Quatrevingt-treize de Victor Hugo

IV
TORMENTUM BELLI

Une des caronades de la batterie, une pièce de vingt- quatre, s’était détachée.
Ceci est le plus redoutable peut-être des événements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver à un navire de guerre au large et en pleine marche.
Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. C’est une machine qui se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, a des mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plonge avec le tangage, va, vient, s’arrête, paraît méditer, reprend sa course, traverse comme une flèche le navire d’un bout à l’autre, pirouette, se dérobe, s’évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue, extermine. C’est un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille. Ajoutez ceci : le bélier est de fer, la muraille est de bois. C’est l’entrée en liberté de la matière ; on dirait que cet esclave éternel se venge ; il semble que la méchanceté qui est dans ce que nous appelons les objets inertes sorte et éclate tout à coup ; cela a l’air de perdre patience et de prendre une étrange revanche obscure ; rien de plus inexorable que la colère de l’inanimé. Ce bloc forcené a les sauts de la panthère, la lourdeur de l’éléphant, l’agilité de la souris, l’opiniâtreté de la cognée, l’inattendu de la houle, les coups de coude de l’éclair, la surdité du sépulcre. Il pèse dix mille, et il ricoche comme une balle d’enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupés d’angles droits. Et que faire ? Comment en venir à bout ? Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé se remplace, une voie d’eau se bouche, un incendie s’éteint ; mais que devenir avec cette énorme brute de bronze ? De quelle façon s’y prendre ? Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion ; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. Vous ne pouvez pas le tuer, il est mort ; et en même temps, il vit. Il vit d’une vie sinistre qui lui vient de l’infini. Il a sous lui son plancher qui le balance. Il est remué par le navire, qui est remué par la mer, qui est remuée par le vent. Cet exterminateur est un jouet. Le navire, les flots, les souffles, tout cela le tient ; de là sa vie affreuse. Que faire à cet engrenage ? Comment entraver ce mécanisme monstrueux du naufrage ? Comment prévoir ces allées et venues, ces retours, ces arrêts, ces chocs ? Chacun de ces coups au bordage peut défoncer le navire. Comment deviner ces affreux méandres ? On a affaire à un projectile qui se ravise, qui a l’air d’avoir des idées, et qui change à chaque instant de direction. Comment arrêter ce qu’il faut éviter ? L’horrible canon se démène, avarice, recule, frappe à droite, frappe à gauche, fuit, passe, déconcerte l’attente, broie l’obstacle, écrase les hommes comme des mouches. Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher. Comment combattre un plan incliné qui a des caprices ? Le navire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonnière qui cherche à s’échapper ; quelque chose comme un tonnerre roulant sur un tremblement de terre.
En un instant tout l’équipage fut sur pied. La faute était au chef de pièce qui avait négligé de serrer l’écrou de la chaîne d’amarrage et mal entravé les quatre roues de la caronade ; ce qui donnait du jeu à la semelle et au châssis, désaccordait les deux plateaux, et avait fini par disloquer la brague. Le combleau s’était cassé, de sorte que le canon n’était plus ferme à l’affût. La brague fixe, qui empêche le recul, n’était pas encore en usage à cette époque. Un paquet de mer étant venu frapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sa chaîne, et s’était mise à errer formidablement dans entrepont
Qu’on se figure, pour avoir une idée de ce glissement étrange, une goutte d’eau courant sur une vitre.
Au moment où l’amarre cassa, les canonniers étaient dans la batterie. Les uns groupés, les autres épars, occupés aux ouvrages de mer que font les marins en prévoyance d’un branle-bas de combat. La caronade, lancée par le tangage, fit une trouée dans ce tas d’hommes et en écrasa quatre du premier coup, puis, reprise et décochée par le roulis, elle coupa en deux un cinquième misérable, et alla heurter à la muraille de bâbord une pièce de la batterie qu’elle démonta. De là le cri de détresse qu’on venait d’entendre. Tous les hommes se pressèrent à l’escalier-échelle. La batterie se vida en un clin d’œil.
L’énorme pièce avait été laissée seule. Elle était livrée à elle-même. Elle était sa maîtresse, et la maîtresse du navire. Elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Tout cet équipage accoutumé à rire dans la bataille tremblait. Dire l’épouvante est impossible.
Le capitaine Boisberthelot et le lieutenant La Vieuville, deux intrépides pourtant, s’étaient arrêtés au haut de l’escalier, et, muets, pâles, hésitants, regardaient dans l’entrepont Quelqu’un les écarta du coude et descendit.
C’était leur passager, le paysan, l’homme dont ils venaient de parler le moment d’auparavant.
Arrivé au bas de l’escalier-échelle, il s’arrêta.

V
VIS ET VIRI

Le canon allait et venait dans l’entrepont On eût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. Le falot de marine, oscillant sous l’étrave de la batterie, ajoutait à cette vision un vertigineux balancement d’ombre et de lumière. La forme du canon s’effaçait dans la violence de sa course, et il apparaissait, tantôt noir dans la clarté, tantôt reflétant de vagues blancheurs dans l’obscurité.
Il continuait l’exécution du navire. Il avait déjà fracassé quatre autres pièces et fait dans la muraille deux crevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par où l’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruait frénétiquement sur la membrure ; les porques très robustes résistaient, les bois courbes ont une solidité particulière ; mais on entendait leurs craquements sous cette massue démesurée, frappant, avec une sorte d’ubiquité inouïe, de tous les côtés à la fois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n’a pas des percussions plus insensées et plus rapides. Les quatre roues passaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, les dépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient fait vingt tronçons qui roulaient à travers la batterie ; les têtes mortes semblaient crier ; des ruisseaux de sang se tordaient sur le plancher selon les balancements du roulis. Le vaigrage{3}, avarié en plusieurs endroits, commençait à s’entr’ouvrir. Tout le navire était plein d’un bruit monstrueux.
Le capitaine avait promptement repris son sang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dans l’entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la course effrénée du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges de voiles, les rouleaux de cordages, les sacs d’équipage, et les ballots de faux assignats dont la corvette avait tout un chargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonne guerre.
Mais que pouvaient faire ces chiffons ? Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, en quelques minutes ce fut de la charpie.
Il y avait juste assez de mer pour que l’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût été désirable ; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une fois les quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître. Cependant le ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie se disloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat ; les brèches au bordage se multipliaient et la corvette commençait à faire eau.
Le vieux passager descendu dans l’entrepont semblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait sur cette dévastation un œil sévère. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie.
Chaque mouvement de la caronade en liberté ébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et le naufrage était inévitable.
Il fallait périr ou couper court au désastre ; prendre un parti, mais lequel ?
Quelle combattante que cette caronade !
Il s’agissait d’arrêter cette épouvantable folle. Il s’agissait de colleter cet éclair.
Il s’agissait de terrasser cette foudre. Boisberthelot dit à La Vieuville :
– Croyez-vous en Dieu, chevalier ? La Vieuville répondit :
– Oui. Non. Quelquefois.
– Dans la tempête ?
– Oui. Et dans des moments comme celui-ci.
– Il n’y a en effet que Dieu qui puisse nous tirer de là, dit Boisberthelot.
Tous se taisaient, laissant la caronade faire son fracas horrible.
Du dehors, le flot battant le navire répondait aux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux marteaux alternant.
Tout à coup, dans cette espèce de cirque inabordable où bondissait le canon échappé, on vit un homme apparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de la catastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause de l’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulait le réparer. Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, une drosse à nœud coulant de l’autre main, et il avait sauté par le carré dans l’entrepont.
Alors une chose farouche commença ; spectacle titanique ; le combat du canon contre le canonnier ; la bataille de la matière et de l’intelligence, le duel de la chose contre l’homme.
L’homme s’était posté dans un angle, et, sa barre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque, affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d’acier, livide, calme, tragique, comme enraciné dans le plancher, il attendait.
Il attendait que le canon passât près de lui.
Le canonnier connaissait sa pièce, et il lui semblait qu’elle devait le connaître. Il vivait depuis longtemps avec elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans la gueule ! C’était son monstre familier. Il se mit à lui parler comme à son chien.
– Viens, disait-il. Il l’aimait peut-être. Il paraissait souhaiter qu’elle vînt à lui.
Mais venir à lui, c’était venir sur lui. Et alors il était perdu. Comment éviter l’écrasement ? Là était la question. Tous regardaient, terrifiés.
Pas une poitrine ne respirait librement, excepté peut- être celle du vieillard qui était seul dans l’entrepont avec les deux combattants, témoin sinistre.
Il pouvait lui-même être broyé par la pièce. Il ne bougeait pas.
Sous eux le flot, aveugle, dirigeait le combat.
Au moment où, acceptant ce corps-à-corps effroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard des balancements de la mer fit que la caronade demeura un moment immobile et comme stupéfaite. « Viens donc ! » lui disait l’homme. Elle semblait écouter.
Subitement elle sauta sur lui. L’homme esquiva le choc.
La lutte s’engagea. Lutte inouïe. Le fragile se colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d’airain. D’un côté une force, de l’autre une âme.
Tout cela se passait dans une pénombre. C’était comme la vision indistincte d’un prodige.
Une âme ; chose étrange, on eût dit que le canon en avait une, lui aussi ; mais une âme de haine et de rage. Cette cécité paraissait avoir des yeux. Le monstre avait l’air de guetter l’homme. Il y avait, on l’eût pu croire du moins, de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment. C’était on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonté de démon. Par moment, cette sauterelle colossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elle retombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatre griffes, et se remettait à courir sur l’homme. Lui, souple, agile, adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements de foudre. Il évitait les rencontres, mais les coups auxquels il se dérobait tombaient sur le navire et continuaient de le démolir.
Un bout de chaîne cassée était resté accroché à la caronade. Cette chaîne s’était enroulée on ne sait comment dans la vis du bouton de culasse. Une extrémité de la chaîne était fixée à l’affût. L’autre, libre, tournoyait éperdument autour du canon dont elle exagérait tous les soubresauts. La vis la tenait comme une main fermée, et cette chaîne, multipliant les coups de bélier par des coups de lanière, faisait autour du canon un tourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d’airain. Cette chaîne compliquait le combat.
Pourtant l’homme luttait. Même, par instants, c’était l’homme qui attaquait le canon ; il rampait le long du bordage, sa barre et sa corde à la main ; et le canon avait l’air de comprendre, et, comme s’il devinait un piège, fuyait. L’homme, formidable, le poursuivait.
De telles choses ne peuvent durer longtemps. Le canon sembla se dire tout à coup : Allons ! il faut en finir ! et il s’arrêta. On sentit l’approche du dénoûment. Le canon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tous c’était un être, une préméditation féroce. Brusquement, il se précipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, le laissa passer, et lui cria en riant : « À refaire ! » Le canon, comme furieux, brisa une caronade à bâbord ; puis ressaisi par la fronde invisible qui le tenait, il s’élança à tribord sur l’homme, qui échappa. Trois caronades s’effondrèrent sous la poussée du canon ; alors, comme aveugle et ne sachant plus ce qu’il faisait, il tourna le dos à l’homme, roula de l’arrière à l’avant, détraqua l’étrave et alla faire une brèche à la muraille de proue. L’homme s’était réfugié au pied de l’escalier, à quelques pas du vieillard témoin. Le canonnier tenait sa barre d’anspect en arrêt. Le canon parut l’apercevoir, et, sans prendre la peine de se retourner, recula sur l’homme avec une promptitude de coup de hache. L’homme acculé au bordage était perdu. Tout l’équipage poussa un cri.
Mais le vieux passager jusqu’alors immobile s’était élancé lui-même plus rapide que toutes ces rapidités farouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, au risque d’être écrasé, il avait réussi à le jeter entre les roues de la caronade. Ce mouvement décisif et périlleux n’eût pas été exécuté avec plus de justesse et de précision par un homme rompu à tous les exercices décrits dans le livre de Durosel sur la Manœuvre du canon de mer.
Le ballot fit l’effet d’un tampon. Un caillou enraye un bloc, une branche d’arbre détourne une avalanche. La caronade trébucha. Le canonnier à son tour, saisissant ce joint redoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d’une des roues d’arrière. Le canon s’arrêta.
Il penchait. L’homme, d’un mouvement de levier imprimé à la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa, avec le bruit d’une cloche qui s’écroule, et l’homme se ruant à corps perdu, ruisselant de sueur, passa le nœud coulant de la drosse au cou de bronze du monstre terrassé.
C’était fini. L’homme avait vaincu. La fourmi avait eu raison du mastodonte ; le pygmée avait fait le tonnerre prisonnier.
Les soldats et les marins battirent des mains.
Tout l’équipage se précipita avec des câbles et des chaînes, et en un instant le canon fut amarré.
Le canonnier salua le passager.
– Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé la vie.
Le vieillard avait repris son attitude impassible, et ne répondit pas.

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