Roger-la-Honte

Chapitre 4

 

 

En quittant le bureau provisoire ducommissaire de police, à la mairie, Roger, d’un pas alerte, et sansautrement s’occuper de cet incident, avait gagné la gare deVille-d’Avray et pris le train de neuf heures.

Environ une demi-heure plus tard, il était àParis. Il se rendit à pied rue Saint-Maur, où étaient sesateliers.

Après être passé à son cabinet et avoir jetéun rapide coup d’œil à sa correspondance, Roger Laroque sonna.

Un garçon entra :

– Monsieur Guerrier est à lacaisse ? demanda-t-il.

– Oui, Monsieur, monsieur Guerrier estmême arrivé avant l’ouverture des bureaux.

– Priez-le de venir dans mon cabinet.

Le garçon sortit, et, cinq minutes après, laporte s’ouvrait de nouveau et livrait passage à un tout jeunehomme, à l’air droit et franc, à mine intelligente, grand, mince etdistingué. C’était Jean Guerrier, le caissier de la maison.

– Asseyez-vous, Jean, dit Roger en luiindiquant une chaise. Et, après lui avoir cordialement serré lamain :

– Qu’y a-t-il de nouveau ?

– Hélas ! Monsieur, dit le caissieravec tristesse, la situation ne s’est pas modifiée depuis hier. Nosaffaires ne se sont pas relevées, vous le savez mieux que moi,depuis la guerre avec la Prusse. Cependant, nous sommes sortis, àplusieurs reprises, de crises dangereuses, et nous avons fait faceà tous nos paiements, à toutes nos fins de mois. Par malheur, jecrains fort que ce maudit remboursement, que nous avons étécontraints de faire, ne soit cause de notre perte. Il nous fallait,pour demain, environ cent quatre-vingt mille francs. Leremboursement à Larouette nous en a pris à peu près centquarante-cinq mille. Les cent mille francs que vous m’avez rendushier matin, en arrivant, ne comblent pas le déficit. Et je ne voispas trop comment nous ferons demain. Ah ! si nous pouvionspayer demain nos échéances et nos ouvriers… Cela nous donnerait dutemps.

– Oui, fit Laroque avec calme, celaserait du répit et le salut, car la situation n’est pasdésespérée…

– Vous connaissez, Monsieur, toutel’affection que je vous porte et tout mon dévouement. Je suisattristé par votre désespoir autant que par un malheurpersonnel.

Roger demeura silencieux. Il cherchait unecombinaison pour retarder la débâcle. Et rien, rien, pas même unexpédient ne lui venait à l’esprit.

De son côté, Guerrier faisait des additions.Il s’évertuait vainement à compter et à recompter les sommes àpayer. Les chiffres étaient là, inexorables.

– Combien nous manque-t-il ? demandale patron.

– Cinquante mille francs, répondit lecaissier, en poussant un soupir.

– Regardez-moi, Jean. Est-ce que jerougis ? Est-ce que j’ai l’air confus ? Eh bien ! jene devrais pas oser vous regarder en face, mon enfant, car j’aicommis une grosse faute, cette nuit, une faute qui aurait pu êtreirréparable.

– Pardon, monsieur Laroque, mais c’estmoi que vous allez forcer de rougir. Je n’ai pas l’honneur d’êtrevotre confesseur.

– Figurez-vous que, poussé par l’espritmalin, cet esprit qui ne manque jamais de hanter les gens près desombrer dans un abîme, j’ai commis l’infamie, moi qui n’ai jamaistenu une carte de ma vie pour jouer de l’argent, j’ai eul’imprudence de venir prendre, hier soir, 17 000 francs dansla caisse et de me faire présenter, cette nuit, dans untripot !… Je connais un vieux brave homme de joueur, qui vientsouvent frapper à ma bourse quand il s’est fait décaver ; jesuis allé le demander à son tripot, certain de l’y trouver. Ehbien ! le croiriez-vous, Jean, ce vieil incorrigible a encoreeu un reste de bon au fond du cœur. Lui qui n’avait pas un sou pourfaire son jeu, et pouvait espérer puiser à pleines mains dans monportefeuille, il m’a dit : « Ah ! n’entrez paslà-dedans, monsieur Laroque ; tous les commerçants qui sontentrés là en sont sortis pour la faillite, sinon pourMazas[1]. » Et je suis entré quand même, etj’ai joué, dans l’espoir de parfaire la somme qui nous manque. Etj’ai commencé par perdre, savez-vous combien ? J’ai d’abordperdu quinze mille francs. Je ne connaissais pas la sueur froide…je la connais maintenant. Vous ne pourriez vous imaginer, monenfant, ce que l’on souffre, quand on est un honnête homme et qu’onvoit son pauvre argent, cet argent sacré des échéances, ce dépôtconfié à l’honneur d’un chef d’usine, c’est-à-dire d’un homme qui acharge d’âmes, quand on voit cet argent s’en aller, le diable saitoù, par l’intermédiaire d’une ignoble palette de croupier. Il ne merestait plus que deux mille francs. J’aurais dû partir : laleçon était suffisante. Je restai dans l’espoir de me refaire,et…

– Et ?…

– Et je me refis. La veine me sourit uninstant, et j’eus bientôt les mains pleines de jetons de nacre,dont ces gens-là se servent comme monnaie pour se faciliter laruine. Vous pensez bien que je ne m’attardai pas plus longtemps. Jecourus à la caisse du tripot, j’étalai mes jetons sur la table, etje découvris avec volupté qu’il y en avait pour vingt-deux millefrancs, de sorte que, tout compte fait, je leur gagne encore cinqmille francs. Si je vous ai confié cela, Jean, c’est dans l’espoirde vous dégoûter à tout jamais des jeux d’argent. Voyons, Guerrier,n’auriez-vous pas un oncle d’Amérique, à qui vous pourrieztélégraphier de nous envoyer cette petite somme ?

