Scènes de la vie de jeunesse

II

C’était le matin du jour de laToussaint : Francine venait de mourir.

Deux hommes veillaient au chevet : l’un,qui se tenait debout, était le médecin ; l’autre, agenouilléprès du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblaitvouloir les y sceller dans un baiser désespéré : c’étaitJacques, l’amant de Francine. Depuis plus de six heures il étaitplongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie quipassa sous les fenêtres vint l’en tirer.

Cet orgue jouait un air que Francine avaitl’habitude de chanter le matin en s’éveillant.

Une de ces espérances insensées qui ne peuventnaître que dans les grands désespoirs traversa l’esprit de Jacques.Il recula d’un mois dans le passé, à l’époque où Francine n’étaitencore que mourante ; il oublia l’heure présente, et s’imaginaun moment que la trépassée n’était qu’endormie, et qu’elle allaits’éveiller tout à l’heure la bouche ouverte à son refrainmatinal.

Mais les sons de l’orgue n’étaient pas encoreéteints que Jacques était déjà revenu à la réalité. La bouche deFrancine était éternellement close pour les chansons, et le sourirequ’y avait amené sa dernière pensée s’effaçait de ses lèvres, où lamort commençait à naître.

– Du courage ! Jacques, dit lemédecin, qui était l’ami du sculpteur.

Jacques se releva et dit en regardant lemédecin :

– C’est fini, n’est-ce pas, il n’y a plusd’espérance ?

Sans répondre à cette triste folie, l’ami allafermer les rideaux du lit ; et, revenant ensuite vers lesculpteur, il lui tendit la main.

– Francine est morte… dit-il, il fallaitnous y attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nousavons pu pour la sauver. C’était une honnête fille, Jacques, quit’a beaucoup aimé, plus et autrement que tu ne l’aimaistoi-même ; car son amour n’était fait que d’amour, tandis quele tien renfermait un alliage. Francine est morte… mais tout n’estpas fini, il faut maintenant songer à faire les démarchesnécessaires pour l’enterrement. Nous nous en occuperons ensemble,et pendant notre absence nous prierons la voisine de veillerici.

Jacques se laissa entraîner par son ami. Toutela journée ils coururent, à la mairie, aux pompes funèbres, aucimetière. Comme Jacques n’avait point d’argent, le médecin engageasa montre, une bague et quelques effets d’habillement pour subveniraux frais du convoi, qui fut fixé au lendemain.

Ils rentrèrent tous deux fort tard lesoir ; la voisine força Jacques à manger un peu.

– Oui, dit-il, je le veux bien ;j’ai froid, et j’ai besoin de prendre un peu de force, car j’auraià travailler cette nuit.

La voisine et le médecin ne comprirentpas.

Jacques se mit à table et mangea siprécipitamment quelques bouchées qu’il faillit s’étouffer. Alors ildemanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques lelaissa tomber à terre. Le verre qui s’était brisé avait réveillé sadouleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pourla première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjàsouffrante, s’était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donnéà boire un peu d’eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu’ilsdemeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d’amour.

Dans les rares instants de richesse, l’artisteachetait pour son amie une ou deux bouteilles d’un vin fortifiantdont l’usage lui était prescrit, et c’était dans ce verre queFrancine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaietécharmante.

Jacques resta plus d’une demi-heure àregarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et chersouvenir, et il lui sembla que son cœur aussi venait de se briseret qu’il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu’il futrevenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans untiroir. Puis il pria la voisine d’aller lui chercher deux bougieset de faire monter un seau d’eau par le portier.

– Ne t’en va pas, dit-il au médecin, quin’y songeait aucunement, j’aurai besoin de toi tout à l’heure.

On apporta l’eau et les bougies ; lesdeux amis restèrent seuls.

– Que veux-tu faire ? dit le médecinen voyant Jacques qui, après avoir versé de l’eau dans une sébileen bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.

– Ce que je veux faire, dit l’artiste, nele devines-tu pas ? je vais mouler la tête de Francine ;et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t’eniras pas.

Jacques alla ensuite tirer les rideaux du litet abaissa le drap qu’on avait jeté sur la figure de la morte. Lamain de Jacques commença à trembler, et un sanglot étouffé montajusqu’à ses lèvres.

– Apporte les bougies, cria-t-il à sonami, et viens me tenir la sébile. L’un des flambeaux fut posé à latête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage dela poitrinaire ; l’autre bougie fut placée au pied. À l’aided’un pinceau trempé dans l’huile d’olive, l’artiste oignit lessourcils, les cils et les cheveux, qu’il arrangea ainsi queFrancine faisait le plus habituellement.

– Comme cela elle ne souffrira pas quandnous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même.

Ces précautions prises, et après avoir disposéla tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença àcouler le plâtre par couches successives jusqu’à ce que le mouleeût atteint l’épaisseur nécessaire. Au bout d’un quart d’heurel’opération était terminée et avait complètement réussi.

Par une étrange particularité un changements’était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n’avait paseu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par lachaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et unnuage aux transparences rosées se mêlait graduellement auxblancheurs mates du front et des joues. Les paupières, quis’étaient soulevées lorsqu’on avait enlevé le moule, laissaientvoir l’azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait recelerune vague intelligence ; et des lèvres, entr’ouvertes par unsourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu,cette dernière parole qu’on entend seulement avec le cœur.

Qui pourrait affirmer que l’intelligence finitabsolument là où commence l’insensibilité de l’être ? Qui peutdire que les passions s’éteignent et meurent juste avec la dernièrepulsation du cœur qu’elles ont agité ? L’âme ne pourrait-ellepas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtudéjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier unmoment les regrets et les larmes ? Ceux qui s’en vont ont tantde raisons pour se défier de ceux qui restent !

Au moment où Jacques songeait à conserver sestraits par les moyens de l’art, qui sait ? une penséed’outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans sonpremier sommeil du repos sans fin. Peut-être s’était-elle rappeléque celui qu’elle venait de quitter était un artiste en même tempsqu’un amant ; qu’il était l’un et l’autre, parce qu’il nepouvait être l’un sans l’autre ; que pour lui l’amour étaitl’âme de l’art, et que, s’il l’avait tant aimée, c’est qu’elleavait su être pour lui une femme et une maîtresse, un sentimentdans une forme. Et alors peut-être Francine, voulant laisser àJacques l’image humaine qui était devenue pour lui un idéalincarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois sonvisage de tous les rayonnements de l’amour et de toutes les grâcesde la jeunesse ; elle ressuscitait objet d’art.

Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensévrai ; car il existe parmi les vrais artistes de cesPygmalions singuliers qui, au contraire de l’autre, voudraientpouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.

Devant la sérénité de cette figure, oùl’agonie n’offrait plus de traces, nul n’aurait pu croire auxlongues souffrances qui avaient servi de préface à la mort.Francine paraissait continuer un rêve d’amour ; et en lavoyant ainsi, on eût dit qu’elle était morte de beauté.

Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dansun coin.

Quant à Jacques, il était de nouveau retombédans ses doutes. Son esprit halluciné s’obstinait à croire quecelle qu’il avait tant aimée allait se réveiller ; et comme delégères contractions nerveuses, déterminées par l’action récente dumoulage, rompaient par intervalles l’immobilité du corps, cesimulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion,qui dura jusqu’au matin, à l’heure où un commissaire vint constaterle décès et autoriser l’inhumation.

Au reste, s’il avait fallu toute la folie dudésespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle créature, ilfallait aussi pour y croire toute l’infaillibilité de lascience.

Pendant que la voisine ensevelissait Francineon avait entraîné Jacques dans une autre pièce, où il trouvaquelques-uns de ses amis, venus pour suivre le convoi. Les bohèmess’abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu’ils aimaient pourtantfraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu’irriterla douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles àtrouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrersilencieusement la main de leur ami.

