Quatrevingt-treize de Victor Hugo

II

DE LA PORTE DE PIERRE À LA PORTE DE FER

Toute une armée éperdue autour d’un sauvetage impossible ; quatre mille hommes ne pouvant secourir trois enfants ; telle était la situation.
On n’avait pas d’échelle en effet ; l’échelle envoyée de Javené n’était pas arrivée ; l’embrasement s’élargissait comme un cratère qui s’ouvre ; essayer de l’éteindre avec le ruisseau du ravin presque à sec était dérisoire ; autant jeter un verre d’eau sur un volcan.
Cimourdain, Guéchamp et Radoub étaient descendus dans le ravin ; Gauvain était remonté dans la salle du deuxième étage de la Tourgue où étaient la pierre tournante, l’issue secrète et la porte de fer de la bibliothèque. C’est là qu’avait été la mèche soufrée allumée par l’Imânus ; c’était de là que l’incendie était parti.
Gauvain avait amené avec lui vingt sapeurs. Enfoncer la porte de fer, il n’y avait plus que cette ressource. Elle était effroyablement bien fermée.
On commença par des coups de hache. Les haches cassèrent. Un sapeur dit :
– L’acier est du verre sur ce fer-là.
La porte était en effet de fer battu, et faite de doubles lames boulonnées ayant chacune trois pouces d’épaisseur.
On prit des barres de fer et l’on essaya des pesées sous la porte. Les barres de fer cassèrent.
– Comme des allumettes, dit le sapeur. Gauvain, sombre, murmura :
– Il n’y a qu’un boulet qui ouvrirait cette porte. Il faudrait pouvoir monter ici une pièce de canon.
. – Et encore ! dit le sapeur.
Il y eut un moment d’accablement. Tous ces bras impuissants s’arrêtèrent. Muets, vaincus, consternés, ces hommes considéraient l’horrible porte inébranlable. Une réverbération rouge passait par-dessous. Derrière, l’incendie croissait.
L’affreux cadavre de l’Imânus était là, sinistre victorieux.
Encore quelques minutes peut-être, et tout allait s’effondrer.
Que faire ? Il n’y avait plus d’espérance.
Gauvain exaspéré s’écria, l’œil fixé sur la pierre tournante du mur et sur l’issue ouverte de l’évasion :

– C’est pourtant par là que le marquis de Lantenac s’en est allé !
– Et qu’il revient, dit une voix.
Et une tête blanche se dessina dans l’encadrement de pierre de l’issue secrète.
C’était le marquis.
Depuis bien des années Gauvain ne l’avait pas vu de si près. Il recula.
Tous ceux qui étaient là restèrent dans l’attitude où ils étaient, pétrifiés.
Le marquis avait une grosse clef à la main, il refoula d’un regard altier quelques-uns des sapeurs qui étaient devant lui, marcha droit à la porte de fer, se courba sous la voûte et mit la clef dans la serrure. La serrure grinça, la porte s’ouvrit, on vit un gouffre de flamme, le marquis y entra.
Il y entra d’un pied ferme, la tête haute. Tous le suivaient des yeux, frissonnants.
À peine le marquis eut-il fait quelques pas dans la salle incendiée que le parquet miné par le feu et ébranlé par son talon s’effondra derrière lui et mit entre lui et la porte un précipice. Le marquis ne tourna pas la tête et continua d’avancer. Il disparut dans la fumée.
On ne vit plus rien.
Avait-il pu aller plus loin ? Une nouvelle fondrière de feu s’était-elle ouverte sous lui ? N’avait-il réussi qu’à se perdre lui-même ? On ne pouvait rien dire. On n’avait devant soi qu’une muraille de fumée et de flamme. Le marquis était au delà, mort ou vivant.

