Roger-la-Honte

Chapitre 7

 

 

Emmené à Coblentz, il se sauva après deux moisde captivité. Il avait vainement écrit au docteur Champeaux et n’enavait pas reçu de réponse.

Il essaya de rentrer à Paris, pour y retrouversa femme et sa fille dont il était sans nouvelles, mais n’y réussitpas. Alors il rejoignit l’armée qui se battait sur la Loire.

Fait une seconde fois prisonnier, à Coulmiers,il s’échappa de nouveau, avant d’être dirigé sur le Rhin.

Après la Commune, il revint rue Saint-Maur.Suzanne et Henriette avaient souffert, mais n’avaient pas étémalades. Elles étaient en deuil parce qu’elles le croyaientmort.

Il télégraphia aussitôt à Sedan, au docteurChampeaux.

Celui-ci répondit :

Noirville hors de danger. Toujours chezmoi.

L’accompagnerai à Paris dans quelquesjours.

Quinze jours après, Roger recevait un mot, parla poste :

Cher ami, je n’espérais plus te revoir. Jesuis rue de Rome, mais trop faible encore pour m’aventurer hors dechez moi ! Viens ! j’ai tant envie de te serrer dans mesbras.

Aller chez Lucien, c’était revoirJulia !… Se retrouver entre elle et le pauvre homme, cet hommedont il était devenu l’ami – qu’il aimait comme s’il avait été desa famille, et qui maintenant, cloué à son fauteuil, éternellement,était cent fois digne de respect et de pitié…

Que faire ? S’il n’y allait pas, quelleexcuse invoquer ?

– Non, dit-il, je verrai Julia… J’auraiavec elle une explication… Elle comprendra que tout est fini, qu’ilne peut plus y avoir entre nous même un sourire, même un serrementde main, même un signe… que ce serait horrible, criminel, devantlui ! ! !… devant ce pauvre sans défense… Non, millefois non !…

Et il se présenta rue de Rome, chezl’avocat.

Noirville était dans sa chambre. Un domestiqueintroduisit Roger au salon. Aussitôt entra Julia.

Elle courut à Roger les mains tendues.

Presque une année s’était écoulée depuis leurdernière entrevue. Elle semblait encore embellie. Son regard avaitplus de flammes, paraissait plus profond. Sa beauté était devenueplus impérieuse, plus orgueilleuse. Elle aimait Roger, et quelquechose, en elle, s’attendrissait, en le voyant.

Il s’inclina respectueusement, froidement,sans prendre ses mains.

– Roger ! Roger ! dit-elle,comme j’ai pensé à vous ! Comme j’ai souffert.

Elle s’arrêta en voyant je ne sais quelleinexprimable horreur sur ce visage mobile qui reflétait si bientoutes les impressions de l’âme.

Alors, à voix basse, il dit :

– Julia, oublions le passé et que Dieunous le pardonne… Je suis devenu l’ami de Lucien…Comprenez-vous ?

Et, pendant qu’elle reculait, comprimant soncœur où elle venait de recevoir un coup mortel, il pénétra chezLucien de Noirville.

L’avocat était dans un fauteuil, pâle,amaigri, méconnaissable, presque sans souffle. Il avait laissépousser sa barbe. Deux jambes de bois étaient adaptées à sescuisses, un peu au-dessus de ses genoux.

Quand il vit Roger, son visage s’éclaira. Sesyeux s’emplirent de larmes.

– Roger ! dit-il, mon ami, monfrère !… mon frère !…

Il essaya de se lever, mais n’y réussit pas.Roger, du reste, l’en empêchait. Il s’était élancé vers lui, et ilss’embrassèrent.

– Dans quel état tu me retrouves, monpauvre ami ! dit Lucien, montrant ses jambes. Le docteurChampeaux m’a tout raconté. Sans toi, je serais mort, là-bas…Ah ! qu’il eût valu mieux me laisser mourir !… Et quelmauvais service tu m’as rendu !

Il soupira, puis prenant les mains deLaroque :

– Non, dit-il, je suis un ingrat et unégoïste…

« Moi mort, c’étaient Julia et mesenfants sans fortune, sans pain. Vivant, c’est encore l’aisance,car, si je ne plaide plus, du moins j’aurai un cabinet deconsultations. Tu as donc bien fait de me sauver, Roger, et pour mafemme et mes fils, je te remercie.

Comme il était fatigué, si faible, quemaintenant on n’entendait presque plus sa voix, Roger voulut seretirer.

Alors Lucien fit prier sa femme de venir. Elleentra.

– Voici Roger Laroque, dit-il, que nousavions rencontré dans le monde avant la guerre. Je lui ai sauvé lavie. Il m’a payé largement sa dette. Je l’aime comme un frère. Nosfamilles, bientôt, je l’espère, n’en feront plus qu’une.

Elle s’inclina sans répondre. Quand Rogersortit, elle l’accompagna.

Au moment où il la saluait avec la mêmefroideur, et se disposait à se retirer, elle le retint par le bras.Sa main semblait de fer. D’étranges lueurs traversaient ses yeuxnoirs.

– Ainsi, vous ne dites pas unmot ?

Il désigna silencieusement la chambre dumutilé et, après un moment :

– Par pitié, si ce n’est par amour pourlui, taisez-vous ! murmura-t-il.

Mais la jeune femme devenait folle. Sa colèregrandissait.

– C’est fini entre nous, bien fini, àjamais ?

Roger eut un geste égaré. Ses yeux étaienttroublés. Il souffrait.

– Si je savais, dit-il, quelque moyend’effacer, même au prix des plus cruels sacrifices, les mauvaissouvenirs qui existent entre nous, je l’emploierais à l’instant,sans hésiter, avec bonheur, dussé-je y perdre ou la fortune ou lavie !

– Roger ! Roger !

Mais il continuait, encore plus bas, avec unetristesse profonde :

– Votre devoir est tout tracé, Julia.Lucien mutilé, isolé, a besoin de tout votre dévouement. Ainsi,plus tard, votre faute vous semblera moins lourde. Pour moi, je nesais comment j’effacerai la mienne, et j’ai bien peur d’en porterle poids toute ma vie…

– Roger, ne partez pas ainsi sans un motd’amour !

– Adieu, Julia.

– Roger ! Roger !C’est indigne ! c’est odieux ! Ainsi, bienvrai ?

– Oui.

– Eh bien ! écoutez-moi… dit-elled’une voix précipitée qu’entrecoupait une sourde colère,écoutez-moi, Roger ! Moi ! je vous aime… Que voulez-vous,ce n’est pas ma faute… c’est plutôt mon excuse… Mais mon amour peutse changer en haine… Je suis d’une race qu’il faut redouter,extrême en tout… Je ne vous pardonnerai pas… Et, si quelque jour ilvous arrive malheur, souvenez-vous que, peut-être, je n’y serai pasétrangère !…

…… … … … … … .

La guerre avait été fatale à la fortune deRoger. La confiance avait disparu et, malgré la reprise desaffaires qui suivit nos désastres, le coup qui avait atteint lamaison Laroque était rude et il fallait toute l’intelligence, laprudence, l’énergie de Roger pour se maintenir à flot.

Les difficultés que traversait la fabrique dela rue Saint-Maur étaient connues à Paris. On sentait qu’unefatalité, un hasard, moins que cela, un simple accident, pouvaitperdre cette vieille et honorable maison.

Cet accident, ce fut la mort subite deCélestin Vaubernon, le manufacturier lyonnais, créancier deRoger.

Vaubernon n’eut pas le temps de faire untestament, et sa fortune revint purement et simplement, sanscodicilles, ni charges, ni conditions d’aucune sorte, à son uniqueneveu Larouette, lequel fut mis en possession immédiate del’héritage.

Quand les affaires de cette succession furentréglées, un jour, dans l’après-midi, un jeune homme de vingt-cinqans environ, très brun, grand, large d’épaules, se présenta chezl’avocat et demanda à parler à Julia.

C’était un boursier auquel Noirville avait euaffaire. Julia le connaissait de vue.

Elle l’avait rencontré plusieurs fois dans lecabinet de son mari. Et un jour qu’il attendait au salon, le dostourné, que Noirville le reçût, elle eut une surprise singulière.Elle l’avait pris pour Laroque et s’était avancée vers lui endisant :

– Roger, un mot…

Il s’était retourné et elle avait jeté un cri.C’était Luversan.

Même port de tête, même taille et mêmecarrure, même barbe brune et broussailleuse. Mais là se terminaitla ressemblance. Les yeux étaient durs, la cornée marquée defibrilles rouges. Le nez était plus large, aux narinesmobiles ; le front était plus bas, les sourcils plustouffus.

Qu’était-ce que cet homme ? Rusé,intelligent, sans scrupules, il avait débuté par être employé dansdes maisons de commerce. On l’avait vu au Louvre, où il était restéun an. Pendant la guerre, il avait disparu.

Il flotta d’une armée à l’autre, espionnantpour le compte des Français et des Allemands, ayant un but, quiétait de s’enrichir pour se lancer ensuite, la paix revenue.

Durant les jours qui précédèrent la bataillede Coulmiers, Laroque, – alors maréchal des logis, – suivait uneroute de la forêt de Marchenoir, envoyé en reconnaissance avec unetrentaine de cavaliers commandés par un lieutenant.

Un paysan accourut l’avertir qu’unegrand-garde d’infanterie prussienne, composée d’une vingtained’hommes, venait de s’installer à deux kilomètres de là, à la fermedes Mazures.

Le lieutenant fit un signe à Roger, qui serangea auprès de l’homme et, lui montrant son revolver toutarmé :

– Si tu nous trompes, je te brûle lacervelle !

Le paysan – un garçon de haute stature, trèsbrun – ne répondit pas, mais le regarda avec une insistanceparticulière, comme s’il l’avait déjà vu.

Ils s’approchèrent du poste etl’entourèrent.

Après avoir fait mine de résister, lesPrussiens mirent bas les armes et les Français étaient sansdéfiance quand, des caves, des greniers, des granges, des écuries,des remises, sortirent deux cents fusils à aiguilles et deux centscasques de cuir. Ils étaient tombés dans un piège.

Roger, furieux, chercha partout le paysan. Ilavait disparu.

Heureusement, il s’évadait le soir même entraversant Marchenoir. Trois jours après que l’armée allemande,battue, eut abandonné Orléans, Roger vit passer, sur la place duMartroi, un paysan qu’il crut reconnaître pour celui-là même quiles avait trahis. Il le suivit.

C’était bien lui, en effet. Roger l’arrêta,aidé par des camarades.

Deux heures après, l’homme était jugé etcondamné à être passé par les armes. Il avait déclaré qu’ils’appelait Mathias Zuberi, né à Constantinople, mais sujet italiende par son père, citoyen de Livourne ; ce Levantin avoua qu’ilétait venu au camp français pour espionner.

L’exécution fut remise au lendemain, dèsl’aube.

Le matin, quand le peloton se présenta à laprison, on chercha vainement le condamné. Il avait descellé unbarreau, s’était jeté dans la cour, avait étourdi dans sa chute lesoldat de faction, étranglé avant d’avoir pu pousser un cri, etsous le couvert de la capote de l’uniforme français, il avait pus’évader.

On avait retrouvé deux lignes, gravées engrandes lettres, dans le plâtre de la muraille de sacellule :

« Au sous-officier de cavalerie qui m’afait arrêter et qui a failli me faire exécuter.

« À charge de revanche !

« Mathias ZUBERI »

Mathias Zuberi et Luversan c’était le mêmehomme.