– Cette mort est un grand malheur pourJacques, fit l’un d’eux.

– Oui, répondit le peintre Lazare, espritbizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellionsde la jeunesse en leur imposant l’inflexibilité d’un parti pris, etchez qui l’artiste avait fini par étouffer l’homme, oui ; maisun malheur qu’il a volontairement introduit dans sa vie. Depuisqu’il connaît Francine, Jacques est bien changé.

– Elle l’a rendu heureux, dit unautre.

– Heureux ! reprit Lazare,qu’appelez-vous heureux ? Comment nommez-vous bonheur unepassion qui met un homme dans l’état où Jacques est en cemoment ? Qu’on aille lui montrer un chef-d’œuvre : il nedétournerait pas les yeux ; et pour revoir encore une fois samaîtresse, je suis sûr qu’il marcherait sur un Titien ou sur unRaphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas.Elle habite le Louvre et s’appelle Joconde.

Au moment où Lazare allait continuer sesthéories sur l’art et le sentiment on vint avertir qu’on allaitpartir pour l’église.

Après quelques basses prières le convoi sedirigea vers le cimetière… Comme c’était précisément le jour de lafête des Morts, une foule immense encombrait l’asile funèbre.Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques, quimarchait la tête nue derrière le corbillard.

– Pauvre garçon ! disait l’un, c’estsa mère sans doute.

– C’est son père, disait un autre.

– C’est sa sœur, disait-on autre part.Venu là pour étudier l’attitude des regrets à cette fête dessouvenirs, qui se célèbre une fois l’an sous le brouillard denovembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu’ilsuivait les funérailles de sa maîtresse.

Quand on fut arrivé près de la fosse réservée,les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit surle bord ; son ami le médecin le tenait par le bras.

Les hommes du cimetière étaient pressés etvoulurent faire vivement les choses.

– Il n’y a pas de discours, dit l’und’eux. Allons ! tant mieux. Houp ! camarade !allons, là !

Et la bière, tirée hors de la voiture, futliée avec des cordes et descendue dans la fosse. L’homme allaretirer les cordes et sortit du trou ; puis, aidé d’un de sescamarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. Lafosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix debois.

Au milieu de ses sanglots le médecin entenditJacques qui laissait échapper ce cri d’égoïsme :

– Ô ma jeunesse ! c’est vous qu’onenterre !

Jacques faisait partie d’une société appeléeles Buveurs d’eau, et qui paraissait avoir été fondée envue d’imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont ilest question dans le beau roman du Grand homme deprovince. Seulement il existait une grande différence entre lehéros du cénacle et les Buveurs d’eau, qui, comme tous lesimitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre enapplication. Cette différence se comprendra par ce fait seul que,dans le livre de M. de Balzac, les membres du cénaclefinissent par atteindre le but qu’ils se proposaient et prouventque tout système est bon qui réussit ; tandis qu’aprèsplusieurs années d’existence la société des Buveurs d’eaus’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sansque le nom d’aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attesterde leur existence.

Pendant sa liaison avec Francine, les rapportsde Jacques avec la société des Buveurs d’eau devinrentmoins fréquents. Les nécessités d’existence avaient forcé l’artisteà violer certaines conditions, signées et jurées solennellement parles Buveurs d’eau le jour où la société avait étéfondée.

