Quatrevingt-treize de Victor Hugo

VII PRÉLIMINAIRES

Gauvain de son côté mettait en ordre l’attaque. Il donnait ses dernières instructions à Cimourdain, qui, on s’en souvient, devait, sans prendre part à l’action, garder le plateau, et à Guéchamp qui devait rester en observation avec le gros de l’armée dans le camp de la forêt. Il était entendu que ni la batterie basse du bois ni la batterie haute du plateau ne tireraient, à moins qu’il n’y eût sortie ou tentative d’évasion. Gauvain se réservait le commandement de la colonne de brèche.
C’est là ce qui troublait Cimourdain. Le soleil venait de se coucher.
Une tour en rase campagne ressemble à un navire en pleine mer. Elle doit être attaquée de la même façon. C’est plutôt un abordage qu’un assaut. Pas de canon. Rien d’inutile. À quoi bon canonner des murs de quinze pieds d’épaisseur ? Un trou dans le sabord, les uns qui le forcent, les autres qui le barrent, des haches, des couteaux, des pistolets, les poings et les dents. Telle est l’aventure.

Gauvain sentait qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’enlever la Tourgue. Une attaque où l’on se voit le blanc des yeux, rien de plus meurtrier. Il connaissait le redoutable intérieur de la tour, y ayant été enfant.
Il songeait profondément.
Cependant, à quelques pas de lui, son lieutenant, Guéchamp, une longue-vue à la main, examinait l’horizon du côté de Parigné. Tout à coup Guéchamp s’écria :
– Ah ! enfin.
Cette exclamation tira Gauvain de sa rêverie.
– Qu’y a-t-il, Guéchamp ?
– Mon commandant, il y a que voici l’échelle.
– L’échelle de sauvetage ?
– Oui.
– Comment ? nous ne l’avions pas encore ?
– Non, commandant. Et j’étais inquiet. L’exprès que j’avais envoyé à Javené était revenu.
– Je le sais.
– Il avait annoncé qu’il avait trouvé à la charpenterie de Javené l’échelle de la dimension voulue, qu’il l’avait réquisitionnée, qu’il avait fait mettre l’échelle sur une charrette, qu’il avait requis une escorte de douze cavaliers, et qu’il avait vu partir pour Parigné la charrette, l’escorte et l’échelle. Sur quoi, il était revenu à franc étrier.
– Et nous avait fait ce rapport. Et il avait ajouté que la charrette, étant bien attelée et partie vers deux heures du matin, serait ici avant le coucher du soleil. Je sais tout cela. Eh bien ?
– Eh bien, mon commandant, le soleil vient de se coucher et la charrette qui apporte l’échelle n’est pas encore arrivée.
– Est-ce possible ? Mais il faut pourtant que nous attaquions. L’heure est venue. Si nous tardions, les assiégés croiraient que nous reculons.
– Commandant, on peut attaquer.
– Mais l’échelle de sauvetage est nécessaire.
– Sans doute.
– Mais nous ne l’avons pas.
– Nous l’avons.
– Comment ?
– C’est ce qui m’a fait dire : Ah ! enfin ! La charrette n’arrivait pas ; j’ai pris ma longue-vue, et j’ai examiné la route de Parigné à la Tourgue, et, mon commandant, je suis content. La charrette est là-bas avec l’escorte ; elle descend une côte. Vous pouvez la voir.
Gauvain prit la longue-vue et regarda.
– En effet. La voici. Il ne fait plus assez de jour pour tout distinguer. Mais on voit l’escorte, c’est bien cela. Seulement l’escorte me paraît plus nombreuse que vous ne le disiez, Guéchamp.
– Et à moi aussi.

