Quatrevingt-treize de Victor Hugo

LIVRE IV – LA MÈRE

I
LA MORT PASSE

Ce soir-là, la mère, qu’on a vue cheminant presque au hasard, avait marché toute la journée. C’était, du reste, son histoire de tous les jours ; aller devant elle et ne jamais s’arrêter. Car ses sommeils d’accablement dans le premier coin venu n’étaient pas plus du repos que ce qu’elle mangeait çà et là, comme les oiseaux picorent, n’était de la nourriture. Elle mangeait et dormait juste autant qu’il fallait pour ne pas tomber morte.
C’était dans une grange abandonnée qu’elle avait passé la nuit précédente ; les guerres civiles font de ces masures-là ; elle avait trouvé dans un champ désert quatre murs, une porte ouverte, un peu de paille sous un reste de toit, et elle s’était couchée sur cette paille et sous ce toit, sentant à travers la paille le glissement des rats et voyant à travers le toit le lever des astres. Elle avait dormi quelques heures ; puis s’était réveillée au milieu de la nuit, et remise en route afin de faire le plus de chemin possible avant la grande chaleur du jour. Pour qui voyage à pied l’été, minuit est plus clément que midi.

Elle suivait de son mieux l’itinéraire sommaire que lui avait indiqué le paysan de Ventortes ; elle allait le plus possible au couchant. Qui eût été près d’elle l’eût entendue dire sans cesse à demi-voix : – La Tourgue. – Avec les noms de ses trois enfants, elle ne savait plus guère que ce mot-là.
Tout en marchant, elle songeait. Elle pensait aux aventures qu’elle avait traversées ; elle pensait à tout ce qu’elle avait souffert, à tout ce qu’elle avait accepté ; aux rencontres, aux indignités, aux conditions faites, aux marchés proposés et subis, tantôt pour un asile, tantôt pour un morceau de pain, tantôt simplement pour obtenir qu’on lui montrât sa route. Une femme misérable est plus malheureuse qu’un homme misérable, parce qu’elle est instrument de plaisir. Affreuse marche errante ! Du reste tout lui était bien égal pourvu qu’elle retrouvât ses enfants.
Sa première rencontre, ce jour-là, avait été un village sur la route ; l’aube paraissait à peine ; tout était encore baigné du sombre de la nuit ; pourtant quelques portes étaient déjà entre-bâillées dans la grande rue du village, et des têtes curieuses sortaient des fenêtres. Les habitants avaient l’agitation d’une ruche inquiétée. Cela tenait à un bruit de roues et de ferraille qu’on avait entendu.
Sur la place, devant l’église, un groupe ahuri, les yeux en l’air, regardait quelque chose descendre par la route vers le village du haut d’une colline. C’était un chariot à quatre roues traîné par cinq chevaux attelés de chaînes.

Sur le chariot on distinguait un entassement qui ressemblait à un monceau de longues solives au milieu desquelles il y avait on ne sait quoi d’informe ; c’était recouvert d’une grande bâche, qui avait l’air d’un linceul. Dix hommes à cheval marchaient en avant du chariot et dix autres en arrière. Ces hommes avaient des chapeaux à trois cornes et l’on voyait se dresser au-dessus de leurs épaules des pointes qui paraissaient être des sabres nus. Tout ce cortège, avançant lentement, se découpait en vive noirceur sur l’horizon. Le chariot semblait noir, l’attelage semblait noir, les cavaliers semblaient noirs. Le matin blêmissait derrière.
Cela entra dans le village et se dirigea vers la place.
Il s’était fait un peu de jour pendant la descente de ce chariot et l’on put voir distinctement le cortège, qui paraissait une marche d’ombres, car il n’en sortait pas une parole.
Les cavaliers étaient des gendarmes. Ils avaient en effet le sabre nu. La bâche était noire.
La misérable mère errante entra de son côté dans le village et s’approcha de l’attroupement des paysans au moment où arrivaient sur la place cette voiture et ces gendarmes. Dans l’attroupement, des voix chuchotaient des questions et des réponses :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– C’est la guillotine qui passe.
– D’où vient-elle ?
– De Fougères.