Le patron plaisantait. Même il riait, maisd’un rire qui sonnait faux.

Laroque en était là. Faute de quarante-cinqmille francs, cette usine où il avait mis toute son intelligence,toute son énergie au travail, où tant de braves gens, pour laplupart pères de famille, comptaient sur lui, allait sombrer.

Guerrier ne se connaissait pas d’oncle enAmérique ; mais la question du patron éveilla en lui un vieuxsouvenir auquel il se raccrocha désespérément.

– Monsieur Laroque, dit-il, c’est grâce àla recommandation de feu monsieur Vaubernon que je suis entré dansvotre maison, d’abord comme simple employé aux écritures. Demodeste comptable, vous m’avez fait votre caissier. Vit-on jamaisplus jeune caissier dans un établissement de cetteimportance ?

– Où voulez-vous en venir ? Si jevous ai donné ma confiance, c’est que vous avez su la mériter.

– Et c’est surtout parce que monsieurVaubernon m’avait recommandé tout spécialement auprès de vous. Ilconnaissait ma famille. Il savait que mon père s’était trouvé dansl’impossibilité de me faire instruire convenablement, mais quej’avais comblé cette lacune en suivant, le soir, les coursd’adultes, en passant la moitié de mes nuits à l’étude. MonsieurVaubernon m’a porté bonheur jusqu’à présent. Eh bien ! c’estpeut-être encore lui qui nous tirera d’affaire.

– Je voudrais bien savoir comment.

Jean Guerrier tira de sa poche sonportefeuille et y prit une lettre cachetée, sur laquelle on lisaitcette suscription :

Monsieur de Terrenoire, banquier,

boulevard Haussmann.

– Lisez, dit-il à son patron.

– Je vois bien, mon cher Guerrier, quevous êtes en possession d’une lettre pour un banquier qui a nom deTerrenoire, et qui habite boulevard Haussmann ; mais quel estle banquier qui me prêterait aujourd’hui quarante-cinq millefrancs, sans autre gage que mes espérances de réussite, mon labeur,mon intelligence ?

Guerrier remit l’enveloppe sous les yeux dupatron.

– Vous ne reconnaissez pasl’écriture ?

– C’est l’écriture de monsieurVaubernon.

– Lorsque monsieur Vaubernon voulut bienme recommander à vous, il me donna cette lettre, en medisant : « Je suis convaincu que tu feras ta carrièrechez monsieur Laroque ; mais il faut tout prévoir. Si jamaisil t’arrivait un malheur, que tu perdisses ta place, que tu fussesdans le besoin, avec cette lettre, qu’il te suffira de porter à sonadresse, tu trouveras aide et assistance.

– Mais c’est un conte des Mille etUne Nuits ?

– Pas du tout, je vous assure.

– Du reste, à quoi cette lettrepourrait-elle nous servir ? Il s’agit de vous, et non de moi.Vous vous trouveriez sans place, dans la misère, il se pourrait quemonsieur de Terrenoire, banquier, voulût bien vous prendre dans sesbureaux, vous avancer un mois de traitement pour vous faciliterl’existence, mais il ne vous prêterait pas, à coup sûr,quarante-cinq mille francs, dont nous avons besoin.

– Il ne me les prêterait pas à moi,simple comptable, pauvre gratte-papier, mais à vous, ingénieur,savant, chef d’usine !

Roger Laroque éclata de rire.

– Vous riez de moi, observa Guerrier avecun franc sourire, qui témoignait de sa bonne âme ! Vous avezpeut-être tort. Laissez-moi porter cette lettre à son adresse.Laissez-moi expliquer à monsieur de Terrenoire comment la nécessitéde rembourser d’un seul coup une somme aussi considérable, ce quiprouve non seulement notre honnêteté, mais encore notresolvabilité, nous force à recourir à l’emprunt. Laissez-moi luidire combien vous êtes économe, travailleur, les ressources qu’il ya dans votre esprit, quel…

– Je ne doute pas de votre éloquence,interrompit Laroque ; mais les banquiers ne se paient pas demots !…

Guerrier regarda amoureusement sa lettre etdit :

– Il n’y a pas que des mots, là-dedans.J’y sens, si mon instinct ne me trompe pas, la présence d’une clémagique, avec laquelle nous ouvrirons le coffre-fort de monsieur deTerrenoire, et nous y prendrons les quarante-cinq mille francs quinous font défaut. Partons, monsieur Laroque, prenons une voiture,et courons au boulevard Haussmann. Je monterai seul, vousm’attendrez en bas, et si je ne réussis pas, qu’est-ce que nousaurons risqué ?

Le patron fit ce que voulait le caissier.Trois quarts d’heure après, Jean Guerrier se faisait annoncer chezM. de Terrenoire. Le banquier était dans son bureau etconsentait à recevoir.

Le jeune homme tendit sa lettre. Il remarquaque le banquier l’avait enveloppé d’un regard bienveillant ;son espoir s’affermit.

– Ah ! fitM. de Terrenoire, en voyant la signature, c’est de cepauvre monsieur Vaubernon, le meilleur ami de mon père, soncamarade de collège, et, plus tard, son camarade de régiment. Maisdepuis combien de temps avez-vous cette lettre, et pourquoi avoirtant tardé à me la présenter ?

Jean Guerrier expliqua son affaire sur un tonde franchise qui plut à l’auditeur.

– L’ami de mon père, ditM. de Terrenoire, n’en a pas écrit long, mais cela suffitpour que je sois tout à votre service. Vous voulez un bon emploi,et vous avez besoin d’argent ? Tout justement, mon caissier,qui a quelque chose comme cinquante ans de plus que vous, est surle point de se retirer à la campagne. Vous aurez sa succession.Voilà pour l’emploi. Demandez-moi maintenant la somme dont vousavez besoin. Deux cents louis vous suffiraient-ils ?