– Ils sont à environ un quart de lieue.
– Mon commandant, l’échelle de sauvetage sera ici dans un quart d’heure.
– On peut attaquer.
C’était bien une charrette en effet qui arrivait, mais ce n’était pas celle qu’ils croyaient.
Gauvain, en se retournant, vit derrière lui le sergent Radoub, droit, les yeux baissés, dans l’attitude du salut militaire.
– Qu’est-ce, sergent Radoub ?
– Citoyen commandant, nous, les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grâce à vous demander.
– Laquelle ?
– De nous faire tuer.
– Ah ! dit Gauvain.
– Voulez-vous avoir cette bonté ?
– Mais… c’est selon, dit Gauvain.
– Voici, commandant. Depuis l’affaire de Dol, vous nous ménagez. Nous sommes encore douze.
– Eh bien ?
– Ça nous humilie.
– Vous êtes la réserve.
– Nous aimons mieux être l’avant-garde.
– Mais j’ai besoin de vous pour décider le succès à la fin d’une action. Je vous conserve.
– Trop.
– C’est égal. Vous êtes dans la colonne. Vous marchez.
– Derrière. C’est le droit de Paris de marcher devant.
– J’y penserai, sergent Radoub.
– Pensez-y aujourd’hui, mon commandant. Voici une occasion. Il va y avoir un rude croc-en-jambe à donner ou à recevoir. Ce sera dru. La Tourgue brûlera les doigts de ceux qui y toucheront. Nous demandons la faveur d’en être.
Le sergent s’interrompit, se tordit la moustache, et reprit d’une voix altérée :
– Et puis, voyez-vous, mon commandant, dans cette tour, il y a nos mômes. Nous avons là nos enfants, les enfants du bataillon, nos trois enfants. Cette affreuse face de Gribouille-mon-cul-te-baise, le nommé Brise-Bleu, le nommé Imânus, ce Gouge-le-Bruant, ce Bouge-le- Gruand, ce Fouge-le-Truand, ce tonnerre de Dieu d’homme du diable, menace nos enfants. Nos enfants, nos mioches, mon commandant. Quand tous les tremblements s’en mêleraient, nous ne voulons pas qu’il leur arrive malheur. Entendez-vous ça, autorité ? Nous ne le voulons pas. Tantôt, j’ai profité de ce qu’on ne se battait pas, et je suis monté sur le plateau, et je les ai regardés par une fenêtre, oui, ils sont vraiment là, on peut les voir du bord du ravin, et je les ai vus, et je leur ai fait peur, à ces amours. Mon commandant, s’il tombe un seul cheveu de leurs petites caboches de chérubins, je le jure, mille noms de noms de tout ce qu’il y a de sacré, moi le sergent Radoub, je m’en prends à la carcasse du Père Éternel. Et voici ce que dit le bataillon : nous voulons que les mômes soient sauvés, ou être tous tués. C’est notre droit, ventraboumine ! oui, tous tués. Et maintenant, salut et respect.
Gauvain tendit la main à Radoub, et dit :
– Vous êtes des braves. Vous serez de la colonne d’attaque. Je vous partage en deux. Je mets six de vous à l’avant-garde, afin qu’on avance, et j’en mets six à l’arrière-garde, afin qu’on ne recule pas.
– Est-ce toujours moi qui commande les douze ?
– Certes.
– Alors, mon commandant, merci. Car je suis de l’avant-garde.
Radoub refit le salut militaire et regagna le rang. Gauvain tira sa montre, dit quelques mots à l’oreille de
Guéchamp, et la colonne d’attaque commença à se former.