Perpétuellement juchés sur les échasses d’unorgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principesouverain, dans leur association, qu’ils ne devraient jamaisquitter les hautes cimes de l’art, c’est-à-dire que, malgré leurmisère mortelle, aucun d’eux ne voulait faire de concession à lanécessité. Ainsi le poète Melchior n’aurait jamais consenti àabandonner ce qu’il appelait sa lyre pour écrire un prospectuscommercial ou une profession de foi. C’était bon pour le poèteRodolphe, un propre à rien, qui était bon à tout, et qui nelaissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirerdessus, n’importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleuxporte-haillons, n’eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire leportrait d’un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, commenotre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de cefameux habit surnommé Mathusalem, et que la main dechacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le tempsqu’il avait vécu en communion d’idées avec les Buveursd’eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l’actede société ; mais dès qu’il connut Francine, il ne voulut pasassocier la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu’il avaitaccepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus toutune nature probe et loyale. Il alla trouver le président de lasociété, l’exclusif Lazare, et lui annonça que désormais ilaccepterait tout travail qui pourrait lui être productif.

– Mon cher, lui répondit Lazare, tadéclaration d’amour était ta démission d’artiste. Nous resteronstes amis, si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Faisdu métier tout à ton aise ; pour moi, tu n’es plus unsculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourrasboire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et àmanger notre pain de munition, nous resterons des artistes.

Quoi qu’en eût dit Lazare, Jacques resta unartiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui il se livrait,quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs.C’est ainsi qu’il travaillât longtemps dans l’atelier del’ornemaniste Romagnési. Habile dans l’exécution, ingénieux dansl’invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l’art sérieux,acquérir une grande réputation dans ces composition de genre quisont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. MaisJacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureuxà la façon des poètes. La jeunesse en lui s’était éveillée tardive,mais ardente ; et avec un pressentiment de sa fin prochaine,il voulait tout entière l’épuiser entre les bras de Francine. Aussiil arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaientfrapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu’ilaurait fallu se déranger, et qu’il se trouvait trop bien à rêveraux lueurs des yeux de son amie.

Lorsque Francine fut morte, le sculpteur allarevoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l’esprit de Lazaredominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dansl’égoïsme de l’art. Jacques n’y trouva pas ce qu’il venait ychercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu’on voulaitcalmer par des raisonnements ; et voyant ce peu de sympathie,Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée àla discussion. Il rompit donc complètement avec les Buveursd’eau et s’en alla vivre seul.

Cinq ou six jours après l’enterrement deFrancine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetièreMontparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marchésuivant : le marbrier fournirait au tombeau de Francine unentourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait enoutre à l’artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoiJacques se mettrait pendant trois mois à la disposition dumarbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit commesculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandesextraordinaires ; il alla visiter l’atelier de Jacques, et,devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que lehasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui.Huit jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieuduquel la croix de bois avait été remplacée par une croix depierre, avec le nom gravé en creux.

Jacques avait heureusement affaire à unhonnête homme, qui comprit que cent kilos de fer fondu et troispieds carrés de marbre des Pyrénées ne pouvaient point payer troismois de travaux de Jacques, dont le talent lui avait rapportéplusieurs milliers d’écus. Il offrit à l’artiste de l’attacher àson entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentitpoint. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa natureinventive ; d’ailleurs il avait ce qu’il voulait, un grosmorceau de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir unchef-d’œuvre qu’il destinait à la tombe de Francine.

Au commencement du printemps la situation deJacques devint meilleure : son ami le médecin le mit enrelation avec un grand seigneur étranger qui venait se fixer àParis et y faisait construire un magnifique hôtel dans un des plusbeaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés àconcourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques unecheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons deJacques ; c’était une chose charmante : tout le poème del’hiver était raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre àla flamme. L’atelier de Jacques étant trop petit, il demanda etobtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l’hôtel, encoreinhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prixconvenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son amile médecin l’argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francineétait morte ; puis il courut au cimetière, pour y faire cachersous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.

Mais le printemps était venu avant Jacques, etsur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasardparmi l’herbe verdoyante. L’artiste n’eut pas le courage de lesarracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose deson amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu’il devait fairedes roses et des pensées qu’il avait apportées, Jacques lui ordonnede les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvretombe d’un pauvre, sans clôture, et n’ayant pour signe dereconnaissance qu’un morceau de bois piqué en terre, et surmontéd’une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de ladouleur d’un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu’iln’y était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie cebeau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré lescheveux de Francine lorsqu’elle courait dans la campagne, fauchantles prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes penséeschantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petitcabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu’un jour, ayant étésurpris par l’orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine,et qu’ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dînersur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe àvignettes ; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francineétait restée une demi-heure à deviner le rébus qui y étaitpeint ; et il se ressouvint aussi d’une chanson qu’avaitchantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet quine coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que deraisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sansréveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous lesesprits poétiques et rêveurs, Jacques s’imagina que c’étaitFrancine qui, en l’entendant marcher tout à l’heure auprès d’elle,lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à travers satombe, et il ne voulut par les mouiller d’une larme. Et il sortitdu cabaret pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presqueun sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de lachanson de Francine :

L’amour rôde dans mon quartier,

Il faut tenir ma porte ouverte.

Ce refrain dans la bouche de Jacques, c’étaitencore un souvenir, mais aussi c’était déjà une chanson ; etpeut-être, sans s’en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premierpas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à lamélancolie, et de là à l’oubli. Hélas ! quoi qu’on veuille etquoi qu’on fasse, l’éternelle et juste loi de la mobilité le veutainsi.

De même que les fleurs qui, nées peut-être ducorps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des sèves dejeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs del’amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvellesamours. D’ailleurs Jacques était de cette race d’artistes et depoètes qui font de la passion un instrument de l’art et de lapoésie, et dont l’esprit n’a d’activité qu’autant qu’il est mis enmouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques,l’invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait uneparcelle de lui-même dans les plus petites choses qu’il faisait. Ils’aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareilà la meule qui s’use elle-même quand le grain lui manque, son cœurs’usait faute d’émotion. Le travail n’avait plus de charmes pourlui ; l’invention, jadis fiévreuse et spontanée, n’arrivaitplus que sous l’effort de la patience ; Jacques étaitmécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis lesBuveurs d’eau.

Il chercha à se distraire, tendit la main auxplaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poèteRodolphe, qu’il avait rencontré dans un café, et tous deux seprirent d’une grande sympathie l’un pour l’autre. Jacques lui avaitexpliqué ses ennuis ; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à encomprendre le motif.

– Mon ami, lui dit-il, je connais ça… etlui frappant la poitrine à l’endroit du cœur, il ajouta : Viteet vite, il faut rallumer le feu là-dedans ; ébauchez sansretard une petite passion, et les idées vous reviendront.

– Ah ! dit Jacques, j’ai trop aiméFrancine.

– Ça ne vous empêchera pas de l’aimertoujours. Vous l’embrasserez sur les lèvres d’une autre.

– Oh ! dit Jacques ; seulementsi je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât !… Et ilquitta Rodolphe tout rêveur.

** * * *

Six semaines après, Jacques avait retrouvétoute sa verve, rallumée aux doux regards d’une jolie fille quis’appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu cellede la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolieMarie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle nemanquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées auclair de la lune, dans le jardin d’un bal champêtre, au son d’unviolon aigre, d’une contrebasse phtisique et d’une clarinette quisifflait comme un merle. Jacques l’avait rencontrée un soir où ilse promenait gravement autour de l’hémicycle réservé à la danse. Enle voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonnéjusqu’au cou, les bruyantes et jolies habituées de l’endroit, quiconnaissaient l’artiste de vue, se disaient entre elles :

– Que vient faire ici cecroque-mort ? Y a-t-il donc quelqu’un à enterrer ?

Et Jacques marchait toujours isolé, se faisantintérieurement saigner le cœur aux épines d’un souvenir dontl’orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredansejoyeuse qui sonnait aux oreilles de l’artiste, triste comme unDe profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu’ilaperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme unefolle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendità trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s’approchade la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles ellerépondit ; il lui offrit son bras pour faire un tour dejardin : elle accepta. Il lui dit qu’il la trouvait joliecomme un ange, elle se le fit répéter deux fois ; il lui volades pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle lescroqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblaitêtre la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à laBible et songea qu’on ne devait jamais désespérer avec aucunefemme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fitavec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c’est ainsiqu’étant arrivé seul au bal il n’en était point revenu de même.

Cependant Jacques n’avait pas oubliéFrancine : suivant les paroles de Rodolphe, il l’embrassaittous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret àla figure qu’il voulait placer sur la tombe de la morte.

Un jour qu’il avait reçu de l’argent, Jacquesacheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut biencontente ; seulement elle trouva que le noir n’était pas gaipour l’été. Mais Jacques lui dit qu’il aimait beaucoup le noir, etqu’elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours.Marie lui obéit.

Un samedi, Jacques dit à la jeunefille :

– Viens demain de bonne heure, nous ironsà la campagne.

– Quel bonheur ! fit Marie. Je teménage une surprise, tu verras ; demain il fera du soleil.

Marie passa la nuit chez elle à achever unerobe neuve qu’elle avait achetée sur ses économies, une jolie roberose.

Et le dimanche elle arriva, vêtue de sapimpante emplette, à l’atelier de Jacques.

L’artiste la reçut froidement, brutalementpresque.

– Moi qui croyais te faire plaisir en mefaisant cadeau de cette toilette réjouie ! dit Marie, qui nes’expliquait pas la froideur de Jacques.

– Nous n’irons pas à la campagne,répondit celui-ci, tu peux t’en aller, j’ai à travailler.

Marie s’en retourna chez elle le cœur gros. Enroute, elle rencontra un jeune homme qui savait l’histoire deJacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.

– Tiens, mademoiselle Marie, vous n’êtesdonc plus en deuil ? lui dit-il.

– En deuil, dit Marie, et dequi ?

– Quoi ! vous ne savez pas ?C’est pourtant bien connu ; cette robe noire que Jacques vousa donnée…

– Eh bien ? dit Marie.

– Eh bien, c’était le deuil :Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.

À compter de ce jour Jacques ne revit plusMarie.

Cette rupture lui porta malheur. Les mauvaisjours revinrent : il n’eut plus de travaux et tomba dans unesi affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu’il allait devenir,il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Lemédecin vit du premier coup d’œil que cette admission n’était pasdifficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état,était en route pour aller rejoindre Francine.

On le fit entrer à l’hôpital Saint-Louis.

Comme il pouvait encore agir et marcher,Jacques pria le directeur de l’hôpital de lui donner une petitechambre dont on ne se servait point, pour qu’il pût y allertravailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter uneselle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinzepremiers jours il travailla à la figure qu’il destinait au tombeaude Francine. C’était un grand ange aux ailes ouvertes. Cettefigure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrementachevée, car Jacques ne pouvait plus monter l’escalier, et bientôtil ne put plus quitter son lit.

Un jour le cahier de l’externe lui tomba entreles mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu’on lui ordonnait,comprit qu’il était perdu ; il écrivit à sa famille et fitappeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l’entourait de tous ses soinscharitables.

– Ma sœur, lui dit Jacques, il y alà-haut, dans la chambre que vous m’avez fait prêter, une petitefigure en plâtre ; cette statuette, qui représente un ange,était destinée à un tombeau, mais je n’ai pas le temps del’exécuter en marbre. Pourtant j’en ai un beau morceau chez moi, dumarbre blanc veiné de rose. Enfin… ma sœur, je vous donne ma petitestatuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.

Jacques mourut peu de jours après. Comme leconvoi eut lieu le jour même de l’ouverture du salon, lesBuveurs d’eau n’y assistèrent pas. « L’art avanttout, » avait dit Lazare.

La famille de Jacques n’était pas riche, etl’artiste n’eut pas de terrain particulier. Il fut enterré quelquepart.

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