Guerrier devint tout pâle. La prédiction deson patron se réalisait : on lui offrait quelques centaines defrancs, et cela était déjà bien beau de la part d’un inconnu.

Guerrier se redressa, et, à la question dubanquier, il répondit avec fermeté :

– Deux cents louis ne me suffisentpas.

M. de Terrenoire ne put réprimer sonétonnement. Le banquier devait se dire que ce jeune homme nemanquait pas de prétention.

– Combien vous faut-il ?

– Quarante-cinq mille francs.

– Vous dites ?

– Quarante-cinq mille francs, répétaénergiquement le jeune caissier.

Et il se hâta d’ajouter :

– Ce n’est pas pour moi. Il faudrait queje fusse fou, Monsieur, pour abuser ainsi de la recommandation d’unvieil ami de votre père. Je vous les demande, ces quarante-cinqmille francs, pour mon patron, monsieur Roger Laroque,ingénieur-mécanicien, dont les ateliers sont situés rueSaint-Maur.

Et Jean Guerrier développa avec l’éloquencepersuasive qui vient du cœur, les motifs pour lesquels il avait unbesoin absolu de ces quarante-cinq mille francs.

M. de Terrenoire l’écouta jusqu’aubout. Il avait plaisir à entendre cette voix fraîche et jeuneplaider la cause de la reconnaissance, du dévouement. Et lorsqueJean eut épuisé tous ses arguments :

– Je ne connais pas monsieur RogerLaroque, lui dit le banquier, mais je réponds qu’il a en vous unemployé comme on n’en voit pas souvent.

À ce moment, un homme au visage sombre, vêtuavec une suprême élégance, entra et serra affectueusement la maindu banquier.

– Mon cher de Mussidan, lui dit cedernier, voici un jeune homme qui me demande un sacrifice assezsérieux. Vous êtes mon associé, je vais vous expliquer le cas, etje ferai ce que vous voudrez. Au fait, il vaut mieux que ce soit lepostulant lui-même qui vous mette au courant. Parlez, mon garçon,parlez sans crainte, comme tout à l’heure.

Et Jean Guerrier retrouva toute son éloquencepour persuader M. de Mussidan, comme il avait déjàpersuadé M. de Terrenoire.

– Vous tombez bien, jeune homme, ditl’associé du banquier. Je m’intéresse par-dessus toute chose àl’industrie, et je voudrais être assez riche pour commanditer tousceux qui, comme votre patron, ont donné des gages de capacité etd’activité. Vous pouvez donc, mon cher Terrenoire, si vous êtes demon avis, avancer à monsieur Laroque la petite somme dont il abesoin.

– Je cours chercher mon patron, s’écriale jeune homme. Vous nous sauvez la vie, Messieurs.

Il salua et sortit précipitamment.

En bas, dans la voiture, le patron attendait,sans aucun enthousiasme. Il était loin de se douter que soncaissier lui descendait le salut.

Jean ne le fit pas languir. Il ne se donnamême pas le temps de s’asseoir dans la voiture.

– Ça y est !

– Quoi ?

– Montez là-haut, on vous attend.

L’ingénieur n’eut plus envie de rire. Ilregarda avec commisération son caissier, dont la raison luiparaissait fort attaquée, mais il se décida enfin à monter. Ce futau tour du caissier à attendre dans la voiture.

Jean avait dit vrai ; Roger fut reçu parles deux banquiers, comme un ingénieur à qui on doit toute sonestime et toute sa confiance.

Les arrangements furent bientôt conclus.

Roger Laroque était tellement ému qu’il nepouvait proférer une parole. Il étreignit les mains des deuxassociés et se remettant enfin, s’écria :

– Si jamais vous avez besoin d’un hommecapable de tout donner, jusqu’à sa vie, adressez-vous à RogerLaroque, il sera toujours prêt.

Et il sortit, la joie au cœur.

– Ça y est ! se contenta-t-il dedire comme son caissier, en lui sautant au cou dans la voiture.

Arrivés à l’usine, ils refirent une dernièrefois les comptes. Rien ne manquait plus maintenant : il yavait de quoi payer tout le monde. Et de son portefeuille, ilsortit d’abord les billets de banque qu’on lui avait donnés aucercle en échange des jetons, puis les quarante-cinq mille francstouchés tout à l’heure. Le tout fut rangé, dans le coffre-fort del’usine, à côté des cent mille francs remis à Guerrier, laveille.

– Ah ! Monsieur, je suis bienheureux, disait Guerrier les larmes aux yeux !

Il sortit, congédié d’un geste amical par sonpatron qui, l’air gai, l’œil pétillant, se mit à bourrer sapipe.

Roger Laroque, dans son cabinet, et JeanGuerrier, à la caisse, travaillaient depuis une heure.

Roger, après avoir lu sa correspondance,répondait à quelques lettres pressées et importantes. Son visageétait très calme et n’exprimait aucune inquiétude. Maintenant qu’ilétait sûr de faire face aux engagements du lendemain, et qu’il yavait en caisse non seulement les échéances de fin de mois, mais lapaye des ouvriers et du personnel de ses bureaux.

De temps en temps, il s’arrêtait d’écrire etil promenait son regard autour de lui, le regard heureux de l’hommequi se retrouve au milieu de la besogne quotidienne qui lui estchère.

Par la fenêtre entraient les bruitsassourdissants des ateliers, des marteaux, des limes, de la vapeur,des roues en mouvement.

C’était un vacarme qu’il aimait ; ç’avaitété sa vie depuis son enfance.

De son côté, Jean Guerrier était rentré dansle bureau qu’il occupait seul, et où se trouvait scellée contre lemur, la caisse de la maison.

