Roger-la-Honte

Chapitre 5

 

 

Roger avait épousé Henriette, fille de GeorgesBénardit, propriétaire des ateliers de la rue Saint-Maur. Sonmariage le fit l’associé de Bénardit, alors malade, et la mort dupère d’Henriette, qui arriva quelque temps après, le rendit seulmaître de la maison.

Ce n’était pas la fortune ; c’étaitpeut-être le moyen d’y parvenir, mais c’était à coup sûr un brevetde probité que Bénardit laissait en mourant à son gendre.

Roger était jeune et fort. Il avait confianceen lui-même. Au lieu de vivoter, ainsi que lui avait recommandé sonbeau-père, il agrandit, au contraire, ses ateliers, chercha desdébouchés nouveaux, et accepta des commandes importantes.

Comme il ne possédait pas l’outillagenécessaire, il accepta, d’un ami de son père, Célestin Vaubernon, –ancien ouvrier comme lui, qui avait fait fortune et se trouvait àla tête d’une importante maison de soieries de Lyon, – il accepta,disons-nous, un prêt de cent trente mille francs environ qui luiservit à augmenter sa production et à donner une vie nouvelle à lafabrique.

Roger Laroque, par son mariage, avait forméd’excellentes relations dans la haute bourgeoisie parisienne.

Roger s’était marié en 1865 et Henriette étaitdevenue enceinte presque aussitôt son mariage. Suzanne vint aumonde.

En 1869, seconde grossesse. Mais un accidentde voiture, à Dieppe, dans une promenade à Pourville, mit ses joursen danger et la fit accoucher avant terme. L’enfant mourut.

Henriette resta longtemps souffrante, plusd’un an.

Dans un des salons qu’il fréquentait, Rogeravait rencontré, un soir de bal, une femme dont la beauté l’avaitfortement troublé.

Mme Julia de Noirville, femmede l’avocat déjà célèbre, était fille d’un père espagnol et d’uneArabe, et avait, très accusé, le cachet des deux races.

Une sorte de charme mauvais, mais réel, sedégageait de cette femme, de son sourire sérieux, comme « endedans », de ses yeux troublants et fouilleurs dont le regardétait presque gênant par trop de fixité.

Quelle fatalité poussa l’un vers l’autre Rogeret Julia ? L’amour ? Non. Roger aimait sa femme.

S’il avait eu le temps de raisonner lesentiment qui l’entraînait vers Julia, il se fût éloigné d’elle,mais il fut emporté d’un coup de passion, comme une feuilled’automne que balaye la rafale, et, lorsqu’il retomba, il rougitd’avoir été faible et d’avoir cédé si facilement.

Julia aima Roger avec passion, s’attachant àlui d’autant plus que l’instinct merveilleux de la femme criaitbien fort à son cœur que Roger n’avait cédé qu’à une ivresse etqu’elle n’était pas aimée…

Ce fut la seule faute de la vie de Laroque. Ildevait l’expier cruellement.

Lucien de Noirville, l’avocat, avait épouséJulia dans un voyage fait en Algérie.

Julia donna deux enfants, deux garçons, àLucien, mais, quand elle n’eut plus pour se distraire les soins etles inquiétudes de la maternité, elle se lança, avec une sorted’emportement, dans tous les caprices et les plus ruineusesfantaisies de la vie mondaine.

Noirville n’était pas riche. Très estimé auPalais, promettant de faire une carrière brillante, il gagnaitbeaucoup d’argent à force de travail. Mais il n’avait point defortune personnelle et les dépenses désordonnées de sa femme mirentbientôt la gêne dans le ménage.

Les économies de l’avocat et le mincepatrimoine qui lui avait servi à vivre quand il était étudiantn’existaient plus qu’à l’état de souvenir.

Tout cela s’effondra vite dans les petitesmains fluettes, aux ongles roses, de la jeune femme, et passa dansla caisse des bijoutiers, des couturières, des modistes et destailleurs pour dames.

Si Lucien avait été seul, il ne se fût pasplaint peut-être. Il eût souffert en silence. Il eût redoubléd’ardeur au travail, car il adorait sa femme… il l’adorait comme aupremier jour où il l’avait rencontrée. Mais il avait ses deux fils,Raymond et Pierre.

Il songeait à eux, à leur avenir, et il avaitpeur.

Un soir d’hiver, ils revenaient d’un bal chezle président de la cour, un ami de Noirville. Ils étaientemmitouflés dans leurs fourrures et accotés dans les coins d’unélégant coupé attelé de deux purs arabes.

Pendant le trajet, Lucien et Julia ne separlèrent pas. Au bal, Julia avait eu, comme toujours, son succèsde beauté. Elle était vraiment radieuse et charmeuse aupossible.

