Roger-la-Honte

Chapitre 8

 

 

Le remboursement à Larouette avait provoquéchez Roger un sombre désespoir. C’était la ruine. Les amis auxquelsil s’adressa et qui, du reste, connaissaient depuis longtemps sasituation gênée, ne lui offrirent que des secours dérisoires. Envain frappa-t-il à toutes les portes. Il trouva partout défiance etfroideur. Il se vit perdu.

Seul, Lucien l’aimait assez pour lui sacrifiersa fortune, s’il avait été riche, mais il était pauvre et nepouvait lui être d’aucun secours.

Et même Roger ne le mit pas dans la confidencede ses angoisses, afin que Julia ne les connût point, pardélicatesse, et parce que, peut-être, elle eût commis quelqueimprudence en voulant lui rendre les cent mille francs aveclesquels jadis il l’avait sauvée du scandale.

Et pourtant ces cent mille francs, c’eût étéle salut ! Comme il y pensait !… malgré lui ! Il ypensait, mais sans aucun espoir, comme on pense à un mort.

Eût-il prié Julia de lui rendre cette somme,qu’elle ne l’aurait pu. Où l’eût-elle cherchée ettrouvée ?…

Le soir du remboursement, il avait quitté sonbureau vers trois heures et couru dans Paris, sans pensées, auhasard des rues, cherchant à se fatiguer le corps pour échapper ausouvenir.

À dix heures, il se trouva, ramené parl’instinct, devant la gare Saint-Lazare. Il avait oublié dedîner ; mais il n’avait pas faim. Seulement, une soif brûlantele dévorait… Il but, debout, à la terrasse d’une brasserie. Il pritle train, et une demi-heure après descendit à Ville-d’Avray.

Il n’avait pas confié ses embarras d’argent àsa femme, parce qu’il avait espéré jusqu’au bout en sortir.

Maintenant qu’il allait être obligé de luiavouer la ruine de cette vieille maison que son père lui avaitléguée encore prospère, maintenant qu’il fallait préparer Henrietteà la gêne, à la pauvreté, il avait peur.

Il n’osa rentrer chez lui, voulant retardercet aveu pénible et craignant qu’Henriette ne devinât la vérité àson air égaré, à son trouble – car il n’était plus maître delui.

Il s’en alla errer dans le bois, derrière samaison, au hasard, sans voir, sans regarder, ainsi qu’il avait faità Paris. Quelquefois, il s’arrêtait. Des paroles incohérentes luiéchappaient : Ma pauvre femme !… Ma pauvre Suzanne !Puis, il reprenait sa course d’insensé, se jetant d’une allée dansdes sentiers qui se perdaient dans des fourrés d’épines où iltombait, se déchirant les mains, souillant ses vêtements, sansprendre garde, poursuivi par une pensée unique :« Ruiné !… déshonoré !… Ma vie estfinie ! » Et toujours le souvenir de sa femme, lesouvenir de sa fille… À la fin, n’en pouvant plus, il s’assit surun banc et rêva, frissonnant d’une grosse fièvre.

Il était revenu en bordure du bois, tout prèsde l’étang. Son regard, obstinément, restait fixé sur une joliemaison, de l’autre côté du lac, dont on voyait le jardin descendreen pente douce, coupé de pelouses et de massifs, jusqu’à larive.

C’était là que reposait sa petite Suzanne, làque, sans doute, malgré l’heure, l’attendait sa femme.

Là, pendant longtemps, il avait abrité sagaieté, ses amours, et le bonheur de celles qu’il aimait. Est-cequ’il allait perdre tout cela ?

Lentement, il rentra. Il longea l’étang, passale pont, s’arrêta une dernière fois, penché au-dessus de l’eau etdes herbes nageantes, ayant envie d’en finir tout de suite, en senoyant parce qu’il se sentait infiniment las devant sa vie àrecommencer. Mais son regard se reporta vers la villa.

Il voulait bien mourir, mais il aurait tantvoulu revoir encore sa femme et sa fille !…

Il revint, ouvrit la porte et monta. Toutétait silencieux dans la maison.

– Sans doute elles dorment !murmura-t-il.

Il écouta à la chambre d’Henriette. Rien.Alors il passa dans sa chambre et tomba, accablé, devant sonbureau, la tête dans les mains.

C’est ainsi, dans cette attitude – que le vitHenriette, que le vit Suzanne aussi !…

Poursuivi par la même idée de suicide, ilavait tiré un revolver d’un tiroir, l’avait armé, puis, écartantses vêtements, avait appliqué le canon contre son cœur. Maistoujours la pensée de Suzanne et d’Henriette se dressait entre luiet la mort !…

Il repoussa le revolver. Il ne se coucha pas,ne dormit pas, resta toute la nuit à rêver.

Le lendemain, quand il embrassa sa femme et safille, il sentit que sa résolution s’amollissait. Se tuer,n’était-ce pas les condamner à la misère ? Il fut presque gai.Il n’avait pas encore le courage d’avouer sa ruine à Henriette.

« Demain ! » se disait-il.Laissons-lui un jour de bonheur !…

Mais il avait besoin d’entendre Henriette luirépéter qu’elle l’aimait, – ainsi qu’il le lui avait dit, –« quoi qu’il dût arriver », – qu’elle l’aimeraittoujours.

Quand, vers neuf heures, il repartit pourParis, le meurtre de Larouette n’était pas découvert.

Roger passa boulevard Malesherbes. Il y avaitlà, dans un coquet appartement, quelques œuvres d’art d’un assezgrand prix, et il songeait à s’en débarrasser, voulant faire argentde tout.

Il y était depuis une demi-heure à peine, quele concierge montait et lui remettait un petit paquet sousenveloppe et une lettre, le tout à son adresse, qu’une dame voiléemais paraissant jeune et jolie, disait le concierge, venaitd’apporter à l’instant même.

Un coup d’œil suffit à Roger pour reconnaîtrel’écriture…

Elle le poursuivrait donc partout,toujours ?…

Il courut après le concierge pour les luirendre, mais Julia était partie. Alors, il ouvrit, d’un gestebrusque, la lettre d’abord :

« Quelqu’un qui connaît votre détresse,et que vous avez secouru autrefois, veut vous secourir à son touren vous remboursant. Vous trouverez sous l’autre pli les cent millefrancs qu’on vous doit. On se venge. Adieu ! »

Quand il voulut briser le cachet de l’autreenveloppe, sa main tremblait tellement qu’il fut obligé des’arrêter. Son visage et son front furent soudain envahis par unerougeur brûlante. Puis, d’un coup de ciseaux, il creva l’enveloppe…C’était vrai… Il ne rêvait pas… La lettre n’avait pas menti… Desliasses de billets de banque s’éparpillèrent sur le tapis.

Ainsi elle se vengeait, mais noblement.

Roger en fut accablé, malgré la joie de cettedélivrance et la certitude du salut.

Pour Julia, c’était presque une façon deracheter sa faute que de sauver son amant.

Elle se sauvait elle-même par l’amour, tandisque Roger se disait que non seulement il n’aimait pas, mais qu’iln’avait jamais aimé cette femme. Et, dans son esprit inquiet,revenait sans cesse la même idée : « Comment pourrais-je,par un dévouement, me relever à mes propres yeux ? »

Il déchira la lettre de Julia, la brûla, pourqu’il n’en restât point de traces, puis rangea dans sonportefeuille les cent mille francs de billets, qu’il venait derecevoir si miraculeusement et courut les porter rueSaint-Maur.

Jean Guerrier les avait encaissés sans mêmeles recompter. Mais ce n’était pas tout. Pour faire honneur auxéchéances du lendemain, il manquait à Laroque une cinquantaine demille francs. Bien qu’il ne fût pas joueur, il voulut tâter dujeu.

À la table de baccara, un joueur s’acharnacontre lui. C’était un membre du cercle récemment introduit. Rogerne le connaissait pas. On le lui nomma : Luversan.

Ce nom ne lui rappelait rien et pourtant,quand il regarda le joueur, il eut la singulière sensation d’unhomme déjà rencontré.

Il chercha un instant dans sa mémoire, netrouva pas et ne s’en occupa plus.

Seulement, pendant la partie, un des joueursnommés par Roger au commissaire de police aux délégations, le baronde Cé, qui lui avait servi de second parrain, entrant dans la salleet apercevant Luversan de dos, alla lui frapper familièrement surl’épaule, en disant :

– Vous ici, mon cher Roger ?

Mais Luversan s’étant retourné,M. de Cé avait dit :

– Mille pardons, Monsieur, je vousprenais pour monsieur Laroque, mon filleul de ce soir.

– Vous êtes tout excusé, Monsieur, avaitdit Luversan en souriant avec bonhomie.

Les deux hommes s’étaient saluéscourtoisement, et la partie avait continué sans que Roger, actionnéau jeu, eût apporté grande attention à l’incident.

En sortant du cercle, où il avait éprouvé desi cruelles émotions, il courut à la gare. Le dernier trainpartait.

Vers une heure du matin, il rentrait à lavilla. Il était léger, presque gai.

Il souffrait tellement, depuis ces derniersjours, qu’il avait besoin d’expansion et d’un peu de joiebruyante.

Ce fut ce matin-là qu’il passa à la mairie deVille-d’Avray pour y raconter au commissaire de police deVersailles ce qu’il savait sur Larouette. Ce fut ce matin-là encoreque, grâce au banquier Terrenoire, il put verser à son caissier lescinquante mille francs qui faisaient le complément de l’échéance.Ce fut ce matin-là, enfin, que M. Liénard se présenta rueSaint-Maur et que Roger fut arrêté et envoyé à Versailles, à ladisposition du juge d’instruction chargé de l’enquête.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer