seules admises pour le service de lamangeaille, de la boisson et de la chair à passion. Le boïarDumitraki se contentait de fillettes de treize à quatorze ans, maisbien développées. À l’aga et à l’évêque, plus difficiles, d’espritplus avancé, il fallait des agemoglani[43]. Pour ne pas être embarrasséspar les cris des victimes, ils se livraient à leurs penchants enprésence de domestiques prêts à étouffer le moindregémissement.

Les fillettes souffraient ce qu’une enfant decet âge doit souffrir dans les mains d’un satyre, comme l’était leconseiller du Divan, avec sa réputation de « bravehomme » et de « bon père de famille ». Mais lespauvres agemoglani devaient maudire le jour de leur naissance, carle préfet de police et l’ecclésiastique, usés jusqu’à la moelle,avaient besoin d’excitants bien plus raffinés. Ainsi les sacrifiésétaient obligés, sous les peines les plus atroces, de déguster destartines enduites non pas de beurre et de miel, mais des excrémentsfrais de leurs bourreaux. La plupart survivaient à ce calvaire.Toutefois il y en eut un qui tomba raide mort. Un autre perdit laraison. Un troisième se jeta par la fenêtre et fut tué dans lacour.

C’est cette dernière victime qui fit éclaterle scandale. Nous apprîmes tout, Kyra s’affola et prit allured’héroïne. Elle ne se contenta plus de voler le père et de donnerl’or aux miséreux, elle nous demanda de venger les victimes dans lesang des tortionnaires.

Nous trouvâmes cela raisonnable. Cosma, qui selivrait, seul, à des attaques dangereuses de voyageurs, abandonnace jeu. Moi, qui fouillais les malles dans notre han, j’y renonçaiégalement. En ce qui me concerne, je n’avais nullement besoin de cecomble de crime. De tout temps, mes deux yeux ne voyaient autrechose que les forts trébuchant dans l’opulence, et les faiblestordus sous la cravache. Et c’était à moi, Élie, que s’adressaienttous ceux qui avaient une plaie à exhiber. C’était moi quiparcourais les campagnes, écoutais les gémissements et pansais lesblessures.

Mon frère Cosma et notre sœur Kyra pansaienteux aussi des blessures, mais quand on a soi-même de grossessouffrances à soigner, on ne peut pas faire grand-chose pour lesautres. On ne peut pas avoir un pied dans l’enfer et l’autre dansle paradis, ni loger dans son âme joie et douleur à la fois. Entredeux visites aux nombreuses femmes qu’il entretenait, Cosmaécoutait le paysan qui lui racontait ses peines. Puis il vidait sespoches dans les mains tremblantes de l’homme, tournait le dos etoubliait. Kyra, vêtue et fardée comme une maîtresse de sultan,sortait avec son carrosse aussi beau que celui de l’aga, mais sil’histoire d’un malheureux lui arrachait des larmes au cours de sapromenade, je savais que le chagrin de se voir abîmer le visageégalait celui que lui causait la détresse du misérable.

Les monstruosités qui se passaient dans notrehan vinrent les bouleverser, l’un et l’autre. Kyra dévastason appartement, brisa ses glaces de Venise, déchira ses robes. Àl’arrivée du père épouvanté, elle lui jeta ses pots de pommade à latête. Cosma s’enferma pendant trois jours dans la cave, barricadala porte avec des fûts, inonda le sol de vin, de liqueur etd’eau-de-vie. Moi, je ne fis rien. Je fumai mon narguilé dans legrenier. Ensuite, tous trois, nous décidâmes de tuer l’évêque,l’aga et le boïar. Kyra, tout habillée de noir, comme unereligieuse, nous appela dans sa chambre et nous dit :

– Regardez : j’ai saccagé ce quej’ai de plus cher. Je ne mettrai plus de vêtement de couleur ni defard sur mon visage avant le jour où ces trois monstres serontmorts. Je vous y aiderai. Si besoin en est, vous prendrez le cheminde la forêt. Moi, je vous fournirai l’argent. Je vous suivrai s’ille faut.

Cosma, bouillonnant de colère,répondit :

– Et moi, je jure que je n’irai pluscaresser une femme avant d’avoir trempé mon poignard dans le sangde ces trois brutes.

C’était si beau, de les voir, ces deux-là, aucomble de la révolte que je n’eus pas un mot à ajouter et je metrouvai bête. Je me remis à fumer mon narguilé et j’attendis.

 

Il fallait attendre, car on ne tue pas troisseigneurs armés jusqu’aux dents comme on tuerait trois dindons.Mais voilà, si je pouvais attendre, mon frère et ma sœur ne lepouvaient pas. Ils vinrent, dès le lendemain, me rappeler notrevengeance :

– Eh bien, Élie, quefaisons-nous ?

– Nous attendons, Cosma, nous attendonsle moment propice.

Kyra, encore vêtue de noir,répliqua :

– Et pourquoi attendre, Élie ?

– Parce que, voyez-vous, l’évêque, l’agaet le boïar Dumitraki ne savent pas que nous voulons les tuer, etlorsqu’ils l’apprendront ils ne viendront pas nous offrir leur couà trancher.

– Embêtant ! fit Cosma.

– Ennuyeux ! compléta lasœurette.

C’était, en effet, et embêtant et ennuyeux. Lapauvre sœur n’aimait pas les vêtements noirs, et Cosma ne pouvaitrester trop longtemps sans caresser ses femmes.

J’eus pitié d’eux.

– Allez, mes amis, reprenez votre vie detous les jours. Personne ne vous a imposé de jeûnes, de prières nide mortifications jusqu’au moment où justice sera faite. Rien n’estplus pénible que de vouloir le bien d’autrui au prix de sacrificesqu’on s’impose à soi-même. Trop de vertu rend le cœur rancuneux, etles cœurs rancuneux ne connaissent pas la joie du sacrifice.Rentrez donc dans votre loi. Moi, je suis dans la mienne.

Ils rentrèrent et s’en trouvèrent fort bien.Celui qui ne s’en trouva pas bien, ce fut moi. Je fus encore unefois seul et triste, bien plus seul et plus tristequ’auparavant.

Il y eut encore quelqu’un qui ne s’en trouvapas bien : le père. Il s’était aperçu que le motroumain : ce qui naît de la chatte mange des sourisn’était pas vrai dans son cas. Aussi son premier geste, aprèsl’acte de vandalisme commis par Kyra et Cosma, fut-il de chercherun mari sévère pour la première. Quant à nous, il fit mieux :il nous mit sous la surveillance des autorités. Bel avenir pourtrois révoltés qui voulaient partir en guerre contre lesforts !

Je me croisai les bras devant l’impossible.Plus moyen de panser une blessure. Des malheureux venaient raconterleurs peines et demander secours à « Élie le bon », etÉlie ne pouvait leur donner que des bribes. Le mal régnait enmaître, depuis le plus poltron potérache jusqu’aux sfetnics duDivan. Nuit sans astres. Ténèbres remplies de gémissements…

Ainsi je connus le malheur de ne pasressembler à mon père. Je fus plus misérable que les esclaves dubéïlic. Ceux-ci souffraient chacun sa propre peine ; moi cellede tous. Et j’avais une sœur qui versait des larmes au récit d’unedouleur. Et j’avais un frère qui vidait ses poches dans les mainstremblantes de l’opprimé. Hélas, l’une enfermait toute sonexistence dans ses chiffons d’Asie, l’autre portait en lui lafièvre de tous les étalons du département.

Non, on ne peut pas s’occuper des blessuresdes autres lorsqu’on a soi-même de grosses plaies à soigner.

 

Un jour cependant, l’abcès creva. Cosma vintme dire :

– Élie, allons sauter sur le dos du père,lui enlever tout son or ! Veux-tu ? Kyra veut.

– Je veux bien, Cosma, mais que faireavec cet or ? Entretenir des juments qui pondront des raïaspour le beïlic ? Acheter des chiffons d’Asie ?Glisser quelques aumônes par-ci par-là ? Puis, nous fairecoffrer par le Zapciu ? J’en ai assez de tout cela !