Mme de Noirville,prévenue par un valet de chambre, entra au salon où l’attendaitl’aventurier.

– C’est à moi, Monsieur, que vous voulezparler ?

– Oui, Madame.

– Je vous écoute, dit-elle, un peuanxieuse, car cet homme l’effrayait vaguement, sans qu’elle pûtdeviner pourquoi.

Il se recueillit un instant. Puis, d’une voixbrève et rude – où il y avait de tous les accents – il se mit à luidire ce qu’il était d’abord, et ce qu’il rêvait ensuite…

Ce qu’il était ? Ce qu’il avaitété ? Peu importait, disait-il, àMme de Noirville !

Ce qu’il était intéressant de savoir, pourelle, c’est qu’un jour, aux magasins du Louvre, il avait surpris lesecret de ses amours avec Roger et de cet emprunt qu’elle avaitfait pour échapper au scandale d’un procès avec son mari.

Ce qu’il rêvait ? La vengeance ! Ilvoulait se venger de Roger : peu importait encore àMme de Noirville de savoir d’où venait sahaine et comment était né son désir de vengeance.

Pourquoi il lui disait tout cela ? Parcequ’il avait surpris le dénouement de la liaison de Julia avecLaroque et deviné que Julia elle-même haïssait cet homme.

Comment se vengerait-il ? C’était sonsecret. La vengeance serait complète, irrémédiable.

Effarée, Julia l’écoutait. Tout, en cet homme,respirait la haine. Et elle tremblait d’être ainsi à la merci d’uninconnu.

Elle voulut nier, d’abord. Mais il partageaitle secret de son amour. Il était entré dans le mystère de son cœur.Il fallut courber la tête.

– Eh bien, dit-elle, soit. Vous voulezvous venger ? Moi aussi ; mais auparavant, je ferai madernière tentative de réconciliation. Je vous demande quelquesjours. Attendrez-vous ?

Il s’inclina, acceptant ce délai.

Le lendemain, Julia vit Laroque, rue deRome.

– Roger, dit-elle, vous êtes impitoyable…Je vous aime toujours !

Il passa devant elle sans répondre et entrachez Lucien.

Quand il sortit, il la retrouva qui guettaitson départ.

– Roger, une dernière fois… Si vous m’yforcez, je vous haïrai et vous avez tout à craindre de mahaine.

Roger, attristé, arrêta son regard sur lachambre de Lucien et se retira sans avoir prononcé une parole.

Huit jours après, Mathias Zuberi se présentaitrue de Rome.

– Je vous donne carte blanche, dit Julia,dont le regard flamboyant fit baisser les yeux au misérable…Vengez-vous… et vengez-moi !… Il sourit, salua et sortit.

Il était en relations d’affaires avecLarouette, qui jouait à la Bourse, et il connaissait l’héritage deVaubernon.

Ce fut sur ses conseils perfides que Larouetteréclama à Laroque les cent trente mille francs de son oncle ;ce fut sur ses conseils que Larouette résista aux supplications deRoger qui demandait avec instance des délais pour payer.

Le soir même du jour où Larouette était enpossession de la somme remboursée par le constructeur, où ilescomptait, avec un plaisir d’avare, ces billets qui gonflaient sonportefeuille, ces rouleaux d’or qui emplissaient ses poches,Mathias Zuberi entrait chez lui pour le voler.

Zuberi n’ignorait pas qu’il ressemblait àLaroque – ou du moins, si le jour, une erreur était impossible, ilsavait que la nuit il était facile de s’y tromper. Et il avaitexploité cette ressemblance.

Il était venu à Ville-d’Avray pour voler, nonpour assassiner. Il avait compté profiter du sommeil de Larouette,– qu’il était venu voir une fois afin de se renseigner sur lelogis, – pour le dépouiller sans être vu. Il ne s’était pas attenduà la résistance du malheureux.

Alors, fou de peur, il le tua, pour ne pasêtre accusé, parce que Larouette l’avait reconnu…

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