III

OÙ L’ON VOIT SE RÉVEILLER LES ENFANTS QU’ON A VUS SE RENDORMIR

Cependant les enfants avaient fini par ouvrir les yeux.
L’incendie, qui n’était pas encore entré dans la salle de la bibliothèque, jetait au plafond un reflet rose. Les enfants ne connaissaient pas cette espèce d’aurore-là. Ils la regardèrent. Georgette la contempla.
Toutes les splendeurs de l’incendie se déployaient ; l’hydre noire et le dragon écarlate apparaissaient dans la fumée difforme, superbement sombre et vermeille. De longues flammèches s’envolaient au loin et rayaient l’ombre, et l’on eût dit des comètes combattantes, courant les unes après les autres. Le feu est une prodigalité ; les brasiers sont pleins d’écrins qu’ils sèment au vent ; ce n’est pas pour rien que le charbon est identique au diamant. Il s’était fait au mur du troisième étage des crevasses par où la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries ; les tas de paille et d’avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient à ruisseler par les fenêtres en avalanches de poudre d’or, et les avoines devenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles.
– Joli ! dit Georgette.
Ils s’étaient dressés tous les trois.
– Ah ! cria la mère, ils se réveillent !
René-Jean se leva, alors Gros-Alain se leva, alors Georgette se leva.
René-Jean étira ses bras, alla vers la croisée et dit :
– J’ai chaud.
– Ai chaud, répéta Georgette. La mère les appela.
– Mes enfants ! René ! Alain ! Georgette !
Les enfants regardaient autour d’eux. Ils cherchaient à comprendre. Où les hommes sont terrifiés, les enfants sont curieux. Qui s’étonne aisément s’effraye difficilement ; l’ignorance contient de l’intrépidité. Les enfants ont si peu droit à l’enfer que, s’ils le voyaient, ils l’admireraient.
La mère répéta :
– René ! Alain ! Georgette !
René-Jean tourna la tête ; cette voix le tira de sa distraction ; les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide ; tout le passé est pour eux hier ; René-Jean vit sa mère, trouva cela tout simple, et, entouré comme il l’était de choses étranges, sentant un vague besoin d’appui, il cria :
– Maman !
– Maman ! dit Gros-Alain.
– M’man ! dit Georgette.
Et elle tendit ses petits bras. Et la mère hurla :
– Mes enfants !
Tous les trois vinrent au bord de la fenêtre ; par bonheur, l’embrasement n’était pas de ce côté-là.
– J’ai trop chaud, dit René-Jean. Il ajouta :
– Ça brûle.
Et il chercha des yeux sa mère.
– Viens donc, maman !
– Don, m’man, répéta Georgette.
La mère échevelée, déchirée, saignante, s’était laissé rouler de broussaille en broussaille dans le ravin. Cimourdain y était avec Guéchamp, aussi impuissants en bas que Gauvain en haut. Les soldats désespérés d’être inutiles fourmillaient autour d’eux. La chaleur était insupportable, personne ne la sentait. On considérait l’escarpement du pont, la hauteur des arches, l’élévation des étages, les fenêtres inaccessibles, et la nécessité d’agir vite. Trois étages à franchir. Nul moyen d’arriver là. Radoub, blessé, un coup de sabre à l’épaule, une oreille arrachée, ruisselant de sueur et de sang, était accouru ; il vit Michelle Fléchard. – Tiens, dit-il, la fusillée ! vous êtes donc ressuscitée ? – Mes enfants ! dit la mère. – C’est juste, répondit Radoub ; nous n’avons pas le temps de nous occuper des revenants. Et il se mit à escalader le pont, essai inutile, il enfonça ses ongles dans la pierre, il grimpa quelques instants ; mais les assises étaient lisses, pas une cassure, pas un relief, la muraille était aussi correctement rejointoyée qu’une muraille neuve, et Radoub retomba. L’incendie continuait, épouvantable ; on apercevait, dans l’encadrement de la croisée toute rouge, les trois têtes blondes. Radoub, alors, montra le poing au ciel, comme s’il cherchait quelqu’un du regard, et dit : – C’est donc ça une conduite, bon Dieu ! La mère embrassait à genoux les piles du pont en criant : Grâce !
De sourds craquements se mêlaient aux pétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèque se fêlaient, et tombaient avec bruit. Il était évident que la charpente cédait. Aucune force humaine n’y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s’abîmer. On n’attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix répéter : Maman ! maman ! On était au paroxysme de l’effroi.
Tout à coup, à la fenêtre voisine de celle où étaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une haute figure apparut.
Toutes les têtes se levèrent, tous les yeux devinrent fixes. Un homme était là-haut, un homme était dans la salle de la bibliothèque, un homme était dans la fournaise.

