Quatrevingt-treize de Victor Hugo

VIII
DOLOROSA

Cependant la mère cherchait ses petits.
Elle allait devant elle. Comment vivait-elle ? Impossible de le dire. Elle ne le savait pas elle-même. Elle marcha des jours et des nuits ; elle mendia, elle mangea de l’herbe, elle coucha à terre, elle dormit en plein air, dans les broussailles, sous les étoiles, quelquefois sous la pluie et la bise.
Elle rôdait de village en village, de métairie en métairie, s’informant. Elle s’arrêtait aux seuils. Sa robe était en haillons. Quelquefois on l’accueillait, quelquefois on la chassait. Quand elle ne pouvait entrer dans les maisons, elle allait dans les bois.
Elle ne connaissait pas le pays, elle ignorait tout, excepté Siscoignard et la paroisse d’Azé, elle n’avait point d’itinéraire, elle revenait sur ses pas, recommençait une route déjà parcourue, faisait du chemin inutile. Elle suivait tantôt le pavé, tantôt l’ornière d’une charrette, tantôt les sentiers dans les taillis. À cette vie au hasard, elle avait usé ses misérables vêtements. Elle avait marché d’abord avec ses souliers, puis avec ses pieds nus, puis avec ses pieds sanglants.
Elle allait à travers la guerre, à travers les coups de fusil, sans rien entendre, sans rien voir, sans rien éviter, cherchant ses enfants. Tout étant en révolte, il n’y avait plus de gendarmes, plus de maires, plus d’autorité. Elle n’avait affaire qu’aux passants.
Elle leur parlait. Elle demandait :
– Avez-vous vu quelque part trois petits enfants ? Les passants levaient la tête.
– Deux garçons et une fille, disait-elle. Elle continuait :
– René-Jean, Gros-Alain, Georgette ? Vous n’avez pas vu ça ?
Elle poursuivait :
– L’aîné a quatre ans et demi, la petite a vingt mois. Elle ajoutait :
– Savez-vous où ils sont ? on me les a pris. On la regardait et c’était tout.
Voyant qu’on ne la comprenait pas, elle disait :
– C’est qu’ils sont à moi. Voilà pourquoi.
Les gens passaient leur chemin. Alors elle s’arrêtait et ne disait plus rien, et se déchirait le sein avec les ongles.
Un jour pourtant un paysan l’écouta. Le bonhomme se mit à réfléchir.

– Attendez donc, dit-il. Trois enfants ?
– Oui.
– Deux garçons ?
– Et une fille.
– C’est ça que vous cherchez ?
– Oui.
– J’ai ouï parler d’un seigneur qui avait pris trois petits enfants et qui les avait avec lui.
– Où est cet homme ? cria-t-elle. Où sont-ils ? Le paysan répondit :
– Allez à la Tourgue.
– Est-ce que c’est là que je trouverai mes enfants ?
– Peut-être bien que oui.
– Vous dites ?…
– La Tourgue.
– Qu’est-ce que c’est que la Tourgue ?
– C’est un endroit.
– Est-ce un village ? un château ? une métairie ?
– Je n’y suis jamais allé.
– Est-ce loin ?
– Ce n’est pas près.
– De quel côté ?
– Du côté de Fougères.

– Par où y va-t-on ?
– Vous êtes à Ventortes, dit le paysan, vous laisserez Ernée à gauche et Coxelles à droite, vous passerez par Lorchamps et vous traverserez le Leroux.
Et le paysan leva sa main vers l’occident.
– Toujours devant vous en allant du côté où le soleil se couche.
Avant que le paysan eût baissé son bras, elle était en marche.
Le paysan lui cria :
– Mais prenez garde. On se bat par là.
Elle ne se retourna point pour lui répondre, et continua d’aller en avant.

