Présentation des Haïdoucs – Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume III

RÉCIT DE SPILCA LE MOINE

Avant d’être Spilca « le moine »,j’ai été un vaillant ploutache[50] sur laBistritza. À ce moment-là, mon crâne n’était pas chauve. Une bellekica blonde se déversait sur mes épaules larges, qui mesont restées, elles. Je n’avais pas de barbe. Mon visage étaitcelui d’un jeune homme vierge. Mes yeux n’avaient aucune raison dese fermer tristement à l’apparition d’un souvenir. Mes lèvressavaient rire sans crainte. J’étais Spilca « leploutache ».

Depuis l’endroit où la Bistritza permet lelancement d’un radeau jusqu’à son embouchure, les berges moldavesm’étaient aussi familières que mes doigts. Bistritza, la fière, lasauvage princesse jalousée par le Pruth et par le Sereth, était monamante. Son lit : un berceau inconstant, plein d’écueils. Sesrives : deux nattes ondoyantes, variées, riches en surprises.Le premier agace la maîtresse, lui fait des entailles dans lecorps. Les secondes s’approchent, souvent menaçantes, la serrent,l’étranglent, lui arrachent des cris. Puis, d’un commun accord,tous les trois la lâchent. Alors, la plus belle rivière du paysmoldave, une des plus belles du monde, se déploie à l’aise, se miredans un ciel digne d’elle, sourit gracieusement à seshabitants.

Spilca, le ploutache audacieux, vivait la viede sa maîtresse : était-elle serrée, déchirée, je me défendaisavec elle dans le vertige du courant et nous hurlionsensemble ; libérée, calme, nous contemplions le firmamentbleu, nous nous détendions les membres au soleil et, par-ci par-là,en suivant notre destin, nous prenions goût à ce qui se passaitautour de nous.

Autour de nous : pays béni par leSeigneur, terre promise ! Que ce soient les gorges abruptes etsombres, où le pinceau du crépuscule remue mille nuances à vued’œil, ou que le paysage s’élargît dans son décor éblouissant delumière, riche de prairies et de troupeaux, bondissant d’horizons,de collines, de forêts, l’âme du ploutache est toujours prête às’émerveiller. C’est la joie qu’on éprouve quand on descend lecourant. Remontant le pays en compagnie de charretiers, mon cœur enéprouvait une autre, qui ne cédait en rien à la première. Le boisétait livré, l’or dans ma bourse, santé parfaite, besoin d’enjamberla route, de boire, de manger, de dormir. Que faut-il de plus àl’homme ?

Ah, mon pauvre Spilca ! Pourquoi ne t’enêtre pas tenu à ce bonheur ?

Je ne m’y suis pas tenu. Je ne l’ai pas pu. Onne le peut pas.

Sur les rives de la Bistritza cristalline, ily avait des jeunes filles qui blanchissent la toile de lin etchantent à tue-tête des amours éprouvées et non éprouvées. Il yavait toujours eu des jeunes filles qui blanchissaient la toile,mais je ne les voyais qu’avec des yeux de gamin innocent ; desêtres humains portant jupe au lieu de pantalon. C’était tout. Cefut tout pendant de longues aimées. Je les hélais, pendant ladescente calme du radeau. La plupart répondaient. D’autresrestaient moroses. Et je passais. Un jour, je ne passai plus.

J’avais près de vingt-cinq ans. Humeuragréable. Muscles et santé de sanglier. Car je vivais sur l’eau,buvais du vin, mangeais deux okas de viande par jour et remuais desarbres géants. Mon nez ne supportait aucune odeur que celle desbois.

Un jour, une bande de jeunes filles mehélèrent les premières. Je me dis :

« Allons, Spilca, voir d’un peu plus prèsces choses-là ! »

Et je donnai un coup de barre qui envoya monradeau heurter violemment la berge. Toutes se sauvèrent, emportantleurs toiles ou la laine qu’elles blanchissaient, toutes sauf une,haute comme trois pommes. Mais elle était une « chose »si neuve à mes yeux que je ne me rassasiai pas de la regarder. Elles’était levée : jambes nues, jupe courte, chemise blanche,qu’elle serra de ses deux mains sur sa poitrine, tête blonde, toutepetite, et ces yeux bleus, grands, profonds, aux cils battant commedes ailes de papillon, qui furent toute la chose neuve de maSultana.

Elle me considéra sans crainte, avechonnêteté, ce qui me plut, et dit tout de suite :

– Tu ne viens pas pour nous faire dumal ; tu es des nôtres.

– Vous faire du mal ? sûr quenon ! Vous m’avez appelé. Je suis venu.

Sultana sourit :

– Elles ont crié, comme ça, pourblaguer ; on s’ennuie, toutes seules !

– Tu as crié aussi ?

– Non, je n’ai pas crié, mais je teconnais depuis l’été dernier, je ne pense pas que tu sois méchant.C’est pourquoi je suis restée.

– Il y en a de méchants ?

– Beaucoup, presque tous.

– Même des ploutaches ?

– Souvent.

– Alors je m’en vais. Dis-moi seulementton nom.

– Je m’appelle Sultana.

– Moi, Spilca. Et pourquoi penses-tu,Sultana, que je ne suis pas méchant ?

– Parce que tu suis toujours ton cheminet ne fais pas attention aux cris des femmes.

Cette réponse de Sultana me fit grand plaisir.Je ne dis plus rien, repoussai la rive et repris le courant,pendant qu’elle me souriait.

Aussitôt parti, je ne fus plus le même homme.On n’est plus le même, dès l’instant où une pensée occupe l’esprit.Ma vie était calme : un arbre dont pas une feuille ne bouge.Maintenant, un vent inattendu s’était mis à souffler. Et l’aspectde la Bistritza changea du tout au tout : je ne voyais plus lemonde qu’à travers une image. La beauté ne perdit rien de sonéclat, mais j’avais dans le regard une vue qui n’était pas lamienne.

Je ne souffrais pas. Je ne sais pas mêmeaujourd’hui ce que c’est que le mal d’amour qui tenaille le cœur.J’aimais Sultana comme l’enfant aime son oiseau en cage, en luidonnant toute sa pensée. Cette chose frêle, osant affronter, seule,une brute qui lançait son radeau contre la berge, me gagnaentièrement. Elle savait que je n’étais pas méchant. Elle étaitsûre que je ne lui ferais pas de mal. La force de ses yeux s’étaitmesurée avec la force de mes muscles et était sortie victorieuse.Je dus penser à Sultana et rien qu’à elle. Est-ce peu, penser sansaimer et sans souffrir ? Peut-être, pour d’autres, pour ceuxqui aiment et qui souffrent facilement. Pour moi, ce fut une chosenouvelle. Elle m’ébranla. À peine séparé, je désirai la revoir,désir qui chassa tous les autres, m’obséda, anéantit mes habitudes.Je ne me réveillais plus en chantant, mais en pensant à Sultana. Jene voyais plus des arbres, des bêtes, des horizons : Sultanales remplaçait. En haut ou en bas de la rivière, descendant lecourant ou remontant le pays, tout me devint également indifférent.De tout ce grand et beau monde, un seul point m’intéressait :le pays de Sultana. Et, chose que je n’avais jamais connue, mamémoire se troubla tout à coup : je commençai à oublier mesaffaires, source d’ennuis pour moi et les autres.

Spilca n’était plus un homme libre.

 

Pendant quelques semaines, j’espérai que lesyeux bleus et sincères finiraient par me laisser tranquille. Iln’en fut rien. La petite tête blonde me poursuivit avec des détailsencore plus menus. Alors je me dis :

« Eh bien, Spilca, on ne fuit pas sondestin. Tout homme doit heurter, un jour, le caillou qui ledétournera de son chemin. Allons trouver ce caillou. On verra,ensuite, ce qu’il veut faire de toi. »

C’est ainsi que, vers la fin de cet été, lejour férié de la Sainte-Marie, je mis mes vêtements du dimanche etm’en allai rôder dans le petit village de Sultana. Villagemontagnard, tapi dans le creux formé de deux collines et traversépar un ruisseau. Pas bien loin, des forêts séculaires de sapins.Les maisonnettes, toutes blanches, aux fenêtres bleu outremer,étaient parsemées comme des marguerites. Quoique propres, riantes,fraîchement badigeonnées à la chaux, leurs toits de planchespourries et couvertes de mousse trahissaient l’indigence du paysan.Cela ne m’étonna pas. Nous vivions l’époque sinistre d’esclavage etde misère qui marqua la fin de l’occupation turque. Encoresavait-on que les régions protégées par les montagnes étaient lesmoins touchées par la spoliation. Seul échappait au béïlic, aufouet et aux impôts onéreux, l’homme qui pouvait se passer de sonsemblable, qui gagnait la montagne et vivait dans la compagnie desours.

J’arrivai au moment de la liturgie. Leshabitants étaient tous à l’église. J’y allai et priai comme un bonchrétien que j’ai toujours été. Cela me fit du bien. Le prêtre etle diacre, chacun à son pupitre, lisaient et psalmodiaient avecentrain, avec foi, au milieu d’un silence absolu.

Je ne pouvais dévisager les assistants, car jem’étais arrêté à l’entrée de l’église bondée. En échange, à lasortie, je fus à l’aise pour découvrir l’image désirée. Sultanaétait accompagnée d’une petite vieille, que je crus être sa mère,et toute modestement vêtue d’un corsage et d’une jupe de toileblanche serrés dans un catrintza d’étoffe noire peubrodée. À son passage, je la saluai de la tête, un peu troublé.Elle me répondit sans surprise, sans émotion, avec honnêteté et uncalme sincère.

La présence d’un étranger dans un petit paysest toujours remarquée. On nous avait vus échanger le salut. C’enfut assez pour susciter les chuchotements, les œillades, lescommérages, sur le seuil même de la maison de Dieu. Cela blessa lapureté de mes intentions et m’obligea à prendre un parti. Décisionrapide : j’irais demander Sultana en mariage. De toute façon,cet accident pend au nez d’un jeune homme. Ainsi soit-il !

 

Je me mis à la poursuite des deux femmes.Elles sortirent du village, gravirent une côte et entrèrent dansune maison située à mi-hauteur de la colline qui tournait le dos àla montagne. Pendant ce trajet, aucune d’elles n’avait regardé enarrière. Cette honnêteté me donna confiance. Je montai et frappai àla porte. Sultana ouvrit.

Elle ne fut pas étonnée de me voir, chose quime déconcerta. Comme sur la rive de la Bistritza, deux moisauparavant, elle se tint droite et me posa presque la mêmequestion :

– Bonjour, Spilca ! Quel ventt’amène chez nous ? Si tes pensées sont honnêtes,entre !

– Honnêtes, Sultana, je le jure devantDieu : je viens pour te demander si tu veux faire de Spilcaton mari…

Alors je vis ses joues s’empourprer :

– Entre… On ne demande pas une jeunefille en mariage sur le seuil de la porte !

Puis, criant fort à la vieille :

– Tante ! C’est unvoïnic[51] travailleur de la Bistritza, Spilcale ploutache.

La tante me toisa d’un regard hébété etm’invita à m’asseoir.

– Elle est sourde, ma tante, me ditSultana, et aussi un peu revenue « à la raison del’enfance ». Tu ne pourras pas facilement causer avec elle. Lapauvre femme est veuve depuis longtemps. Voici trois ans qu’elle avu son fils unique périr dans une rixe. Affaire de jalousie. Cegarçon était toute sa vie, le seul appui de ses vieux jours. Alorselle a vendu sa maison et est venue habiter avec nous ; à cemoment-là j’avais encore mon père et ma mère. Ils sont mortsl’année suivante. Depuis, nous sommes seules. Nous vivons de nosbras, tant bien que mal. Tu vois, Spilca, que ce n’est pas trèsgai, chez nous… Et ce n’est pas tout.