– Où va-t-elle ?
– Je ne sais pas. On dit qu’elle va à un château du côté de Parigné.
– À Parigné !
– Qu’elle aille où elle voudra, pourvu qu’elle ne s’arrête pas ici !
Cette grande charrette avec son chargement voilé d’une sorte de suaire, cet attelage, ces gendarmes, le bruit de ces chaînes, le silence de ces hommes, l’heure crépusculaire, tout cet ensemble était spectral.
Ce groupe traversa la place et sortit du village ; le village était dans un fond entre une montée et une descente ; au bout d’un quart d’heure, les paysans, restés là comme pétrifiés, virent reparaître la lugubre procession au sommet de la colline qui était à l’occident. Les ornières cahotaient les grosses roues, les chaînes de l’attelage grelottaient au vent du matin, les sabres brillaient ; le soleil se levait, la route tourna, tout disparut.
C’était le moment même où Georgette, dans la salle de la bibliothèque, se réveillait à côté de ses frères encore endormis, et disait bonjour à ses pieds roses.

II
LA MORT PARLE

La mère avait regardé cette chose obscure passer, mais n’avait pas compris ni cherché à comprendre, ayant devant les yeux une autre vision, ses enfants perdus dans les ténèbres.
Elle sortit du village, elle aussi, peu après le cortège qui venait de défiler, et suivit la même route, à quelque distance en arrière de la deuxième escouade de gendarmes. Subitement le mot « guillotine » lui revint ;
« guillotine », pensa-t-elle ; cette sauvage, Michelle Fléchard, ne savait pas ce que c’était ; mais l’instinct avertit ; elle eut, sans pouvoir dire pourquoi, un frémissement, il lui sembla horrible de marcher derrière cela, et elle prit à gauche, quitta la route, et s’engagea sous des arbres qui étaient la forêt de Fougères.
Après avoir rôdé quelque temps, elle aperçut un clocher et des toits, c’était un des villages de la lisière du bois, elle y alla. Elle avait faim.
Ce village était un de ceux où les républicains avaient établi des postes militaires.

Elle pénétra jusqu’à la place de la mairie.
Dans ce village-là aussi il y avait émoi et anxiété. Un rassemblement se pressait devant un perron de quelques marches qui était l’entrée de la mairie. Sur ce perron on apercevait un homme escorté de soldats qui tenait à la main un grand placard déployé. Cet homme avait à sa droite un tambour et à sa gauche un afficheur portant un pot à colle et un pinceau.
Sur le balcon au-dessus de la porte le maire était debout, ayant son écharpe tricolore mêlée à ses habits de paysan.
L’homme au placard était un crieur public.
Il avait son baudrier de tournée auquel était suspendue une petite sacoche, ce qui indiquait qu’il allait de village en village et qu’il avait quelque chose à crier dans tout le pays.
Au moment où Michelle Fléchard approcha, il venait de déployer le placard, et il en commençait la lecture. Il dit d’une voix haute :
– « République française. Une et indivisible. »
Le tambour fit un roulement. Il y eut dans le rassemblement une sorte d’ondulation. Quelques-uns ôtèrent leurs bonnets ; d’autres renfoncèrent leurs chapeaux. Dans ce temps-là et dans ce pays-là, on pouvait presque reconnaître l’opinion à la coiffure ; les chapeaux étaient royalistes, les bonnets étaient républicains. Les murmures de voix confuses cessèrent, on écouta, le crieur lut :

« … En vertu des ordres à nous donnés et des pouvoirs à nous délégués par le Comité de salut public…
Il y eut un deuxième roulement de tambour. Le crieur poursuivit :
« … Et en exécution du décret de la Convention nationale qui met hors la loi les rebelles pris les armes à la main, et qui frappe de la peine capitale quiconque leur donnera asile ou les fera évader… »
Un paysan demanda bas à son voisin :
– Qu’est-ce que c’est que ça, la peine capitale ? Le voisin répondit :
– Je ne sais pas.
Le crieur agita le placard :
« … Vu l’article 17 de la loi du 30 avril qui donne tout pouvoir aux délégués et aux subdélégués contre les rebelles,
« Sont mis hors la loi… » Il fit une pause et reprit :
– « … Les individus désignés sous les noms et surnoms qui suivent… »
Tout l’attroupement prêta l’oreille.
La voix du crieur devint tonnante. Il dit :
– « … Lantenac, brigand. »
– C’est monseigneur, murmura un paysan.
Et l’on entendit dans la foule ce chuchotement :