Cette figure se découpait en noir sur la flamme, mais elle avait des cheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac.
Il disparut, puis il reparut.
L’effrayant vieillard se dressa à la fenêtre maniant une énorme échelle. C’était l’échelle de sauvetage déposée dans la bibliothèque qu’il était allé chercher le long du mur et qu’il avait traînée jusqu’à la fenêtre. Il la saisit par une extrémité, et, avec l’agilité magistrale d’un athlète, il la fit glisser hors de la croisée, sur le rebord de l’appui extérieur jusqu’au fond du ravin. Radoub, en bas, éperdu, tendit les mains, reçut l’échelle, la serra dans ses bras, et cria : – Vive la République !
Le marquis répondit : – Vive le Roi !
Et Radoub grommela : – Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu.
L’échelle était posée ; la communication était établie entre la salle incendiée et la terre ; vingt hommes accoururent, Radoub en tête, et en un clin d’œil ils s’étagèrent du haut en bas, adossés aux échelons, comme les maçons qui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l’échelle de bois une échelle humaine. Radoub, au faîte de l’échelle, touchait à la fenêtre. Il était, lui, tourné vers l’incendie.
La petite armée, éparse dans les bruyères et sur les pentes, se pressait, bouleversée de toutes les émotions à la fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de la tour.
Le marquis disparut encore, puis reparut, apportant un enfant.
Il y eut un immense battement de mains.
C’était le premier que le marquis avait saisi au hasard.
C’était Gros-Alain.
Gros-Alain criait : – J’ai peur.
Le marquis donna Gros-Alain à Radoub, qui le passa derrière lui et au-dessous de lui à un soldat qui le passa à un autre, et, pendant que Gros-Alain, très effrayé et criant, arrivait ainsi de bras en bras jusqu’au bas de l’échelle, le marquis, un moment absent, revint à la fenêtre avec René-Jean qui résistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment où le marquis le passa au sergent.
Le marquis rentra dans la salle pleine de flammes. Georgette était restée seule. Il alla à elle. Elle sourit. Cet homme de granit sentit quelque chose d’humide lui venir aux yeux. Il demanda : – Comment t’appelles-tu ?
– Orgette, dit-elle.
Il la prit dans ses bras, elle souriait toujours, et au moment où il la remettait à Radoub, cette conscience si haute et si obscure eut l’éblouissement de l’innocence, le vieillard donna à l’enfant un baiser.
– C’est la petite môme ! dirent les soldats ; et Georgette, à son tour, descendit de bras en bras jusqu’à terre parmi des cris d’adoration. On battait des mains, on trépignait ; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leur souriait.
La mère était au pied de l’échelle, haletante, insensée, ivre de tout cet inattendu, jetée sans transition de l’enfer dans le paradis. L’excès de joie meurtrit le cœur à sa façon. Elle tendait les bras, elle reçut d’abord Gros-Alain, ensuite René-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pêle-mêle de baisers, puis elle éclata de rire et tomba évanouie.
Un grand cri s’éleva :
– Tous sont sauvés !
Tous étaient sauvés, en effet, excepté le vieillard. Mais personne n’y songeait, pas même lui peut-être.
Il resta quelques instants rêveur au bord de la fenêtre, comme s’il voulait laisser au gouffre de flamme le temps de prendre un parti. Puis sans se hâter, lentement, fièrement, il enjamba l’appui de la croisée, et, sans se retourner, droit, debout, adossé aux échelons, ayant derrière lui l’incendie, faisant face au précipice, il se mit à descendre l’échelle en silence avec une majesté de fantôme. Ceux qui étaient sur l’échelle se précipitèrent en bas, tous les assistants tressaillirent, il se fit autour de cet homme qui arrivait d’en haut un recul d’horreur sacré comme autour d’une vision. Lui, cependant, s’enfonçait gravement dans l’ombre qu’il avait devant lui ; pendant qu’ils reculaient, il s’approchait d’eux ; sa pâleur de marbre n’avait pas un pli, son regard de spectre n’avait pas un éclair ; à chaque pas qu’il faisait vers ces hommes dont les prunelles effarées se fixaient sur lui dans les ténèbres, il semblait plus grand, l’échelle tremblait et sonnait sous son pied lugubre, et l’on eût dit la statue du commandeur redescendant dans le sépulcre.
Quand le marquis fut en bas, quand il eut atteint le dernier échelon et posé son pied à terre, une main s’abattit sur son collet. Il se retourna.
– Je t’arrête, dit Cimourdain.
– Je t’approuve, dit Lantenac.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer