Quatrevingt-treize de Victor Hugo

II DOL

Dol, ville espagnole de France en Bretagne, ainsi la qualifient les cartulaires, n’est pas une ville, c’est une rue. Grande vieille rue gothique, toute bordée à droite et à gauche de maisons à piliers, point alignées, qui font des caps et des coudes dans la rue, d’ailleurs très large. Le reste de la ville n’est qu’un réseau de ruelles se rattachant à cette grande rue diamétrale et y aboutissant comme des ruisseaux à une rivière. La ville, sans portes ni murailles, ouverte, dominée par le Mont-Dol, ne pourrait soutenir un siège ; mais la rue en peut soutenir un. Les promontoires de maisons qu’on y voyait encore il y a cinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent en faisaient un lieu de combat très solide et très résistant. Autant de maisons, autant de forteresses ; et il fallait enlever l’une après l’autre. La vieille halle était à peu près au milieu de la rue.
L’aubergiste de la Croix-Branchard avait dit vrai, une mêlée forcenée emplissait Dol au moment où il parlait. Un duel nocturne entre les blancs arrivés le matin et les bleus survenus le soir avait brusquement éclaté dans la ville.

Les forces étaient inégales, les blancs étaient six mille, les bleus étaient quinze cents, mais il y avait égalité d’acharnement. Chose remarquable, c’étaient les quinze cents qui avaient attaqué les six mille.
D’un côté une cohue, de l’autre une phalange. D’un côté six mille paysans, avec des cœurs-de-Jésus sur leurs vestes de cuir, des rubans blancs à leurs chapeaux ronds, des devises chrétiennes sur leurs brassards, des chapelets à leurs ceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabines sans bayonnettes, traînant des canons attelés de cordes, mal équipés, mal disciplinés, mal armés, mais frénétiques. De l’autre quinze cents soldats avec le tricorne à cocarde tricolore, l’habit à grandes basques et à grands revers, le baudrier croisé, le briquet à poignée de cuivre et le fusil à longue bayonnette, dressés, alignés, dociles et farouches, sachant obéir en gens qui sauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de la patrie, en haillons du reste, et sans souliers ; pour la monarchie, des paysans paladins, pour la révolution, des héros va-nu-pieds ; et chacune des deux troupes ayant pour âme son chef ; les royalistes un vieillard, les républicains un jeune homme. D’un côté Lantenac, de l’autre Gauvain.
La révolution, à côté des jeunes figures gigantesques, telles que Danton, Saint-Just, et Robespierre, a les jeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était une de ces figures.
Gauvain avait trente ans, une encolure d’Hercule, l’œil sérieux d’un prophète et le rire d’un enfant. Il ne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait à travers la guerre un nécessaire de toilette ; il avait grand soin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui étaient bruns et superbes ; et dans les haltes il secouait lui-même au vent son habit de capitaine qui était troué de balles et blanc de poussière. Toujours rué éperdument dans les mêlées, il n’avait jamais été blessé. Sa voix très douce avait à propos les éclats brusques du commandement. Il donnait l’exemple de coucher à terre, sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roulé dans son manteau, et sa tête charmante posée sur une pierre. C’était une âme héroïque et innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet air efféminé qui dans la bataille est formidable.
Avec cela penseur et philosophe, un jeune sage ; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour qui l’entendait.
Dans cette immense improvisation qui est la révolution française, ce jeune homme avait été tout de suite un chef de guerre.
Sa colonne, formée par lui, était comme la légion romaine, une sorte de petite armée complète ; elle se composait d’infanterie et de cavalerie ; elle avait des éclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers ; et, de même que la légion romaine avait des catapultes, elle avait des canons. Trois pièces bien attelées faisaient la colonne forte en la laissant maniable.
Lantenac aussi était un chef de guerre, pire encore. Il était à la fois plus réfléchi et plus hardi. Les vrais vieux héros ont plus de froideur que les jeunes parce qu’ils sont loin de l’aurore, et plus d’audace parce qu’ils sont près de la mort. Qu’ont-ils à perdre ? si peu de chose. De là les manœuvres téméraires, en même temps que savantes, de Lantenac. Mais en somme, et presque toujours, dans cet opiniâtre corps à corps du vieux et du jeune, Gauvain avait le dessus. C’était plutôt fortune qu’autre chose. Tous les bonheurs, même le bonheur terrible, font partie de la jeunesse. La victoire est un peu fille.