Lucien, lui-même, la trouva si belle, sous laruisselante lumière des lustres, cette femme qui était la sienne,qu’il oublia un moment les anciennes querelles et les appréhensionsde l’avenir et resta ébloui, fasciné et troublé comme au premierjour. Il ne songeait ni au danger, ni à jouer, ni à causer, lui sibrillant causeur, et du fond d’un salon, il se contentaitd’admirer, et il emplissait ses yeux et son cœur d’amour.

Quelqu’un lui avait alors pris le bras,M. de Ferrand, son vieil ami, qui donnait cette fête.

Le vieillard l’avait doucement entraîné.

– Lucien, avait-il dit, j’ai été, pendanttoute sa vie, le compagnon de ton père. Toi, je t’ai suivi, depuista naissance, pendant tes études et depuis ton mariage, comme si tuavais été mon fils – avec autant d’affection et de sollicitude. Tues donc bien sûr que je suis ton ami, n’est-ce pas ?

– Certes, monsieur de Ferrand, ditl’avocat, surpris par ce préambule, mais pourquoi ?…

– Je sais, aussi, quelle est ta fortune,quelles sont tes ressources plutôt : eh bien, mon enfant,veux-tu me pardonner ce que je vais te demander ?

– Je vous pardonne, dit Lucien ensouriant. M. de Ferrand baissa la voix.

– Regarde ta femme – non pas sa toilette,mais ses diamants –, Lucien, ne te fâche pas, je te parle commel’eût fait ton père, – tu vis sur le pied de deux cent mille francspar an. Tu n’en gagnes pas plus de soixante… Commentfais-tu ?

Lucien avait reçu un choc violent au cœur.Cette parole répondait si bien à ses angoisses secrètes qu’on eûtdit que c’était la voix de ses souffrances intimes qui venait des’élever…

Il courba le front et dit :

– Je l’aime tant…

Le vieux magistrat répondit :

– Prends garde !

Et voilà pourquoi, dans le coupé qui lereconduisait rue de Rome, où il habitait, Lucien se taisait, remuépar des pressentiments de malheur.

Mme de Noirville, de soncôté, devinait un orage. Elle se pelotonnait dans un coin etfermait les yeux pour faire croire qu’elle dormait.

Ce fut seulement lorsqu’ils furent rentrés queLucien se décida à parler :

– Julia, le moment est assez mal choisipour te parler sévèrement. Tu reviens du bal et tu es encore dansl’enivrement de ton succès. Cependant, mieux vaut tout de suite. Ily a longtemps que je désire avoir une explication que je t’ai faitprévoir, mais que tu mets tous tes soins à fuir. J’espère que tu nem’obligeras plus à revenir sur un aussi pénible sujet.

Elle le regarda avec étonnement, mais lelaissa parler sans l’interrompre…

– Ce n’est pas la première fois que je tefais ces observations, ma chère Julia ; je t’ai déjà mise engarde contre toi-même. Nous ne sommes pas riches et depuis notremariage tes dépenses pour ta toilette seule ont dépassé chaqueannée le budget général de notre ménage.

« Il est donc urgent, acheva Lucien d’unton ferme que nous changions notre genre de vie. Désormais, machère enfant, nous vivrons d’une existence plus simple. Je nesaurais trop vivement t’engager à diminuer tes dépenses, car vois àquelle désolante perspective nous courons, Julia, à une séparationqui nous fera vivre chacun de notre côté, qui causera un scandaleénorme dans le monde, et qui brisera ma vie, car je t’aime.

– Si vous m’aimez, dit-elle, pâlissantsous cette menace, proférée timidement, et pourtant que Lucienétait capable d’exécuter, si vous m’aimez, comment pouvez-vouspenser à un aussi triste dénouement ?

– Je t’aime, dit-il, se levant pourprendre congé d’elle, je t’aime, mais je n’oublie pas que j’ai deuxfils !

Et il appuya ses lèvres sur le bras nu de safemme.

– Souviens-toi, dit-il en la quittant,que je suis absolument résolu à ne plus te pardonner tes dépenses,et que, si douloureuse que soit une séparation, je n’hésiterai pasà la demander aux lois, dans l’intérêt de Raymond et de Pierre.

Si Julia avait aimé son mari autant quecelui-ci aimait sa femme, l’effort qu’il lui demandait ne lui eûtpoint semblé trop pénible. L’amour remplace tout chez les femmes,et leur tient lieu de luxe, de triomphes, de coquetteries.

Malheureusement, elle n’aimait pas.

Pour oublier son besoin d’aimer, elle s’étaitjetée sans réflexion au milieu de la vie à outrance, essayant dedompter, à force de fatigue, les révoltes qu’elle ressentaitparfois contre le vide de son cœur.

L’explication de Lucien tombait mal.

Elle avait fait, depuis un an, plus de centmille francs de dettes.

Pendant six mois, ses créanciers l’avaientlaissée tranquille, car elle avait toujours payé ; mais depuisquelque temps, ils la pressaient, la fatiguaient de leursréclamations incessantes. Elle se vit, tout d’un coup, après cetentretien, dans une impasse, cherchant partout, sans succès, uneporte de salut.

D’une part, les créanciers qui perdaientpatience. D’autre part, la colère de Lucien, la menace du scandale.Elle s’y fut résignée, peut-être, si elle avait été seule. Mais, silégère et coquette qu’elle fût, elle adorait ses enfants, et,parfois, en un soudain caprice, en un brusque revirement d’amourmaternel, après les avoir délaissés pendant quelque temps, ellerevenait à eux tout à coup, et vivant de leur vie, s’amusant deleurs jeux, elle ne les quittait plus, pas même une heure, durantde longs jours.

Ce fut alors qu’elle était ainsi tiraillée,pleine d’angoisses, qu’elle rencontra Laroque.

Elle oublia tout pour cet homme et l’aima avecune telle fougue que rien ne semblait plus exister des chosesd’autour d’elle qui étaient sa vie ordinaire – ni Lucien, ni sesenfants, ni le monde, ni les toilettes, ni les créanciers…

Laroque ne connut Lucien que de vue etl’aperçut deux ou trois fois seulement dans les salons où desrelations communes les réunissaient ; une simple présentationmondaine leur avait appris, à tous deux, leurs noms.

Quelques jours après la conversation que nousavons rapportée, Roger reçut, rue Saint-Maur, un petit mot de Juliaqui demandait à Roger un rendez-vous pressant, dans la journée,vers deux heures, aux magasins du Louvre.

Il trouva la jeune femme arrivée avant lui,l’attendant avec anxiété.

Dans les grands magasins de Paris, lesrendez-vous sont faciles. On n’est jamais si bien et sicomplètement isolé qu’au milieu de la foule. Du moins, ils lecroyaient… Tout ce qu’ils dirent, un homme l’entendit, qui s’étaitdérobé aux premiers mots, pour mieux écouter…

C’était un garçon du Louvre, au visage dur, àla taille athlétique.

Roger n’eut pas besoin d’un long examen pourdeviner, malgré le sourire dont Julia l’accueillit, avec un furtifserrement de mains, qu’elle apportait une mauvaise nouvelle. Eneffet, son teint ambré était presque olivâtre ; ses traitsétaient fatigués ; quelque chose voilait l’éclat de ses yeuxde flammes.

Hardiment, sans hésiter, mais par petitesphrases, courtes, hachées, qui seules trahissaient sonémotion :

– Roger, si vous ne me sauvez pas, jesuis perdue !

– Qu’y a-t-il ?

Elle raconta combien elle était endettée etcomment son mari l’avait menacée d’un scandale.

– Ainsi, dit-il, rassuré – car il s’étaitimaginé un malheur bien plus grand –, vous devez cent millefrancs ?

– Oui, fit-elle sans parler, d’un signede tête.

– Eh bien ! je vous les donnerai.Seulement, c’est une grosse, très grosse somme pour moi. Il me fautquinze jours, plus, peut-être, pour la réunir. Vos créanciersattendront-ils jusque-là ?

– Je le crois, lorsqu’ils sauront surtoutque je les payerai.

– Comptez donc sur moi, Julia.

– Roger vous me sauvez, dit-elle, ayantdes larmes plein les yeux et faisant des efforts pour ne paspleurer, parce qu’elle craignait d’être vue… Au moins, puis-je êtresûre que ces cent mille francs ne nuiront en rien à la prospéritéde votre maison ?… Autrement je n’accepterais pas !

– Tranquillisez-vous, Julia.

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure !

– Du reste, je n’accepte, mon ami, qu’àtitre de prêt. Je serai plus sage, désormais. Puisque j’ai votreamour, qu’ai-je besoin du monde ? Votre amour, n’est-ce pasassez pour emplir toute ma vie ?

Elle sortit la première des magasins et envoyaun petit garçon lui chercher un fiacre sur la place duPalais-Royal.

Dans l’ombre de la voiture, du bout de sa maingantée, elle jeta un baiser à Laroque et disparut.

Mais, jusqu’à la rue de Rome, un fiacre suivitle sien.

Et, quand elle fut remontée chez elle, unhomme – celui-là qui, dans les magasins, avait surpris saconfidence –, entrait chez le concierge et demandait son nom.

Et le concierge, sans défiance,disait :

– Madame de Noirville, la femme del’avocat.

Quinze jours après, Laroque apportait à Juliales cent mille francs promis : la jeune femme étaitsauvée…

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