Quatrevingt-treize de Victor Hugo

IV

Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à la salle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de plus difforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau de lâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais. Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui des fantômes.
Dénombrement titanique.
À droite, la Gironde, légion de penseurs ; à gauche, la Montagne, groupe d’athlètes. D’un côté, Brissot, qui avait reçu les clefs de la Bastille ; Barbaroux, auquel obéissaient les Marseillais ; Kervélégan, qui avait sous la main le bataillon de Brest caserné au faubourg Saint-Marceau ; Gensonné, qui avait établi la suprématie des représentants sur les généraux ; le fatal Guadet, auquel une nuit, aux Tuileries, la reine avait montré le dauphin endormi ; Guadet baisa le front de l’enfant et fit tomber la tête du père ; Salles, le dénonciateur chimérique des intimités de la Montagne avec l’Autriche ; Sillery, le boiteux de la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de la gauche ; Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par un journaliste, l’invita à dîner en lui disant : « Je sais que « scélérat » veut simplement dire « l’homme qui ne pense pas comme nous » ; Rabaut-Saint-Étienne, qui avait commencé son Almanach de 1790 par ce mot : La Révolution est finie ; Quinette, un de ceux qui précipitèrent Louis XVI ; le janséniste Camus, qui rédigeait la constitution civile du clergé, croyait aux miracles du diacre Pâris, et se prosternait toutes les nuits devant un Christ de sept pieds de haut cloué au mur de sa chambre ; Fauchet, un prêtre qui, avec Camille Desmoulins, avait fait le 14 juillet ; Isnard, qui commit le crime de dire : Paris sera détruit, au moment même où Brunswick disait : Paris sera brûlé ; Jacob Dupont, le premier qui cria : Je suis athée, et à qui Robespierre répondit : L’athéisme est aristocratique ; Lanjuinais, dure, sagace et vaillante tête bretonne ; Ducos, l’Euryale de Boyer-Fonfrède ; Rebecqui, le Pylade de Barbaroux ; Rebecqui donnait sa démission parce qu’on n’avait pas encore guillotiné Robespierre ; Richaud, qui combattait la permanence des sections ; Lasource, qui avait émis cet apophthegme meurtrier : Malheur aux nations reconnaissantes ! et qui, au pied de l’échafaud, devait se contredire par cette fière parole jetée aux montagnards : Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parce que le peuple se réveillera ; Biroteau, qui fit décréter l’abolition de l’inviolabilité, fut ainsi, sans le savoir, le forgeron du couperet, et dressa l’échafaud pour lui-même ; Charles Villatte, qui abrita sa conscience sous cette protestation : Je ne veux pas voter sous les couteaux ; Louvet, l’auteur de Faublas, qui devait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoïska au comptoir ; Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, qui s’écriait : Tous les rois ont senti sur leurs nuques le 21 janvier ; Marec, qui avait pour souci « la faction des anciennes limites » ; le journaliste Carra qui, au pied de l’échafaud, dit au bourreau : Ça m’ennuie de mourir. J’aurais voulu voir la suite ; Vigée, qui s’intitulait grenadier dans le deuxième bataillon de Mayenne-et-Loire, et qui, menacé par les tribunes publiques, s’écriait : Je demande qu’au premier murmure des tribunes, nous nous retirions tous, et marchions à Versailles, le sabre à la main ! Buzot, réservé à la mort de faim ; Valazé, promis à son propre poignard ; Condorcet, qui devait périr à Bourg-la-Reine devenu Bourg-Égalité, dénoncé par l’Horace qu’il avait dans sa poche ; Pétion, dont la destinée était d’être adoré par la foule en 1792 et dévoré par les loups en 1793 ; vingt autres encore, Pontécoulant, Marboz, Lidon, Saint- Martin, Dussaulx, traducteur de Juvénal, qui avait fait la campagne de Hanovre, Boilleau, Bertrand, Lesterp- Beauvais, Lesage, Gomaire, Gardien, Mainvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tête un Barnave qu’on appelait Vergniaud.
De l’autre côté, Antoine-Louis-Léon Florelle de Saint- Just, pâle, front bas, profil correct, œil mystérieux, tristesse profonde, vingt-trois ans ; Merlin de Thionville, que les Allemands appelaient Feuer-Teufel, « le diable de feu » ; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi des suspects ; Soubrany, que le peuple de Paris, au premier prairial, demanda pour général ; l’ancien curé Lebon, tenant un sabre de la main qui avait jeté de l’eau bénite ; Billaud-Varennes, qui entrevoyait la magistrature de l’avenir ; pas de juges, des arbitres ; Fabre d’Églantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrier républicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, la Marseillaise, mais l’un et l’autre sans récidive ; Manuel, le procureur de la Commune, qui avait dit : Un roi mort n’est par un homme de moins ; Goujon, qui était entré dans Tripstadt, dans Newstadt et dans Spire, et avait vu fuir l’armée prussienne ; Lacroix, avocat changé en général, fait chevalier de Saint-Louis six jours avant le 10 août ; Fréron-Thersite, fils de Fréron-Zoïle ; Rulh, l’inexorable fouilleur de l’armoire de fer, prédestiné au grand suicide républicain, devant se tuer le jour où mourrait la république ; Fouché, âme de démon, face de cadavre ; Camboulas, l’ami du père Duchesne, lequel disait à Guillotin : Tu es du club des Feuillants, mais ta fille est du club des Jacobins ; Jagot, qui à ceux qui plaignaient la nudité des prisonniers répondait ce mot farouche : Une prison est un habit de pierre ; Javogues, l’effrayant déterreur des tombeaux de Saint-Denis ; Osselin, proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madame Charry ; Bentabolle, qui, lorsqu’il présidait, faisait signe aux tribunes d’applaudir ou de huer ; le journaliste Robert, mari de mademoiselle Kéralio, laquelle écrivait : Ni Robespierre, ni Marat ne viennent chez moi, Robespierre y viendra quand il voudra, Marat jamais ; Garan-Coulon, qui avait fièrement demandé, quand l’Espagne était intervenue dans le procès de Louis XVI, que l’Assemblée ne daignât pas lire la lettre d’un roi pour un roi ; Grégoire, évêque, digne d’abord de la primitive Église, mais qui plus tard sous l’empire effaça le républicain Grégoire par le comte Grégoire ; Amar qui disait : Toute la terre condamne Louis XVI. À qui donc appeler du jugement ? aux planètes ; Rouyer, qui s’était opposé, le 21 janvier, à ce qu’on tirât le canon du Pont- Neuf, disant : Une tête de roi ne doit par faire en tombant plus de bruit que la tête d’un autre homme ; Chénier, frère d’André ; Vadier, un de ceux qui posaient un pistolet sur la tribune ; Panis, qui disait à Momoro : – Je veux que Marat et Robespierre s’embrassent à ma table chez moi. – Où demeures-tu ? – À Charenton. – Ailleurs m’eût étonné, disait Momoro ; Legendre, qui fut le boucher de la révolution de France comme Pride avait été le boucher de la révolution d’Angleterre ; – Viens, que je t’assomme, criait-il à Lanjuinais. Et Lanjuinais répondait : Fais d’abord décréter que je suis un bœuf ; Collot d’Herbois, ce lugubre comédien, ayant sur la face l’antique masque aux deux bouches qui disent Oui et Non, approuvant par l’une ce qu’il blâmait par l’autre, flétrissant Carrier à Nantes et déifiant Châlier à Lyon, envoyant Robespierre à l’échafaud et Marat au Panthéon ; Génissieux, qui demandait la peine de mort contre quiconque aurait sur lui la médaille Louis XVI martyrisé ; Léonard Bourdon, le maître d’école qui avait offert sa maison au vieillard du Mont-Jura ; Topsent, marin, Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, médecin, Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Égalité, prince. D’autres encore : Lecointe
Puiraveau, qui demandait que Marat fût déclaré par décret « en état de démence » ; Robert Lindet, l’inquiétant créateur de cette pieuvre dont la tête était le Comité de sûreté générale et qui couvrait la France de ses vingt et un mille bras, qu’on appelait les comités révolutionnaires ; Lebœuf, sur qui Girey-Dupré, dans son Noël des faux patriotes, avait fait ce vers :
Lebœuf vif Legendre et beugla.
Thomas Payne, Américain, et clément ; Anacharsis Cloots, Allemand, baron, millionnaire, athée, hébertiste, candide ; l’intègre Lebas, l’ami des Duplay ; Rovère, un des rares hommes qui sont méchants pour la méchanceté, car l’art pour l’art existe plus qu’on ne croit ; Charlier, qui voulait qu’on dît vous aux aristocrates ; Tallien, élégiaque et féroce, qui fera le 9 thermidor par amour ; Cambacérès, procureur qui sera prince, Carrier, procureur qui sera tigre ; Laplanche, qui s’écria un jour : Je demande la priorité pour le canon d’alarme ; Thuriot qui voulait le vote à haute voix des jurés du tribunal révolutionnaire ; Bourdon de l’Oise, qui provoquait en duel Chambon, dénonçait Payne, et était dénoncé par Hébert ; Fayau, qui proposait « l’envoi d’une armée incendiaire » dans la Vendée ; Tavaux, qui le 13 avril fut presque un médiateur entre la Gironde et la Montagne ; Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefs montagnards allassent servir comme simples soldats ; Rewbell qui s’enferma dans Mayence ; Bourbotte qui eut son cheval tué sous lui à la prise de Saumur ; Guimberteau qui dirigea l’armée des Côtes de Cherbourg ; Jard-Panvilliers qui dirigea l’armée des Côtes de la Rochelle, Lecarpentier qui dirigea l’escadre de Cancale ; Roberjot qu’attendait le guet-apens de Rastadt ; Prieur de la Marne qui portait dans les camps sa vieille contre-épaulette de chef d’escadron ; Levasseur de la Sarthe qui, d’un mot, décidait Serrent, commandant du bataillon de Saint-Amand, à se faire tuer ; Reverchon, Maure, Bernard de Saintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe un Mirabeau qu’on appelait Danton.
En dehors de ces deux camps, et les tenant tous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre.

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