Roger-la-Honte

Chapitre 9

 

 

Roger fut écroué à la prison de Versailles etne fut pas interrogé le jour même, mais seulement le lendemain.

M. de Lignerolles, le juged’instruction, très au courant par les préliminaires d’enquête deM. Lacroix, attendant un supplément de renseignements, afind’être prêt à accabler Roger.

Ce fut donc le lendemain que Roger comparutdevant le juge.

Il était pâle et défait. Il n’avait pas dormiet avait passé cette première et cruelle nuit à rêver au moyen deprouver son innocence, sans trahir Julia, sans trahir la fautecommise.

Avouer qu’il avait prêté cent mille francs àJulia, en secret de son mari, dire que Julia avait été samaîtresse, c’était la déshonorer, c’était déshonorer ce pauvre êtreinfirme et malade, incapable désormais de se défendre, Lucien, sonami. Et cela, il ne le pouvait pas, même au prix de sa vie.

Il avait cherché comment, en se dévouant pourNoirville, il effacerait en quelque sorte la faute commise…

Longtemps, ce dévouement s’était dérobé à lui…Il s’offrait maintenant, complet, il s’offrait comme un châtimentterrible, une suprême expiation… Et il était prêt à l’accepter,bien que cela dût lui coûter cher, l’honneur, la fortune, laliberté, peut-être la vie !

Une seule espérance lui restait, presque unejoie.

« Jamais, se disait-il, dans la celluleoù il était tenu au secret, jamais Henriette, jamais Suzanne ne mecroiront coupable. On me permettra bien de les voir une fois. Et jeleur dirai :« Je suis innocent ! »Cela suffira pour qu’elles me croient, malgré toutes lesapparences. Et je ne serai pas complètement abandonné, puisque,dans un coin du monde, il me restera deux cœurs fidèles, ma filleet ma femme !… »

Vers le matin, pourtant, lorsque le soleil seleva, il eut un accès de désespoir et crispa ses deux mains dansses cheveux :

– Moi, en prison pour un meurtre et unvol !… Est-ce possible ?… Mais je veux me défendre… Ne lepourrai-je donc sans trahir Julia ? Je le veux. Il le faut. Jeme défendrai.

Lorsqu’il entra, escorté par deux gendarmes,dans le cabinet de M. de Lignerolles, il s’approchavivement du juge et avec élan :

– Monsieur, dit-il, je vous jure que jesuis innocent. C’est odieux de déshonorer ainsi un honnêtehomme !

M. de Lignerolles ne réponditpas.

Il avait, d’un coup d’œil, dévisagé Laroque,et il avait été surpris. Sur cette figure énergique, tout indiquaitune souffrance aiguë, une fatigue énorme ; mais il n’ydécouvrait rien du criminel vulgaire. Les yeux voilés de larmes,étaient droits et francs.

Il lui indiqua un siège, mais Roger n’y pritpas garde et demeura debout, les doigts entrelacés, regardantardemment M. de Lignerolles, parce que là était le salut,s’il pouvait faire entrer la conviction dans l’âme de cethomme !

– Vous êtes inculpé d’assassinat, suivide vol ! dit-il.

Alors commença un interrogatoire pénible,roulant d’abord sur de menus faits.

Comment avait-il passé la soirée ducrime ?

Il voulut l’expliquer ; mais, dès lespremiers mots, M. de Lignerolles souriait d’un souriresceptique.

En vain Roger essaya-t-il de dire qu’il avaiterré dans Paris, en proie au plus sombre désespoir, poursuivi parl’idée de sa faillite prochaine.

En vain, dit-il que, de onze heures à minuit,il avait erré par les bois de Ville-d’Avray, n’osant rentrer chezlui, dans la crainte d’être deviné par sa femme et d’avoir à luiavouer sa ruine.

– Prouvez-moi, disait le juge, que vousvous êtes promené ainsi à l’aventure. Quelqu’un peut-il témoigneren votre faveur ?

– Je n’ai rencontré personne.

Lorsque M. de Lignerolles demandad’où provenait le remboursement Larouette, Rogerrépondit :

– Vous pouvez croire ce que vousvoudrez !

– J’admets pour un moment l’existence dudébiteur, fit M. de Lignerolles, vous leconnaissez ; vous expliquez-vous, du moins, comment il se faitque les billets de Larouette soient venus en sa possession ?L’un de vous est le meurtrier, et, si vous ne voulez point passerpour son complice, je vous engage à nous dire son nom.

L’insinuation du juge avait frappé Roger commeun coup de fouet qui lui eût cinglé les membres.

Était-ce donc son ancienne maîtresse qui avaitassassiné Larouette ?

Mais cette idée était si absurde qu’il secontenta de hausser les épaules. Et pourtant, elle avait dit, unjour, lors de leur rupture :

– Si jamais il vous arrive malheur,souvenez-vous que peut-être je n’y serai pas étrangère.

Menace de femme à laquelle il n’avait pas prisgarde.

– Mon débiteur ne peut être soupçonné,pas plus que moi, dit Roger, et il importe peu à votre enquête queson nom vous soit connu. J’ai déjà refusé de répondre à ce propos,et je vous serai obligé de m’épargner de nouveau la peine derefuser encore.

– Vous vous perdez, je vous enavertis.

– C’est une affaire entre moi et maconscience.

M. de Lignerolles sembla serecueillir un instant, puis :

– Il est une autre preuve, dit-il, dontnous ne vous avons point parlé encore, irrécusable, terrible, etdouloureuse entre toutes.

– Puis-je la connaître tout desuite ? Je la réfuterai, celle-là, peut-être, plus facilementque les autres.

– Vous avez été vu, au moment où vousentriez chez Larouette, un instant avant l’assassinat.

– Moi ? Moi ? dit Rogereffaré.

– Vous avez été vu, au moment où vouscommettiez le crime…

– Moi ? On m’a vu ? Quicela ?

– Deux témoins… une femme… une petitefille…

– Une femme ? Une petitefille ?… Ha ! ha ! dit Roger en riant et commesoulagé. Voilà qui me tranquillise, et qui va vous prouver enfinque je suis innocent. Cette femme, cette petite fille, ont vul’assassin. Faites-les donc venir devant moi et qu’elles meregardent ! Elles vous diront si elles me reconnaissent.

– Nous vous confronterons tout àl’heure.

– Et pourquoi pas à l’instant même ?Lorsque ces deux témoins m’auront vu, leur conviction seraformée.

Le juge lui indiqua une salle d’attentecommuniquant avec son cabinet.

– Dans quelques minutes, vous serezsatisfait, dit-il.

– Chacune de ces minutes va me paraîtrebien longue, Monsieur, dit Laroque en souriant. Enfin, j’entrevoisl’espérance !…

Et il sortit, accompagné par deuxgendarmes.

Dans un coin du cabinet du juge, sur un bureauplat, un greffier, – vieux bonhomme ridé, à la barbe entièrementblanche, – avait écrit les réponses de Laroque.M. de Lignerolles parcourut le procès-verbal afin des’assurer que rien n’avait été oublié.

Après quoi, il dit :

– Faites entrer madame Laroque,seule.

Le greffier sortit et un instant aprèsintroduisit respectueusement Henriette.

Celle-ci avait reçu la veille au soir unelettre du juge d’instruction la mandant au parquet avec safille.

Connaissant l’arrestation de son mari, elles’attendait à cette lettre.

Elle vint donc, tout à la fois tremblante etrésolue.

En partant, Suzanne avait demandé :

– Où me mènes-tu, mère ?

– À Versailles, ma chérie, à Versailles,où l’on va te faire souffrir encore.

Lorsque le greffier la fit entrer chezM. de Lignerolles, elle semblait n’avoir plus une gouttede sang, tant elle était pâle.

M. de Lignerolles lui avança unechaise. Elle s’y affaissa.

– La mission que j’ai à remplir auprès devous est très pénible, Madame, dit le juge. Vous vous doutezassurément du motif qui m’oblige à vous entendre. Je ne veux pas,toutefois, recommencer l’interrogatoire cruel que vous avez subidéjà et dont monsieur Lacroix m’a mis le détail sous les yeux.

– Vous pouvez d’autant mieux m’épargnercet interrogatoire, Monsieur, que je n’ai qu’à répéter, mot pourmot, ce que j’ai dit à monsieur Lacroix.

– Non, Madame, pour vous, pour votremari, j’espère que vos réponses seront plus précises, car votrerefus de vous expliquer sur le meurtre de Larouette est lacondamnation de Laroque. Dites-moi que vous n’avez pas reconnuvotre mari dans le meurtrier, c’est bien, – et alors donnez-moi lesignalement de l’assassin, – mais ne soutenez pas que vous n’avezpas été témoin du crime.

– Cela est vrai, pourtant ! dit lacourageuse femme, dans son héroïque entêtement.

– Nous allons vous mettre en présence devotre femme de chambre.

Victoire fut introduite. Un instantembarrassée devant son ancienne maîtresse, – car ce n’était pointune méchante créature, – elle reprit cependant contenance.

– Répétez devant madame Laroque, fit lejuge, la déposition que vous avez faite à monsieur Lacroix, et uneseconde fois à nous-même…

Victoire s’exécuta.

Mme Laroque écoutait etessayait d’affecter un air surpris. Mais sa gorge était serrée.

Il fallut bien qu’elle répondît, quandVictoire eut parlé.

– Cette fille, dit-elle, a l’imaginationtroublée par la lecture des romans. Son récit est une suited’inventions et d’extravagances. Ni ma fille ni moi nous n’avonstenu les propos qu’elle rapporte. Si du balcon nous avions appeléRoger, il nous eût répondu, et, se voyant découvert, il ne seraitpas entré chez notre voisin. Tout cela est doncinvraisemblable.

– Tout cela est, malheureusement, vrai,Madame, dit Victoire.

