Roger-la-Honte

Chapitre 11

 

 

Le lendemain, Lucien reprenait le train à lagare Saint-Lazare, mais, cette fois, il n’alla point jusqu’àVersailles ; il s’arrêta à Ville-d’Avray et se fit conduire àla villa Montalais.

Il voulait voir Henriette, s’entretenir avecelle espérant que la jeune femme lui donnerait quelquesrenseignements précieux.

La petite maison lorsqu’il y entra étaitsilencieuse. La grille était ouverte, il put pénétrer sans sonner.Il frappa à la porte d’entrée ; mais comme personne nerépondit il la poussa ; celle-là, non plus, n’était pasfermée. Dans le corridor, personne. Il monta l’escalier,péniblement. Il était à peu près au millieu quand il entendit despas au-dessus de lui.

Quelqu’un venait à sa rencontre…

C’était Jean Guerrier, le caissier de l’usine,important témoin qui, devant le jury, devait être, par la fatalitédes choses, à charge en ce qui concernait les preuves matériellesrésultant des billets de banque trouvés en caisse, et à déchargepar la foi qu’il montrerait en l’innocence de son patron.

– Ah ! monsieur de Noirville, quelmalheur ! dit Jean, qui connaissait l’avocat pour l’avoir vumaintes fois, avant le drame, avec son maître, et qui, depuis,était allé lui communiquer les résultats des interrogatoires qu’onlui faisait subir.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Madame est à l’agonie !

– Grand Dieu !… Ah ! c’esteffroyable ! Pauvre Roger !…

Le jeune homme fut obligé de le soutenir. Ill’entraîna dans un petit salon d’attente donnant sur l’antichambreet s’assit auprès de lui.

– Monsieur Laroque est perdu !s’écria-t-il. Comment voulez-vous que des étrangers croient à soninnocence quand celle qui agonise dans cette maison est convaincuede sa culpabilité.

– Convaincue ! À quoi lejugez-vous ?

– Madame Laroque allait un peu mieux cematin. Elle avait tout son entendement ; c’était la dernièrelueur de la flamme près de s’éteindre.

– Eh bien ?

– J’en ai profité pour lui retracertoutes mes impressions, pour lui conter avec quelle joie mon patronm’a remis d’abord les cent mille francs qu’un inconnu, qu’ils’obstine à ne pas nommer, lui a restitués. Ce n’était pas lasatisfaction du malfaiteur qui a commis un crime et profite dubutin. Où a-t-on jamais vu qu’un coquin tue pour payer deséchéances ? Est-ce que les assassins ont des échéances ?Ils volent et ils feraient plutôt banqueroute que de sacrifier leprix du sang à solder des créanciers ! Allons donc ! celatombe sous le sens !

– Vous lui avez dit tout cela ?

– Oui. Je lui retraçais également lascène du lendemain. Je vous l’ai dit, à vous, l’avocat de ce pauvremonsieur Laroque, je le répéterai avec énergie devant lejury : il fallait entendre mon patron faire son meaculpa devant son caissier, s’accuser d’avoir été jouer dans untripot, d’avoir failli perdre quelques billets de mille francs, cequi l’aurait obligé à recourir aux expédients ; à falsifierses livres, disait-il avec cette indignation qui témoigne d’uneconscience intacte.

– Oui, vous direz cela, Guerrier, vous ledirez avec la conviction dont vous êtes animé aujourd’hui.

– Certes, mais à quoi celaservirait-il ? Je l’ai dit ce matin à madame Laroque et pourtoute réponse elle a exhalé ce propos qui trahit sa secrètepensée : « Je voudrais être aveugle, et je parleraiscomme vous. »

– Montons voir la mourante, s’écriaM. de Noirville. Je veux m’assurer par moi-même de ce quevous croyez être la conviction de cette malheureuse femme.

Ils entrèrent dans la chambre à coucher. Lamalade ne voyait déjà plus personne.

Il y avait aussi un vieillard à la figure trèsbrune, entièrement rasée, sauf le collier de barbe, et qui priait,les yeux très rouges.

C’était l’oncle Bénardit, appelé parHenriette.

Il était arrivé la veille.Mme Laroque lui avait remis Suzanne et, comme sielle n’avait attendu que cela pour mourir, elle avait perduconnaissance presque aussitôt ; son agonie durait depuis laveille.

Il y avait, enfin, Suzanne, qu’on n’avait puarracher du lit de sa mère et dont le désespoir muet étaiteffrayant.

Mme Laroque n’était pas morteencore, mais déjà ses yeux fixes étaient vitreux ; ses brasétaient sur les draps et, de temps à autre, on voyait remuer lesdoigts, faiblement, très faiblement.

Tout à coup, elle parut se ranimer. La crisesuprême approchait.

Elle ouvrit les yeux très grands et lespromena sur ceux qui l’entouraient, sur le docteur, sur Bénardit,sur Lucien, sur Jean Guerrier.

Elle les reconnut tous, car elle leur sourit,un pauvre sourire qui fit grimacer sa figure amaigrie. Puis ellen’eut plus d’attention que pour sa fille.

Son bras lentement se souleva jusqu’aux blondscheveux de l’enfant et resta là, une seconde.

– Ma fille, murmura-t-elle, ma Suzanneadorée… pardonne-lui… pardonne-lui… !

Sa dernière pensée avait été pour Laroque.

Et sa dernière caresse fut pour Suzanne.

Elle était morte.

– C’est fini…, dit le docteurMartinaud.

Suzanne avait compris et on voulut l’enlever,cela fut impossible.

Le docteur Martinaud fronçait le sourcil.

– C’est trop fort pour un cerveau sifrêle, dit-il à Noirville et à Bénardit, j’ai peur que cette enfantne devienne folle !

Ce fut seulement à la fin de la journée,lorsque, morte de fatigue, épuisée de sanglots, elle tomba endormieauprès du cadavre de sa mère, qu’on put enlever Suzanne de ce litfunèbre.

La mission de Lucien était manquée. Il s’étaitproposé d’interroger Henriette. Il était trop tard.

Avant de partir, il eut une courteconversation avec Bénardit :

– Vous êtes l’avocat de Roger, Monsieur,fit le maître d’usine.

– Son avocat et son ami.

– Que pensez-vous de cette tristeaffaire ?

– Est-ce l’avocat que vous interrogez, oul’ami ?

– Les deux.

– Comme ami, je suis sûr de l’innocencede Roger. Je n’en ai pas douté un seul instant et n’en douteraijamais.

– Et comme avocat ?

– Je suis convaincu qu’il n’échappera pasà une condamnation.

– Vous verrez Roger sans doutebientôt ?

« Dites-lui que, quelle que soit sacondamnation, Suzanne aura en moi un père… dans ma femme… une mère…et nous l’aimerons d’autant plus que nous n’avons pas d’enfant.

– Je le lui dirai, Monsieur, soyez-encertain. Mais allez-vous donc quitter Ville-d’Avray, aprèsl’enterrement ?

– Non, cela me serait impossible. Je doism’occuper avec monsieur Guerrier des ateliers de la rue Saint-Maur.J’attendrai ici l’issue de l’affaire… d’autant plus… d’autant plusque, s’il est condamné, Laroque sera heureux de revoir sa fille aumoins une fois… Et je me reprocherais toute ma vie de lui avoirenlevé ce bonheur…

– Vous êtes un brave et honnête homme,monsieur Bénardit.

– Et vous aussi, monsieur de Noirville,puisque, comme Guerrier, vous croyez à l’innocence de monneveu.

Les trois hommes se serrèrent la main.

Lucien et Jean reprirent le train de Paris. Lelendemain, l’avocat était à la prison de Versailles et se faisaitconduire auprès de Roger.

– Ami, dit-il, prépare-toi à supporter unnouveau malheur !…

– Ma fille est morte ! dit le pauvregarçon, avec un cri effrayant.

– Non, pas ta fille, mais tafemme !

Laroque, comme fauché, s’écroula sur lesgenoux. Longtemps, il ne dit rien. Tout à coup, il ditfaiblement :

– Tant mieux, Lucien, tant mieux qu’ellesoit morte… Elle me croyait coupable !… Quelle atroceexistence eût été la sienne !… Maintenant, s’il est vrai qu’ily ait une autre vie après la mort, Henriette, à cette heure, saitque je suis innocent !…

Et il répéta, hochant la tête :

– Tant mieux, Lucien, oui, tantmieux…

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