– Non, Élie, on ne fera plus rien de toutcela. Moi aussi, j’en ai assez. Kyra aussi. Le père veut la marierà un ignoble charron au cœur dur comme le bois d’ébène. Partonstous en haïdoucie ! Nous vengerons les offensés. Et nousvivrons libres, jusqu’au jour où nous nous balancerons au bout d’ungibet ! Veux-tu, Élie ? J’ai dix hommes prêts à noussuivre.

J’acceptai. Nous nous embrassâmes, nousbaisâmes nos belles barbes noires. Mais je ne fus pas d’avis queKyra nous suivît. Elle devait rester en ville et nous renseignersur les projets de l’ennemi. On y consentit.

Pour sauter sur le dos du père et lui arracherles clefs du sendouk où il cachait son or, il fallait attendre quele mal de dents le reprît. En ces moments-là, il affolait lamaison, envoyait tous les domestiques à la recherche des sorcièresqui se connaissaient en fumigations et en onguents magiques.

Ce mal le reprit par un jour pluvieux deprintemps. Pour écarter de notre sœur tout soupçon, nous luiconseillâmes de sortir en ville dès que le père se mettrait àcrier. Elle alla le consoler. Il l’envoya à tous les diables etl’appela patchaoura[44]. À notre arrivée, croyant quenous venions dans la même intention, il hurla :

– Disparaissez de mes yeux,pézévénghis[45] ! Je n’ai pas besoin devotre pitié !

– Il se peut, dit Cosma, mais nous avonsbesoin, nous, de tes clefs !

Et en disant cela, il les lui arracha de laceinture. Aussitôt le mal de dents passa. Le père se leva debout.Alors, Cosma l’écrasa sous son corps, lourd de deux cents livres,le bâillonna et le ligota.

Le soir de cette journée inoubliable, nousétions douze à fêter, dans les fourrés de la Dobroudgea, notrerupture avec la loi qui protège ceux qui l’ont faite. Une sacocherenfermant quatre okas d’or devait nous ouvrir une vienouvelle.

*

L’or ne change rien dans le cœur de l’homme.Il ne changea presque rien dans notre vie nouvelle.

Cosma se lança dans la contrebande, affairefort avantageuse pour qui voulait risquer peu et gagner gros. Maisce n’était pas là une vie de haïdouc. Il était vrai que lessoulagements que nous apportions aux opprimés rendirent le nom deCosma fameux d’un bout à l’autre du pays roumain. Les bourses d’orfilaient avec la même facilité que nous mettions à les gagner.Néanmoins, tout cela n’était que remède passager. Le mal dont lepaysan souffrait ne demandait pas que de l’or pour sa guérison.

Soulager l’homme qui peine, c’est lui rendrela peine supportable. Cette vérité, Cosma ne la voyait pas. Noscompagnons ne la voyaient pas non plus, quoiqu’ils fussent les plusintéressés à voir juste. Mais qu’est-ce qu’un homme qui souffre,quand il ne sent que sa propre souffrance ? Dès que son maldisparaît, il n’y a plus de mal dans le monde. Aussi notre vienouvelle ne fut-elle qu’une répétition de l’ancienne, avec de plusgros moyens.

Pendant ce temps, notre sœur était rivée àl’homme dur que le père lui avait destiné. Son premier enfant futune brute pareille à son père. Ma sœur le renia et l’éloignad’elle. Heureusement, une fillette suivit, une Kyraleite[46] sa mère, ainsi qu’un troisièmeenfant, un garçon. Ils vinrent entourer la malheureuse femme d’unefamille selon ses goûts.

Ils vécurent la vie qui leur était propre,souffrirent pour elle et sombrèrent tous les trois pour n’avoirvoulu renoncer à rien.