VIII
LE VERBE ET LE RUGISSEMENT

Cependant Cimourdain, qui n’avait pas encore gagné son poste du plateau, et qui était à côté de Gauvain, s’approcha d’un clairon.
– Sonne à la trompe, lui dit-il.
Le clairon sonna, la trompe répondit.
Un son de clairon et un son de trompe s’échangèrent encore.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Gauvain à Guéchamp. Que veut Cimourdain ?
Cimourdain s’était avancé vers la tour, un mouchoir blanc à la main.
Il éleva la voix.
– Hommes qui êtes dans la tour, me connaissez-vous ?
Une voix, la voix de l’Imânus, répliqua du haut de la tour :
– Oui.
Les deux voix alors se parlèrent et se répondirent, et l’on entendit ceci :
– Je suis l’envoyé de la République.
– Tu es l’ancien curé de Parigné.
– Je suis le délégué du Comité de salut public.
– Tu es un prêtre.
– Je suis le représentant de la loi.
– Tu es un renégat.
– Je suis le commissaire de la Révolution.
– Tu es un apostat.
– Je suis Cimourdain.
– Tu es le démon.
– Vous me connaissez ?
– Nous t’exécrons.
– Seriez-vous contents de me tenir en votre pouvoir ?
– Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nos têtes pour avoir la tienne.
– Eh bien, je viens me livrer à vous.
On entendit au haut de la tour un éclat de rire sauvage et ce cri :
– Viens !
Il y avait dans le camp un profond silence d’attente. Cimourdain reprit :
– À une condition.

– Laquelle ?
– Écoutez.
– Parle.
– Vous me haïssez ?
– Oui.
– Moi, je vous aime. Je suis votre frère. La voix du haut de la tour répondit :
– Oui, Caïn.
Cimourdain repartit avec une inflexion singulière, qui était à la fois haute et douce :
– Insultez, mais écoutez. Je viens ici en parlementaire. Oui, vous êtes mes frères. Vous êtes de pauvres hommes égarés. Je suis votre ami. Je suis la lumière et je parle à l’ignorance. La lumière contient toujours de la fraternité. D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas tous la même mère, la patrie ? Eh bien, écoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vos enfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout ce qui se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des lois d’en haut, et que ce qu’il y a dans la Révolution, c’est Dieu. En attendant le moment où toutes les consciences, même les vôtres, comprendront, et où tous les fanatismes, même les nôtres, s’évanouiront, en attendant que cette grande clarté soit faite, personne n’aura-t-il pitié de vos ténèbres ? Je viens à vous, je vous offre ma tête ; je fais plus, je vous tends la main. Je vous demande la grâce de me perdre pour vous sauver. J’ai pleins pouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C’est un instant suprême ; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parle est un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Le citoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Écoutez-moi. Beaucoup d’entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends la défense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur défense contre vous. Ô mes frères…
– Va, prêche ! ricana l’Imânus. Cimourdain continua :
– Mes frères, ne laissez pas sonner l’heure exécrable. On va ici s’entr’égorger. Beaucoup d’entre nous qui sommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain ; oui, beaucoup d’entre nous périront, et vous, vous tous, vous allez mourir. Faites-vous grâce à vous- mêmes. Pourquoi verser tout ce sang quand c’est inutile ? Pourquoi tuer tant d’hommes quand deux suffisent ?
– Deux ? dit l’Imânus.
– Oui. Deux.
– Qui ?
– Lantenac et moi.
Et Cimourdain éleva la voix :
– Deux hommes sont de trop, Lantenac pour nous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tous la vie sauve : donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenac sera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.
– Prêtre, hurla l’Imânus, si nous t’avions, nous te brûlerions à petit feu.
– J’y consens, dit Cimourdain. Et il reprit :
– Vous, les condamnés qui êtes dans cette tour, vous pouvez tous dans une heure être vivants et libres. Je vous apporte le salut. Acceptez-vous ?
L’Imânus éclata.
– Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou. Ah çà, pourquoi viens-tu nous déranger ? Qui est-ce qui te prie de venir nous parler ? Nous, livrer monseigneur ! Qu’est- ce que tu veux ?
– Sa tête. Et je vous offre…
– Ta peau. Car nous t’écorcherions comme un chien, curé Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tête. Va-t’en.
– Cela va être horrible. Une dernière fois, réfléchissez.
La nuit venait pendant ces paroles sombres qu’on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis de Lantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de ces sinistres égoïsmes. C’est un des droits de la responsabilité.
L’Imânus jeta sa voix par-dessus Cimourdain, et cria :
– Hommes qui nous attaquez, nous vous avons dit nos propositions, elles sont faites, et nous n’avons rien à y changer. Acceptez-les, sinon, malheur ! Consentez-vous ? Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nous donnerez la sortie libre et la vie sauve, à tous.

