Scènes de la vie de jeunesse

V

– Je ne puis rester ici, s’écriaOlivier ; et se jetant hors du lit, il s’enveloppa dans unmanteau, descendit l’escalier d’un seul trait, et se trouva dans larue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant lui. Ils’asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et pétrissaitdes boules de neige qu’il lançait contre les murs. Après cesgrandes crises, les distractions les plus puériles suffisentquelquefois pour détourner l’esprit de la pensée qui alimente ladouleur, et pour amener, au moins momentanément, une trêve durantlaquelle l’être tout entier se plonge pour ainsi dire dans un baind’insensibilité. Ce n’est point l’absence de la douleur, c’en estle sommeil, mais un sommeil furtif qui s’enfuit dès que le moindreaccident effleure l’esprit engourdi et le remet en face de lapensée qui fait son tourment. Alors tout est fini. L’espritréveillé s’en va réveiller le cœur, et la souffrance renaît plusactive et plus aiguë.

Olivier était donc dans cet état dequasi-idiotisme qui suit les prostrations. Il était parvenu às’isoler de lui-même, et au bout d’une heure sa course sans butl’avait conduit à la halle : trois heures du matin sonnaient àl’église Saint-Eustache.

Comme il était arrêté sur la place desInnocents, examinant l’aspect fantastique de la fontaine de JeanGoujon, que la neige amoncelée avait revêtue d’une housse blanche,Olivier fut distrait de son attention par un grand bruit de voixqui s’élevait auprès de lui ; il détourna la tête, et voyant àdeux pas un groupe d’où s’élevaient des cris et des rires, il s’enapprocha : un incident bien vulgaire était la cause de toutesces rumeurs, c’était un grand chien de chasse, à robe noire et auxpattes blanches, qui venait d’engager un duel terrible avec unénorme matou appartenant à une marchande dont l’étalage étaitvoisin. L’objet de la querelle était un morceau de viande avariée.Aux miaulements de son chat, la marchande était arrivée, tombant àcoups de balai sur le chien, qui ne voulait pas lâcher prise.

– Gredin, filou, assassin, tu seras donctoujours le même, criait la marchande, en faisant pleuvoir unegrêle de coups sur le chien, qui ne s’émouvait non plus que si onl’eût caressé avec des marabouts.

– Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? ditune voix en dehors du groupe qui faisait galerie.

À cette voix Olivier, qui examinait le chien,comme s’il eût cherché à le reconnaître, leva les yeux pour voirqui avait parlé.

– C’est encore votre bête féroce de chienqui veut meurtrir mon pauvre mouton, dit la marchande.

– Allons, ici, Diane, dit le jeunehomme ; ici tout de suite. À l’appel de son maître, le chienlâcha prise et reçut un dernier coup de balai de la marchande, quil’appela Lacenaire !

– Je ne me trompe pas, murmura Olivier àlui-même, en regardant plus attentivement le maître du chien,– c’est Lazare, – et s’approchant du jeune homme aumoment où il allait se retirer, il lui frappa sur l’épaule.

– Olivier ! dit Lazare en seretournant et en rougissant beaucoup ; vous ici, la nuit, parcet horrible temps, continua-t-il avec un accent embarrassé ;quel singulier hasard !… est-ce qu’il y a longtemps… que vousm’avez vu… ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.

– À l’instant même, répondit Olivier.Mais, vous-même, comment se fait-il que je vous rencontreici ?

– Oh ! moi, répondit Lazare, quiparaissait plus rassuré… c’est par curiosité. Vous savez montableau de Samson, dont je vous ai parlé, je l’achève pour leprochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici le matin, lesforts, j’ai pensé que je trouverais peut-être mon type.Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu’est-ce quevous faites ici ? Ne seriez-vous pas en aventuregalante ?… et comme Olivier, en mettant la main dans sa poche,venait de faire sonner une pile d’écus, Lazare ajouta enriant :

– Diable… vous avez de la pluie pour lesDanaés… Mais, dit-il, je vous croyais en ménage… à ce que nousavait conté Urbain…

Comme Lazare disait ces mots, une marchande demarée, qui préparait son étalage, regardait Olivier avecadmiration.

– Regarde donc, s’écria-t-elle en parlantà une commère, sa voisine, à qui elle désignait Olivier du doigt,regarde donc ce joli chérubin, Marie…

– Ah ! quel amour !… réponditsa voisine en élevant sa lanterne…

Dans tout ce dialogue dont il était l’objet,Olivier ne distingua qu’un mot : Marie ! et ce nom seul,arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait de samaîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.

– Eh bien, dit Lazare… en le voyanttressaillir, qu’est-ce qui vous prend ?

– Il est gelé, le pauvre enfant, fit lamarchande de poisson… – Eh ! la barbiche, ajouta-t-elle,en faisant signe à Lazare, qu’elle voulait désigner… amène-le unpeu ici, ton ami… Sa mère est donc folle, à ce pauvre cœur, de lelaisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, quoi… amène-le,Barbiche… Marie… va lui donner un peu de bouillon, ça leréchauffera. Pauvre petit, va ! il a une figure de cire…Eh ! Marie, fais chauffer un bol.

– Oh !… murmurait Olivier, Marie…elle est donc ici, Lazare, mon ami… je vous en prie… laissez-moi lachercher… on vient de l’appeler… je la trouverai bien…Laissez-moi…

– Bon, murmura Lazare… en lui-même etdans son langage pittoresque, je comprends, j’ai fait un beau coup,j’aurai marché sur ses cors.

– Eh bien, viens-tu donc ?s’écria la marchande, qui tenait à la main une tasse de bouillontout fumant.

– Merci, la mère, dit Lazare, en emmenantOlivier, c’est autre chose qu’il lui faut.

– C’est de bon cœur, tout de même, fit labrave femme… il a tort s’il fait le fier… pas vrai,Marie !

– Eh ! oui donc, répondit la voisineet du bouillon que le roi n’en a pas de meilleur, encore !

Cinq minutes après, Olivier était assis enface de Lazare, dans le cabinet d’un petit cabaret. Entre eux, surla table, se trouvait une bouteille à demi pleine d’eau-de-vie.

– Voyons, dit Lazare, contez-moi un peuvos chagrins. Dire à un amoureux de raconter ses amours, c’estinviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie. Olivier racontatoute son histoire à Lazare… Lorsqu’il arriva à la trahisond’Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une grimace de dégoût.Toujours le même ! murmura-t-il. À la fin de l’histoire… labouteille d’eau-de-vie était vide, Olivier était ivre et récitaitdes lambeaux de vers qu’il avait jadis faits pour Marie.

En ce moment trois ou quatredéchargeurs entrèrent dans le cabinet et échangèrent despoignées de mains avec Lazare.

– Tiens ! Barbiche, dit l’un d’eux,voilà ta paye que tu m’as dit de prendre pour toi, et tirant unegrande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces de cent sousqu’il remit à Lazare…

Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule,s’était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagnerquelque argent pour procurer aux membres d’une société d’artistesdont il faisait partie – la société des Buveursd’eau. (Voir les Scènes de la Bohème) – lesmoyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, commeil n’avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand undes forts du marché était malade. On l’appelait Barbiche, à caused’un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivierl’avait rencontré plusieurs fois à l’atelier de son ami Urbain,qu’on n’avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare étaitle président.

À six heures du matin Lazare fit monterOlivier dans un fiacre et le reconduisit à l’adresse d’Urbain, quele poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.

En rentrant dans la chambre où Lazare l’avaitaccompagné, car il n’était pas en état de se soutenir lui-même,Olivier, abruti par l’ivresse, tomba sur le lit comme une masseinerte, et cette fois s’endormit profondément.

– Hélas ! murmurait Lazare enfermant les rideaux, moi aussi j’ai eu ma Marie, et mon cœur, sipétrifié qu’il soit, garde encore la trace des clous qui l’ontcrucifié… Ah bah ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts,tout ça, c’est l’histoire ancienne d’un beau temps tombé dans lepuits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sajeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur laporte de l’atelier d’Urbain, il y entra.

– Qu’est-ce qui t’amène si matin, dit lepeintre à moitié endormi en voyant Lazare ? Est-ce qu’il y aquelque chose de nouveau ?

– Non, répondit Lazare brutalement, lesmauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et,sans laisser à Urbain le temps de l’interrompre, il ajouta :Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m’étonne pasde ta part, tu as une triste et incorrigible nature.

– Qui est-ce qui t’a dit ?… fitUrbain.

– C’est Olivier, ou plutôt c’est sonivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontrenocturne avec le poète.

Comme Urbain cherchait à s’excuser à propos del’aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rudesortie :

– Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas unpuritain. Je ne mourrai pas d’une indigestion de vertu, mais il y ades choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j’y soispersonnellement étranger, il y a des actes qui m’indignent jusqu’àla colère, et me donnent des envies de me laver les mains si ellesont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est dunombre.

– Mais au moins, interrompit Urbain,laisse-moi me justifier ; tu ne sais pas comment les choses sesont passées.

– Si tu avais pour toi l’excuse d’unepassion sincère, j’aurais pu, jusqu’à un certain point, comprendreque dans un moment d’oubli, d’exaltation, tu aies pu tenterd’enlever Marie à Olivier ; mais la lui prendre chez toi, enabusant de l’hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaireune méchante fantaisie, c’est là un acte qui ne peut pas sejustifier. Ça s’appelle lâcheté dans toutes les langues d’honnêtesgens. Si tu m’avais joué un tour semblable, je t’aurais simplementcassé les reins avec la première chose venue : voilà monopinion. Maintenant, ça ne m’étonne pas qu’Olivier ait passélà-dessus aussi tranquillement : c’est une de ces naturesfaibles et pacifiques qui n’ont ni haine, ni colère, ni aucun dessentiments virils de résistance à l’oppression, des élégies et nondes hommes. Je l’ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle,pleurant comme une fontaine, c’était pitoyable. J’ai cautérisé sondésespoir avec l’ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va seréveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire dele surveiller ; j’ai peur qu’il ne fasse un mauvais coup.

– Il a déjà essayé, mais il s’est manqué,dit Urbain.

– J’ignorais cela, reprit Lazare… ils’est manqué, tant pis. Si la mort n’en a pas voulu, c’est que lemalheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.

– Marie aussi a tenté le suicide, fitUrbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, maiselle s’est manquée aussi.

– Qu’est-ce que tu aurais fait entre cesdeux tombes-là ? dit Lazare en regardant Urbain en face.

– Qui sait ? réponditcelui-ci ; j’aurais creusé la mienne, peut-être.

– Ceci est un mot de mélodrame, fitLazare avec ironie. Ta mauvaise nature n’a pas même la franchise,qui est la vertu de certains vices. Ce n’est pas toi qu’un remordsempêcherait de digérer la vie. Allons donc ! Entre ces deuxtombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaudde nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je tecroirai. Maintenant, bonjour, je n’ai plus rien à te dire. EtLazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offraitUrbain.

– Ah bah ! fit celui-ci, quand il setrouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormittranquillement pour ne se lever qu’à deux heures del’après-midi.

Olivier dormit toute la journée et s’éveillaseulement le soir. D’abord il ne put se rendre un compte bien exactde ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs luirevinrent ; il se rappela son horrible nuit d’angoisses, sarencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour lefaire oublier ; Olivier se leva, la tête encorelourde, et alla trouver Urbain, qui s’apprêtait à venir chezlui.

– Où vas-tu ? lui demanda-t-il.

– Il est six heures, c’estl’angelus de l’appétit ; je vais dîner, répondit lepeintre.

– Où cela ?

– Par là, à droite ou à gauche ; jete le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare ?

– Oui, en effet, répondit Olivier, jel’ai rencontré à la halle cette nuit.

– Qu’est-ce que tu allais faire à lahalle cette nuit ?

– Je ne sais pas. J’étais sorti parce queje me trouvais malade… Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre…Tu comprends… malgré moi. Je pensais…

– Oui, je comprends en effet, dit Urbain.C’est pourquoi je te répéterai encore qu’il faut cesser de nousvoir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l’un etl’autre, et ce n’est point en demeurant ensemble que nous pourrionsy parvenir. Séparons-nous. Va-t’en !

– Mais où veux-tu que j’aille ?répondit Olivier avec une vivacité croissante.

– C’est dans cette chambre que Marie avécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappellerastoujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.

– Je le sais bien, s’écria Olivier, maisn’importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée desouvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muetset ne me comprendraient pas, quand je parlerai d’elle. Sicette chambre t’ennuie, tu n’y viendras pas, toi, ce ne sera pasdifficile de n’y pas venir… Oh ! l’isolement ! lasolitude… Mais je deviendrais fou, et la folie, c’est l’oubli. Ellea été ta maîtresse, c’est vrai… Mais quand cela est arrivé, elleavait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m’a trompé ;tu sais bien ce qu’elle écrivait : « Je n’ai pas eu letemps de vous aimer, parce que je n’avais pas eu le temps d’oublierOlivier ; » et puis elle a voulu mourir pour moi…Qu’est-ce que cela me fait ; une infidélité ? elle a ététa maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit moisque je l’ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah !vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pasl’amour ; et le plus souvent c’est une blessure qui le rendéternel. Ah ! ma pauvre Marie… Non, Urbain, je ne m’en iraipas, je resterai dans cette chambre.

Malgré l’égoïsme dont il était cuirassé,Urbain fut ému un moment par l’explosion de cette passion exaltée.Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d’Olivier, c’estabsurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c’est perpétuerton chagrin.

– Mais je ne veux pas oublier, encore unefois ! s’écria Olivier. Comprends donc cela, je veux mesouvenir, et longtemps, et toujours.

– Alors, si tu te décides à rester ici,c’est moi qui m’en irai, reprit Urbain.

– Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t’enaller ?

– Parce que je ne veux pas rester avectoi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur moncompte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m’aiment guère. Jeles crois jaloux de moi, parce que j’ai eu plus de chance qu’eux.Lazare m’a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restaisavec moi, comme ils savent que tu as un peu d’argent, ils diront etferont redire que je t’exploite après t’avoir trompé. Je ne veuxpas. J’en ai assez de ces amitiés-là. D’ailleurs, malgré toi, tufinirais par penser comme eux.

– Je leur dirai qu’ils se trompent,reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain lelaisser seul ; ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela te fait derester ? Je ne t’en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant lesmains d’Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai leschoses qu’elle me disait. Je n’ai pas pu tout te dire encore… carelle m’aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu’elle tedisait, et tu verras que ce n’étaient plus les mêmes choses qu’àmoi. Ah ! je serais trop malheureux tout seul. Je n’avais aumonde qu’elle et toi.

– C’est bien, dit Urbain. Puisque tu leveux, je resterai.

– Ah ! merci ! fit Olivier. Etil força le peintre à venir dîner avec lui.

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