Roger-la-Honte

Chapitre 6

 

 

De graves événements se passaient en France, àcette époque. Le mois néfaste de juillet 1870 avait commencé, et,le 15, le gouvernement impérial déclarait la guerre à laPrusse.

Au camp de Châlons, un mois après ladéclaration de guerre, deux hommes se trouvaient en présence,c’étaient Laroque et Noirville… l’amant et le mari.

Dans le monde, ils se saluaient avec unestricte politesse, mais sans que rien les poussât l’un versl’autre…

Quand Roger aperçut l’avocat, il fut si émuqu’il recula d’instinct ; mais Lucien le reconnaissait, et,joyeusement, les mains tendues :

– Monsieur Laroque !… Engagé commemoi !… Nous allons faire campagne ensemble !…

Et il arriva bientôt, fatalement, qu’ils seprirent l’un pour l’autre d’une affection profonde, presqueimpérieuse, une de ces amitiés, nées dans des époques tragiques, enplein bouleversement et qui sont les meilleures, les plus vives,les plus durables.

Lucien s’y était abandonné avec joie.

Pouvait-il se douter que cet homme, qu’ilvoyait si droit, si brave, l’avait trompé, avait porté ledéshonneur et la honte dans sa maison ?

Roger avait combattu plus longtemps.

Pendant quelque temps encore, il se tint surla réserve… Et puis, ce fut fini… l’amitié était née… plus ardenteencore peut-être chez lui que chez Lucien, parce qu’elle étaitfaite de sentiments divers, où le remords jouait son rôle.

Coupable envers Noirville, il sedisait :

« S’il apprend jamais la vérité, quepensera-t-il de moi ? Que fera-t-il ?… Comme il meméprisera !… Aura-t-il assez de dégoût !… »

Et il souhaitait que les hasards de la guerrelui procurassent l’occasion de se dévouer pour Lucien.

Mais le hasard semblait être inflexible pourlui et favoriser toujours Lucien, car, dans une reconnaissancefaite à quelques kilomètres des lignes françaises, Roger eut lecrâne éraflé par une balle, qui l’étourdit et le renversa.

Lucien ne voulut pas l’abandonner et revintsur ses pas. Il enleva Roger, le coucha sur sa selle, remonta,puis, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval ilrepartit à fond de train.

– Je vous dois la vie, Lucien, dit Rogerles sourcils froncés et tout tremblant. Dieu m’est témoin que jesuis prêt à vous rendre le même service et à sacrifier ma vie poursauver la vôtre.

L’avocat sourit et lui tendit la main.

– Je vous crois, Roger. Ce que j’ai faitpour vous, vous l’auriez fait et le feriez pour moi. N’en parlonsplus, je vous en prie… À la guerre, c’est chose sicommune !…

Roger n’en parla plus, en effet. Il était deplus en plus triste. Mais son amitié pour Noirville grandissaitencore, et Lucien, de son côté, depuis cette aventure, aimait Rogerdavantage.

Le 1er septembre arriva. Labataille autour de Sedan commença dès le lever du jour.

La cavalerie est prête à se dévouer, commeelle l’a fait à Reichshoffen, et son abnégation est d’autant plussublime qu’elle sait que son dévouement restera inutile.

Roger et Lucien font partie du 6echasseurs, qui va se mêler à la charge. Ils sont l’un près del’autre dans le rang.

– Roger, dit Lucien, nous allonsmourir…

– Je le crois aussi, dit Laroque, d’unevoix grave.

– Je mourrai sans regret, parce quej’aurai fait mon devoir. Mais j’ai une femme, j’ai deux fils… Si jemeurs et si tu survis, toi, Roger, veux-tu me promettre de meremplacer auprès d’eux ? Ma femme, hélas ! est légère etcoquette… J’aurai peur pour mes enfants, qu’elle négligeraitpeut-être. Tu leur serviras de père… Alors, je mourrai tranquilleet joyeux…

Très pâle, Roger répond :

– Je te le promets. Mais, moi aussi, j’aiune femme et une fille. Si je meurs et si tu survis, lesconsoleras-tu ? Les protégeras-tu ?

– Comme si j’étais ton frère !

L’artillerie française appuie le mouvement quicommence. Les premières batteries sont pulvérisées. D’autres lesremplacent. Hussards, chasseurs, chasseurs d’Afrique, s’ébranlent,le sabre au poing, penchés sur leurs chevaux.