Il compta les billets remis par Laroque et lesclassa par sommes. Il les rangea dans la caisse et les inscrivitsur son livre, puis, prenant les feuilles de paye que lessurveillants des ateliers venaient de lui apporter, il calcularapidement ce qu’il faudrait donner à chacun d’eux pour lesouvriers, le lendemain.

Il préparait maintenant la feuille de paye desemployés de bureau.

Il fut interrompu dans sa besogne par l’entréed’un garçon qui s’approcha du caissier d’un air effaré et lui dit àl’oreille :

– Monsieur Guerrier, qu’est-ce qui sepasse donc ?… Il y a quatre messieurs qui viennent d’entrerdans la salle d’attente et demandent à parler à monsieur Laroquesur-le-champ.

– Eh bien, qu’est-ce que tu vois là de siétrange ? dit Guerrier sans lever le nez de ses registres.

– C’est que, sur les quatre, il y amonsieur Liénard, le commissaire de police aux délégationsjudiciaires, et deux types qu’il est facile, à leur mine, dereconnaître pour des agents en bourgeois…

Cette fois le caissier releva la tête.

– Un commissaire aux délégations,murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Préviens monsieurLaroque et introduis-les.

À l’annonce de cette visite, Laroque paruttrès étonné.

Il avait complètement oublié le meurtre deLarouette et sa déposition du matin chez M. Lacroix. Il yrepensa tout à coup, et vivement, fit signe au garçon de faireentrer M. Liénard. Il alla au-devant du commissaire et lesalua.

– Je devine l’objet de votre visite,Monsieur, dit-il, et je vous remercie de vous être dérangé… Mais,sur une lettre de vous, je serais volontiers passé à votrecabinet…

– Monsieur, dit le commissaire, qui nevoulut point s’asseoir, malgré l’invitation réitérée de Laroque,j’ai amené avec moi un expert en écritures auquel je vous prie devouloir bien remettre vos livres…

– Mes livres ? Et que désirez-vous,Monsieur, et pourquoi cet abus de pouvoir ?

– Ce que je veux, c’est d’abord le détaildes valeurs diverses qui ont constitué avec intérêts la somme decent quarante-cinq mille francs que vous avez remboursée àLarouette… Vous n’ignorez pas que Larouette a été assassiné etqu’on n’a pas retrouvé cette somme chez lui… tout fait donc croirequ’elle lui a été volée le soir même du jour où restitution lui enavait été faite dans vos bureaux.

– Il est de mon devoir de vous éclaireret vous pouvez faire passer votre expert à la caisse. MonsieurGuerrier le renseignera.

Roger passa à la caisse, dit quelques mots àGuerrier et revint.

En même temps entrait au bureau du jeune hommeun petit vieux, tout blanc, l’air futé, sec comme un tas depaperasses, M. Ricordot, l’expert.

– Monsieur, dit Jean Guerrier, d’après ceque vient de me dire mon patron, la justice désire savoir en quoiconsiste le remboursement que nous avons opéré il y a troisjours.

– Parfaitement, or, valeurs oubillets.

– Rien n’est plus facile. Voici quelétait, il y a trois jours, c’est-à-dire le 28 juillet, l’état de macaisse. Nous n’avions, comme vous le verrez, que de l’or et desbillets. Ni chèques, ni valeurs.

Il poussa ses livres tout ouverts devantM. Ricordot, qui les feuilleta.

– Comme dans le remboursement deLarouette nous n’avons fait entrer ni actions, ni obligations, ilsera peu aisé de retrouver la piste du meurtrier. Malgré cela, jepuis vous donner une indication plus précise.

Et, après avoir réfléchi quelques secondes, ilalla prendre dans un cartonnier un dossier de correspondances, etchercha une lettre.

– Parmi les billets de mille francs quicomposaient la majeure partie de la somme restituée, vingt outrente nous étaient parvenus de province, par lettres chargées, enpayement de différentes factures. Voici ces lettres. Ellescontiennent les numéros et lettres de série des billets. Peut-êtrecela vous servira-t-il ?…

– En effet. Merci.

M. Liénard entra et resta debout près dela porte, écoutant. Ce fut à lui, autant qu’à l’expert, ques’adressa Guerrier, lorsqu’il dit :

– Je ne dois pas vous laisser ignorer nonplus un signe particulier dû au hasard et qui pourra, plusfacilement que les numéros, faire reconnaître certains de cesbillets…

– Ah ! ah ! et quel est cesigne particulier ?

– Au moment où j’étais en train decompter une liasse de billets de cinq cents francs, un employé, enpassant devant mon pupitre, a frôlé mon encrier, avec son coude, etl’encre a taché une dizaine de billets, presque tous à la mêmeplace, à droite, là où il est dit que « l’article 139 du Codepénal punit des travaux forcés à perpétuité ceux qui aurontcontrefait ou falsifié les billets de banque autorisés par laloi… » Vous savez le reste.

– Le renseignement est précieux !murmura M. Liénard.

M. Ricordot continuait de paperasser.Comme il était myope et qu’il avait la manie de ne pas se servir delunettes, son front touchait presque les alignements dechiffres.

– L’état de la caisse au 28 juilletdernier est conforme à ce que dit ce jeune homme, grommela-t-il.Voyons maintenant aujourd’hui.

Pendant un quart d’heure le silence régna.

M. Liénard se promenait de long en largedans le bureau, – ou tantôt venait se pencher au-dessus de l’expertet parlait bas.

Quant à Guerrier, un peu intrigué et malgrélui mal à l’aise, il s’était mis à tapoter contre un carreau de lafenêtre.

Tout à coup M. Ricordot se leva, fermales registres avec lenteur, et attirant le commissaire dans uncoin, lui parla longuement à l’oreille.

Puis tous deux rentrèrent dans le cabinet deLaroque.

– En voilà des cachotteries !murmura le caissier, se rasseyant à sa place.

M. Liénard disait, à ce moment, àLaroque :

– Monsieur Ricordot vient de parcourirvos livres. Il y a vu ce qui, je me hâte de le dire, était connu denous, que vos affaires étaient fort mauvaises en ce moment etqu’avant-hier, hier même encore, vous ne deviez guère compter quesur un hasard pour vous tirer d’embarras.

– C’est vrai, Monsieur, dit Laroque avectristesse, j’ai failli suspendre mes payements. Mais aujourd’hui jesuis sauvé.

– En effet, monsieur Ricordot a remarquésur votre livre de caisse, à la date d’hier, la rentrée d’une sommeimportante… cent mille francs… et, à la date d’aujourd’hui même, larentrée d’une autre somme de cinquante mille, toutes deux verséespar vous, sans autre indication de provenance…

– C’est l’exacte vérité, dit Laroque. Oùvoulez-vous en venir ?

– Monsieur Laroque, – fit le commissaireaprès une pause, – veuillez répondre franchement et sans hésitationaux questions que je vais vous faire ?…

– Vous pouvez compter sur ma franchise,Monsieur, dit Roger avec simplicité et noblesse, je n’ai de ma viementi !…

– D’où viennent les cinquante millefrancs que vous avez versés à votre caisse ?

– J’ai gagné cinq mille francs cettenuit, au jeu…

– Au jeu ! Vous êtesjoueur ?

– Non, Monsieur. C’est la première foisque je vais dans un cercle.

– Quel cercle ?

– Le cercle du Commerce.

– Ah ! vous courez lestripots !

– Je vous répète, Monsieur, que je nejoue jamais. Cette accusation de courir les tripots n’est passeulement dure, je la trouve déplacée. Il me manquait hiercinquante mille francs pour mon échéance d’aujourd’hui : j’aieu, je l’avoue, un moment de faiblesse ; j’ai pris quelquemille francs dans ma caisse, sur les cent mille que j’y avaisversés hier matin, et j’ai voulu tenter la fortune. J’ai commencépar perdre, ce qui m’a donné une leçon, puis je me suis refait avecun bénéfice de cinq mille francs, et cette fois, revenu à des idéesplus saines, je suis rentré chez moi, sans chercher à gagner lesquarante-cinq mille francs qui me manquaient. Quant auxquarante-cinq mille qui font le complément de mon échéance, ilsm’ont été avancés, il n’y a pas deux heures, par monsieur deTerrenoire, banquier, boulevard Haussmann.

– Bien, nous vérifierons… Et les centmille francs dont votre livre de caisse porte la mention, à la dated’hier, 29 juillet ?

– Ces cent mille francs m’ont étéremboursés par…

Il s’arrêta brusquement, comme si tout à coupune main d’acier s’était crispée autour de sa gorge… l’empêchant deparler… L’effet fut si soudain, si foudroyant, qu’il s’écroula surune chaise… et de grosses gouttes de sueur perlèrent à sonfront…

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il… qu’allais-je dire là !

Le commissaire aux délégations l’observaitattentivement.

– Je vous réitère ma question, dit-il,que vous semblez n’avoir pas entendue. D’où proviennent les centmille francs que vous avez versés à la caisse et dont vos livresportent mention ?…

– Je vous l’ai dit, Monsieur, fit-ild’une voix sourde… d’un remboursement…

– Une personne vous les devait et vousles a rendus ?

– Justement.

– C’est fort possible. Quel est le nom decette personne ?

– Peu vous importe ; je trouve votrecuriosité un peu indiscrète, bien que, par votre profession et pardevoir, vous deviez être indiscret… Mais ici, vous comprenez malvotre devoir et vous êtes égaré par l’amour du métier…

– Je vous engage à répondre sanssubterfuge.

– Je ne vous reconnais pas le droit dem’interroger et je refuse… Et, comme mon caissier a dû vous fournirtous les renseignements qui vous sont nécessaires, je vous feraiobserver qu’il est onze heures, que mon temps est précieux…

– Vous ne vous rendez pas compte, je levois, monsieur Laroque, de la gravité de la situation où vous voustrouvez…

Laroque eut l’air surpris – et avec sabrusquerie ordinaire :

– Où diable trouvez-vous ma situationgrave, s’il vous plaît ?… Et en quoi cela peut-il intéressermonsieur le commissaire de police Liénard ?

– En ce qu’il existe contre vous defortes présomptions de culpabilité et que bien des indices sérieuxvous désignent comme le meurtrier de Larouette.

– Hein ? Comment ? Vous avezdit ?…

– Vous avez bien entendu !

Laroque part d’un éclat de rire énorme quisecoue comme de spasmes son corps de colosse.

Il va s’asseoir dans le fauteuil en cuir rougede son bureau et, les mains sur le ventre, les yeux bridés et labouche largement fendue, il rit toujours, – d’un rire convulsif quilui amène les larmes aux paupières.

– Moi, je n’aurais pas trouvé cela, voussavez ? finit-il par dire.

– Vous avez tort de ne pas prendre cetteaccusation au sérieux, dit le commissaire, et je vous préviens quela meilleure manière d’y échapper et d’empêcher votre arrestationserait de répondre à la question que je vous pose.

– C’est donc sérieux ?

– Ai-je l’air de plaisanter ? fitM. Liénard d’un ton sec.

– Non, quant à cela, je le reconnais, etc’est ce qui me fait rire. Réfléchissez à l’absurdité de votreaccusation. À qui ferez-vous croire, à Paris, que Roger Laroque estdevenu un assassin ? À ceux qui ne me connaissent pas,peut-être, et ceux-là, je me soucie peu de leur opinion, mais lesautres !

– Je ne suis pas ici pour ergoter sur leplus ou moins de vraisemblance de votre culpabilité, mais pour vousposer certaines questions très nettes et pour vous mettre à ladisposition du parquet de Versailles, dans le cas où vos réponsesne me paraîtraient pas satisfaisantes.

Laroque avait cessé de rire. Sa physionomiereflétait un peu d’inquiétude, et même il regardait le magistratavec une certaine frayeur. C’était donc vrai ? Onl’accusait ?

L’expert Ricordot était sorti depuis quelquesminutes et était passé dans le bureau de Guerrier.

Laroque le vit rentrer tout à coup, portant,entre les mains, des liasses de billets de banque.

Et ces billets, l’expert se mit à les examinerl’un après l’autre, pendant que l’interrogatoirereprenait :

– Enfin, dit le mari d’Henriette, cen’est pas sans de très graves indices qu’on accuse un homme commemoi. Ma vie n’a jamais laissé de prise à la critique, et je ne saiscomment le soupçon a pu m’atteindre… C’est presque m’humilier et merabaisser que de me défendre… Et avant de me résigner à cettehumiliation, je voudrais connaître les preuves relevées contremoi.

– Elles sont de plusieurs natures, maisje n’ai à m’occuper d’autre chose que de cet argent suspectretrouvé dans votre caisse. Ma mission est précise et limitée,puisque le crime s’est commis en dehors du ressort de la préfecturede police, et je n’agis qu’en vertu d’une commission rogatoire.Vous aurez à répondre, pour le reste, au parquet de Versailles.Maintenant votre affirmation de tout à l’heure… à savoir quel’importante somme retrouvée dans votre caisse – alors que le 28votre caisse était vide – provient, pour la plus faible partie,d’un gain au baccara, d’un prêt et, pour le reste, d’unremboursement ?

– Oui, Monsieur.

– Il va falloir prouver tout ce que vousaffirmez.

– J’ai joué hier, de dix heures à minuit,au cercle du Commerce, et je vous donnerai les noms de plusieursdes membres du cercle qui pontaient contre moi. Il y avait le baronde Cé, messieurs du Voltérier, de Luvigny, Léonce Dubois, lemanufacturier bien connu, Gaston et Adolphe Levallois, de la rue duSentier.

– Va donc, en ce qui concerne le cercle.Nous y reviendrons plus tard. Mais les cent mille francs apportéspar vous à la caisse, le 29 juillet ?

De nouveau, M. Laroque s’était troublé etavait pâli. Il se leva, fit quelques pas fiévreusement dans soncabinet, puis :

– Je n’ai rien à ajouter à ma réponseprécédente. Ces cent mille francs viennent du remboursement –inespéré – d’un prêt…

– Le nom du débiteur ?

Laroque se tut.

– Réfléchissez… ce nom, c’est la preuveque vous ne mentez pas… car il nous sera facile de vérifier votrerenseignement… Au contraire, si vous refusez de parler, c’est unecharge de plus – la plus lourde – contre vous ! Allons,décidez-vous ! ce nom ?…

Laroque secoua la tête, et tout à coup,prenant son front dans ses mains puissantes, il dit à plusieursreprises, avec colère :

– Que vous importe ! que vousimporte !

– Dans votre intérêt, Laroque, pour votrehonneur, l’honneur de votre maison, je vous engage à parler…

– Non. Que vous importe, encore unefois ?

– Laroque, dans l’intérêt et pour l’amourde votre femme et de votre fille, que vous semblez oublier, il fautque vous parliez…

Il eut une brusque secousse de tous lesmembres à cette évocation. Un instant, la bouche détendue, larespiration sifflante, les yeux fixes, il demeura atterré. Seslarges épaules se voûtèrent… On les voyait se courber, secourber…

– Je suis perdu !… murmura-t-il… Jesuis perdu !…

M. Liénard laissa échapper un gested’impatience.

De son côté, l’expert qui avait contrôlé lesbillets de banque, en se reportant aux numéros et lettres de sérieindiqués par Guerrier, se leva tout à coup, fit au magistrat unclin d’œil significatif et lui glissa dans la main, sans dire unseul mot, un chiffon de papier sur lequel il avait écrit quelquesmots et auxquels, avec une épingle, il venait d’attacher six ousept billets de mille francs.

M. Liénard se tourna versLaroque :

– Ainsi, dit-il, c’est bien entendu, vousrefusez de répondre ?

– Je refuse ! fit Roger, d’une voixbasse et rauque.

– Votre caissier nous a signalé tout àl’heure une série de numéros de billets reçus en payement defactures envoyées en province. Ces billets sont entrés en compte etont servi, le 28 juillet, à payer Larouette. D’après votrecaissier, il ne restait, le 28 juillet, dans votre caisse, après leremboursement effectué, que de l’or… Dans ces conditions,voulez-vous m’expliquer comment il se fait que nous retrouvionsaujourd’hui, en caisse, la plupart des billets signalés ?…

– C’est impossible ! s’écria Roger,se réveillant en sursaut.

– Voyez vous-même… D’une part, leslettres de province qui contenaient le chargement et lesindications de numéros – ainsi que cela se fait d’habitude. –D’autre part, les billets, portant ces mêmes numéros…

« Ces billets – vos livres en font foi etvotre caissier lui-même le déclare – sont sortis le 28 juillet devotre maison. Larouette les a eus en sa possession. On les lui avolés. Et voici qu’ils se retrouvent dans votre caisse !…

Effaré, pressant d’une main son front etsentant que sa raison s’échappait de son cerveau, Roger Laroqueregardait les chiffres qu’on lui montrait.