– Que vous ai-je donc fait, ma fille,pour me causer autant de chagrin ? Et que vous avait fait monmari pour que vous portiez sur lui une accusation aussigrave ?

– Je n’ai point de reproches à vousadresser, Madame, et si j’avais pu garder en moi ce que j’ai dit,je me serais tue.

Elle se retira.

– Vous le voyez, Madame, fit le juge, ladéposition de cette fille est très nette et ne varie pas. Vous avezété témoin involontaire du crime. Qu’avez-vous vu ?

– Je n’ai rien vu, rien entendu.

– N’oubliez pas que votre silence est laperte de votre mari.

– Toute la vie de mon mari plaide pourlui et crie haut sa probité !

Le greffier fit sortir Henriette et ramenaSuzanne. Elle regarda le juge avec terreur.

M. de Lignerolles l’embrassa et lacontempla longuement, avant de parler.

– Et vous, mon enfant, serez-vous plusraisonnable aujourd’hui que vous ne l’avez été hier ?Quelqu’un vous a-t-il fait comprendre que vous seriez la cause d’ungrand malheur pour votre père si vous refusiez de nous dire ce quevous avez vu, il y a quatre jours, lorsque vous étiez au balconprès de votre mère ?

– Je n’ai rien vu, Monsieur.

– Ne mentez pas, mon enfant. Le mensongeest vilain. Est-ce un autre que votre père que vous avez vu ?S’il en est ainsi, ma chérie, dites-le. Vous aimez votre père, etvotre père, si vous vous taisez, serait à jamais malheureux. Ilsouffrirait et pleurerait d’être séparé de vous ! Et vousaussi, chère petite, vous seriez bien triste et vous pleureriez,car elle serait longue une vie sans votre père !…

– Je ne sais rien, Monsieur… je ne saisrien… et je voudrais bien qu’on me laisse tranquille… Monsieur… jesuis malade… Mère ne voulait pas m’emmener, ce matin, et c’est moiqui ai voulu venir… mais j’ai bien mal, Monsieur… Je ne comprendspas ce qu’on exige de moi… et pourquoi petite mère pleure tous lesjours, depuis que l’on m’interroge…

Elle grelottait, ses dents claquaient.

Le rouge de ses pommettes s’accentuait encoreet ses yeux se creusaient… se creusaient… et, comme ceux de samère, se meurtrissaient d’un large trait de bistre.

– Oui, il est convenu que vous ne direzrien.

Le greffier alla rechercherMme Laroque. En entrant, le premier regard de lajeune femme, – regard épouvanté, – fut pour Suzanne. L’enfantavait-elle parlé ? Suzanne, à son tour, regarda sa mère. Ellesse comprirent, Suzanne n’avait rien dit. Henriette ouvrit ses bras,et la petite fille s’y jeta en pleurant.

M. de Lignerolles se pencha àl’oreille du greffier et lui parla bas.

Le greffier ouvrit la porte de la salle oùRoger attendait.

– Laroque, entrez ! dit-il.

Roger obéit.

La salle d’attente était mal éclairée etobscure, de telle sorte qu’il se trouva passé de la nuit comme enplein jour.

Il s’arrêta sur le seuil et releva ses yeux,obstinément baissés jusque-là.

Et devant lui apparurent sa femme et safille.

– Suzanne ! Henriette ! Mafille ! Ma femme !

Mais Henriette et Suzanne, tout d’abordsurprises, parce qu’elles ne s’attendaient pas à le voir, reculentavec une horreur si visible, que le juge d’instruction entressaille.

L’instinct a été plus fort que la volonté chezces deux êtres si faibles, affaiblis encore par les tortures desjours derniers.

En voyant Laroque, ce n’est ni le père, ni lemari, – aimé jadis, qu’elles revoient, c’est l’assassin, – Roger acompris cette terreur. Il se trouble ! Il bégaye :

– Quoi ! Vous me fuyez ?… Jevous tends les bras !… Vous m’évitez ? Qu’ai-je donc dechangé ? Est-ce parce qu’une accusation aussi odieuse queridicule pèse sur moi que je ne suis plus, toi, Suzanne, ton pèreet toi, ma chère Henriette, ton mari ?

Mais déjà la mère et la fille se sontremises.

La mère a compris qu’elle a failli se trahir,qu’elle a failli perdre Roger d’un geste, d’un seul regard.

M. de Lignerolles l’examine toujourset elle devient plus blanche encore.

Cette entrevue, si brusquement menée, sanspréparation, n’était qu’un piège et elle s’y est laisséprendre.

Elle a recouvré le sang-froid. Elle serre lamain de sa fille afin de lui faire deviner ce qu’elle veut et ellela pousse dans les bras de son père. L’enfant y tombe en fermantles yeux, parce que c’est Larouette, toujours, qu’elle aperçoit,croulant sous l’étreinte de Laroque, et non plus son père, et parcequ’elle espère ainsi échapper à cette vision.

Déjà Laroque, sans soupçons, sans défiance, atout oublié.

Il embrasse Suzanne de toutes ses forces.

– Suzanne, ma fille, mon enfantbien-aimée !

Puis, dans le même baiser, il confond la mèreet la fille.

– Henriette… ma bonne et chère femme… queje suis heureux !

Et, tout à coup, se tournant versM. de Lignerolles, silencieux :

– Que vous êtes bon, Monsieur… de m’avoirpermis de revoir ma fille et ma femme !… C’est tout ce quim’aime au monde… Quelle que soit la conclusion de votre enquête, jevous remercie, Monsieur, d’avoir été généreux et de vous êtresouvenu que j’étais père !

– Vous n’avez pas à me remercier, dit lejuge, froidement.

– Pardonnez-moi, Monsieur, fit Roger, quivoulait insister.

M. de Lignerolles lui imposa silenced’un geste.

– Je vous ai dit tout à l’heure que vousaviez été vu, au moment où vous entriez chez Larouette… et qu’aumoment où vous avez assassiné ce malheureux vous avez été vuencore…

– Par une femme et par une petite fille…Et je vous supplie de ne pas retarder davantage ma confrontationavec elles !…

M. de Lignerolles se taisait.

Mme Laroque, assise auprès dubureau du greffier, serrait sur ses genoux, dans ses bras, par unmouvement irréfléchi, sa fille défaillante.

Elle collait ses lèvres dans les cheveuxdénoués de l’enfant, dont la tête reposait sur son sein, et quitoujours gardait les yeux obstinément clos.

Certes, elle aurait bien voulu être morte etemporter dans la mort l’oubli, l’éternel néant… son enfant avecelle !

Et voilà que dans l’esprit de Roger la lumièrese fait brusquement. Il n’a eu qu’à regarderM. de Lignerolles, – ému malgré lui, – il n’a eu qu’àregarder Mme Laroque et Suzanne pourcomprendre !

Il tremble ! il chancelle !…

– Dieu ! Dieu ! Épargnez-moi,épargnez-moi ! balbutie-t-il.

Il voit que M. de Lignerollesentrouvre les lèvres… qu’il va parler…

Alors, soudain, à la fois menaçant etsuppliant :

– Monsieur, prenez garde,taisez-vous ! ! je vous en supplie ! ! Vousallez proférer un blasphème ! !

– Vous avez été vu, au moment de votrecrime, par une mère et sa fille, – dit lentement le magistrat. –Vous avez ces deux témoins devant vous !… C’est votre femme etvotre enfant !…

Roger part d’un éclat de rire strident, – unrire de fou.

– Elles m’ont vu ! moi ?… Mafemme et ma fille m’ont vu assassiner Larouette !

Et, se précipitant vers elles, il leur prendles mains, il leur secoue les bras… Il leur fait mal… le pauvrehomme !

– Vous m’avez vu, vous deux, à ce qu’ilparaît ?… Vous entendez qu’on prétend que vous m’avezvu ?… Mais protestez donc ! Levez-vous donc ? Criezdonc à cet homme, qui m’accuse, qu’il a menti et que ce n’est pasvrai, que vous n’avez pu voir Roger Laroque assassinant, puisqueRoger Laroque est innocent et incapable de commettre un crime…

Elles ne répondent pas. Il a beau leur serrerle bras à les faire crier, elles restent insensibles.

Alors, il les appelle.

– Suzanne !… Henriette !…Qu’avez-vous ?… Êtes-vous malades ?… Pourquoi neparlez-vous pas ?

Henriette se lève.

Elle a cette pâleur de cire qu’ont lesmorts.

– Monsieur de Lignerolles a tort de vousdire, Roger, que nous avons été témoins d’un meurtre. Depuis troisjours, on nous poursuit, Suzanne et moi, pour nous contraindre àdes aveux que nous ne pouvons faire. Je n’ai qu’à redire devantvous, en mon nom comme au nom de ma fille, ce que nous avons ditbien des fois déjà : Nous ne savons pas comment ce meurtre aété commis, et nous ne comprenons pas comment l’on ose vousaccuser !…

– À la bonne heure !… Jerespire !… Vous avez parlé !… Savez-vous bien qu’unmoment… j’ai cru… oui, j’ai cru… mais non, qu’aurais-je pucroire ? Il est impossible que vous ayez vu, puisque ce n’estpas moi ! Quelle folie ! Mais j’ai eu peur… oui, jel’avoue, j’ai eu peur !

Et tout à coup, à M. de Lignerolles,avec brutalité :

– Pourquoi disiez-vous qu’elles avaientété témoins ?… Vous outrepassez votre droit de juge… Vous aveztout à l’heure affirmé un mensonge, et ma femme vous a donné undémenti que vous n’avez pas relevé !

Le magistrat répliqua doucement, parce qu’ilavait pitié d’Henriette, pitié de la petite fille.

– Il est prouvé qu’elles ont vu…

– Cela est prouvé ? faisait Laroque,étonné, – calmé par un effort sur lui-même… Vous entendez,Henriette ?… Moi, je ne peux rien dire… C’est à vous derépondre.