Lantenac était exaspéré contre Gauvain ; d’abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c’était son parent. Quelle idée a-t-il d’être jacobin ? ce Gauvain ! ce polisson ! son héritier, car le marquis n’avait pas d’enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils ! – Ah ! disait ce quasi grand-père, si je mets la main dessus, je le tue comme un chien !
Du reste, la République avait raison de s’inquiéter de ce marquis de Lantenac. À peine débarqué, il faisait trembler. Son nom avait couru dans l’insurrection vendéenne comme une traînée de poudre, et Lantenac était tout de suite devenu centre. Dans une révolte de cette nature où tous se jalousent et où chacun a son buisson ou son ravin, quelqu’un de haut qui survient rallie les chefs épars égaux entre eux. Presque tous les capitaines des bois s’étaient joints à Lantenac, et, de près ou de loin, lui obéissaient. Un seul l’avait quitté, c’était le premier qui s’était joint à lui, Gavard. Pourquoi ? C’est que c’était un homme de confiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopté tous les plans de l’ancien système de guerre civile que Lantenac venait supplanter et remplacer. On n’hérite pas d’un homme de confiance ; le soulier de la Rouarie n’avait pu chausser Lantenac. Gavard était allé rejoindre Bonchamp.
Lantenac, comme homme de guerre, était de l’école de Frédéric II ; il entendait combiner la grande guerre avec la petite. Il ne voulait ni d’une « masse confuse », comme la grosse armée catholique et royale, foule destinée à l’écrasement ; ni d’un éparpillement dans les halliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pour terrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal ; on commence par attaquer une république et l’on finit par détrousser une diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, ni toute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans la forêt comme Jean Chouan ; ni Vendée, ni Chouannerie ; il voulait la vraie guerre ; se servir du paysan, mais l’appuyer sur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et des régiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l’attaque, l’embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suite assemblées, tout de suite dispersées ; mais il les sentait trop fluides ; elles étaient dans sa main comme de l’eau ; il voulait dans cette guerre flottante et diffuse créer un point solide ; il voulait ajouter à la sauvage armée des forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manœuvre des paysans. Pensée profonde et affreuse ; si elle eût réussi, la Vendée eût été inexpugnable.
Mais où trouver une troupe régulière ? où trouver des soldats ? où trouver des régiments ? où trouver une armée toute faite ? en Angleterre. De là l’idée fixe de Lantenac : faire débarquer les Anglais. Ainsi capitule la conscience des partis ; la cocarde blanche lui cachait l’habit rouge. Lantenac n’avait qu’une pensée : s’emparer d’un point du littoral, et le livrer à Pitt. C’est pourquoi, voyant Dol sans défense, il s’était jeté dessus, afin d’avoir par Dol le Mont-Dol, et par le Mont-Dol la côte.
Le lieu était bien choisi. Le canon du Mont-Dol balayerait d’un côté le Fresnois, de l’autre Saint-Brelade, tiendrait à distance la croisière de Cancale et ferait toute la plage libre à une descente, du Raz-sur-Couesnon à Saint-Mêloir-des-Ondes.
Pour faire réussir cette tentative décisive, Lantenac avait amené avec lui un peu plus de six mille hommes, ce qu’il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, et toute son artillerie, dix couleuvrines de seize, une bâtarde de huit et une pièce de régiment de quatre livres de balles. Il entendait établir une forte batterie sur le Mont-Dol, d’après ce principe que mille coups tirés avec dix canons font plus de besogne que quinze cents coups tirés avec cinq canons.
Le succès semblait certain. On était six mille hommes. On n’avait à craindre, vers Avranches, que Gauvain et ses quinze cents hommes, et vers Dinan que Léchelle. Léchelle, il est vrai, avait vingt-cinq mille hommes, mais il était à vingt lieues. Lantenac était donc rassuré, du côté de Léchelle, par la grande distance contre le grand nombre, et, du côté de Gauvain, par le petit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Léchelle était imbécile, et que, plus tard, il fit écraser ses vingt-cinq mille hommes aux landes de la Croix-Bataille, échec qu’il paya de son suicide.