Inutile de vous dire que, pour ma part, lepassé ne me donne pas le droit de m’appeler un haïdouc. Nous fûmesdes borfaches[47]. Nos vengeances furentmesquines et par trop intéressées. Toutefois, il y eut un exploit,un seul au début de notre carrière. Il nous fit grand bien aux yeuxdu peuple et je m’en enorgueillis, car ce fut moi qui poussai Cosmaà l’accomplir. Voici :

À cette époque les rapts d’enfants battaientleur plein. De tous les malheurs qui écrasaient la population, ceforfait était celui qu’elle supportait le moins. Le paysan enduraitses autres calamités d’un cœur plus ou moins meurtri : impôts,corvées, flagellations, viols. Mais lui enlever le lambeau innocentde sa chair, c’était pire que de lui enlever la vie même, surtoutqu’il n’ignorait pas le sort qui attendait le malheureux. J’avaisentendu parler de parents abandonnant leur chaumière, partant,comme des chiens enragés, à la recherche de leur enfant, etdisparaissant à jamais, à leur tour.

Dans notre département, c’était l’aga deBraïla qui était le grand capcaoune[48]. Son ami, l’évêque de Galatz,se régalait avec lui et préférait les garçons aux fillettes, alorsque le troisième ami, le boïar Dumitraki Cârnu, avait, je vous l’aidit, des goûts contraires. Le festin fini, on embarquait lespetites victimes pour Tzarigrade. Il y avait des mères quis’évanouissaient en implorant miséricorde devant la porte despuissants. On les repoussait comme des paquets encombrants.

Comment ne pas devenir haïdouc ? J’avais,contre ces trois fauves, une de ces haines qui rendent le cœurjoyeux devant la mort. Et voilà qu’un jour – deux ans après notrebrouille avec la loi et l’Église – Kyra nous fait parvenir cemot : Ce soir, chez nous, des enfants verseront des larmesde sang. Soyez des haïdoucs ! On vous sait très loin et on nevous craint pas.

Nous nous trouvions, en effet, très loin deBraïla, dans les parages du Babadag turc. Et il était déjà l’heuredes vêpres quand l’homme nous apporta la nouvelle.

Je regardai Cosma dans les yeux. Il parutchanceler. Alors je lui offris ma poitrine nue et dis :

– Frappe, Cosma… C’est du venin quicoulera.

Cosma se leva, enfourcha son cheval ets’écria :

– Hé ! les haïdoucs rassasiés !Qui veut me suivre pendant dix heures sans manger ? Qui veutrisquer sa peau pour une mère qui s’arrache les cheveux ? pourdes enfants qui maudissent la vie ?

Nous étions vingt. Tous les vingt nous fûmes àcheval avant que Cosma eût fini de parler. Et à l’heure du premierchant des coqs, après une course pénible à travers brousses etmarécages, nous arrivions au fossé qui entoure Braïla.

 

Le han était plongé dans le sommeil. Aucunelumière, aucun signe de vie. Une pluie fine, qui durait depuis laveille, avait détrempé le sol boueux. La maison du malheur, blanchecomme la neige, posait une tache de pureté criminelle sur un fondde deuil céleste. Les grands avant-toits déployaient leurs ailesnoires et humides, celles d’un oiseau de proie monstre abritant unecouvée funeste, alors que les balcons en bois dur s’alignaient surle blanc des murailles comme des ventres prêts à accoucher d’unefourmilière d’agas et d’évêques capcaounes.

Jamais notre han ne m’avait paru à ce pointsinistre. Je frémis à l’idée d’être venu au monde et d’avoir grandidans cette maison. Cela a-t-il été un acte de la justice divine quele sort réservé aux enfants et petits-enfants de ce père quivoulait faire le bonheur des siens en fermant les yeux sur descrimes profitables ?

Nous prîmes les précautions les plus sévères.Le han était situé à l’encoignure du plateau que le grand fossésemi-circulaire de la ville crée en aboutissant au Danube,extrémité Karakioï. Les chevaux furent cachés dans le fossé etlaissés sous la garde de quatre hommes.