– Cela ne se peut, – disait gravement lajeune femme, – puisque je ne comprends rien à ce que l’on medemande.

Ce fut au tour de Laroque d’interroger lejuge.

– Quelle est cette énigme ?

M. de Lignerolles sonna.

Au gendarme qui apparut, il ordonnad’introduire dans son cabinet la femme de chambre.

– Victoire ? murmura Roger. Pourquoidonc ?

Et il attendit anxieusement les explicationsdu juge.

M. de Lignerolles fit répéter àVictoire sa déposition.

Elle le fit, sans se presser, mot pour mot,n’omettant rien.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, on pouvaitvoir le visage de Laroque se décomposer.

Par une tension énorme de sa volonté, ilessayait de comprendre.

Il secoua la tête, et dit très haut, les yeuxhagards :

– Prenez garde à moi… j’ai peur dedevenir fou !…

Un long silence se fit.

Peu à peu, il comprenait.

Henriette et Suzanne avaient vu. Maisquoi ? Elles avaient refusé de parler… Pourquoi ?… Ilfallait le savoir !…

Laroque alla s’agenouiller devant sa femme,avec une grâce touchante. Il lui prit les mains, les caressa, puis,comme s’il avait parlé à un enfant :

– Dis la vérité, fit-il. Est-ce vrai quetu m’as vu ? Tu as nié, n’est-ce pas ?… Jusqu’à ladernière minute, tu as prétendu que tu n’avais pas été témoin dumeurtre ?… Et Suzanne a dit comme toi ?… C’est vainementqu’on vous a interrogées. Mais, à présent, ma chère femme, et toi,ma chère Suzanne, il faut tout dire… Ne craignez point, puisque jesuis innocent, de raconter tout ce que vous avez vu… On m’accusemais qui sait si votre témoignage ne va pas prouver moninnocence ?…

Il avait réuni les petites mains de Suzannedans les mains d’Henriette, et les baisait toutes les quatreensemble. La mère et la fille, toujours aussi pâles, toujours lesyeux fermés, se taisaient…

M. de Lignerolles intervint et cefut à Mme Laroque, particulièrement, qu’ils’adressa :

– Je vous ai mise en présence de votremari, dit-il, parce que j’espère encore que, cédant à ses prières,vous finirez par être persuadée que votre silence est dangereux etqu’il vaut mieux parler et nous raconter la vérité, quelle qu’ellesoit, que vous taire plus longtemps. Laroque vous dira, pluschaleureusement que je ne le pourrai faire, qu’il est de sonintérêt que vous parliez. Pour nous, comme pour tout le monde, ilest évident que, vous et votre fille, vous avez assisté en témoinsà ce meurtre. Les charges les plus graves pèsent sur votre mari. Sivous refusez de répondre à nos questions, c’est donc que Laroqueest coupable, pour vous comme pour nous ?

Et, se tournant vers le malheureux :

– Expliquez bien ceci à votre femme et àvotre fille, Laroque. Monsieur Lacroix et moi nous avons essayé.Elles ont fait la sourde oreille… Soyez plus heureux quenous !

Roger avait écouté avec attention.

Il lui fallait un effort constantd’intelligence, à présent, car son cerveau était vide.

Il hocha la tête et murmura :

– Il faut qu’elles parlent ou je suisperdu !

Il était resté aux genoux de sa femme.

Il n’avait abandonné ni ses mains, ni lesmains de sa fille.

Deux fois Henriette, par un mouvementimperceptible, avait voulu les retirer. Il les avait retenues.

Et, à chaque fois, Laroque, en la regardant,avait souri d’un air craintif.

– Henriette, tu viens d’entendre monsieurde Lignerolles, mais peut-être n’as-tu pas bien saisi sa pensée. Jevais te la traduire : « Votre femme et votre fille neveulent point sortir de leur silence, a-t-il dit ; or, il estprouvé qu’elles ont été témoins du meurtre. Si vous n’étiez pasl’assassin, elles parleraient. Ne rien dire, c’est donc vousaccuser. Puisque vous protestez de votre innocence, ordonnez-leurde parler ! Qu’elles révèlent ce qu’elles ont vu ! Sivous êtes innocent, vous n’avez rien à redouter, au contraire, vousavez tout à espérer de leurs déclarations. » Est-ce votrepensée, monsieur de Lignerolles ?

– Vous l’avez rendue exactement.

– C’est vrai, Henriette, ce que dit lejuge, sais-tu bien ? On croirait que tu ne t’en rends pascompte. Ton silence paraîtrait étrange, et tout naturellement lesjuges penseraient que Victoire ne s’est pas trompée, que, du balconde notre villa, tu as vu assassiner Larouette et que, par pitiépour ton mari, tu ne veux pas parler. Or, moi, je suis bien sûr quetu n’as pu me voir de la villa et je n’ai rien à redouter de tesaveux ; rien, entends-tu, ma chérie ? Puisque je suisinnocent, ce n’est pas moi que tu as vu, si tu as vu quelqu’un,j’ai donc tout intérêt à ce que tu renseignes monsieur deLignerolles. Je t’en prie, mon enfant, dis-nous ce que tusais !

Elle ne répondit rien, gardant son attitudesingulière qui faisait penser à ces magnétisées, immobiles sur leurchaise, le buste droit, les mains comme mortes, les paupièresbaissées.

– Tu m’as entendu, Henriette ? Ellefit un signe affirmatif.

– Alors, pourquoi ce silence, ce silencequi me condamne, Henriette ?

– Je n’ai rien à dire.

– Tu mens. La déposition de Victoire estprécise. Et ton trouble, ta pâleur, ton air étrange te trahissent…Et je me rappelle, maintenant, que, le lendemain de ce jour, lematin, Suzanne a été malade, est tombée dans des convulsions. Toutcela est une preuve…

– Je n’ai rien vu !

– Puisque je t’en supplie,Henriette !…

– N’ayant rien vu, je ne peux riendire !…

– Alors, tu m’accuses ?… Je suis tonmari, je t’aime, je suis innocent, et tu me condamnes !…

« Henriette, oublie où nous sommes, etlaisse-moi te parler comme si nous étions seuls, en ta chambre dela villa, ta chambre blanche, si gaie et si ensoleillée, où tu teplaisais tant et où tu n’avais pas besoin d’oiseaux dans les cages,car tous ceux du bois semblaient te connaître, et se donnaientrendez-vous autour de toi.

« Regarde-moi, Henriette !… Ai-jequelque chose de changé ?…

« Moi, je te retrouve tout autre… Ques’est-il passé pendant que je n’étais pas là ?… Tu ne veux pasme le dire ?…

« Nous sommes jeunes tous les deux,Henriette, et pourtant voilà huit ans que nous sommesmariés !… Et depuis huit ans as-tu remarqué dans mes paroleset dans ma conduite rien qui pût t’expliquer et te faire prévoir lecrime que l’on me reproche ?

– Non, Roger, non, jamais ! dit-elleavec élan.

– Je t’ai aimée, jadis, bien longtempsavant de te le laisser voir, avant de te l’oser dire. Et c’est tonpère qui, avant toi, peut-être, s’en est aperçu. Comme j’étaispauvre et que tu étais presque riche, j’aurais continué desouffrir, j’aurais gardé mon amour pour moi parce que je redoutaisque le moindre soupçon vînt l’effleurer et le ternir. J’étaispauvre, mais j’étais fier. Tu m’aimais, toi aussi, et ton pèrel’avait deviné également. Il a forcé nos deux cœurs à parler…Est-ce là ce qu’eût fait un futur criminel ?

– Non, Roger, votre délicatesse a étégrande…

– Avez-vous oublié, Henriette, combiennous fûmes heureux, avant notre mariage et depuis ? Je mesavais brusque et je m’étudiais à rester doux. Est-ce que jamaisvous avez eu à souffrir de la moindre brutalité ?… N’ai-jepas, sans cesse, prévenu vos désirs ? deviné vosfantaisies ?… Si je vous ai rendue malheureuse sans le savoir,Henriette, dites-le, et je suis prêt à reconnaître mes torts…

– J’étais heureuse, Roger.

– Oui, vous l’étiez. Vous le dites et jele crois. Je le crois, parce que je ne passais guère de jours sanschercher ce qui pourrait vous rendre heureuse, parce que je meserais reconnu indigne de vous, si, par mon fait, j’avais surprisun nuage sur votre front. Certes, je ne pouvais être à vos pieds,constamment, à vous dire que je vous aimais. J’avais l’aisance àgagner, de la fortune à acquérir.

« Mon travail, c’était encore une preuved’amour, car, bien que vous ne fussiez ni coquette, ni dépensière,j’étais fier de pouvoir vous dire que nos affaires étaient enpleine prospérité, parce que je savais que, si vous n’en conceviezpoint trop grande joie pour vous-même, vous en étiez heureuse pournotre fille.

– Tout cela est vrai, Roger, je lereconnais. Je n’ai jamais douté de vous. Je n’ai jamais eu dereproches à vous faire.

– Et c’est moi, Henriette, moi qu’onaccuse d’assassinat et que vous ne voulez pas défendre ! Jesais bien que la fatalité, je n’y avais jamais cru ! a réunicontre moi des preuves presque évidentes.

« Il y a des indices, en tout cela, surlesquels il m’est impossible de m’expliquer ; mais vous,Henriette, qui me connaissez, – qui m’avez aimé, qui avez vécu dema vie, – de ma vie irréprochable, – vous êtes là pour ne pascroire à l’évidence, pour expliquer les choses inexplicables ;ou bien, si vous ne le faites pas, vous êtes vous-même coupable,car votre silence va peser d’un poids énorme dans la décision desjuges, votre silence qui est l’aveu de ma culpabilité.

« J’irai plus loin, Henriette.