– À tous, oui, répondit Cimourdain, excepté un.
– Lequel ?
– Lantenac.
– Monseigneur ! livrer monseigneur ! Jamais.
– Il nous faut Lantenac.
– Jamais.
– Nous ne pouvons traiter qu’à cette condition.
– Alors commencez. Le silence se fit.
L’Imânus, après avoir sonné avec sa trompe le coup de signal, redescendit ; le marquis mit l’épée à la main ; les dix-neuf assiégés se groupèrent en silence dans la salle basse, en arrière de la retirade, et se mirent à genoux ; ils entendaient le pas mesuré de la colonne d’attaque qui avançait vers la tour dans l’obscurité ; ce bruit se rapprochait ; tout à coup ils le sentirent tout près d’eux, à la bouche même de la brèche. Alors tous, agenouillés, épaulèrent à travers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles, et l’un d’eux, Grand-Francœur, qui était le prêtre Turmeau, se leva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la main gauche, dit d’une voix grave :
– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! Tous firent feu à la fois, et la lutte s’engagea.

IX
TITANS CONTRE GÉANTS

Cela fut en effet épouvantable.
Ce corps à corps dépassa tout ce qu’on avait pu rêver.
Pour trouver quelque chose de pareil, il faudrait remonter aux grands duels d’Eschyle ou aux antiques tueries féodales ; à ces « attaques à armes courtes » qui ont duré jusqu’au dix-septième siècle, quand on pénétrait dans les places fortes par les fausses brayes, assauts tragiques, où, dit le vieux sergent de la province d’Alentejo, « les fourneaux ayant fait leur effet, les assiégeants s’avanceront portant des planches couvertes de lames de fer-blanc, armés de rondaches et de mantelets, et fournis de quantité de grenades, faisant abandonner les retranchements ou retirades à ceux de la place, et s’en rendront maîtres, poussant vigoureusement les assiégés ».
Le lieu d’attaque était horrible ; c’était une de ces brèches qu’on appelle en langue du métier brèches sans voûte, c’est-à-dire, on se le rappelle, une crevasse traversant le mur de part en part et non une fracture évasée à ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L’effet de la mine avait été si violent que la tour avait été fendue par l’explosion à plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais ce n’était qu’une lézarde, et la déchirure praticable qui servait de brèche et donnait entrée dans la salle basse ressemblait plutôt au coup de lance qui perce qu’au coup de hache qui entaille.
C’était une ponction au flanc de la tour, une longue fracture pénétrante, quelque chose comme un puits couché à terre, un couloir serpentant et montant comme un intestin à travers une muraille de quinze pieds d’épaisseur, on ne sait quel informe cylindre encombré d’obstacles, de pièges, d’explosions, où l’on se heurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux aux ténèbres.
Les assaillants avaient devant eux ce porche noir, bouche de gouffre ayant pour mâchoires, en bas et en haut, toutes les pierres de la muraille déchiquetée ; une gueule de requin n’a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Il fallait entrer dans ce trou et en sortir.
Dedans éclatait la mitraille, dehors se dressait la retirade. Dehors, c’est-à-dire dans la salle basse du rez- de-chaussée.
Les rencontres de sapeurs dans les galeries couvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheries à la hache sous les entreponts des vaisseaux qui s’abordent dans les batailles navales, ont seules cette férocité. Se battre au fond d’une fosse, c’est le dernier degré de l’horreur. Il est affreux de s’entretuer avec un plafond sur la tête. Au moment où le premier flot des assiégeants entra, toute la retirade se couvrit d’éclairs, et ce fut quelque chose comme la foudre éclatant sous terre. Le tonnerre assaillant répliqua au tonnerre embusqué. Les détonations se ripostèrent ; le cri de Gauvain s’éleva : Fonçons ! puis le cri de Lantenac : Faites ferme contre l’ennemi ! puis le cri de l’Imânus : À moi les Mainiaux ! puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coup sur coup, d’effroyables décharges tuant tout. La torche accrochée au mur éclairait vaguement toute cette épouvante. Impossible de rien distinguer ; on était dans une noirceur rougeâtre ; qui entrait là était subitement sourd et aveugle, sourd du bruit, aveugle de la fumée. Les hommes mis hors de combat gisaient parmi les décombres. On marchait sur des cadavres, on écrasait des plaies, on broyait des membres cassés d’où sortaient des hurlements, on avait les pieds mordus par des mourants ; par instants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On se colletait, on entendait l’effrayant souffle des bouches, puis des grincements, des râles, des imprécations, et le tonnerre recommençait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la brèche, et se répandait dans l’ombre. Cette flaque sombre fumait dehors dans l’herbe.
On eût dit que c’était la tour elle-même qui saignait et que la géante était blessée.
Chose surprenante, cela ne faisait presque pas de bruit dehors. La nuit était très noire, et dans la plaine et dans la forêt il y avait autour de la forteresse attaquée une sorte de paix funèbre. Dedans c’était l’enfer, dehors c’était le sépulcre. Ce choc d’hommes s’exterminant dans les ténèbres, ces mousqueteries, ces clameurs, ces rages, tout ce tumulte expirait sous la masse des murs et des voûtes, l’air manquait au bruit, et au carnage s’ajoutait l’étouffement. Hors de la tour, cela s’entendait à peine. Les petits enfants dormaient pendant ce temps-là.
L’acharnement augmentait. La retirade tenait bon. Rien de plus malaisé à forcer que ce genre de barricade en chevron rentrant. Si les assiégés avaient contre eux le nombre, ils avaient pour eux la position. La colonne d’attaque perdait beaucoup de monde. Alignée et allongée dehors au pied de la tour, elle s’enfonçait lentement dans l’ouverture de la brèche, et se raccourcissait, comme une couleuvre qui entre dans son trou.
Gauvain, qui avait des imprudences de jeune chef, était dans la salle basse au plus fort de la mêlée, avec toute la mitraille autour de lui. Ajoutons qu’il avait la confiance de l’homme qui n’a jamais été blessé.
Comme il se retournait pour donner un ordre, une lueur de mousqueterie éclaira un visage tout près de lui.
– Cimourdain ! s’écria-t-il, qu’est-ce que vous venez faire ici ?
C’était Cimourdain en effet. Cimourdain répondit :
– Je viens être près de toi.
– Mais vous allez vous faire tuer !
– Hé bien, toi, qu’est-ce que tu fais donc ?