Je ne pus rien répondre. Elle m’avait dit ceschoses « pas très gaies » presque en souriant. Je n’avaispas devant moi une jeune fille timide, effacée, pareille à toutes,mais une âme mâle, durcie au malheur. Et tendre cependant.

Le coup d’œil que j’avais jeté en entrantm’avait fait voir un intérieur tenu avec ordre. Non pas cetintérieur paysan qui, lorsqu’il n’est pas une écurie, est d’unepropreté hostile, d’un ordre sévère, mettant le visiteur mal à sonaise. Les deux chambres, communiquant avec la grande tinda dumilieu où la famille paysanne passe toute sa vie, avaient leursportes ouvertes. Des lits larges et hauts, chacun avec soncouvre-lit à rayures, où le borangic jaune s’intercalait entre lesblancs, et sa dentelle large, qui touchait presque le sol. À latête de chaque lit, un sendouk primitivement peint, écrasé sous unemontagne de couvertures, de draps, d’oreillers. Partout, contre lemur qui surplombe le lit, des coussins brodés, des tapis de laine,lourds, chargés de dessins multicolores. Par terre, également, destapis, mais d’une qualité inférieure. Une grande glace dans chaquechambre, s’appuyant sur une table de bois blanc couverte de nappestissées de la même manière que les couvre-lits. Des chaises en boisverni. Des gravures représentant diverses scènes rustiques. Desicônes ornées de basilic dans les coins au levant, chacune avec saveilleuse allumée. Les icônes, les tableaux, ainsi que les glacesétaient décorés de grands rideaux à entre-deux reliefés, enrichisde dentelles, imposants par la complication du travail etl’abondance de la soie écrue. Aux fenêtres, des rideaux en toile delin, presque aussi beaux que les napperons. Et dans chacune de cesdeux chambres spacieuses, un métier en train.

 

Il y avait, dans le foyer de Sultana, ce qu’onvoit dans toute maison paysanne de chez nous où n’est pas entrée lamisère. Rien de plus. Mais tout objet, tout arrangement, portaitl’empreinte d’une main qui leur créait une ambiance de douceur,d’intimité, chose rarement rencontrée dans nos foyers villageois,où la parure des chambres « propres » glace l’hôte, oùtout suscite la gêne, la crainte de déranger.

Je me sentis à mon aise, comme autrefois chezmes parents, disparus quand j’étais encore un enfant. Et je distout de suite à Sultana ce que je pensais :

– Sultana, il manque ici un bras fort devoïnic. Le voici, et tout sera gai !

Elle me regarda fermement dans le blanc desyeux, un regard qui m’alla fouiller les entrailles, mais je tinsbon, car ma pensée était sincère.

– Spilca, me dit-elle d’une voix claire,tous nos malheurs ne tiennent pas dans le peu que je viens de teraconter, et qui sont choses passées. Il y en a d’autres. Je nevoudrais pas te les dire. À quoi bon ? Ceux qui aimeraient,comme toi, m’épouser, et qui les connaissent, n’en sont pas plusavancés. Mieux vaut se plier devant le destin.

Je restai un peu songeur : « MonDieu, pensais-je, eh bien quoi ? La pauvrette a été “trompée”par un malandrin, qui s’est ri d’elle et l’a abandonnée. Peut-êtremême qu’un bébé lui est resté sur les bras ! Etaprès ? » Je dis :

– Non, Sultana, ne me crois pas si peuhumain. Je le sais : le monde s’acharne sur la jeune fille.Moi, je ne pense pas comme le monde. Si c’est là toute ta faute,tous les griefs qui empêchent les autres de t’épouser, nous pouvonsconclure nos fiançailles dans huit jours, pourvu que tu le veuillescomme moi.

À ces paroles, je la vis se redresser sur sachaise. Ses yeux éclatants clignotèrent rapidement :

– Tes soupçons, Spilca, sontinjustes : je ne suis fautive en rien ; je n’ai aucunreproche à me faire. À vingt-deux ans, je suis encore telle que mamère m’a faite. Le mal est plus grand que si j’étais ce que tusupposes, plus grand même que si j’avais un enfant « desfleurs ».

J’attendis qu’elle me dît ce qu’était cemal-là, mais elle se tut, ne me lâchant pas de son regard ouvert,limpide comme le ciel du mois d’août.

La tante vint nous appeler pour déjeuner.Sultana lui prit la main et cria de tout près :

– Tante ! Spilca me demande enmariage ; qu’en dis-tu ?

Le dos courbé, les cheveux blancs, le visagefortement éprouvé par la petite vérole, la vieille me considéra uninstant avec pitié et répondit :

– Dommage !… Pauvre garçon… Il n’y arien à faire… Qui oserait se mettre sur le chemin dulogofat[52] ?

– Qui est ce logofat ?demandai-je ; et de quoi s’agit-il avec lui ?

