Quatrevingt-treize de Victor Hugo

V

Au-dessous se courbaient l’épouvante, qui peut être noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous les héroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue des anonymes. Les bas-fonds de l’Assemblée s’appelaient la Plaine. Il y avait là tout ce qui flotte ; les hommes qui doutent, qui hésitent, qui reculent, qui ajournent, qui épient, chacun craignant quelqu’un. La Montagne, c’était une élite ; la Gironde, c’était une élite ; la Plaine, c’était la foule. La Plaine se résumait et se condensait en Sieyès.
Sieyès, homme profond qui était devenu creux. Il s’était arrêté au tiers-état, et n’avait pu monter jusqu’au peuple. De certains esprits sont faits pour rester à mi- côte. Sieyès appelait tigre Robespierre qui l’appelait taupe. Ce métaphysicien avait abouti, non à la sagesse, mais à la prudence. Il était courtisan et non serviteur de la révolution. Il prenait une pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars, attelé à la même charrette qu’Alexandre de Beauharnais. Il conseillait l’énergie dont il n’usait point. Il disait aux Girondins : Mettez le canon de votre parti. Il y a les penseurs qui sont les lutteurs ; ceux-là étaient, comme Condorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avec Danton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci étaient avec Sieyès.
Les cuves les plus généreuses ont leur lie. Au-dessous même de la Plaine, il y avait le Marais. Stagnation hideuse laissant voir les transparences de l’égoïsme. Là grelottait l’attente muette des trembleurs. Rien de plus misérable. Tous les opprobres, et aucune honte ; la colère latente ; la révolte sous la servitude. Ils étaient cyniquement effrayés ; ils avaient tous les courages de la lâcheté ; ils préféraient la Gironde et choisissaient la Montagne ; le dénoûment dépendait d’eux ; ils versaient du côté qui réussissait ; ils livraient Louis XVI à Vergniaud, Vergniaud à Danton, Danton à Robespierre, Robespierre à Tallien. Ils piloriaient Marat vivant et divinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu’au jour où ils renversaient tout. Ils avaient l’instinct de la poussée décisive à donner à tout ce qui chancelle. À leurs yeux, comme ils s’étaient mis en service à la condition qu’on fût solide, chanceler, c’était les trahir. Ils étaient le nombre, ils étaient la force, ils étaient la peur. De là l’audace des turpitudes.
De là le 31 mai, le 11 germinal, le 9 thermidor ; tragédies nouées par les géants et dénouées par les nains.

VI

À ces hommes pleins de passions étaient mêlés les hommes pleins de songes. L’utopie était là sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectre du côté des trônes, ange du côté des peuples. En regard des esprits qui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les uns avaient dans la tête la guerre, les autres la paix ; un cerveau, Carnot, enfantait quatorze armées ; un autre cerveau, Jean Debry, méditait une fédération démocratique universelle. Parmi ces éloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes, il y avait des silences féconds. Lakanal se taisait, et combinait dans sa pensée l’éducation publique nationale ; Lanthenas se taisait, et créait les écoles primaires ; Révellière-Lépeaux se taisait, et rêvait l’élévation de la philosophie à la dignité de religion. D’autres s’occupaient de questions de détail, plus petites et plus pratiques. Guyton-Morveau étudiait l’assainissement des hôpitaux, Maire l’abolition des servitudes réelles, Jean-Bon-Saint-André la suppression de la prison pour dettes et de la contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboë la mise en ordre des archives, Coren-Fustier la création du cabinet d’anatomie et du muséum d’histoire naturelle, Guyomard la navigation fluviale et le barrage de l’Escaut. L’art avait ses fanatiques et même ses monomanes ; le 21 janvier, pendant que la tête de la monarchie tombait sur la place de la Révolution, Bézard, représentant de l’Oise, allait voir un tableau de Rubens trouvé dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs, prophètes, hommes- colosses comme Danton, hommes-enfants comme Cloots, gladiateurs et philosophes, tous allaient au même but, le progrès. Rien ne les déconcertait. La grandeur de la Convention fut de chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommes appellent l’impossible. À l’une de ses extrémités, Robespierre avait l’œil fixé sur le droit ; à l’autre extrémité, Condorcet avait l’œil fixé sur le devoir.
Condorcet était un homme de rêverie et de clarté ; Robespierre était un homme d’exécution ; et quelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies, exécution signifie extermination. Les révolutions ont deux versants, montée et descente, et portent étagées sur ces versants toutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zone de ces versants produit les hommes qui conviennent à son climat, depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dans la foudre.