Lantenac avait donc une sécurité complète. Son entrée à Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait une rude renommée, on le savait sans miséricorde. Aucune résistance ne fut essayée. Les habitants terrifiés se barricadèrent dans leurs maisons. Les six mille Vendéens s’installèrent dans la ville avec la confusion campagnarde, presque un champ de foire, sans fourriers, sans logis marqués, bivouaquant au hasard, faisant la cuisine en plein vent, s’éparpillant dans les églises, quittant les fusils pour les rosaires. Lantenac alla en hâte avec quelques officiers d’artillerie reconnaître le Mont- Dol, laissant la lieutenance à Gouge-le-Bruant, qu’il avait nommé sergent de bataille.
Ce Gouge-le-Bruant a laissé une vague trace dans l’histoire. Il avait deux surnoms, Brise-Bleu, à cause de ses carnages de patriotes, et l’Imânus, parce qu’il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible. Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dans l’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre. Un ancien manuscrit dit : d’mes daeux iers j’vis l’imânus. Les vieillards du Bocage ne savent plus aujourd’hui ce que c’est que Gouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-bleu ; mais ils connaissent confusément l’Imânus. L’Imânus est mêlé aux superstitions locales. On parle encore de l’Imânus à Trémorel et Plumaugat, deux villages où Gouge-le-Bruant a laissé la marque de son pied sinistre. Dans la Vendée, les autres étaient les sauvages, Gouge-le- Bruant était le barbare. C’était une espèce de cacique, tatoué de croix-de-par-Dieu et de fleurs-de-lys ; il avait sur sa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d’une âme à laquelle ne ressemblait aucune autre âme humaine. Il était infernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C’était un cœur plein d’aboutissements tortueux, porté à tous les dévouements, enclin à toutes les fureurs. Raisonnait-il ? Oui, mais comme les serpents rampent ; en spirale. Il partait de l’héroïsme pour arriver à l’assassinat. Il était impossible de deviner d’où lui venaient ses résolutions, parfois grandioses à force d’être monstrueuses. Il était capable de tous les inattendus horribles. Il avait la férocité épique.
De là ce surnom difforme, l’Imânus.
Le marquis de Lantenac avait confiance en sa cruauté.
Cruauté, c’était juste, l’Imânus y excellait ; mais en stratégie et en tactique, il était moins supérieur, et peut- être le marquis avait-il tort d’en faire son sergent de bataille. Quoi qu’il en soit, il laissa derrière lui l’Imânus avec charge de le remplacer et de veiller à tout.
Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier que militaire, était plus propre à égorger un clan qu’à garder une ville. Pourtant il posa des grand’gardes.
Le soir venu, comme le marquis de Lantenac, après avoir reconnu l’emplacement de la batterie projetée, s’en retournait vers Dol, tout à coup, il entendit le canon. Il regarda. Une fumée rouge s’élevait de la grande rue. Il y avait surprise, irruption, assaut ; on se battait dans la ville.
Bien que difficile à étonner, il fut stupéfait. Il ne s’attendait à rien de pareil. Qui cela pouvait-il être ? Évidemment ce n’était pas Gauvain. On n’attaque pas à un contre quatre. Était-ce Léchelle ? Mais alors quelle marche forcée ! Léchelle était improbable, Gauvain impossible.
Lantenac poussa son cheval ; chemin faisant il rencontra des habitants qui s’enfuyaient ; il les questionna, ils étaient fous de peur ; ils criaient : Les bleus ! les bleus ! et quand il arriva, la situation était mauvaise.
Voici ce qui s’était passé.