À cette question, la face de Sultana se voilad’amertume ; son regard se ternit. Encadré dans les cheveuxlissés en arrière et tressés de manière à former une seule natte,son front blanc, serein, blêmit :

– C’est le logofat Costaki, fit-elle,oppressée ; tu as peut-être entendu parler de sa cruauté, deses méfaits. Nous dépendons de lui comme tous les habitants :il peut nous laisser vivre ou nous tuer à sa guise. Et la jeunefille qui attire son attention ne peut pas lui échapper. Elle a lechoix entre son déshonneur et la ruine de sa famille. J’ai eu lemalheur de plaire à cette brute, il y a deux ans. Depuis, plus derepos. J’ai réussi jusqu’à présent à me défendre. Mais le dangerest au-dessus de mes forces, car cet homme n’a ni cœur ni honte. Ilest notre maître. Un jour ou l’autre, je serai devant le choix, àmon tour. Mon choix est fait. Pendant un temps, j’ai espéré dans unmari qui me protégerait. Personne n’ose affronter le tyran. On meconsidère comme une pacoste[53]. Et contre ceux qui sont venusde loin, comme toi, pour m’épouser et m’emmener dans leur pays, unautre malheur s’est dressé : ma tante ne veut pas me suivre.Elle a tous ses morts enterrés ici, c’est parmi eux qu’elle veutreposer. Maintenant, Spilca, tu sais tout, sans connaître l’horreuren détail. Je te remercie pour tes bonnes intentions. Ellesferaient mon salut. Mais, ainsi que la tante vient de le dire, iln’y a rien à faire. Je serais ton malheur. Et pourquoi l’affronter,quand je te dis que cela ne servirait à rien ? Je dois expierquelque blasphème. Eh bien, je l’expierai.

*

Les écueils dont le destin parsème cette merqu’est notre vie déterminent nombre d’humains à vivoter dans depetites embarcations qui voguent prudemment près des côtes. Spilca– « Spilca le ploutache » de la Bistritza – connaissaitles écueils et s’en fichait. Et plutôt que de périr le nez dans unemare, il aimait mieux se faire déchiqueter par les vagues.

La façon dont on meurt ne m’est pasindifférente. J’ai mes préférences. Aussi, sans trop hésiter,j’allai, l’après-midi du dimanche suivant, affronter l’écueil quetant de voïnics craignaient.

 

La fière hora moldave battait sa cadence auxsons de trois instruments tziganes. Une trentaine de jeunes filles,dont Sultana. Une vingtaine de gars. On transpirait un peu, car lesoleil dardait, mais cela ne faisait rien aux danseurs. Se tenantpar le petit doigt et (pour plus de décence, pour satisfaire aussiles parents qui surveillent), en interposant encore entre soi unmouchoir brodé, la belle ronde s’élance vers son centre. Un voïniccrie : sur place ! sur place ! Les petitspieds et les gros pieds frappent le sol d’une grêle, les pattesrudes entraînent les menottes tout en haut vers les têtes, en basvers les genoux, puis le cercle se desserre dans un élan quiéloigne les corps, étire les bras, et voilà que la guirlandehumaine court quelques pas sur sa droite, se relance pluslonguement sur sa gauche. Tous les pieds frappent surplace ! sur place ! On aspire une bouffée d’air eton recommence. C’est la hora roumaine. Pour l’aimer, il faut êtreroumain et paysan. Elle n’est pas compliquée, mais riche de sanggénéreux. De couleurs aussi, plus que l’arc-en-ciel. Fichus deborangic jaune ou blanc, selon l’espèce de ver à soie qu’on élèveavec des soins maternels. Corsages et jupes de toile de lin,blanche comme la neige. Tabliers de velours ou de laine noire. Etde la broderie, et des dentelles, qui ont vu des larmes, qui ontentendu des soupirs. Les rires et les chansons n’ont pas manqué nonplus, car on aime bien passer des larmes aux rires.

Belle, pas belle, ou laide, la jeune fille dela hora est toujours agréable aux yeux des garçons. Ils saventqu’elle est là pour chercher un mari, alors qu’eux y viennentplutôt pour chercher la femme, rarement l’épouse. D’où la grandeattention portée aux gestes et aux chuchotements, par la mère de lapetite. Les gars sont conscients de cette surveillance, et c’estl’explication du mouchoir qui sépare les mains, satisfait lesparents et ne sert à rien, si ce n’est à rendre le désir encoreplus violent.

Vêtu du zaboune brodé, culottéd’itzari blancs ajustés sur la cuisse, chausséd’imineï astiqués, et coiffé du chapeau de feutre à labordure large et aux rubans tricolores, le jeune homme est, toutd’abord, fier de son sexe ; il est barbat[54] et se croit voïnic. Cela plaît beaucoupà la jeune fille, qui ne se croit que belle. À la sincéritéprudente, un peu rusée, de celle-ci, il répond par une promesseimprudente, catégorique, mais qui ne lui coûte rien. Si ça prend,tant mieux. Sinon, il se plie à la loi, s’attelle au joug, fonde unfoyer et devient gardien intransigeant des mœurs, surtout lorsqu’ilest père de jeunes filles qui s’en vont à la hora pour y chercherun mari.

C’est toujours à proximité d’une cârciuma queles hora ont lieu. Et c’est naturel ; ça chauffe, il fautboire un verre. On boit par soif ou pour crâner, mais on boittoujours. Et pendant qu’on boit, on parle, pour dire quelque choseou pour crâner encore. Seuls les grands vieillards aux crinières deneige, assis à l’ombre d’un noyer séculaire, boivent par souvenir,parlent par affection et contemplent, d’un œil lointain, lesagitations d’une vie qui ne les passionne plus.

À mon arrivée, il y avait de tout cela.Aussitôt, des regards fouilleurs me firent comprendre que levillage avait ébruité la nouvelle de mes fiançailles avec Sultana.Pour confirmer ce bruit, j’allai saluer ma future et sa tante,après quoi, tout seul à une table isolée sous les pruniers, jedemandai une oka de vin et assistai paisiblement à la danse et auxconversations des buveurs devant le cabaret.

Je me trouvais assez loin de ces derniers pourque, favorisés par le tapage de la hora, ils pussent s’occuper demoi, toutefois assez près pour qu’une partie de leurs propos meparvînt aux oreilles. Ces propos n’étaient pas trop malveillants àmon égard. Certains affirmaient : « il viendrasûrement », « il le sait ». Ceilétait le logofat Costaki, mon écueil, la terreur de larégion. Je pensais : « Qu’il vienne ! »

Il vint. Un galop souleva un nuage depoussière sur la route et fit passer un frisson dans toutel’assistance. Les têtes, aussi bien celles des buveurs que cellesdes danseurs et des tziganes, se tournèrent vivement, avec desregards anxieux, vers le cavalier qui, en abordant la hora, mit soncheval à l’allure du buiestru[55]. Tout le monde admiral’animal. Je l’admirai sincèrement. C’était un coursier digne d’unmeilleur maître.