– En suivant votre raisonnement, repritmonsieur Liénard, et si je croyais à vos affirmations, il se seraitpassé ceci : ou bien les billets suspects proviennent desremboursements dont vous refusez d’avouer la source, ou vous lesavez ramassés, hier, sur la table de baccara, dans votre gain ducercle…

– C’est impossible !…

– De telle sorte que, d’après vous,l’assassin de Larouette serait ou l’un des membres du cercle duCommerce qui ont joué contre vous… ou la personne même de laquellevous prétendez tenir le remboursement…

– Quelle folie !…

– Persistez-vous dans vosdéclarations ?

– J’ai dit la vérité.

– Je veux bien vous croire, mais, dumoins, complétez-la. Vous voyez maintenant à quel danger vousexpose votre refus de me donner le nom de votre débiteur… Revenezsur ce refus…

– Non ! dit-il avec effort.

– Ce peut être votre perte…

– N’insistez pas, Monsieur ! ditRoger avec une tristesse profonde.

– Soit. Le parquet de Versailles serasans doute plus heureux que moi. Une autre question : laplupart des membres du cercle où vous avez joué vous étaient-ilsinconnus ?

– Tous, à part un seul, pauvre diable quine m’a présenté qu’à son corps défendant.

L’expert Ricordot, tout à ses recherches, neprêtait aucune attention à cet interrogatoire. Il venait de selever, pour la seconde fois, et passait à M. Liénard uneliasse de billets de cinq cents francs, en lui faisant remarquer,d’un geste du doigt, le coin de ces billets tachés d’encre au mêmeendroit.

M. Liénard était un vieux magistrat,habitué aux affaires les plus émouvantes. Sa physionomie ne changeapas. Il se contenta de pincer les lèvres. Puis, ouvrant la porte,il appela :

– Monsieur Guerrier, voudriez-vous venirun instant, s’il vous plaît ?

Le caissier posa sa plume, se leva et obéit.Liénard lui dit :

– Ayez l’obligeance de répéter devantvotre patron ce que vous m’avez déclaré tout à l’heure au sujetd’un petit accident arrivé, il y a trois jours, à certains billetscomptés à Larouette…

– La tache d’encre ?

– Oui.

Jean Guerrier s’exécuta, répétant mot pour motce qu’il avait dit.

– C’est bien, dit le commissaire depolice, je n’ai plus besoin de vous.

Le caissier se retira, l’attitude et laprostration de Roger le remplissaient d’angoisse.

Alors Liénard, s’adressant àcelui-ci :

– Vous avez entendu les renseignementsdonnés par votre employé ?

Laroque inclina la tête, sans parler, le cœurserré par la crainte et prévoyant une nouvelle et terribleexplication.

– Comment se fait-il que ces billets, siaisément reconnaissables, se trouvent également chez vous, aprèsavoir été versés à Larouette ? Car, les voici,regardez !… Vous voyez la tache d’encre sur l’article duCode ?

– Je vois, oui, fit Laroque, et jereconnais comme vous que tout cela est bien étrange et bienextraordinaire…

– Pas si étrange, car, pour moi, jel’explique facilement…

« La situation est claire. Vos affairesallaient mal, et vous aviez à grand-peine réuni la somme qui vousétait indispensable pour faire face à vos engagements de la fin dumois, quand est arrivée la demande de Larouette. Vous avez suppliéLarouette d’attendre, mais vous l’avez trouvé intraitable. Il afallu vous exécuter. C’était la faillite, ainsi que vous l’avez ditvous-même à votre créancier dans une de vos lettres ; un seulmoyen vous restait : reprendre à Larouette cet argent quiétait votre salut… le voler et, en cas de résistance, le tuer…

– Ce que vous racontez là est infâme,Monsieur, dit Laroque, auquel l’imminence du danger qu’il couraitrendait peu à peu son sang-froid… J’ai presque de la honte à direque je suis innocent !…

– Malheureusement, c’est une protestationtoute platonique. Il est facile de protester de votre innocence –mais il est moins facile de vous défendre… Je relève contre vousune preuve accablante : ces billets payés par vous àLarouette, volés chez Larouette après le meurtre, et retrouvés chezvous… Et notez ces circonstances : votre créancier demeure àVille-d’Avray, tout près de chez vous… le refuge est là… l’alibiest naturel… vous assassinez !… Et, le lendemain même, vousrestituez à la caisse l’argent qui en était sorti la veille !…Vous êtes le coupable, Laroque ; pour moi, cela ne fait aucundoute…

– Je vous jure, Monsieur, que je suisinnocent – dit Roger au comble de l’émotion – je vous jure que lapensée même d’un crime pareil ne pouvait entrer dans mon esprit.Que puis-je vous dire pour me défendre ? Rien. Si j’avais étécoupable, j’aurais de longue date préparé ma défense !…

« Oui, Monsieur, je reconnais comme vous,que les numéros de ces billets coïncident avec ceux des billetspayés à Larouette.

« Je reconnais même que ces tachesd’encre dont parle Guerrier constituent contre moi des preuvesterribles.

« Moi-même, je ne vous le cache pas… j’aipeur… je suis tout bouleversé… je voudrais vous expliquer, mais jene le puis, non, je ne le puis…

– Je vais être obligé de vous arrêter etde vous faire conduire à Versailles.

– Vous me déshonorez… Vous tuez ma femmeet ma fille… Vous ruinez ma maison. Moi, assassin… moi, RogerLaroque !… Songez, monsieur Liénard, que je puis, si vous ledésirez, vous envoyer vingt des commerçants les plus connus et lesplus honorés de Paris, qui tous vous seront garants de maprobité.

– Ce sont des phrases, et j’aimeraismieux une réfutation bien nette…

– Je ne sais quoi vous dire, moi… C’esthorrible d’être ainsi soupçonné !… Ma pauvre femme !… Mapauvre petite Suzanne ! Que vont-elles devenir quand on leurapprendra ?…

« Monsieur Liénard, vous ne pouvez, degaieté de cœur, vouloir ma perte ; vous ne me connaissez pas.Aidez-moi donc à me défendre. Vous êtes de sang-froid, vous… Moi,je deviens fou !