– Mais je suis nécessaire ici. Vous pas.
– Puisque tu y es, il faut que j’y sois.
– Non, mon maître.
– Si, mon enfant !
Et Cimourdain resta près de Gauvain.
Les morts s’entassaient sur les pavés de la salle basse.
Bien que la retirade ne fût pas forcée encore, le nombre évidemment devait finir par vaincre. Les assaillants étaient à découvert et les assaillis étaient à l’abri ; dix assiégeants tombaient contre un assiégé, mais les assiégeants se renouvelaient. Les assiégeants croissaient et les assiégés décroissaient.
Les dix-neuf assiégés étaient tous derrière la retirade, l’attaque étant là. Ils avaient des morts et des blessés. Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches, Chante-en-hiver, avait été affreusement mutilé. C’était un Breton trapu et crépu, de l’espèce petite et vivace. Il avait un œil crevé et la mâchoire brisée. Il pouvait encore marcher. Il se traîna dans l’escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier étage, espérant pouvoir là prier et mourir.
Il s’était adossé au mur près de la meurtrière pour tâcher de respirer un peu.
En bas la boucherie devant la retirade était de plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deux décharges, Cimourdain éleva la voix :
– Assiégés ! cria-t-il. Pourquoi faire couler le sang plus

longtemps ? Vous êtes pris. Rendez-vous. Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf, c’est-à-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous.
– Cessons ce marivaudage, répondit le marquis de Lantenac.
Et vingt balles ripostèrent à Cimourdain.
La retirade ne montait pas jusqu’à la voûte ; cela permettait aux assiégés de tirer par-dessus, mais cela permettait aux assiégeants de l’escalader.
– L’assaut à la retirade ! cria Gauvain. Y a-t-il quelqu’un de bonne volonté pour escalader la retirade ?
– Moi, dit le sergent Radoub.

X RADOUB

Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoub était entré par le trou de brèche, à la tête de la colonne d’attaque, lui sixième, et sur ces six hommes du bataillon parisien, quatre étaient déjà tombés. Après qu’il eut jeté ce cri : Moi ! on le vit, non avancer, mais reculer, et, baissé, courbé, rampant presque entre les jambes des combattants, regagner l’ouverture de la brèche, et sortir. Était-ce une fuite ? Un tel homme fuir ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Arrivé hors de la brèche, Radoub, encore aveuglé par la fumée, se frotta les yeux comme pour en ôter l’horreur et la nuit, et, à la lueur des étoiles, regarda la muraille de la tour. Il fit ce signe de tête satisfait qui veut dire : Je ne m’étais pas trompé.
Radoub avait remarqué que la lézarde profonde de l’explosion de la mine montait au-dessus de la brèche jusqu’à cette meurtrière du premier étage dont un boulet avait défoncé et disloqué l’armature de fer. Le réseau des barreaux rompus pendait à demi arraché, et un homme pouvait passer.
Un homme pouvait passer, mais un homme pouvait-il monter ? Par la lézarde, oui, à la condition d’être un chat.
C’est ce qu’était Radoub. Il était de cette race que Pindare appelle « les athlètes agiles ». On peut être vieux soldat et homme jeune ; Radoub, qui avait été garde- française, n’avait pas quarante ans. C’était un Hercule leste.
Radoub posa à terre son mousqueton, ôta sa buffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deux pistolets qu’il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabre nu qu’il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passait au-dessus de sa ceinture.
Ainsi allégé de l’inutile, et suivi des yeux dans l’obscurité par tous ceux de la colonne d’attaque qui n’étaient pas encore entrés dans la brèche, il se mit à gravir les pierres de la lézarde du mur comme les marches d’un escalier. N’avoir pas de souliers lui fut utile ; rien ne grimpe comme un pied nu ; il crispait ses orteils dans les trous des pierres. Il se hissait avec ses poings et s’affermissait avec ses genoux. La montée était rude. C’était quelque chose comme une ascension le long des dents d’une scie. – Heureusement, pensait-il, qu’il n’y a personne dans la chambre du premier étage, car on ne me laisserait pas escalader ainsi.
Il n’avait pas moins de quarante pieds à gravir de cette façon. À mesure qu’il montait, un peu gêné par les pommeaux saillants de ses pistolets, la lézarde allait se rétrécissant, et l’ascension devenait de plus en plus difficile. Le risque de la chute augmentait en même temps que la profondeur du précipice.
Enfin il parvint au rebord de la meurtrière ; il écarta le grillage tordu et descellé, il avait largement de quoi passer, il se souleva d’un effort puissant, appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d’une main un tronçon de barreau à droite, de l’autre main un tronçon à gauche, et se dressa jusqu’à mi-corps devant l’embrasure de la meurtrière, le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l’abîme.
Il n’avait plus qu’une enjambée à faire pour sauter dans la salle du premier étage.
Mais une face apparut dans la meurtrière.
Radoub vit brusquement devant lui dans l’ombre quelque chose d’effroyable ; un œil crevé, une mâchoire fracassée, un masque sanglant.
Ce masque, qui n’avait plus qu’une prunelle, le regardait.
Ce masque avait deux mains ; ces deux mains sortirent de l’ombre et s’avancèrent vers Radoub ; l’une, d’une seule poignée, lui prit ses deux pistolets dans sa ceinture, l’autre lui ôta son sabre des dents.
Radoub était désarmé. Son genou glissait sur le plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés aux tronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avait derrière lui quarante pieds de précipice.
Ce masque et ces mains, c’était Chante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée qui montait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de la meurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de la nuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force ; tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture le torse de Radoub ; alors, Radoub ayant les mains cramponnées aux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de se laisser désarmer, Chante- en-hiver, épouvantable et tranquille, lui avait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre les dents.
Un duel inouï commença. Le duel du désarmé et du blessé.
Évidemment, le vainqueur c’était le mourant. Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sous ses pieds.
Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver, ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un et fut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe à l’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.
Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force, dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit un soubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dans l’embrasure.
Là il se trouva face à face avec Chante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenait les deux pistolets dans ses deux poings.
Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajusta Radoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, et il ne tira pas tout de suite.
Radoub profita de ce répit pour éclater de rire.
– Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir ! est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à la mode ? Sapristi, comme on t’a délabré le minois !
Chante-en-hiver le visait. Radoub continua :
– Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu la gargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon, Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache ton petit coup de pistolet, mon bonhomme.
Le coup partit et passa si près de la tête qu’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiver éleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne lui laissa pas le temps de viser.
– J’ai assez d’une oreille de moins, cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle !
Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejeta le bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et lui saisit et lui mania sa mâchoire disloquée.
Chante-en-hiver poussa un rugissement et s’évanouit. Radoub l’enjamba et le laissa dans l’embrasure.
– Maintenant que je t’ai fait savoir mon ultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre. Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à te massacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates. Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vas savoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans le grand mystère, paysan.
Et il sauta dans la salle du premier étage.
– On n’y voit goutte, grommela-t-il.
Chante-en-hiver s’agitait convulsivement et hurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.
– Silence ! fais-moi le plaisir de te taire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire. Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.
Et, inquiet, il fourra son poing dans ses cheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.
– Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ? C’est bon tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups à tirer. Tu me les as gaspillés, animal ! Et avec ça une fumée qui vous fait aux yeux un mal de chien !
Et rencontrant son oreille déchirée :
– Aïe ! dit-il. Et il reprit :
– Te voilà bien avancé de m’avoir confisqué une oreille ! Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autre chose, ça n’est guère qu’un ornement. Tu m’as aussi égratigné à l’épaule, mais ce n’est rien. Expire, villageois, je te pardonne.
Il écouta. Le bruit dans la salle basse était effrayant. Le combat était plus forcené que jamais.