Petit, noiraud, des mouvements vifs comme lemercure, ce maître jeta les brides sur le tronc d’un acacia coupéet s’élança parmi la jeunesse devant la cârciuma. Tous les chapeauxle saluèrent. Un groupe de préférés l’entoura immédiatement et lemit, sans retard, au courant de ma présence. Alors je me tournaipour le regarder en face, sans lâcheté. Je voulais lefranc-jeu.

Le logofat, cabré sur ses jambes maigres,écoutait le débit des parleurs d’une oreille distraite et ne disaitmot. De temps en temps, il jetait des coups d’œil furtifs dans madirection, puis, soudain, j’entendis cette provocation, quis’adressait à moi, sur un timbre rauque :

– Il faut casser les jarrets auxétrangers vadrouilleurs !

Pour toute réponse à ce défi direct, je medirigeai vers la hora, qui venait d’entamer une nouvelle danse,séparai Sultana de l’amie qui lui donnait la main et me mis àdanser entre les deux jeunes filles. C’était correct ; ce quefit le logofat le fut moins.

On sait qu’un garçon, en entrant dans la hora,ne doit jamais séparer un danseur de la main d’une danseuse quil’agrée. À défaut d’une place entre deux jeunes filles, il ne peutentrer qu’entre deux hommes. C’est une règle absolue, respectée partous ceux qui ne cherchent pas dispute. Le logofat Costaki crut bond’y contrevenir à la stupéfaction générale. Au moment où je m’yattendais le moins, une main saisit mon poignet par-derrière ducôté de Sultana. Je me retournai. La ronde s’arrêta. Les tziganesse turent. Blême, devant moi, le reptile me toisa d’un regardhaineux et d’une voix étranglée :

– Tu permets que j’y entre ?

– Entre ailleurs.

– Je veux ici !

– Si tu veux ici, tiens !

Un coup de genou dans le ventre l’envoya parterre. Un gémissement de bête égorgée, et le vaillant s’évanouit.Personne ne vint à son secours. Le cabaret se vida. Les femmess’enfuirent. Un vieux s’exclama :

– Ça, c’est une grossehistoire !

Je criai aux musiciens :

– À dimanche prochain ! Je vousengage pour jouer à mes fiançailles avec Sultana !

Et je pris le chemin de la maison de mon amie.Une mère qui conduisait son enfant se signa et dit :

– Que le Seigneur nous préserve dumalheur !

 

Pendant toute cette semaine-là, il n’y eutsûrement point, sur la Bistritza, de ploutache plus heureux queSpilca. Le logofat ne s’était plus montré dans le village. Tous lessoirs j’allais passer quelques heures avec Sultana, et tous lessoirs elle se séparait de moi en me disant :

– Spilca, je ne crois pas au bonheur quenous rêvons… « Le chien » ne nous le permettra pas… Et jepense qu’un blasphème doit peser sur mes épaules…

Je la portais suspendue à mes yeux, jeplongeais mon regard dans l’azur limpide de ses prunelleséclatantes, je baisais le front pur et je partais :

– Sois tranquille, Sultana ! Nousdéciderons la tante à nous suivre loin d’ici, dans le district deSoutcheava, où est ma maison. Là-bas, nous serons heureux.

Elle souriait tristement :

– Tu ne connais pas l’emprise des mortssur les vivants qui les ont enterrés… La tante se laissera plutôtbrûler vive que de quitter son cimetière.

Le dimanche de nos fiançailles, le cabaretiersupprima la hora, par crainte du scandale. J’allai, après lesvêpres, trouver les tziganes et leur dire de se tenir prêts pour ledîner intime qui suit la cérémonie de l’échange des alliances parle prêtre. Je fus accueilli plutôt amicalement. Les jeunes gens duvillage buvaient et parlaient sans animation. Une partie d’entreeux resta sur la réserve, mais d’autres vinrent me dire à voixbasse que « toute la commune se réjouissait de la leçon reçuepar le chien »…

– Il te craint. Vous autres,ploutaches et bûcherons, vous êtes une corporation forte d’hommeslibres, alors que nous sommes asservis. Votre vie dure, sauvage,vous met à l’abri de la spoliation et du fouet ; nous… nousavons le collier autour du cou. Si le logofat veut nous donner, auprintemps, un hectare de terre pour nos semences, nous devons nousconsidérer comme heureux, sinon, il faut aller faire des journées,et toujours chez lui. C’est pourquoi aucun habitant n’ose lecontrarier. Nos plus belles filles passent d’abord par ses mains.Ensuite, c’est nous qui les épousons, parfois, le ventre rempli parlui.

Le soir, devant les deux tables réunies etcouvertes d’une nappe éblouissante, une dizaine de parents et amis,outre le vieux prêtre, avaient les larmes aux yeux lorsque j’ouvrisla boîte renfermant mes cadeaux de fiancé. Labeteala[56], une beteala detrente bobines, coulait comme un ruisseau de feu autour du petittrésor reçu en héritage de ma pauvre mère et qui se composait d’unepaire de boucles d’oreilles avec des diamants, de deux baguesprécieuses, de deux bracelets incrustés de rubis et saphirs, etsurtout, de la fameuse salba[57], qui comptait trois grosleftes, deux ducats impériaux autrichiens, quatre ducatsvénitiens, quatre poli, six livres turques et dixgalbeni.

Tous les assistants furent émus, sauf latante, qui pensait à ses chers morts, et ma fiancée, qui ne croyaitpas au rêve de notre bonheur. Sultana, vêtue de blanc, promenait unregard fixe de la boîte à cadeaux à mes yeux rieurs, telle unecolombe mal apprivoisée. Chacun s’évertua à chasser ses mauvaispressentiments. Le prêtre prononça une ardente prière et bénitnotre projet d’union. Au dîner, on plaisanta. Les tziganes jouèrentet dirent des plaisanteries. La marraine obligea Sultana à exhibersa dot. Elle le fit machinalement. Des femmes gaillardes sejetèrent sur les sendouks : chemises de jour et de nuitbrodées, serviettes, taies d’oreiller, draps, nappes, essuie-mainsfurent tirés, éparpillés dans la chambre. Sultana eut tout juste labonté de sourire de temps en temps.

Vers minuit, en partant, je demandai à mafiancée :

– Pourquoi, Sultana, toutes ces idéesnoires ?

– Ce ne sont pas des idées noires,Spilca ; je sais que je ferai ton malheur. Je levois venir.

Je la serrai fortement sur ma poitrine. Elles’y blottit avec tendresse. Une larme brûlante me glissa sur lamain. Puis, la brise parfumée d’odeur de sapins et la nuit tiède decette fin d’août enveloppèrent mon chemin.

*

La seconde quinzaine de septembre avertissaitles pauvres que l’hiver serait hâtif et dur, quand, par unaprès-midi froid, pluvieux, j’arrivai dans une commune située à dixkilomètres du village de ma fiancée. Je brûlais de la revoir aprèsune absence de six jours. J’étais chargé de toutes sortes d’achatsen vue de la noce fixée au premier dimanche d’octobre. Pendant cemois écoulé, Sultana n’avait point changé d’attitude. Prudence,sévérité, manque d’élan, froideur presque, dans toutes ses actions.Si je n’avais pas été certain de sa sincérité et de sonattachement, je l’aurais accusée d’indifférence. Mais j’étais sûrqu’elle souffrait. Elle ne voulut pas tenter une seule parole pourdécider la vieille à quitter le pays. Tous mes efforts auprès de latante furent vains ; la malheureuse obstinée ne parlait que deses morts. Je m’y étais résigné, en espérant la fin de ses jours,qui ne devait pas être bien éloignée.

Un fait, que je jugeai réjouissant, était ladisparition du logofat. Depuis le jour où il avait reçu le coupdans le ventre, personne ne l’avait aperçu. On le disait malade.Certains prétendaient que la peur le tenait éloigné. Seule Sultanaétait convaincue que « le chien » ourdissait unevengeance redoutable.

– Je crains tout, mais je ne suiscertaine que du malheur ; de quelque côté qu’il vienne, jesais qu’il frappera notre bonheur et que ce sera toi qui en pâtirasle plus.

Ç’avait été les paroles sur lesquelles jem’étais séparé de Sultana le dimanche précédent. Nous ne devionsplus nous revoir que le samedi de la semaine suivante. Un grostransport de bois sur la Bistritza, un règlement de comptesembrouillés au terminus de mon voyage, ainsi que l’achat decertains articles difficiles à trouver, m’obligeraient à cettelongue absence.

Maintenant je remontais le pays en côtoyant larivière. J’avais faim. J’étais fatigué. Deux cierges géants, pesantchacun trois okas de cire et qui devaient être allumés à lacérémonie religieuse du mariage, m’accablaient outre mesure. Jamaisles poutres portées sur mes épaules ne m’avaient autant pesé. Ilest vrai que le souci de ne pas les casser était pour beaucoup dansma fatigue. Quoique je fusse peu superstitieux, cette pesanteur medevint suspecte. Je me rappelai une croyance de ma mère : lecierge de mariage qui « se fait lourd » est signe demalheur ; celui des deux époux qui aura son cierge le plusconsumé pendant la cérémonie mourra le premier. Et me voilà prêt àécouter je ne sais quelle voix intérieure. Pour chasser ce flotd’idées noires, je fis halte dans ce village : prendre durepos, casser la croûte, m’égayer un peu. Justement le cabaretierm’était connu par sa gaieté. Allons ! au diable lessuperstitions !

Oui, au diable ! Seulement, il arriveparfois dans la vie que ce qui se passe autour de vous n’est pasfait pour les chasser.

J’ouvre la porte du cabaret. Dedans, sixpaysans et le patron. Tous les sept étranglent leur conversation etdeviennent muets dès qu’ils m’aperçoivent. Cependant, j’en avaisentendu un qui disait :

– Pauvre garçon ! C’est lui qui està plaindre !

Je dépose mon sac, mes cierges et jedemande :

– Qui est à plaindre ?

Le cabaretier s’avance, gaillard :

– Bonsoir, Spilca ! Ça va ?

– Ça va, Laké, dis-je, mais qui est àplaindre ?

– Bah ! Un petit malheur arrivé dansla contrée : la femme d’un cojane vient de se casser la jambe.Maintenant, c’est lui qui doit faire le travail de sa femme.

Je pense : hum ! pourquoi les autresn’ajoutent-ils rien ? Et pourquoi regardent-ils si drôlementles cierges couchés sur la longue table ?

– Qu’est-ce que vous avez à tant regarderces cierges ? Cierges de mariage ! On dirait que vousn’en avez jamais vu !

– Ils sont gros, fait un paysan, évitantde rencontrer mes yeux.

– Oui, gros…

– Et lourds, peut-être.

– Très.

Ils ne disent plus rien. J’essaie d’avaler unpeu de pain, de boire une gorgée de vin. Ça ne veut pas descendre.Je me lève et je pars.

