Quatrevingt-treize de Victor Hugo

III BOURDONNEMENT DE PAYSANS

Michelle Fléchard était mêlée à la foule. Elle n’avait rien écouté, mais ce qu’on n’écoute pas, on l’entend. Elle avait entendu ce mot, la Tourgue. Elle dressait la tête.
– Hein ? répéta-t-elle, la Tourgue ?
On la regarda. Elle avait l’air égaré. Elle était en haillons. Des voix murmurèrent : – Ça a l’air d’une brigande.
Une paysanne qui portait des galettes de sarrasin dans un panier s’approcha et lui dit tout bas :
– Taisez-vous.
Michelle Fléchard considéra cette femme avec stupeur. De nouveau, elle ne comprenait plus. Ce nom, la Tourgue, avait passé comme un éclair, et la nuit se refaisait. Est-ce qu’elle n’avait pas le droit de s’informer ? Qu’est-ce qu’on avait donc à la regarder ainsi ?
Cependant le tambour avait battu un dernier ban, l’afficheur avait collé l’affiche, le maire était rentré dans la mairie, le crieur était parti pour quelque autre village, et l’attroupement se dispersait.
Un groupe était resté devant l’affiche. Michelle Fléchard alla à ce groupe.
On commentait les noms des hommes mis hors la loi.
Il y avait là des paysans et des bourgeois ; c’est-à-dire des blancs et des bleus.
Un paysan disait :
– C’est égal, ils ne tiennent pas tout le monde. Dix- neuf, ça n’est que dix-neuf. Ils ne tiennent pas Priou, ils ne tiennent pas Benjamin Moulins, ils ne tiennent pas Goupil, de la paroisse d’Andouillé.
– Ni Lorieul, de Monjean, dit un autre. D’autres ajoutèrent :
– Ni Brice-Denys.
– Ni François Dudouet.
– Oui, celui de Laval.
– Ni Huet, de Launey-Villiers.
– Ni Grégis.
– Ni Pilon.
– Ni Filleul.
– Ni Ménicent.
– Ni Guéharrée.
– Ni les trois frères Logerais.
– Ni M. Lechandelier de Pierreville.

– Imbéciles ! dit un vieux sévère à cheveux blancs. Ils ont tout, s’ils ont Lantenac.
– Ils ne l’ont pas encore, murmura un des jeunes. Le vieillard répliqua :
– Lantenac pris, l’âme est prise. Lantenac mort, la Vendée est tuée.
– Qu’est-ce que c’est donc que ce Lantenac ? demanda un bourgeois.
Un bourgeois répondit :
– C’est un ci-devant. Et un autre reprit :
– C’est un de ceux qui fusillent les femmes. Michelle Fléchard entendit, et dit :
– C’est vrai. On se retourna. Et elle ajouta :
– Puisqu’on m’a fusillée.
Le mot était singulier ; il fit l’effet d’une vivante qui se dit morte. On se mit à l’examiner, un peu de travers.
Elle était inquiétante à voir en effet, tressaillant de tout, effarée, frissonnante, ayant une anxiété fauve, et si effrayée qu’elle était effrayante. Il y a dans le désespoir de la femme on ne sait quoi de faible qui est terrible. On croit voir un être suspendu à l’extrémité du sort. Mais les paysans prennent la chose plus en gros. L’un d’eux grommela : – Ça pourrait bien être une espionne.
– Taisez-vous donc, et allez-vous-en, lui dit tout bas la bonne femme qui lui avait déjà parlé.
Michelle Fléchard répondit :
– Je ne fais pas de mal. Je cherche mes enfants.
La bonne femme regarda ceux qui regardaient Michelle Fléchard, se toucha le front du doigt en clignant de l’œil, et dit :
– C’est une innocente.
Puis elle la prit à part, et lui donna une galette de sarrasin.
Michelle Fléchard, sans remercier, mordit avidement dans la galette.
– Oui, dirent les paysans, elle mange comme une bête, c’est une innocente.
Et le reste du rassemblement se dissipa. Tous s’en allèrent l’un après l’autre.
Quand Michelle Fléchard eut mangé, elle dit à la paysanne :
– C’est bon, j’ai mangé. Maintenant, la Tourgue ?
– Voilà que ça la reprend ! s’écria la paysanne.
– Il faut que j’aille à la Tourgue. Dites-moi le chemin de la Tourgue.
– Jamais ! dit la paysanne. Pour vous faire tuer, n’est- ce pas ? D’ailleurs, je ne sais pas. Ah çà, vous êtes donc vraiment folle ? Écoutez, pauvre femme, vous avez l’air fatigué. Voulez-vous vous reposer chez moi ?
– Je ne me repose pas, dit la mère.
– Elle a les pieds tout écorchés, murmura la paysanne. Michelle Fléchard reprit :
– Puisque je vous dis qu’on m’a volé mes enfants. Une petite fille et deux petits garçons. Je viens du carnichot qui est dans la forêt. On peut parler de moi à Tellmarch- le-Caimand. Et puis à l’homme que j’ai rencontré dans le champ là-bas. C’est le caimand qui m’a guérie. Il paraît que j’avais quelque chose de cassé. Tout cela, ce sont des choses qui sont arrivées. Il y a encore le sergent Radoub. On peut lui parler. Il dira. Puisque c’est lui qui nous a rencontrés dans un bois. Trois. Je vous dis trois enfants. Même que l’aîné s’appelle René-Jean. Je puis prouver tout cela. L’autre s’appelle Gros-Alain, et l’autre s’appelle Georgette. Mon mari est mort. On l’a tué. Il était métayer à Siscoignard. Vous avez l’air d’une bonne femme. Enseignez-moi mon chemin. Je ne suis pas une folle, je suis une mère. J’ai perdu mes enfants. Je les cherche. Voilà tout. Je ne sais pas au juste d’où je viens. J’ai dormi cette nuit-ci sur de la paille dans une grange. La Tourgue, voilà où je vais. Je ne suis pas une voleuse. Vous voyez bien que je dis la vérité. On devrait m’aider à retrouver mes enfants. Je ne suis pas du pays. J’ai été fusillée, mais je ne sais pas où.
La paysanne hocha la tête et dit :
– Écoutez, la passante. Dans des temps de révolution, il ne faut pas dire des choses qu’on ne comprend pas. Ça peut vous faire arrêter.
– Mais la Tourgue ! cria la mère. Madame, pour l’amour de l’enfant Jésus et de la sainte bonne Vierge du paradis, je vous en prie, madame, je vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi par où l’on va pour aller à la Tourgue !
La paysanne se mit en colère.
– Je ne le sais pas ! et je le saurais que je ne le dirais pas ! Ce sont là de mauvais endroits. On ne va pas là.
– J’y vais pourtant, dit la mère. Et elle se remit en route.
La paysanne la regarda s’éloigner et grommela :
– Il faut cependant qu’elle mange.
Elle courut après Michelle Fléchard et lui mit une galette de blé noir dans la main.
– Voilà pour votre souper.
Michelle Fléchard prit le pain de sarrasin, ne répondit pas, ne tourna pas la tête, et continua de marcher.
Elle sortit du village. Comme elle atteignait les dernières maisons, elle rencontra trois petits enfants déguenillés et pieds nus, qui passaient. Elle s’approcha d’eux et dit :
– Ceux-ci, c’est deux filles et un garçon.
Et voyant qu’ils regardaient son pain, elle le leur donna.
Les enfants prirent le pain et eurent peur.

Elle s’enfonça dans la forêt.

IV
UNE MÉPRISE

Cependant, ce jour-là même, avant que l’aube parût, dans l’obscurité indistincte de la forêt, il s’était passé, sur le tronçon de chemin qui va de Javené à Lécousse, ceci :
Tout est chemin creux dans le Bocage, et, entre toutes, la route de Javené à Parigné par Lécousse est très encaissée. De plus, tortueuse. C’est plutôt un ravin qu’un chemin. Cette route vient de Vitré et a eu l’honneur de cahoter le carrosse de madame de Sévigné. Elle est comme murée à droite et à gauche par les haies. Pas de lieu meilleur pour une embuscade.
Ce matin-là, une heure avant que Michelle Fléchard, sur un autre point de la forêt, arrivât dans ce premier village où elle avait eu la sépulcrale apparition de la charrette escortée de gendarmes, il y avait dans les halliers que la route de Javené traverse au sortir du pont sur le Couesnon, un pêle-mêle d’hommes invisibles. Les branches cachaient tout. Ces hommes étaient des paysans, tous vêtus du grigo, sayon de poil que portaient les rois de Bretagne au sixième siècle et les paysans au dix-huitième. Ces hommes étaient armés, les uns de fusils, les autres de cognées. Ceux qui avaient des cognées venaient de préparer dans une clairière une sorte de bûcher de fagots secs et de rondins auxquels on n’avait plus qu’à mettre le feu. Ceux qui avaient des fusils étaient groupés des deux côtés du chemin dans une posture d’attente. Qui eût pu voir à travers les feuilles eût aperçu partout des doigts sur des détentes et des canons de carabine braqués dans les embrasures que font les entrecroisements des branchages. Ces gens étaient à l’affût. Tous les fusils convergeaient sur la route, que le point du jour blanchissait.
Dans ce crépuscule des voix basses dialoguaient.
– Es-tu sûr de ça ?
– Dame, on le dit.
– Elle va passer ?
– On dit qu’elle est dans le pays.
– Il ne faut pas qu’elle en sorte.
– Il faut la brûler.
– Nous sommes trois villages venus pour cela.
– Oui, mais l’escorte ?
– On tuera l’escorte.
– Mais est-ce que c’est par cette route-ci qu’elle passe ?
– On le dit.
– C’est donc alors qu’elle viendrait de Vitré ?

– Pourquoi pas ?
– Mais c’est qu’on disait qu’elle venait de Fougères.
– Qu’elle vienne de Fougères ou de Vitré, elle vient du diable.
– Oui.
– Et il faut qu’elle y retourne.
– Oui.
– C’est donc à Parigné qu’elle irait ?
– Il paraît.
– Elle n’ira pas.
– Non.
– Non, non, non !
– Attention.
Il devenait utile de se taire en effet, car il commençait à faire un peu jour.
Tout à coup les hommes embusqués retinrent leur respiration ; on entendit un bruit de roues et de chevaux. Ils regardèrent à travers les branches et distinguèrent confusément dans le chemin creux une longue charrette, une escorte à cheval, quelque chose sur la charrette ; cela venait à eux.
– La voilà ! dit celui qui paraissait le chef.
– Oui, dit un des guetteurs, avec l’escorte.
– Combien d’hommes d’escorte ?
– Douze.

– On disait qu’ils étaient vingt.
– Douze ou vingt, tuons tout.
– Attendons qu’ils soient en pleine portée.
Peu après, à un tournant du chemin, la charrette et l’escorte apparurent.
– Vive le roi ! cria le chef paysan. Cent coups de fusil partirent à la fois.
Quand la fumée se dissipa, l’escorte aussi était dissipée. Sept cavaliers étaient tombés, cinq s’étaient enfuis. Les paysans coururent à la charrette.
– Tiens, s’écria le chef, ce n’est pas la guillotine. C’est une échelle.
La charrette avait en effet pour tout chargement une longue échelle.
Les deux chevaux s’étaient abattus, blessés ; le charretier avait été tué, mais pas exprès.
– C’est égal, dit le chef, une échelle escortée est suspecte. Cela allait du côté de Parigné. C’était pour l’escalade de la Tourgue, bien sûr.
– Brûlons l’échelle, crièrent les paysans. Et ils brûlèrent l’échelle.
Quant à la funèbre charrette qu’ils attendaient, elle suivait une autre route, et elle était déjà à deux lieues plus loin, dans ce village où Michelle Fléchard la vit passer au soleil levant.

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