« Vous m’auriez vu, comme on le dit,étranglant Larouette de ces deux mains qui ont tant de fois caresséles vôtres, qui les serrent encore, en ce moment ; vousm’auriez vu, sans qu’il vous fût possible de douter, que votredevoir serait de douter encore, de vous révolter contre vos yeux,contre votre souvenir, contre votre conviction.

« Ou bien alors, si vous m’aimez sifaiblement que votre amour ne peut résister à un pareil assaut,c’est encore votre devoir de femme de tout dire, comme ce seraitvotre devoir, s’il s’agissait d’un étranger, du premiervenu !…

Elle écoutait.

Il parlait si tendrement qu’elle aurait pu s’ylaisser prendre, si elle n’avait pas vu le malheureux, dans cettefatale nuit !…

Les souvenirs d’amour, même, qu’il se plaisaità rappeler, ne faisaient qu’augmenter son mépris, parce que cessouvenirs, ainsi évoqués en cette heure tragique, c’étaient commeautant de preuves de son hypocrisie.

– Henriette, tu te tais ? Tu n’aspitié ni de mes larmes, ni de mes prières ?

Ses lèvres restaient obstinémentfermées ; son regard disait :

– Mensonge ! Mensonge !

Il se redressa, ferma les poings, puis,soudain se calmant :

– Henriette, tu me perds. Tu ne m’aimesplus, tu ne m’as jamais aimé, sans doute. Eh bien, je veux que tule saches… Moi, je t’aime toujours, je t’aime malgré tout… Jet’aimerai, même si je suis flétri par une condamnation ! Mêmesur l’échafaud je crierai mon amour !… Ce sera ta punition… cesera ma vengeance…

Il se promena quelques instants dans lecabinet de M. de Lignerolles, en proie à la plus vivedouleur.

– J’ai fait ce que j’ai pu, Monsieur,dit-il au juge.

Du doigt celui-ci lui montrait Suzanne, surles genoux de sa mère. Ce geste disait :

Il y a deux témoins, votre femme et votrefille.

Roger comprit. Un dernier espoir luirestait : son enfant parlerait peut-être.

Il l’enleva à sa mère et l’embrassa avecpassion à plusieurs reprises.

Puis, tout à coup, s’approchant deM. de Lignerolles.

– Je vous supplie de faire éloigner mafemme, murmura-t-il.

Le magistrat acquiesça d’un signe de tête.

Henriette s’était levée sans attendrel’injonction et s’était dirigée vers la salle d’attente, où elledisparut.

Roger prit Suzanne sous les bras, commelorsqu’il voulait l’enlever au-dessus de sa tête et la tintéloignée de lui, un moment, en souriant :

– Tu ne m’aimes donc plus, chérie ?dit-il.

L’enfant le regardait avec une sorte desauvagerie.

Elle était si changée, que quiconque l’eût vueavant le crime et l’eût revue alors, eût juré qu’il y avait là deuxenfants. De sa gentillesse d’autrefois et de ses jolis sourires etde l’expression si tendre et si rieuse de ses yeux il ne restaitrien. Les lèvres tombaient lourdement, comme s’affaissent leslèvres d’une femme que la douleur a flétrie.

Elle était jadis pâle et rose, d’une pâleurtransparente, sous laquelle on devinait le sang vivace et chaud.Maintenant, son teint était jaune et le front, ce front candide defillette, restait constamment ridé.

– Pourquoi veux-tu me faire de lapeine ? disait Laroque en l’embrassant presque entre chaquemot. Est-ce que je t’ai jamais fait pleurer, moi ? Est-ce queje ne t’ai pas aimée, cajolée, autant que petite mère ?…embrassée aussi souvent qu’elle t’embrassait ?… Est-ce que,tous les jours, quand je venais de Paris, tu ne trouvais pas surmoi quelque surprise ? Et, tu le savais bien, vilaine, car tuvenais toujours au-devant de moi, ou, du plus loin que tu pouvaisme voir, tu guettais mon arrivée… Ce n’était donc pas pour moi quetu m’aimais et parce que je suis ton père ?… C’était pour lesjouets et les poupées dont je te faisais présent ?… C’est trèslaid, cela, Mademoiselle, et vous mériteriez d’êtregrondée !…

Suzanne semblait ne pas entendre.

– Suzanne, Suzanne, ma chère mignonne,réponds-moi. Tu te rappelles bien, n’est-ce pas ? Le jour oùtu m’as récité ce gentil compliment que ta mère t’avait appris etoù tu me disais : « Père chéri, je ne suis jamais siheureuse que lorsque tu m’embrasses. Je sais que tu es indulgentpour moi et tous les jours je t’aime davantage parce que tous lesjours je vois combien tu es bon… » Rappelle-toi, chère petite…c’était la veille de ce jour-là… la veille au soir… Je ne suis pasvenu dîner avec ta mère et avec toi. Il paraît que vous m’avezattendu, très tard. Vous vous êtes mises au balcon et vousregardiez dans la rue pour me voir venir. Tu sais ? Tu tesouviens ?

– Oui, père, je me souviens, murmural’enfant.