Dehors, c’est presque la nuit. Je suis reposé,mais les cierges sont de nouveau lourds. Je change sans cesse debras sans résultat. Et encore deux lieues jusqu’à la maison. Laroute est solitaire et détrempée. Mes oreilles sifflent, tantôtl’une, tantôt l’autre, signe que quelqu’un parle de moi. Je sorsmon couteau à cran d’arrêt, je l’ouvre et le laisse pendre contrema cuisse droite. Mais comme c’est fatigant de tout le temps épierautour de soi ! Le couteau, suspendu à sa courroie, me tape lacuisse à chaque pas que je fais. Il me semble qu’il va creuser untrou à cet endroit. Je le ferme et le remets à la ceinture. Juste àce moment, dans la nuit noire, un bouc, tout aussi noir, surgit àdeux pas de moi, traverse la route et disparaît. Et quoique jesache bien que c’est un bouc comme tous les boucs, un vrai, que sonpropriétaire cherche partout, je me dis, tout haut :

– C’est le diable !

Je lève la main droite pour me signer. La mainest lourde comme du plomb. Je pense : « C’était lediable ! C’est lui qui m’empêche de me signer ! Et cescierges qui deviennent pesants à ne plus savoir comment lestenir ! »

Je veux rouvrir mon couteau, mais je ne peuxpas, mon pouce est trop faible pour vaincre la résistance duressort.

Encore un signe de la présence del’Impur ! Et la nuit est si noire que j’en ai mal auxyeux.

Enfin, je pose ma besace à terre, j’appuie lescierges debout contre un arbre de l’allée. Alors je m’aperçois quej’ai pris un faux chemin, parallèle au bon ; les arbres sontde jeunes peupliers, droits et presque aussi nus que des cierges.Encore des cierges ! Toute une allée ! De tristescierges, éteints et noirs.

– Non, me dis-je, cette nuit, c’en serafait de ma vie ! Je ne mourrai pas déchiqueté par un torrentcomme un brave ploutache ; je mourrai de frayeur, comme unebaba[58] !

J’arrive, tout de même, à rouvrir mon couteauet à me signer trois fois. Je reprends tout le chargement. Et mevoilà pataugeant dans la boue d’un champ que je coupe pourrejoindre mon chemin. Soudain, deux yeux luisent et s’avancent versmoi. Je sens mon cœur s’arrêter. Besace et cierge m’échappent. Jehurle :

– Mama-a-a !

Un bé-é-é ! me répond. Les yeuxluisants disparaissent.

Tard dans la nuit, j’arrive couvert de boue ettranspirant. La maison de Sultana est très éclairée, beaucoup decierges brillent. De loin, je vois la tinda ouverte et bondéed’habitants.

– Ça y est, je dis, la tante estmorte ! Maintenant je sais pourquoi tous ces signes de malheursur mon chemin !

Je ne savais rien du tout, car la vieilleétait là, debout, dans la grande chambre, s’occupant, les yeuxsecs, à fignoler la toilette de ma fiancée qui, elle, était couchéesur les deux tables aux nappes éblouissantes, toute parée de seseffets de mariage, plus belle que jamais dans ce cadre de ciergesaux flammes vacillantes éclairant son visage pâle, blanc, tiré parles griffes de la mort. Les longs cils blonds ne papilloteraientplus. Je ne devais plus revoir les yeux clairs et francs. Laguirlande de citronnier couronnait son front blême, sur lequel jepensais pouvoir, le dimanche suivant, déposer, devant l’autel, lebaiser sacré. La chevelure, défaite et partagée en deux, coulait lelong du corps rigide, se mêlant et se confondant avec la betealaaux fils d’or. Entre les mains, posées sur la poitrine, le mouchoiravec les monnaies exigées des morts par les « douaniers »qui leur ouvrent les portes de l’au-delà. Par-dessus, lelinceul.

Et moi, Spilca, je reste debout, sur le seuil,et je regarde tout cela, comme les autres.

 

– C’était écrit, me dit la tante ;d’ailleurs la pauvrette le savait. Elle s’y attendait. Etavant-hier soir, pendant qu’elle ramassait le foin, toute seule,dans le champ, il est venu, à l’improviste, l’a traînéedans le bois et « s’est ri d’elle ». Ma petite Sultanan’a pas pu supporter l’offense. La nuit, sais pas comment, elle afait fondre le phosphore de huit boîtes d’allumettes, et a bu lepoison. Elle est morte hier au soir, après les vêpres, sans vouloirprendre du lait pour vomir. C’était écrit… Du moins, elle reposeraaux côtés de ses parents. Ils l’appelaient à eux, peut-être. Lesmorts n’aiment pas à rester seuls.

Là-dessus, la vieille prit les cierges demariage, les dépaqueta, les alluma et les plaça à la tête deSultana, dont la face de cire devint encore plus blanche quand lesdeux grosses flammes éblouirent la chambre. Puis, s’agenouillant,elle prononça, d’une voix ferme : Notre Père qui es dansle ciel, que Ta volonté soit faite…

Tous les paysans l’imitèrent. Je fus seul àrester debout, à ne rien dire, à regarder ma fiancée inondée delumière.

*

Depuis six jours je vivais, comme une bêtesauvage, dans la forêt épaisse qui avoisine lekonak[59] seigneurial du domaine de la basseBistritza, où régnait en maître le logofat Costaki, le bourreau deSultana, de tant d’autres. Il n’y avait pas moyen de l’apercevoir.Je ne sais pas si je mangeais, si je buvais, si je prenais durepos. Je sais que mes vêtements étaient en loques ; mains,pieds et visage, tout ensanglantés, à force de courir jour et nuitd’une route à l’autre, à travers fourrés.

Ces parages étaient assez éloignés du lieu ducrime ; le logofat ne les craignait point. C’était le bois oùil revenait de ses randonnées d’inspections forestières, toujoursseul et à cheval, toujours armé de pistolets. Je n’avais, pourtoute arme, que ma haine, mon sang bouillonnant du désir devengeance. Mon couteau ne m’aurait pas servi à grand-chose. Pourfaire tomber l’homme dans mes mains nues, j’avais une corde, que jetenais prête à tendre d’un arbre à un autre.