– Ça va bien en bas. C’est égal, ils gueulent vive le roi.
Ils crèvent noblement.
Ses pieds cognèrent son sabre à terre. Il le ramassa, et il dit à Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et qui était peut-être mort :
– Vois-tu, homme des bois, pour ce que je voulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose. Je le reprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que le diable t’emporte, sauvage ! Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ? Je ne suis bon à rien ici.
Il avança dans la salle tâchant de voir et de s’orienter. Tout à coup dans la pénombre, derrière le pilier du milieu, il aperçut une longue table, et sur cette table quelque chose qui brillait vaguement. Il tâta. C’étaient des tromblons, des pistolets, des carabines, une rangée d’armes à feu disposées en ordre et semblant n’attendre que des mains pour les saisir ; c’était la réserve de combat préparée par les assiégés pour la deuxième phase de l’assaut ; tout un arsenal.
– Un buffet ! s’écria Radoub. Et il se jeta dessus, ébloui.
Alors il devint formidable.
La porte de l’escalier communiquant aux étages d’en haut et d’en bas était visible, toute grande ouverte, à côté de la table chargée d’armes. Radoub laissa tomber son sabre, prit dans ses deux mains deux pistolets à deux coups et les déchargea à la fois au hasard sous la porte dans la spirale de l’escalier, puis il saisit une espingole et la déchargea, puis il empoigna un tromblon gorgé de chevrotines et le déchargea. Le tromblon, vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub, reprenant haleine, cria d’une voix tonnante dans l’escalier : Vive Paris !
Et s’emparant d’un deuxième tromblon plus gros que le premier, il le braqua sous la voûte tortueuse de la vis- de-Saint-Gilles, et attendit.
Le désarroi dans la salle basse fut indescriptible.
Ces étonnements imprévus désagrègent la résistance.
Deux des balles de la triple décharge de Radoub avaient porté ; l’une avait tué l’aîné des frères Pique-en- bois, l’autre avait tué Houzard, qui était M. de Quélen.
– Ils sont en haut ! cria le marquis.
Ce cri détermina l’abandon de la retirade, une volée d’oiseaux n’est pas plus vite en déroute, et ce fut à qui se précipiterait dans l’escalier. Le marquis encourageait cette fuite.
– Faites vite, disait-il. Le courage est d’échapper. Montons tous au deuxième étage ! Là nous recommencerons.
Il quitta la retirade le dernier. Cette bravoure le sauva.
Radoub, embusqué au haut du premier étage de l’escalier, le doigt sur la détente du tromblon, guettait la déroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spirale reçurent la décharge en pleine face, et tombèrent foudroyés. Si le marquis en eût été, il était mort. Avant que Radoub eût eu le temps de saisir une nouvelle arme, les autres passèrent, le marquis après tous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre du premier pleine d’assiégeants, ils ne s’y arrêtèrent pas, et gagnèrent la salle du second étage, la chambre des miroirs. C’est là qu’était la porte de fer, c’est là qu’était la mèche soufrée, c’est là qu’il fallait capituler ou mourir.
Gauvain, aussi surpris qu’eux-mêmes des détonations de l’escalier et ne s’expliquant pas le secours qui lui arrivait, en avait profité sans chercher à comprendre, avait sauté, lui et les siens, par-dessus la retirade, et avait poussé les assiégés l’épée aux reins jusqu’au premier étage.
Là il trouva Radoub.
Radoub commença par le salut militaire et dit :
– Une minute, mon commandant. C’est moi qui ai fait ça. Je me suis souvenu de Dol. J’ai fait comme vous. J’ai pris l’ennemi entre deux feux.
– Bon élève, dit Gauvain en souriant.
Quand on est un certain temps dans l’obscurité, les yeux finissent par se faire à l’ombre comme ceux des oiseaux de nuit ; Gauvain s’aperçut que Radoub était tout en sang.
– Mais tu es blessé, camarade !
– Ne faites pas attention, mon commandant. Qu’est-ce que c’est que ça, une oreille de plus ou de moins ? J’ai aussi un coup de sabre, je m’en fiche. Quand on casse un carreau, on s’y coupe toujours un peu. D’ailleurs il n’y a pas que de mon sang.
On fit une sorte de halte dans la salle du premier étage, conquise par Radoub. On apporta une lanterne. Cimourdain rejoignit Gauvain. Ils délibérèrent. Il y avait lieu à réfléchir en effet. Les assiégeants n’étaient pas dans le secret des assiégés ; ils ignoraient leur pénurie de munitions ; ils ne savaient pas que les défenseurs de la place étaient à court de poudre ; le deuxième étage était le dernier poste de résistance ; les assiégeants pouvaient croire l’escalier miné.
Ce qui était certain, c’est que l’ennemi ne pouvait échapper. Ceux qui n’étaient pas morts étaient là comme sous clef. Lantenac était dans la souricière.
Avec cette certitude, on pouvait se donner un peu le temps de chercher le meilleur dénoûment possible. On avait déjà bien des morts. Il fallait tâcher de ne pas perdre trop de monde dans ce dernier assaut.
Le risque de cette suprême attaque serait grand. Il y aurait probablement un rude premier feu à essuyer.
Le combat était interrompu. Les assiégeants, maîtres du rez-de-chaussée et du premier étage, attendaient, pour continuer, le commandement du chef. Gauvain et Cimourdain tenaient conseil. Radoub assistait en silence à leur délibération.
Il hasarda un nouveau salut militaire, timide.
– Mon commandant ?
– Qu’est-ce, Radoub ?

– Ai-je droit à une petite récompense ?
– Certes. Demande ce que tu voudras.
– Je demande à monter le premier.
On ne pouvait le lui refuser. D’ailleurs il l’eût fait sans permission.

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