La pente du plateau est, dans cet endroit,très rapide, mais elle a l’avantage d’être couverte de ronces et degenêts qui permettent de la gravir en se cramponnant. Nos hommess’embusquèrent dans ces broussailles, échelonnés sur le bord quiavoisine le mur de la maison. Au loin, le port dormait. Seul, unTurc amoureux chantait tristement sur le pont d’une caravelleinvisible. De ce côté nous ne craignions rien. Du côté de la cité,en revanche, le danger était grand, car la police de l’aga veillaitassidûment pendant que son maître s’amusait. Heureusement pournotre entreprise, le mauvais temps nous vint en aide. Leschaouches, réfugiés sous quelque portail à toiture, grelottaientcomme des chiens mouillés, en lâchant, faiblement, leurs hep,hep monotones. Mais Cosma, avec son audace inouïe, allacarrément converser avec un d’eux, l’entraîna vers un autre, sortitde l’eau-de-vie. Nous bûmes de compagnie. Puis, rien que nous deuxau milieu de ces loups, nous continuâmes notre promenade dans lequartier et rassemblâmes encore quelques gardiens de nuit, auxquelsCosma parla gaiement, versa à boire. Une garde, roumaine celle-là,cria, pas bien loin de notre groupe, son mot deralliement :

– Je te vois ! je tevois !

Cosma lui répondit, au milieu de l’hilaritédes chaouches :

– Tu ne vois rien du tout : je faiscaca ! Viens plutôt boire un raki, allons !

L’homme sortit de son embuscade, vint nousrejoindre, rit et but. Enfin, poussant de l’épaule la porte contrelaquelle il se trouvait appuyé, et qui était celle où habitait unami fidèle, Cosma dit :

– Et si on se chauffait un peu àl’abri ! Ce ne serait pas mieux ?

Les cinq gardiens nous suivirent,reconnaissants. Nous nous vîmes dans une grandetinda[49], devant notre bon Ibrahimqui nous souhaita à tous une « santé perpétuelle ». Iljeta quelques branches sur la braise assoupie de Faire et nousoffrit des tabourets, ainsi qu’une large rogojina pour ceux quivoulaient s’allonger.

L’eau-de-vie et la chaleur alourdirent lespaupières. Les ronflements entamèrent la symphonie la plus sincèrede la vie.

Nous nous sauvâmes. Les coqs chantaient pourla seconde fois.

 

À grand regret, nous fûmes obligés de tuernotre veilleur de nuit, le domestique qui nous avait vus venir aumonde, mais la faute n’en fut qu’à lui seul. Cosma avait frappé àla grande porte. Le portier ouvrit, la lanterne à la main. Nous luijetâmes une ghéba sur la tête et lui conseillâmes de se taire et dese laisser ligoter. Il refusa et se débattit. À grand-peine nousl’empêchâmes de hurler. Alors, furieux, Cosma le poignarda.

– Nous ne savons même pas si l’orgie alieu, ou si elle a été contremandée, dit mon frère navré. Peut-êtreque ce crime est inutile.

Il ne l’était pas. Des crimes bien plusatroces s’accomplissaient dans la maison que gardait le portierfidèle. Au moment où nous réglions, à contrecœur, le compte duconcierge, deux agents féroces de l’aga tombaient dans les mains denos hommes postés à l’entrée de service, du côté opposé à la porteprincipale, que nous verrouillâmes pour plus de sûreté. Ces deuxléfédjis du préfet étaient déjà morts à notre arrivée.Chose fâcheuse ; nous aurions voulu leur arracher d’abord desrenseignements sur ce qui se passait à l’intérieur. Une troisièmebrute ne tarda pas à nous satisfaire. Il fut traîné dans les ronceset cuisiné. C’était un Grec de Janina qui prétendait ne pointparler d’autre langue. De lui nous apprîmes que l’aga étaitégalement de Janina. On se comprenait mal, mais Cosma se refusa àcroire que le reptile ignorât le turc ou le grec vulgaire. Lespointes de nos coutelas donnèrent raison à Cosma. L’odieusecréature parla très bien en turc, et ses révélations nous firentdresser les cheveux sous les bonnets.

En haut, rapporta-t-il, la débauche touchait àsa fin. Une fillette et deux garçonnets gisaient évanouis, sur leparquet. L’aga, l’évêque et le boïar Dumitraki, ivres morts,demandaient leur carrosse pour s’en aller coucher à la préfecture.De domestiques, il y en avait encore trois, chargés d’emporter lestrois victimes après le départ des maîtres.