Le sixième soir était la veille de ce premierdimanche d’octobre où je devais célébrer mon union avec Sultana. Aulieu de me trouver dans la fièvre du plus réjouissant jour de lavie, je me trouvais dans un fossé, la corde à la main, l’oreillebraquée, sans âme, sans Dieu, sans espoir. Il y avait des momentsoù je ne savais plus qui j’étais. Un cri ou le battement d’ailesd’un oiseau nocturne me remettaient le cerveau d’aplomb. Alors, mapremière idée, mon seul désir, c’était lui. Je l’imaginaisapprochant au trot ou au galop. La corde, tendue au niveau desgenoux du cheval, recevait le choc. La bête culbutait. L’ennemi,dans mes mains. Je lui sautais dessus. Quelle mort atroce je luipréparais :

– Ah, Seigneur ! Si tu existes, etsi tu vois l’injustice, laisse-moi boire ce verre d’eaufraîche ! Puis, j’irai revêtir le froc, je ne vivrai que pourchanter tes louanges !

Ainsi j’ai prié ce soir-là, et Dieu exauça maprière.

L’endroit que j’avais choisi pour l’exécutionde mon dessein était le plus propice. La route, avant de devenirplane et de permettre à un cavalier de s’élancer, décrivait plushaut un lacet rapide, étroit, et rendu peu praticable par unruisseau. Ici, l’homme à cheval était obligé de descendre et demarcher sur un parcours de deux cents mètres environ. C’étaitpendant ce temps que je pouvais le reconnaître dans l’obscurité,pour ne pas assommer un innocent, quoique je fusse certain que leseul cavalier qui fréquentât ces parages était le logofat.

Par le crépuscule nuageux qui descendaitdoucement sur la forêt de chênes, j’écoutais, tapi dans ma fosse,le murmure du ruisseau, quand l’élan d’un trot se brisa nettementsur l’obstacle. Le cavalier sauta à terre. Le cheval éternua. Jebondis, le cœur affolé de joie. En quelques enjambées, par desraccourcis pénibles, je tâchai de m’approcher assez pour distinguerla taille courte de mon ennemi, mais l’homme était entièrementmasqué par sa bête, qu’il laissait aller toute seule, se tenant ducôté opposé au mien. La nuit devenait plus complète à mesure qu’ons’avançait dans le fourré d’arbres géants. Il me fallait donc àtout prix le reconnaître ici. Sorti de ce chemin obstrué, ilm’échappait. Que faire pour le retarder ? La moindreimprudence de ma part m’eût été fatale.

« Mon Dieu, pensai-je, serais-tu leprotecteur des bourreaux ? »

Et vite, je cassai une branche sèche. Lecraquement arrêta homme et cheval. Un moment ils restèrent figéssur place, sans changer de position, puis reprirent la descente. Jen’étais pas plus avancé. Alors, tout en les suivant de près, jetraversai le sentier derrière eux. Mais ce retard leur permit des’éloigner. Je perdis la tête, mis deux doigts dans la bouche etlançai un sifflement puissant. Un coup de pistolet fut la réponse.Un juron suivit. Je reconnus la voix du logofat.

Jamais homme ne fut plus heureux dans lemalheur que moi en cet instant-là ! Comme un tigre, je courusen bas de la route et la barrai avec la corde, tendue de toutes mesforces décuplées par la haine.

Les secondes me semblèrent des éternités, lanuit, un enfer. Et voilà qu’au cours de cette attente, noire commema haine, j’entends mon ennemi venir à pied. Il ne monte pas, ilavance à tâtons, traînant le cheval par la bride, le pistolet,sûrement, prêt. Dieu sans cœur, cela je ne l’avais pas prévu !Il va découvrir ma corde. Adieu, vengeance !

J’enlève la corde et me jette, face à terre,en travers de la route.

– Tiens, logofat : décharge tonpistolet dans ma tête, envoie-moi rejoindre Sultana ! Mais situ ne réussis pas ton coup, malheur à toi !

L’oreille collée au sol, j’écoute le pascadencé du cheval qui s’approche, puis je distingue celui de sonmaître. Mon bras me couvre le visage. Je ne veux plus rien voir. Jene respire plus. Je vis la seconde du supplicié qui, le cou sur lebillot, attend que le glaive s’abatte. Ce n’est pas la mort que jeredoute, mais la fuite soudaine du logofat.

Il arrive et s’arrête. Un pas, deux pas…

Sa main saisit la mienne. Il me soulève lebras et dit :

– Hé là ! Es-tu mort, blessé, ouseulement soûl ?

Je ne réponds rien, mais d’un bond je luienlace bras et corps, je le serre, face à face, haleine contrehaleine, tous deux à genoux, pendant qu’il crie au secours, pendantque ses os craquent, que sa voix s’éteint. Son buste se casse commeune branche et se replie sur le dos.

*

Le monastère Pantélimon du mont Athos :une caserne fortifiée qui renferme six cents moines. Il a été fondépar l’impératrice Catherine II de Russie. Le jour de soninauguration, elle ne fut pas admise à mettre le pied sur cetteterre d’où le sexe féminin est proscrit jusque chez les animaux,les volailles.

C’est une caserne. Il y a des canons pour ladéfense du staretz, de son état-major et de leurs richesses. Il y ades soldats en froc, qu’on nomme des « frères », mais quitremblent devant les supérieurs comme tous les soldats. Celui quiest bête et croyant, tel que j’étais, coupe le bois, attrape lepoisson, prépare l’huile et les olives, cultive la vigne, engraisseles chapons, prie pour lui et pour les intelligents qui discutentsur l’existence de Dieu, qui mangent tout, boivent tout etdéchargent leur virilité à Karea, où il y a des femmes discrètes,ou bien entre eux, en franche camaraderie. Ceux qui ne peuvent pasfaire comme ces derniers se mortifient dans la solitude pieuse.Tous aspirent au pardon du Rédempteur, qui, lui, l’accorde à tous,car il est crucifié.

C’est là-bas que je suis devenuhaïdouc !

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