– C’est monseigneur. Le crieur reprit :
« … Lantenac, ci-devant marquis, brigand. L’Imânus, brigand… »
Deux paysans se regardèrent de côté.
– C’est Gouge-le-Bruant.
– Oui, c’est Brise-Bleu.
Le crieur continuait de lire la liste :
– « … Grand-Francœur, brigand… » Le rassemblement murmura :
– C’est un prêtre.
– Oui, monsieur l’abbé Turmeau.
– Oui, quelque part, du côté du bois de la Chapelle, il est curé.
– Et brigand, dit un homme à bonnet. Le crieur lut :
– « … Boisnouveau, brigand. – Les deux frères Pique- en-bois, brigands. – Houzard, brigand… »
– C’est monsieur de Quélen, dit un paysan.
– « Panier, brigand… »
– C’est monsieur Sepher.
– « … Place-nette, brigand… »
– C’est monsieur Jamois. Le crieur poursuivait sa lecture sans s’occuper de ces commentaires.
– « … Guinoiseau, brigand. – Chatenay, dit Robi, brigand… »
Un paysan chuchota :
– Guinoiseau est le même que le Blond, Chatenay est de Saint-Ouen.
– « … Hoisnard, brigand », reprit le crieur. Et l’on entendit dans la foule :
– Il est de Ruillé.
– Oui, c’est Branche-d’Or.
– Il a eu son frère tué à l’attaque de Pontorson.
– Oui, Hoisnard-Malonnière.
– Un beau jeune homme de dix-neuf ans.
– Attention, dit le crieur. Voici la fin de la liste :
– « … Belle-Vigne, brigand. – La Musette, brigand. – Sabre-tout, brigand. – Brin-d’Amour, brigand… »
Un garçon poussa le coude d’une fille. La fille sourit. Le crieur continua :
– « … Chante-en-hiver, brigand. – Le Chat, brigand… »
Un paysan dit :
– C’est Moulard.
– « … Tabouze, brigand… »

Un paysan dit :
– C’est Gauffre.
– Ils sont deux, les Gauffre, ajouta une femme.
– Tous des bons, grommela un gars.
Le crieur secoua l’affiche et le tambour battit un ban. Le crieur reprit sa lecture :
– « … Les susnommés, en quelque lieu qu’ils soient saisis, et après l’identité constatée, seront immédiatement mis à mort. »
Il y eut un mouvement. Le crieur poursuivit :
– « … Quiconque leur donnera asile ou aidera à leur évasion sera traduit en cour martiale, et mis à mort. Signé… »
Le silence devint profond.
– « … Signé : le délégué du Comité de salut public, CIMOURDAIN. »
– Un prêtre, dit un paysan.
– L’ancien curé de Parigné, dit un autre. Un bourgeois ajouta :
– Turmeau et Cimourdain. Un prêtre blanc et un prêtre bleu.
– Tous deux noirs, dit un autre bourgeois.
Le maire, qui était sur le balcon, souleva son chapeau, et cria :

– Vive la république !
Un roulement de tambour annonça que le crieur n’avait pas fini. En effet il fit un signe de la main.
– Attention, dit-il. Voici les quatre dernières lignes de l’affiche du gouvernement. Elles sont signées du chef de la colonne d’expédition des Côtes-du-Nord, qui est le commandant Gauvain.
– Écoutez ! dirent les voix de la foule. Et le crieur lut :
– « Sous peine de mort… » Tous se turent.
– « … Défense est faite, en exécution de l’ordre ci- dessus, de porter aide et secours aux dix-neuf rebelles susnommés qui sont à cette heure investis et cernés dans la Tourgue. »
– Hein ? dit une voix.
C’était une voix de femme. C’était la voix de la mère.

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