Pour prix de ces aveux, l’ancien berger deJanina implora sa grâce :

– Je n’y suis pour rien… Je fais ce qu’onm’ordonne. Comme tant d’autres, je suis venu moi aussi en Valachiepour tenter la fortune. On dit chez nous qu’ici c’est un pays où unlimonadier peut devenir pacha, pourvu qu’il…

– Pourvu qu’il consente à étouffer lescris des enfants pendant que les agas leur déchirent le corps,n’est-ce pas ? demandai-je, en lui empoignant le cou.

Ce fut la première canaille que mes mainsétranglèrent voluptueusement.

 

Notre attente fut longue pour avoir le grosgibier. Personne ne descendait plus. Envahir la maison, c’eût étécourir le risque de réveiller une armée de domestiques, engager unebataille, affronter peut-être la potéra tout entière. Nous savionsqu’avant l’aube l’orgie prendrait fin ; les monstres necouchaient jamais dans le han, où toute trace du crime étaiteffacée le matin. Il fallait donc permettre à l’envoyé suivantd’aller chercher le carrosse.

Nous nous retirâmes dans les broussailles,d’où nos regards surveillaient la petite porte de service située àtrente pas. Pendant plus d’une heure, le froid de cette nuitd’avril nous glaça le sang dans les veines. Enfin, un homme sortitet disparut, comme affolé. Allait-il chercher la voiture, ou bienses patrons, pris de doutes, lui auraient-ils ordonné de la faireaccompagner par la garde ? Quoi qu’il en fût, nous décidâmesd’ouvrir le feu, si considérables que fussent les forces quisurviendraient.

Nos craintes s’avérèrent à moitié fondées. Uneescorte de dix à douze arquebusiers à cheval s’arrêta devant lasortie. Elle entoura aussitôt le carrosse. Nous respirâmes,contents, et prîmes nos dispositions. Les secondes nous semblèrentlongues. Et voilà que les trois satyres surgirent, l’un aprèsl’autre, trois grosses pourritures informes, empaquetées dans leurschoubas, se traînant à grand-peine avec le secours de lavaletaille. La portière se referma sur le dernier, l’équipage futprêt à s’ébranler au moment même où des centaines de coqsemplissaient l’aube de leurs chants ininterrompus.

Comme un seul homme, nous bondîmes sur lerebord du plateau, seize arquebuses crachèrent dans le tas, seizeautres feux de pistolets achevèrent de jeter à terre les troisquarts de la bande, cependant que le carrosse décrivait un brusquedemi-cercle et se renversait contre un arbre. Dans la nuit tachéede blancheur au levant, deux léfédjis à cheval et un homme à piedcouraient à toute vitesse. Les autres gisaient sur le sol, morts oublessés. D’un tour de bras, Sa Sainteté l’évêque, le puissant agaet le « brave » sfetnic du Divan, Dumitraki Cârnu, furentarrachés de la voiture et à leur ivresse ; trois nœudscoulants leur furent passés autour du cou, et nous voilà, coupableset justiciers, dégringolant la pente pêle-mêle, avec l’unique soucid’arriver au plus vite à nos chevaux.

Ohé, parents endoloris, enfants qui tremblezdans les jupes de vos mères ! Et vous aussi, capcaounes quioffensez le visage que Dieu donna à l’homme ! Venez, accourezvoir la charge endiablée des haïdoucs qui balayent la rive boueusedu Danube traînant derrière les sabots de leurs chevaux trois desmaîtres de la terre ! Surgissez, paysans, de vos chaumières,et vous, bourreaux, de vos alcôves dorées ! Regardez un peuces trois puissants démembrés dont les orbites, la bouche, lesoreilles sont butées de glaise…

Vengeance ! Bénie sois-tu pour lesbienfaits que tu apportes au cœur des haïdoucs !

 

Ainsi Élie termina son récit…

Il répondit aux applaudissements de sescompagnons en s’inclinant devant Floarea Codrilor, prit sa caciula,se couvrit. Sa figure n’avait plus rien d’un martyr.

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