IX
UNE BASTILLE DE PROVINCE

I. LA TOURGUE

Le voyageur qui, il y a quarante ans, entré dans la forêt de Fougères du côté de Laignelet en ressortait du côté de Parigné, faisait, sur la lisière de cette profonde futaie, une rencontre sinistre. En débouchant du hallier, il avait brusquement devant lui la Tourgue.
Non la Tourgue vivante, mais la Tourgue morte. La Tourgue lézardée, sabordée, balafrée, démantelée. La ruine est à l’édifice ce que le fantôme est à l’homme. Pas de plus lugubre vision que la Tourgue. Ce qu’on avait sous les yeux, c’était une haute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur. Cette tour, droite sur un bloc de roche à pic, avait presque l’aspect romain tant elle était correcte et solide, et tant dans cette masse robuste l’idée de la puissance était mêlée à l’idée de la chute. Romaine, elle l’était même un peu, car elle était romane ; commencée au neuvième siècle, elle avait été achevée au douzième, après la troisième croisade. Les impostes à oreillons de ses baies disaient son âge. On approchait, on gravissait l’escarpement, on apercevait une brèche, on se risquait à entrer, on était dedans, c’était vide. C’était quelque chose comme l’intérieur d’un clairon de pierre posé debout sur le sol. Du haut en bas, aucun diaphragme ; pas de toit, pas de plafonds, pas de planchers, des arrachements de voûtes et de cheminées, des embrasures à fauconneaux, à des hauteurs diverses, des cordons de corbeaux de granit et quelques poutres transversales marquant les étages, sur les poutres les fientes des oiseaux de nuit, la muraille colossale, quinze pieds d’épaisseur à la base et douze au sommet, çà et là des crevasses, et des trous qui avaient été des portes, par où l’on entrevoyait des escaliers dans l’intérieur ténébreux du mur. Le passant qui pénétrait là le soir entendait crier les hulottes, les tète-chèvres, les bihoreaux et les crapauds-volants, et voyait sous ses pieds des ronces, des pierres, des reptiles, et sur sa tête, à travers une rondeur noire qui était le haut de la tour et qui semblait la bouche d’un puits énorme, les étoiles.
C’était la tradition du pays qu’aux étages supérieurs de cette tour il y avait des portes secrètes faites, comme les portes des tombeaux des rois de Juda, d’une grosse pierre tournant sur pivot, s’ouvrant, puis se refermant, et s’effaçant dans la muraille ; mode architecturale rapportée des croisades avec l’ogive. Quand ces portes étaient closes, il était impossible de les retrouver, tant elles étaient bien mêlées aux autres pierres du mur. On voit encore aujourd’hui de ces portes-là dans les mystérieuses cités de l’Anti-Liban, échappées au tremblement des douze villes sous Tibère.

II. LA BRÈCHE

La brèche par où l’on entrait dans la ruine était une trouée de mine. Pour un connaisseur, familier avec Errard, Sardi et Pagan, cette mine avait été savamment faite. La chambre à feu en bonnet de prêtre était proportionnée à la puissance du donjon qu’elle avait à éventrer. Elle avait dû contenir au moins deux quintaux de poudre. On y arrivait par un canal serpentant qui vaut mieux que le canal droit ; l’écroulement produit par la mine montrait à nu dans le déchirement de la pierre le saucisson, qui avait le diamètre voulu d’un œuf de poule. L’explosion avait fait à la muraille une blessure profonde par où les assiégeants avaient dû pouvoir entrer. Cette tour avait évidemment soutenu, à diverses époques, de vrais sièges en règle ; elle était criblée de mitrailles ; et ces mitrailles n’étaient pas toutes du même temps ; chaque projectile a sa façon de marquer un rempart ; et tous avaient laissé à ce donjon leur balafre, depuis les boulets de pierre du quatorzième siècle jusqu’aux boulets de fer du dix-huitième.
La brèche donnait entrée dans ce qui avait dû être le rez-de-chaussée. Vis-à-vis de la brèche, dans le mur de la tour, s’ouvrait le guichet d’une crypte taillée dans le roc et se prolongeant dans les fondations de la tour jusque sous la salle du rez-de-chaussée.
Cette crypte, aux trois quarts comblée, a été déblayée en 1855 par les soins de M. Auguste Le Prévost, l’antiquaire de Bernay.

III. L’OUBLIETTE

Cette crypte était l’oubliette. Tout donjon avait la sienne. Cette crypte, comme beaucoup de caves pénales des mêmes époques, avait deux étages. Le premier étage, où l’on pénétrait par le guichet, était une chambre voûtée assez vaste, de plain-pied avec la salle du rez-de- chaussée. On voyait sur la paroi de cette chambre deux sillons parallèles et verticaux qui allaient d’un mur à l’autre en passant par la voûte où ils étaient profondément empreints, et qui donnaient l’idée de deux ornières. C’étaient deux ornières en effet. Ces deux sillons avaient été creusés par deux roues. Jadis, aux temps féodaux, c’était dans cette chambre que se faisait l’écartèlement, par un procédé moins tapageur que les quatre chevaux. Il y avait là deux roues, si fortes et si grandes qu’elles touchaient les murs et la voûte. On attachait à chacune de ces roues un bras et une jambe du patient, puis on faisait tourner les deux roues en sens inverse, ce qui arrachait l’homme. Il fallait de l’effort ; de là les ornières creusées dans la pierre que les roues effleuraient. On peut voir encore aujourd’hui une chambre de ce genre à Vianden.
Au-dessous de cette chambre il y en avait une autre.

C’était l’oubliette véritable. On n’y entrait point par une porte, on y pénétrait par un trou ; le patient, nu, était descendu, au moyen d’une corde sous les aisselles, dans la chambre d’en bas par un soupirail pratiqué au milieu du dallage de la chambre d’en haut. S’il s’obstinait à vivre, on lui jetait sa nourriture par ce trou. On voit encore aujourd’hui un trou de ce genre à Bouillon.
Par ce trou il venait du vent. La chambre d’en bas, creusée sous la salle du rez-de-chaussée, était plutôt un puits qu’une chambre. Elle aboutissait à de l’eau et un souffle glacial l’emplissait. Ce vent qui faisait mourir le prisonnier d’en bas faisait vivre le prisonnier d’en haut. Il rendait la prison respirable. Le prisonnier d’en haut, à tâtons sous sa voûte, ne recevait d’air que par ce trou. Du reste, qui y entrait, ou qui y tombait, n’en sortait plus. C’était au prisonnier à s’en garer dans l’obscurité. Un faux pas pouvait du patient d’en haut faire le patient d’en bas. Cela le regardait. S’il tenait à la vie, ce trou était son danger ; s’il s’ennuyait, ce trou était sa ressource. L’étage supérieur était le cachot, l’étage inférieur était le tombeau. Superposition ressemblante à la société d’alors.
C’est là ce que nos aïeux appelaient « un cul-de-basse- fosse ». La chose ayant disparu, le nom pour nous n’a plus de sens. Grâce à la révolution, nous entendons prononcer ces mots-là avec indifférence.
Du dehors de la tour, au-dessus de la brèche qui en était, il y a quarante ans, l’entrée unique, on apercevait une embrasure plus large que les autres meurtrières, à laquelle pendait un grillage de fer descellé et défoncé.

IV. LE PONT-CHATELET

À cette tour, et du côté opposé à la brèche, se rattachait un pont de pierre de trois arches peu endommagées. Le pont avait porté un corps de logis dont il restait quelques tronçons. Ce corps de logis, où étaient visibles les marques d’un incendie, n’avait plus que sa charpente noircie, sorte d’ossature à travers laquelle passait le jour, et qui se dressait auprès de la tour, comme un squelette à côté d’un fantôme.
Cette ruine est aujourd’hui tout à fait démolie, et il n’en reste aucune trace. Ce qu’ont fait beaucoup de siècles et beaucoup de rois, il suffit d’un jour et d’un paysan pour le défaire.
La Tourgue, abréviation paysanne, signifie la Tour- Gauvain, de même que la Jupelle signifie la Jupellière, et que ce nom d’un bossu chef de bande, Pinson-le-Tort, signifie Pinson-le-Tortu.
La Tourgue, qui il y a quarante ans était une ruine et qui aujourd’hui est une ombre, était en 1793 une forteresse. C’était la vieille bastille des Gauvain, gardant à l’occident l’entrée de la forêt de Fougères, forêt qui, elle- même, est à peine un bois maintenant.

On avait construit cette citadelle sur un de ces gros blocs de schiste qui abondent entre Mayenne et Dinan, et qui sont partout épars parmi les halliers et les bruyères, comme si les titans s’étaient jeté des pavés à la tête.
La tour était toute la forteresse ; sous la tour le rocher, au pied du rocher un de ces cours d’eau que le mois de janvier change en torrents et que le mois de juin met à sec.
Simplifiée à ce point, cette forteresse était, au moyen âge, à peu près imprenable. Le pont l’affaiblissait. Les Gauvain gothiques l’avaient bâtie sans pont. On y abordait par une de ces passerelles branlantes qu’un coup de hache suffisait à rompre. Tant que les Gauvain furent vicomtes, elle leur plut ainsi, et ils s’en contentèrent ; mais quand ils furent marquis, et quand ils quittèrent la caverne pour la cour, ils jetèrent trois arches sur le torrent, et ils se firent accessibles du côté de la plaine de même qu’ils s’étaient faits accessibles du côté du roi. Les marquis au dix-septième siècle et les marquises au dix- huitième, ne tenaient plus à être imprenables. Copier Versailles remplaça ceci : continuer les aïeux.
En face de la tour, du côté occidental, il y avait un plateau assez élevé allant aboutir aux plaines ; ce plateau venait presque toucher la tour, et n’en était séparé que par un ravin très creux où coulait le cours d’eau qui est un affluent du Couesnon. Le pont, trait d’union entre la forteresse et le plateau, fut fait haut sur piles ; et sur ces piles on construisit, comme à Chenonceaux, un édifice en style Mansard, plus logeable que la tour. Mais les mœurs étaient encore très rudes ; les seigneurs gardèrent la coutume d’habiter les chambres du donjon pareilles à des cachots. Quant au bâtiment sur le pont, qui était une sorte de petit châtelet, on y pratiqua un long couloir qui servait d’entrée et qu’on appela la salle des gardes ; au-dessus de cette salle des gardes, qui était une sorte d’entresol, on mit une bibliothèque, au-dessus de la bibliothèque un grenier. De longues fenêtres à petites vitres en verre de Bohême, des pilastres entre les fenêtres, des médaillons sculptés dans le mur ; trois étages ; en bas, des pertuisanes et des mousquets ; au milieu, des livres ; en haut, des sacs d’avoine ; tout cela était un peu sauvage et fort noble.
La tour à côté était farouche.
Elle dominait cette bâtisse coquette de toute sa hauteur lugubre. De la plate-forme on pouvait foudroyer le pont.
Les deux édifices, l’un abrupt, l’autre poli, se choquaient plus qu’ils ne s’accostaient. Les deux styles n’étaient point d’accord ; bien que deux demi-cercles semblent devoir être identiques, rien ne ressemble moins à un plein-cintre roman qu’une archivolte classique. Cette tour digne des forêts était une étrange voisine pour ce pont digne de Versailles. Qu’on se figure Alain Barbe- Torte donnant le bras à Louis XIV. L’ensemble terrifiait. Des deux majestés mêlées sortait on ne sait quoi de féroce.
Au point de vue militaire, le pont, insistons-y, livrait presque la tour. Il l’embellissait et la désarmait ; en gagnant de l’ornement elle avait perdu de la force. Le pont la mettait de plain-pied avec le plateau. Toujours inexpugnable du côté de la forêt, elle était maintenant vulnérable du côté de la plaine. Autrefois elle commandait le plateau, à présent le plateau la commandait. Un ennemi installé là serait vite maître du pont. La bibliothèque et le grenier étaient pour l’assiégeant, et contre la forteresse. Une bibliothèque et un grenier se ressemblent en ceci que les livres et la paille sont du combustible. Pour un assiégeant qui utilise l’incendie, brûler Homère ou brûler une botte de foin, pourvu que cela brûle, c’est la même chose. Les Français l’ont prouvé aux Allemands en brûlant la bibliothèque de Heidelberg, et les Allemands l’ont prouvé aux Français en brûlant la bibliothèque de Strasbourg. Ce pont, ajouté à la Tourgue, était donc stratégiquement une faute ; mais au dix-septième siècle, sous Colbert et Louvois, les princes Gauvain, pas plus que les princes de Rohan ou les princes de la Trémoille, ne se croyaient désormais assiégeables.
Pourtant les constructeurs du pont avaient pris quelques précautions. Premièrement, ils avaient prévu l’incendie ; au-dessous des trois fenêtres du côté aval, ils avaient accroché transversalement, à des crampons qu’on voyait encore il y a un demi-siècle, une forte échelle de sauvetage ayant pour longueur la hauteur des deux premiers étages du pont, hauteur qui dépassait celle de trois étages ordinaires ; deuxièmement, ils avaient prévu l’assaut ; ils avaient isolé le pont de la tour au moyen d’une lourde et basse porte de fer ; cette porte était cintrée ; on la fermait avec une grosse clef qui était dans une cachette connue du maître seul, et, une fois fermée, cette porte pouvait défier le bélier, et presque braver le boulet. Il fallait passer par le pont pour arriver à cette porte, et passer par cette porte pour pénétrer dans la tour. Pas d’autre entrée.

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