III

PETITES ARMÉES ET GRANDES BATAILLES

En arrivant à Dol, les paysans, on vient de le voir, s’étaient dispersés dans la ville, chacun faisant à sa guise, comme cela arrive quand « on obéit d’amitié », c’était le mot des Vendéens. Genre d’obéissance qui fait des héros, mais non des troupiers. Ils avaient garé leur artillerie avec les bagages sous les voûtes de la vieille halle, et, las, buvant, mangeant, « chapelettant », ils s’étaient couchés pêle-mêle en travers de la grande rue, plutôt encombrée que gardée. Comme la nuit tombait, la plupart s’endormirent, la tête sur leurs sacs, quelques-uns ayant leur femme à côté d’eux ; car souvent les paysannes suivaient les paysans ; en Vendée, les femmes grosses servaient d’espions. C’était une douce nuit de juillet ; les constellations resplendissaient dans le profond bleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui était plutôt une halte de caravane qu’un campement d’armée, se mit à sommeiller paisiblement. Tout à coup, à la lueur du crépuscule, ceux qui n’avaient pas encore fermé les yeux virent trois pièces de canon braquées à l’entrée de la grande rue.
C’était Gauvain. Il avait surpris les grand’gardes, il était dans la ville, et il tenait avec sa colonne la tête de la rue.
Un paysan se dressa, cria qui vive ? et lâcha son coup de fusil, un coup de canon répliqua. Puis une mousqueterie furieuse éclata. Toute la cohue assoupie se leva en sursaut. Rude secousse. S’endormir sous les étoiles et se réveiller sous la mitraille.
Le premier moment fut terrible. Rien de tragique comme le fourmillement d’une foule foudroyée. Ils se jetèrent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucoup tombaient. Les gars, assaillis, ne savaient plus ce qu’ils faisaient et s’arquebusaient les uns les autres. Il y avait des gens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, qui sortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, éperdus. Des familles s’appelaient. Combat lugubre, mêlé de femmes et d’enfants. Les balles sifflantes rayaient l’obscurité. La fusillade partait de tous les coins noirs. Tout était fumée et tumulte. L’enchevêtrement des fourgons et des charrois s’y ajoutait. Les chevaux ruaient. On marchait sur des blessés. On entendait à terre des hurlements. Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-là. Les soldats et les officiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombres indifférences. Une femme allaitait son nouveau-né, assise contre un pan de mur auquel était adossé son mari qui avait la jambe cassée et qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sa carabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l’ombre. Des hommes à plat ventre tiraient à travers les roues des charrettes. Par moments il s’élevait un hourvari de clameurs. La grosse voix du canon couvrait tout. C’était épouvantable.
Ce fut comme un abatis d’arbres ; tous tombaient les uns sur les autres, Gauvain, embusqué, mitraillait à coup sûr, et perdait peu de monde.
Pourtant l’intrépide désordre des paysans finit par se mettre sur la défensive ; ils se replièrent sous la halle, vaste redoute obscure, forêt de piliers de pierre. Là ils reprirent pied ; tout ce qui ressemblait à un bois leur donnait confiance. L’Imânus suppléait de son mieux à l’absence de Lantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand étonnement de Gauvain, ils ne s’en servaient point ; cela tenait à ce que, les officiers d’artillerie étant allés avec le marquis reconnaître le Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des couleuvrines et des bâtardes ; mais ils criblaient de balles les bleus qui les canonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie à la mitraille. C’étaient eux maintenant qui étaient abrités. Ils avaient entassé les haquets, les tombereaux, les bagages, toutes les futailles de la vieille halle, et improvisé une haute barricade avec des claires-voies par où passaient leurs carabines. Par ces trous leur fusillade était meurtrière. Tout cela se fit vite. En un quart d’heure la halle eut un front imprenable.
Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette halle brusquement transformée en citadelle, c’était l’inattendu. Les paysans étaient là, massés et solides. Gauvain avait réussi la surprise et manqué la déroute. Il avait mis pied à terre. Attentif, ayant son épée au poing sous ses bras croisés, debout dans la lueur d’une torche qui éclairait sa batterie, il regardait toute cette ombre.
Sa haute taille dans cette clarté le faisait visible aux hommes de la barricade. Il était point de mire, mais il n’y songeait pas.
Les volées de balles qu’envoyait la barricade s’abattaient autour de Gauvain, pensif.
Mais contre toutes ces carabines il avait du canon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui a l’artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assurait la supériorité.
Subitement, un éclair jaillit de la halle pleine de ténèbres, on entendit comme un coup de foudre, et un boulet vint trouer une maison au-dessus de la tête de Gauvain.
La barricade répondait au canon par le canon.
Que se passait-il ? Il y avait du nouveau. L’artillerie maintenant n’était plus d’un seul côté.
Un second boulet suivit le premier et vint s’enfoncer dans le mur tout près de Gauvain. Un troisième boulet jeta à terre son chapeau.
Ces boulets étaient de gros calibre. C’était une pièce de seize qui tirait.
– On vous vise, commandant, crièrent les artilleurs.
Et ils éteignirent la torche. Gauvain, rêveur, ramassa son chapeau.
Quelqu’un en effet visait Gauvain, c’était Lantenac.
Le marquis venait d’arriver dans la barricade par le côté opposé.
L’Imânus avait couru à lui.
– Monseigneur, nous sommes surpris.
– Par qui ?
– Je ne sais.
– La route de Dinan est-elle libre ?
– Je le crois.
– Il faut commencer la retraite.
– Elle commence. Beaucoup se sont déjà sauvés.
– Il ne faut pas se sauver ; il faut se retirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas de l’artillerie ?
– On a perdu la tête, et puis les officiers n’étaient pas là.

– J’y vais.
– Monseigneur, j’ai dirigé sur Fougères le plus que j’ai pu des bagages, les femmes, tout l’inutile. Que faut-il faire des trois petits prisonniers ?
– Ah ! ces enfants ?
– Oui.
– Ils sont nos otages. Fais-les conduire à la Tourgue. Cela dit, le marquis alla à la barricade. Le chef venu, tout changea de face. La barricade était mal faite pour l’artillerie, il n’y avait place que pour deux canons ; le marquis mit en batterie deux pièces de seize auxquelles on fit des embrasures. Comme il était penché sur un de ces canons, observant la batterie ennemie par l’embrasure, il aperçut Gauvain.
– C’est lui ! cria-t-il.
Alors il prit lui-même l’écouvillon et le fouloir, chargea la pièce, fixa le fronton de mire et pointa.
Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Le troisième coup ne réussit qu’à le décoiffer.
– Maladroit ! murmura Lantenac. Un peu plus bas, j’avais la tête.
Brusquement la torche s’éteignit, et il n’eut plus devant lui que les ténèbres.
– Soit, dit-il.
Et se tournant vers les canonniers paysans, il cria :
– À mitraille !
Gauvain de son côté n’était pas moins sérieux. La situation s’aggravait. Une phase nouvelle du combat se dessinait. La barricade en était à le canonner. Qui sait si elle n’allait point passer de la défensive à l’offensive ? Il avait devant lui, en défalquant les morts et les fuyards, au moins cinq mille combattants, et il ne lui restait à lui que douze cents hommes maniables. Que deviendraient les républicains si l’ennemi s’apercevait de leur petit nombre ? Les rôles seraient intervertis. On était assaillant, on serait assailli. Que la barricade fît une sortie, tout pouvait être perdu.
Que faire ? il ne fallait point songer à attaquer la barricade de front ; un coup de vive force était chimérique ; douze cents hommes ne débusquent pas cinq mille hommes. Brusquer était impossible, attendre était funeste. Il fallait en finir. Mais comment ?
Gauvain était du pays, il connaissait la ville ; il savait que la vieille halle, où les Vendéens s’étaient crénelés, était adossée à un dédale de ruelles étroites et tortueuses.
Il se tourna vers son lieutenant qui était ce vaillant capitaine Guéchamp, fameux plus tard pour avoir nettoyé la forêt de Concise où était né Jean Chouan, et pour avoir, en barrant aux rebelles la chaussée de l’étang de la Chaîne, empêché la prise de Bourg-neuf.
– Guéchamp, dit-il, je vous remets le commandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez la barricade à coups de canon. Occupez-moi tous ces gens-là.
– C’est compris, dit Guéchamp.
– Massez toute la colonne, armes chargées, et tenez-la prête à l’attaque.
Il ajouta quelques mots à l’oreille de Guéchamp.
– C’est entendu, dit Guéchamp. Gauvain reprit :
– Tous nos tambours sont-ils sur pied ?
– Oui.

– Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnez m’en sept.
Les sept tambours vinrent en silence se ranger devant Gauvain.
Alors Gauvain cria :
– À moi le bataillon du Bonnet-Rouge !
Douze hommes, dont un sergent, sortirent du gros de la troupe.
– Je demande tout le bataillon, dit Gauvain.
– Le voilà, répondit le sergent.
– Vous êtes douze !
– Nous restons douze.
– C’est bien, dit Gauvain.
Ce sergent était le bon et rude troupier Radoub qui avait adopté au nom du bataillon les trois enfants rencontrés dans le bois de la Saudraie.
Un demi-bataillon seulement, on s’en souvient, avait été exterminé à Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bon hasard de n’en point faire partie.
Un fourgon de fourrage était proche ; Gauvain le montra du doigt au sergent.
– Sergent, faites faire à vos hommes des liens de paille, et qu’on torde cette paille autour des fusils pour qu’on n’entende pas de bruit s’ils s’entrechoquent. Une minute s’écoula, l’ordre fut exécuté, en silence et dans l’obscurité.
– C’est fait, dit le sergent.

– Soldats, ôtez vos souliers, reprit Gauvain.
– Nous n’en avons pas, dit le sergent.
Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neuf hommes ; Gauvain était le vingtième.
Il cria :
– Sur une seule file. Suivez-moi. Les tambours derrière moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez le bataillon.
Il prit la tête de la colonne, et, pendant que la canonnade continuait des deux côtés, ces vingt hommes, glissant comme des ombres, s’enfoncèrent dans les ruelles désertes.
Ils marchèrent quelque temps de la sorte serpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans la ville ; les bourgeois s’étaient blottis dans les caves. Pas une porte qui ne fût barrée, pas un volet qui ne fût fermé. De lumière nulle part.
La grande rue faisait dans ce silence un fracas furieux ; le combat au canon continuait ; la batterie républicaine et la barricade royaliste se crachaient toute leur mitraille avec rage.
Après vingt minutes de marche tortueuse, Gauvain, qui dans cette obscurité cheminait avec certitude, arriva à l’extrémité d’une ruelle d’où l’on rentrait dans la grande rue ; seulement on était de l’autre côté de la halle.
La position était tournée. De ce côté-ci il n’y avait pas de retranchement, ceci est l’éternelle imprudence des constructeurs de barricades, la halle était ouverte, et l’on pouvait entrer sous les piliers où étaient attelés quelques chariots de bagages prêts à partir. Gauvain et ses dix- neuf hommes avaient devant eux les cinq mille Vendéens, mais de dos et non de front.
Gauvain parla à voix basse au sergent ; on défit la paille nouée autour des fusils ; les douze grenadiers se postèrent en bataille derrière l’angle de la ruelle, et les sept tambours, la baguette haute, attendirent.
Les décharges d’artillerie étaient intermittentes. Tout à coup, dans un intervalle entre deux détonations, Gauvain leva son épée, et d’une voix qui, dans ce silence, sembla un éclat de clairon, il cria :
– Deux cents hommes par la droite, deux cents hommes par la gauche, tout le reste sur le centre !
Les douze coups de fusil partirent et les sept tambours sonnèrent la charge.
Et Gauvain jeta le cri redoutable des bleus :
– À la bayonnette ! Fonçons ! L’effet fut inouï.
Toute cette masse paysanne se sentit prise à revers, et s’imagina avoir une nouvelle armée dans le dos. En même temps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de la grande rue et que commandait Guéchamp s’ébranla, battant la charge de son côté, et se jeta au pas de course sur la barricade ; les paysans se virent entre deux feux ; la panique est un grossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruit d’un coup de canon, toute clameur est fantôme, et l’aboiement d’un chien semble le rugissement d’un lion. Ajoutons que le paysan prend peur comme le chaume prend feu, et, aussi aisément qu’un feu de chaume devient incendie, une peur de paysan devient déroute. Ce fut une fuite inexprimable.
En quelques instants la halle fut vide, les gars terrifiés se désagrégèrent, rien à faire pour les officiers, l’Imânus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n’entendait que ce cri : Sauve qui peut ! et cette armée, à travers les rues de la ville comme à travers les trous d’un crible, se dispersa dans la campagne, avec une rapidité de nuée emportée par l’ouragan.
Les uns s’enfuirent vers Châteauneuf, les autres vers Plerguer, les autres vers Antrain.
Le marquis de Lantenac vit cette déroute. Il encloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier, lentement et froidement, et il dit : Décidément les paysans ne tiennent pas. Il nous faut les Anglais.

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