– Je vais vous en faciliter les moyens,dit le magistrat. J’admets pour un moment les explications que vousm’avez données. Si vous avez dit la vérité, il est clair que lesbillets suspects viennent de l’un des joueurs du cercle, à moinsque vous ne les teniez de celui de vos débiteurs dont vousprétendez avoir reçu cent mille francs.

« En ce qui concerne le cercle, noussaurons vite à quoi nous en tenir, lorsque nous aurons retrouvé lenom de ceux qui ont joué dans votre partie. Reste le débiteurmystérieux dont vous cachez la personnalité… Vous pouvez voussauver en le nommant… J’enverrai un des mes agents le chercher, àl’adresse que vous m’indiquerez, et, après avoir entendu sadéclaration, si elle est conforme à ce que vous prétendez, vousresterez libre… Au contraire, si vous refusez de le nommer, il seraclair que vous mentez, que le débiteur n’est qu’un être imaginaireinventé par vous pour sortir d’embarras en ce moment critique… Jene vois pas pour vous d’autre moyen de défense… Maintenant,Laroque, parlez, je vous écoute…

Roger fit deux pas vers le commissaire.

– Eh bien ! soit, dit-il… puisqu’ille faut !…

Il allait parler… mais il s’arrêta, – ainsiqu’une fois déjà, – étouffé par une parole qui ne pouvait sortir desa gorge contractée. Il recula comme si le magistrat lui eût faitpeur… Ses doigts, en un mouvement de rage, se fixèrent dans lescheveux, et, sans doute pour se punir d’un moment de faiblesse, etd’avoir voulu parler, ses dents blanches s’enfoncèrent dans salèvre inférieure, qui s’ensanglanta.

– Songez, Laroque, dit le commissaire depolice, à toutes les suppositions que fera naître votresilence !…

– Je vous jure par ce que j’ai de pluscher – par ma femme… – par la vie de ma fille – que j’ai dit lavérité !…

– Comment la justice pourra-t-elle vouscroire, si vous lui enlevez le seul moyen possible de s’assurer quevous ne la trompez pas !…

– À la grâce de Dieu, et que ma destinées’accomplisse, dit le mécanicien d’un ton ferme, en se relevant.Arrêtez-moi. Je suis prêt à vous suivre, mais je n’ajouterai rien àce que j’ai dit !…

– Je vous mets donc en étatd’arrestation. Vous l’aurez voulu et vous m’aurez forcé lamain.

Le magistrat mit en ordre ses notes, fitsigner ses réponses à Laroque, reçut régulièrement la déclarationde Guerrier, joignit à ses pièces le procès-verbal très bref del’expert et les billets de banque qui allaient en quelque sorteformer la base de l’accusation – le tout pour être expédié àVersailles, en même temps que le prisonnier, au juge d’instructionchargé de l’enquête.

Midi sonnait, à ce moment à l’horloge del’usine.

– Suivez-moi, Monsieur, dit Liénard.

En traversant le bureau de la caisse, Rogertrouva rassemblés là Jean Guerrier et tous les employés qu’agitaitle pressentiment d’un malheur.

– Mes amis, dit Laroque, je suis arrêtésous l’inculpation d’un crime horrible… d’un assassinat suivi devol… Je vais vous quitter… mais tranquillisez-vous… ce ne sera paspour longtemps… J’aurai tôt fait de prouver mon innocence…Continuez-moi vos services… Guerrier, je vous laisse la directionde la fabrique… Adieu, mes amis !…

Ils s’élancèrent tous autour de lui, les mainstendues, mais ne disant rien parce que cette nouvelle lesatterrait.

Guerrier embrassa Laroque.

Laroque eut un sourire navré. Il n’avait plusla foi. Dans la cour, ils se trouvèrent au milieu du flot desouvriers qui sortaient de l’usine pour aller déjeuner.

Laroque était entre les deux agents restésdans la salle d’attente ; chacun le tenait par un bras pourl’empêcher de fuir.

– Le patron est arrêté !…

Le mécanicien était adoré par ses inférieurspour sa justice, son égalité d’humeur, sa gaieté bon enfant, sadroiture.

En une seconde, le commissaire de police,l’expert Ricordot, le prisonnier et les agents du service de lasûreté furent entourés par une centaine d’ouvriers, curieux etmenaçants, dont le cercle se ferma.

C’étaient tous de grands gaillards aux épaulesrobustes, au teint hâlé, à l’œil hardi.

Certes, Laroque n’aurait eu qu’à faire unsigne pour être libre.

Liénard le comprit et eut un momentd’inquiétude.

– Restez calmes, mes enfants, dit Roger…et éloignez-vous… Je suis victime d’une erreur… mais ce soir,demain au plus tard, je serai de retour au milieu de vous… Soyezsans crainte pour votre paye… qui sera comptée, comme toutes lesquinzaines, par M. Guerrier…

Un apprenti, un gamin, – la figure barbouilléede noir, – se jeta dans les jambes des agents, pour se rapprocherde Laroque :

– Patron, si vous vouliez, on pourraitfaire passer la rousse par-dessus le mur… Ça vous donnerait letemps de vous tirer des pieds.

– Fuir, mon garçon, ce serait m’avouercoupable…

– Alors, c’est comme vous voudrez…Pourtant, mince, ç’aurait été rien rigolboche !…

Et le gamin tourna les talons.

Les ouvriers s’étaient écartésrespectueusement.

Un fiacre à quatre places, attelé de deuxchevaux, attendait à la grille. Le commissaire y monta, puis Rogerpuis les agents.

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