C’est un ouragan furieux qui, entre le bois dela Garenne et le village de Floing, vint se heurter à dix-septbataillons allemands.

Les tirailleurs sont dispersés, hachés, maisles bataillons résistent. Une pluie de fer s’abat sur les cavaliersfrançais. Des rangs s’écroulent, tout entiers, faisant dans lesescadrons de grands trous où se débattent pêle-mêle hommes etchevaux, dans un monstrueux charnier. On recule. Les escadrons vontse reformer derrière l’infanterie. Roger et Lucien sont sains etsaufs.

Le 6e chasseurs s’ébranle denouveau avec ses escadrons décimés, recule encore, et, pour latroisième fois, s’élance, mais, cette fois, ne ramène plus que desdébris broyés par la mitraille.

Roger Laroque, seul, revint. Lucien est resté…là-bas… près de la Garenne…

Roger a encore devant les yeux une rougevision, quelque chose d’atroce, d’horrible, d’innommable… Une ballea frappé le cheval de Noirville. Celui-ci s’est dégagé.

Des chevaux errent en liberté, privés decavaliers. Il court à l’un d’eux. Il va l’atteindre. Déjà il étendla main… Un obus éclate près de lui…

Et Roger qui venait à son aide ne voit plus àla place de son ami que quelque chose d’épouvantable et d’informe,un tronçon qui s’abat, pendant que deux bras se tordent.

L’obus avait coupé les deux jambes deLucien.

Entraîné par les flots d’une mer de fuyards,cavaliers, fantassins, artilleurs, qui tous rétrogradaient versSedan, Roger avait été obligé de quitter le champ de bataille. Dureste, il était à demi fou, de douleur et d’horreur, parce qu’ilavait toujours devant les yeux le spectacle de Lucien coupé endeux, fou de rage, aussi, devant ce nouveau désastre :Napoléon avait décidé de capituler.

Dans l’intérieur de la ville, un effroyable etindescriptible désordre.

La nuit descendait lentement, une nuit calmequi semblait vouloir cacher de son ombre protectrice le carnage dela journée et ensevelir vainqueurs et vaincus, étendus côte à côte,sous le même voile de la mort, sinistre égalitaire.

« Je ne veux pas laisser Lucien, sedisait Roger. Je le retrouverai… Je l’enterrerai moi-même, là où ilest tombé, et je mettrai une croix sur sa tombe… »

Il sortit de la ville, et, quoique brisé defatigue, s’appuyant sur un bâton, il prit le chemin du champ debataille, là où Lucien était mort…

Une heure passa. À la fin, Roger trouva. Ilavait bien vu. Lucien avait les deux jambes emportées et un éclatdu même obus lui avait éraflé la poitrine.

Roger se mit à genoux près de lui etl’embrassa sur le front.

– Pardon ! Lucien, dit-il à mi-voix,pardon, ami !…

Il plaça la main sur le cœur du pauvregarçon.

Ce cœur battait encore malgré l’effroyableblessure et le sang perdu.

Alors, Roger fut pris d’une espérance folle.S’il était possible de le sauver.

Il entendit des voix à une centaine de mètres,des voix françaises. Il appela. On accourut. C’étaient desbrancardiers.

Quand il leur montra Lucien, ils se mirent àrire.

– Son compte est bon !… Un peu depatience !…

– Mais il n’est pas mort !

– Il n’en vaut guère mieux. Nous avonsd’autres blessés qu’on peut sauver, tandis que celui-là estperdu !

Alors Roger pria, supplia, finit par lesconvaincre. Et il plaça sur le brancard le corps de Noirville.

À Sedan, les premiers chirurgiens auxquels ils’adressa refusèrent de s’occuper du mutilé. À quoi bon ? iln’avait plus qu’une minute à vivre.

Désespéré, il recourut à un médecin civilqu’on lui indiqua, qui n’exerçait plus depuis longtemps : ledocteur Champeaux.

Le docteur prit Noirville chez lui.

– Je ferai ce qui dépendra de moi, dit-ilà Roger, mais n’espérez rien… Votre ami est un hommemort !…

Roger le remercia avec effusion. Il lui donnale nom de Lucien, son adresse à Paris, sa propre adresse à lui, rueSaint-Maur.

– Je suis prisonnier, dit-il, et demain,après-demain au plus tard, je vais partir pour l’Allemagne. Je vousécrirai.

Il embrassa Lucien sur le front et allarejoindre, dans la presqu’île d’Iges[2], les débrisdu 6e chasseurs.

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