Roger eut un geste de joie. Il soupira,soulagé. Suzanne se souvenait !

– Alors, vous m’avez vu entrer, dans lapetite maison qui fait face à la nôtre… Tu la vois bien, la petitemaison avec ses grands marronniers ?

– Oui, la maison du voisin Larouette.

– C’est cela. Tu m’as vu entrer, à cequ’il paraît ? Puis, tu m’as vu dans la chambre dont lafenêtre était ouverte, tu m’as vu me jeter sur Larouette et luimettre les mains autour du cou, l’abattre sous moi et letuer ?

L’enfant se tut.

– Réponds, ma chérie. C’est ton petitpère qui t’en supplie !

– Je n’ai rien vu de cela, dit-elle àvoix basse.

– Alors, qu’as-tu vu, cela est certain,tu as vu quelque chose ?

– Non, mère et moi nous n’avons rienvu…

– Tu mens. On te l’a déjà dit. Et je tele répète, tu mens. Et c’est mal. Et je t’ordonne de parler, ou situ ne parles pas, je te punirai. Et d’abord, tu ne me verras plus,– plus jamais, entends-tu bien ? – Et bientôt tu meregretteras, car tu n’auras plus tes bibelots, ni tes chariots, nites pelles, ni tes bêches pour creuser dans le sable, ni tesfleurs, ni tes poupées, grandes comme toi. On te retirera toutcela, parce que tu seras devenue pauvre et que ton père ne seraplus là pour te les acheter. Alors tu n’auras plus tes jolischapeaux. Tu n’auras plus tes jolies robes fraîches qui faisaienttant plaisir à ta coquetterie. Tu n’auras plus rien, parce que tun’auras pas voulu obéir à ton père. Parle ! Je te dis deparler… Je te l’ordonne… Parleras-tu ?

– Oh ! père, père, dit-elle, j’aipeur !

– Parleras-tu te dis-je, parleras-tu à lafin ? Tu étais sur le balcon, qu’as-tu vu ? qu’as-tuentendu ? Si tu ne m’obéis pas, je t’emmène avec moi et turesteras en prison, avec ton père… Dans une prison très noire oùtoutes sortes de mauvaises bêtes viendront te mordre… où tu verrasdes fantômes la nuit… où l’on viendra te réveiller quand tudormiras, pour te faire souffrir… Parle, allons, parle !

– Père, père, pitié de moi, pitié…

– Pourquoi aurais-je pitié de toi puisquetu t’entêtes à ne rien dire. Je ne t’aime plus. Je ne te reconnaisplus pour mon enfant. Non, tu n’es pas ma fille, qui est-elle,celle-là ? C’est une petite étrangère que nous avons élevéepar charité et que nous allons envoyer dans la rue, parce qu’elleest désobéissante et parce que, pour l’affection qu’on lui a vouée,elle ne montre que de l’ingratitude. Vous ne méritez pas qu’on vousaime !…

La colère l’envahissait. Il la secouait dansses mains avec rudesse. Elle laissait faire, masse inerte, les brasballants, la tête sur la poitrine.

Soudain, il la pose près de lui. L’enfant perdl’équilibre et tombe sur les genoux. Laroque lève les bras dans unaccès de fureur.

La raison lui échappe, comme elle échappe àSuzanne, comme elle échappe à Henriette, car leurs nerfs sonttendus, et cette scène déchirante, si elle devait se prolonger,casserait chez ces trois êtres tous les ressorts du cerveau.

Il n’a jamais eu que des caresses pour cetteenfant qu’il adore, et cette résistance le met dans une rageinsensée. Il a envie de la battre, de la briser.

On dirait qu’elle attend le coup, car, victimerésignée, elle baisse la tête et même Roger ne l’entend plus quidit encore, doucement :

– Pardon, père, pardon, père !

Alors, Henriette vient se jeter à genoux entreelle et lui !

Elle prend Suzanne dans ses bras, effarouchée,mais, en tombant là, elle a glissé deux mots à Laroque, – de savoix mourante, – deux mots que, seul, il entend :

– Frappe-nous donc, comme tu as frappél’autre !…

Sa colère s’évanouit soudain.

Les bras levés pour frapper, – les poingsfermés, – s’abaissent lentement sur ces deux têtes, où depuis desannées il a accumulé tant de baisers d’amour.

Ses doigts rudes errent un instant dans cescheveux blonds, ceux de la mère comme ceux de la fille – et se fontdoux pour cette suprême caresse, et il dit :

– Non, je ne frapperai pas…, car je vousaime… je vous aime, mon Dieu, je vous aime !…

Et c’est plus qu’il n’en peut supporter, cethomme.

Il fait un signe àM. de Lignerolles.

Le greffier prend Henriette par le bras et lafait sortir, en la soutenant, pendant que Suzanne reste suspendue àsa robe.

Roger les suit un moment des yeux. Et, quandelles ne sont plus là, il semble que la terre lui manque, que rienne se trouve plus sous ses pieds, et il tombe lourdement, avec ungrand soupir, évanoui, demi-mort.

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