VII

On se montrait le repli du couloir de gauche où Robespierre avait dit bas à l’oreille de Garat, l’ami de Clavière, ce mot redoutable : Clavière a conspiré partout où il a respiré. Dans ce même recoin, commode aux apartés et aux colères à demi-voix, Fabre d’Églantine avait querellé Romme, et lui avait reproché de défigurer son calendrier par le changement de Fervidor en Thermidor. On se montrait l’angle où siégeaient, se touchant le coude, les sept représentants de la Haute- Garonne qui, appelés les premiers à prononcer leur verdict sur Louis XVI, avaient ainsi répondu l’un après l’autre : Mailhe : la mort. – Delmas : la mort. – Projean : la mort. – Calès : la mort. – Ayral : la mort. – Julien : la mort. – Desaby : la mort. Éternelle répercussion qui emplit toute l’histoire, et qui, depuis que la justice humaine existe, a toujours mis l’écho du sépulcre sur le mur du tribunal. On désignait du doigt, dans la tumultueuse mêlée des visages, tous ces hommes d’où était sorti le brouhaha des votes tragiques ; Paganel, qui avait dit : La mort. Un roi n’est utile que par sa mort ; Millaud, qui avait dit : Aujourd’hui, si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer ; le vieux Raffron du Trouillet, qui avait dit : La mort vite ! Goupilleau, qui avait crié : L’échafaud tout de suite. La lenteur aggrave la mort ; Sieyès, qui avait eu cette concision funèbre : La mort ; Thuriot, qui avait rejeté l’appel au peuple proposé par Buzot : Quoi ! les assemblées primaires ! quoi ! quarante- quatre mille tribunaux ! Procès sans terme. La tête de Louis XVI aurait le temps de blanchir avant de tomber ; Augustin-Bon Robespierre, qui, après son frère, s’était écrié : Je ne connais point l’humanité qui égorge les peuples, et qui pardonne aux despotes. La mort ! demander un sursis c’est substituer à l’appel au peuple un appel aux tyrans ; Foussedoire, le remplaçant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit : J’ai en horreur l’effusion du sang humain, mais le sang d’un roi n’est pas le sang d’un homme. La mort ; Jean-Bon-Saint-André, qui avait dit : Pas de peuple libre sans le tyran mort ; Lavicomterie, qui avait proclamé cette formule : Tant que le tyran respire, la liberté étouffe. La mort. Chateauneuf- Randon, qui avait jeté ce cri : La mort de Louis le Dernier ! Guyardin, qui avait émis ce vœu : Qu’on l’exécute Barrière-Renversée ! la Barrière-Renversée c’était la barrière du Trône ; Tellier, qui avait dit : Qu’on forge, pour tirer contre l’ennemi, un canon du calibre de la tête de Louis XVI. Et les indulgents : Gentil, qui avait dit : Je vote la réclusion. Faire un Charles Ier, c’est faire un Cromwell ; Bancal, qui avait dit : L’exil. Je veux voir le premier roi de l’univers condamné à faire un métier pour gagner sa vie ; Albouys, qui avait dit : Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errer autour des trônes ;

Zangiacomi, qui avait dit : La détention. Gardons Capet vivant comme épouvantail ; Chaillon, qui avait dit : Qu’il vive. Je ne veux par faire un mort dont Rome fera un saint. Pendant que ces sentences tombaient de ces lèvres sévères et, l’une après l’autre, se dispersaient dans l’histoire, dans les tribunes des femmes décolletées et parées comptaient les voix, une liste à la main, et piquaient des épingles sous chaque vote.
Où est entrée la tragédie, l’horreur et la pitié restent.
Voir la Convention, à quelque époque de son règne que ce fût, c’était revoir le jugement du dernier Capet ; la légende du 21 janvier semblait mêlée à tous ses actes ; la redoutable assemblée était pleine de ces haleines fatales qui avaient passé sur le vieux flambeau monarchique allumé depuis dix-huit siècles, et l’avaient éteint ; le décisif procès de tous les rois dans un roi était comme le point de départ de la grande guerre qu’elle faisait au passé ; quelle que fût la séance de la Convention à laquelle on assistât, on voyait s’y projeter l’ombre portée de l’échafaud de Louis XVI ; les spectateurs se racontaient les uns aux autres la démission de Kersaint, la démission de Roland, Duchâtel le député des Deux-Sèvres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant, vota la vie, ce qui fit rire Marat ; et l’on cherchait des yeux le représentant, oublié par l’histoire aujourd’hui, qui, après cette séance de trente-sept heures, tombé de lassitude et de sommeil sur son banc, et réveillé par l’huissier quand ce fut son tour de voter, entr’ouvrit les yeux, dit : La mort ! et se rendormit.

Au moment où ils condamnèrent à mort Louis XVI, Robespierre avait encore dix-huit mois à vivre, Danton quinze mois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines, Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle des bouches humaines !

VIII

Le peuple avait sur la Convention une fenêtre ouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenêtre ne suffisait pas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l’assemblée. Ces invasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantes visions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaient cordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Mais c’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour, en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarante mille fusils. À chaque instant, un défilé interrompait la séance ; c’étaient des députations admises à la barre, des pétitions, des hommages, des offrandes. La pique d’honneur du faubourg Saint-Antoine entrait, portée par des femmes. Des Anglais offraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats. « Le citoyen Arnoux, disait le Moniteur, curé d’Aubignan, commandant du bataillon de la Drôme, demande à marcher aux frontières, et que sa cure lui soit conservée. » Les délégués des sections arrivaient apportant sur des brancards des plats, des patènes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d’or, d’argent et de vermeil, offerts à la patrie par cette multitude en haillons, et demandaient pour récompense la permission de danser la carmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Vallière venaient chanter des couplets en l’honneur de la Montagne. La section du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et une femme posait un bonnet rouge sur la tête du président qui l’embrassait ; « les citoyennes de la section du Mail » jetaient des fleurs « aux législateurs » ; les « élèves de la patrie » venaient, musique en tête, remercier la Convention d’avoir
« préparé la prospérité du siècle » ; les femmes de la section des Gardes-Françaises offraient des roses ; les femmes de la section des Champs-Élysées offraient une couronne de chêne ; les femmes de la section du Temple venaient à la barre jurer de ne s’unir qu’à de vrais républicains ; la section de Molière présentait une médaille de Franklin qu’on suspendait, par décret, à la couronne de la statue de la Liberté ; les Enfants-Trouvés, déclarés Enfants de la République, défilaient, revêtus de l’uniforme national ; les jeunes filles de la section de Quatre-vingt-douze arrivaient en longues robes blanches, et le lendemain le Moniteur contenait cette ligne : « Le président reçoit un bouquet des mains innocentes d’une jeune beauté. » Les orateurs saluaient les foules ; parfois ils les flattaient ; ils disaient à la multitude : – Tu es infaillible, tu es irréprochable, tu es sublime ; – le peuple a un côté enfant ; il aime ces sucreries. Quelquefois l’émeute traversait l’assemblée, y entrait furieuse et sortait apaisée, comme le Rhône qui traverse le lac Léman, et qui est de fange en y entrant, et d’azur en en sortant.
Parfois c’était moins pacifique, et Henriot faisait apporter devant la porte des Tuileries des grils à rougir les boulets.

IX

En même temps qu’elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd- muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer