Scènes de la vie de jeunesse

IV

Peu de jours après leur entrevue au jardin desplantes, Ulric et Rosette quittaient ensemble la maison où ilss’étaient connus, et emménageaient dans un logement commun, situédans une des rues désertes et tranquilles qui avoisinent leLuxembourg.

Sa liaison avec Rosette n’avait été dans leprincipe pour Ulric que le résultat d’une affection tranquille etpresque protectrice que la jeune orpheline lui avait tout d’abordinspirée. Mais peu à peu, à sa grande surprise et à sa grande joie,comme un homme qui recouvre tout à coup un sens perdu, il compritqu’il aimait Rosette.

Alors une nouvelle existence commença pourlui. Cette misanthropie amère, ce dégoût obstiné des hommes et deschoses qui auparavant se trahissaient dans toutes ses réflexions etdans ses moindres paroles, s’adoucirent graduellement, et sonesprit retrouva le chemin qui conduit aux bonnes pensées.

Cependant quelquefois, par une brusquetransition, il lui arrivait de retomber dans les ombres del’incertitude, un souvenir importun des jours passés apparaissaittout à coup devant lui, comme une fatale prophétie de l’avenir. Ilvoyait alors se dresser devant lui le fantôme jaloux des femmesqu’il avait aimées jadis, et toutes lui criaient :« Souviens-toi de nos leçons ! Comme toutes celles quiont tenté de faire battre ton cœur si bien pétrifié, ta nouvelleidole te prépare une déception : fuis-la donc aussi, celle-làqui est notre sœur à nous toutes, qui t’avons trompé. D’ailleurs,tu te trompes toi-même en croyant l’aimer : – lescadavres remuent quelquefois dans leur tombe ; – tu aspris un tressaillement de ton cœur pour une résurrection, ton cœurest bien mort… »

Mais, en relevant la tête, Ulric apercevaitdevant lui Rosette, heureuse et belle, Rosette, dont le cœur,gonflé d’amour et de juvénile gaieté, semblait, comme un vase tropplein, déborder par ses lèvres en flots de sourires. Alors, enregardant ce doux visage, en écoutant cette voix vibrante d’unedouceur sonore, Ulric croyait voir dans sa maîtresse la féesouriante de sa vingtième année, et il l’entendait luidire :

– C’est moi qui suis ta jeunesse, tajeunesse dont tu t’es si mal servi. Tu m’as renvoyée avant l’heure,et pourtant je reviens vers toi. J’ai de grands trésors àprodiguer, et quand tu les auras dépensés, j’en aurai encored’autres. Laisse-toi conduire où je veux te mener : c’est àl’amour. Tu t’es trompé, et l’on t’a trompé, toutes les fois que tuas cru aimer ; cette fois ne repousse pas l’amour sincère.Celle qui te l’apporte a les mains pleines de bonheur, et elle veutpartager avec toi. Laisse-toi rendre heureux ; il est bientemps.

Alors Ulric, couvrant de baisers insensés levisage et les mains de sa petite Rosette, entrait dans uneexaltation dont la jeune fille s’étonnait et s’effrayait presque.Il lui parlait avec un langage dont le lyrisme, souventincompréhensible pour elle, faisait craindre à Rosette que sonamant ne fût devenu fou.

– Merci ! mon dieu ! s’écriaitUlric, vous êtes bon ! La vie a longtemps été pour moi unlourd fardeau, vous le savez. Il est arrivé un moment où nulleforce humaine n’aurait pu le supporter ; j’ai failli fléchiret m’en débarrasser par un crime. Vous l’avez vu. J’ai douté uninstant de votre justice souveraine ; puis au bord de l’abîmeoù j’étais penché déjà, j’ai crié vers vous du fond de monâme : « Ayez pitié de moi ! » Vous m’avezentendu, vous avez envoyé cette femme à mon côté, et vous m’avezsauvé par elle. Merci ! mon dieu ! vous êtesbon !

– Comme tu m’as aimé à temps, ma pauvreRosette ! et comme tu as bien fait de m’aimer ! si tusavais… Maintenant, je ne suis plus le même qu’autrefois. Le bainde jouvence de ton amour m’a métamorphosé. Dans moi, hors moi, toutest changé. J’ai laissé au fond de mon passé ténébreux tout ce quej’avais de flétri : passions mauvaises, instincts haineux,mépris des hommes. Je renais à la lumière du jour, pur comme unenfant ; je salue la vie comme une bonne chose que j’ailongtemps maudite, dédaignée ; et cela, je le dis en vérité,parce que je t’aime, et parce que tu m’aimes.

Rosette, dont l’esprit n’avait pas fréquentéle dictionnaire familier aux passions exaltées, comme l’étaitdevenue celle d’Ulric, ne comprenait peut-être pas bien les motsdont il se servait, mais sous l’obscurité du langage elle devinaitle sens, et, à défaut de paroles, elle répondait par descaresses.

Pendant près d’un an ce fut une belle vie.

Ulric et Rosette continuaient à travaillerchacun de son côté ; et comme ils menaient l’existencerégulière et tranquille des ménages d’ouvriers laborieux ethonnêtes, on les croyait mariés, et plus d’une fois leurs voisinsleur firent des avances pour établir entre eux des relations devoisinage.

Mais l’un et l’autre avaient préféré resterdans la solitude de leur amour, et s’étaient obstinément efforcés àvivre en dehors de toute relation avec les étrangers.

Un jour, pendant l’absence de Rosette, Ulricreçut la visite d’un jeune homme qui lui apportait une lettre.

Cette lettre était adressée à M. le comteUlric de Rouvres.

En lisant cette suscription, Ulric ne puts’empêcher de pâlir.

– Vous vous trompez, dit-il au jeunehomme qui lui avait apporté le billet ; cette lettre n’est paspour moi… Je m’appelle Marc Gilbert.

– Pardon, monsieur le comte, répondit lejeune homme en souriant. Ne craignez point d’indiscrétion de mapart. Je suis envoyé par Me Morin, votre notaire. Desmotifs très sérieux l’ont mis dans l’obligation de vous rechercher,et ce n’est qu’après bien des peines et des démarches que nousavons pu parvenir à vous découvrir… Cette lettre, qui est bien pourvous, car, ayant eu l’honneur de vous voir dans l’étude de monpatron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra,monsieur le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin àtroubler votre incognito.

Ulric comprit qu’il était inutile de feindreplus longtemps, et prit lecture du billet que lui adressait sonnotaire.

Il ne contenait que ces quelqueslignes :

« Monsieur le comte, « Étant sur lepoint de vendre mon étude, je désirerais vivement avoir avec vousun entretien pour vous rendre compte des fonds dont vous avez bienvoulu me confier le dépôt il y a dix-huit mois. Depuis cetteépoque, les neuf cent mille francs déposés par vous entre mes mainsse sont presque augmentés d’un tiers, grâce à des placementsavantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l’avenir ;toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudraisvous la soumettre avant de résigner mes fonctions. C’est pourquoije vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien m’assigner unrendez-vous. Selon qu’il vous plaira le mieux, j’aurai l’honneur derecevoir chez moi M. le comte Ulric de Rouvres, ou je merendrai chez M. Marc Gilbert. « Recevez, etc.Morin. »

– Veuillez répondre à M. Morin quej’irai le voir demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand ileut achevé la lettre dont le contenu venait brutalement luirappeler un passé, une fortune et un nom qu’il avait complètementoubliés. Aussi la lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans uncourant d’idées qui amenèrent sur son front un nuage de tristesseet d’inquiétude dont Rosette s’aperçut le soir en rentrant.

Aux interrogations de sa maîtresse Ulricrépondit par un banal prétexte d’indisposition. Le lendemain ilalla voir son notaire ; et, après avoir écouté trèsindifféremment les explications que M. Morin lui donna surl’administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à sonsuccesseur tous les pouvoirs qu’il lui avait donnés ; ilinsista surtout pour qu’à l’avenir, et sous aucun prétexte, on nevînt déranger son incognito, qu’il voulait encore conserver.

– Ne désirez-vous pas que je vous remettequelque argent ? demanda M. Morin à son clientsingulier.

– De l’argent ? dit Ulric ;non, j’en gagne… Il rentra chez lui l’esprit plus libre, le frontrasséréné, et retrouva auprès de Rosette la tranquille et charmantefamiliarité que l’incident de la veille avait vaguement refroidie.Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. Peu de tempsaprès la fabrique dans laquelle Ulric était employé commecontremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha del’occupation dans d’autres établissements ; il essaya de seplacer seulement en qualité d’ouvrier ; mais on était alors aumilieu d’une crise commerciale, et un grand relâche s’était opérédans les travaux de son industrie. Les patrons avaient été dans lanécessité de mettre à pied une partie de leurs ouvriers. Ulric setrouva les bras libres, – la sinistre liberté de lamisère ; et lui, ultra-millionnaire, il compritl’épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage estaussi l’époque de la famine.

– Pourtant, pensait-il au retour de sescourses infructueuses, je n’aurais qu’un mot à dire…

Quant à Rosette, jamais peut-être elle n’avaitété plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n’avaient embauméla maison d’un plus doux parfum de jeunesse et d’amour. Seulementelle travaillait deux heures de plus soir et matin ; et lepetit ménage vécut heureux encore un mois, malgré les privationsimposées par la nécessité.

À la nécessité succéda la misère. Plusieursfois, le soir, à la nuit tombante, choisissant les rues désertes,Rosette s’aventura dans ces comptoirs d’usure patentés verslesquels les premiers vents de l’hiver poussent une foule demisères frissonnantes, qui viennent, timides et honteuses, demanderau prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret de bois vert quidoit pour une heure enfumer la mansarde humide.

Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dansles magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutteavec la misère, Ulric éprouvait la volupté singulière qui, chezquelques natures, résulte d’un sentiment inconnu, fût-il mêmedouloureux. Son amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortirle matin, par le brouillard et le froid, vêtue d’une pauvre robebleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause de vétusté etdevenue maintenant son unique vêtement. Mais l’esprit d’analysel’emportait sur le cœur. La manie de l’expérience étouffait la voixde l’humanité, et il voulait savoir jusqu’à combien de degréspourrait atteindre le dévouement de Rosette.

Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu’ilallait chercher tous les soirs dans la maison où elle travaillait,Ulric entendit deux femmes marchant derrière lui, mises avec lesomptueux mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler latoilette de Rosette, qui faisait effectivement une antithèse avecla rigueur de la saison.

– Tiens, vois donc, disait l’une, unerobe d’indienne ; c’est original.

– Et un chapeau de paille, ajoutaitl’autre, en novembre ; c’est un peu tôt ou un peu tard.

Rosette avait entendu, mais elle ne le fitpoint paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes un coupd’œil chargé de colère et de mépris.

Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric futpris d’une crise violente dont l’exaltation effraya Rosette,pourtant accoutumée à ces explosions d’amour. Il se jeta aux piedsde sa maîtresse, et embrassant à pleines lèvres la petite robebleue dont elle était vêtue, il s’écria :

– Ma pauvre fille, tu es malheureuse avecmoi, tu souffres ; hier et aujourd’hui tu as eu froid, demaintu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta jeunesse pourraits’épanouir au milieu d’une existence de joie et de plaisir, au lieude rester emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons joursviendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, parée, tu auras dela soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu voudras, machère. Ah ! quels trésors pourraient payer ton sourire ?Tu ne travailleras plus… tes pauvres mains, mordues tout le jourpar l’aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasserpar mes lèvres. Oh ! ma chère Rosette, ma pauvre fille !…patience, tu verras.

En cet instant Ulric était bien décidé à allerle lendemain chercher de l’argent chez son notaire.

Le lendemain, en effet, il se présenta chez lesuccesseur de M. Morin, qui, prévenu d’avance sur lesexcentricités de son client, ne parut point surpris du costumedélabré sous lequel il voyait le comte de Rouvres.

– Monsieur, dit Ulric, je viens vousprier de me remettre quelque argent.

– Je suis à votre disposition :quelle somme désirez-vous, monsieur le comte ? demanda lenotaire.

– J’ai besoin de cinq cents francs,répondit Ulric. Le notaire entendit cinq mille francs. Il ouvrit sacaisse et en tira cinq billets de banque, qu’il posa sur son bureauen face d’Ulric.

– Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous medonnez trop ; c’est seulement cinq cents francs que j’ai eul’honneur de vous demander.

Le notaire resserra les billets, et comptavingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche après avoirsigné la quittance.

Mais en entendant le bruit de cet or, quisonnait joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui firentregretter la démarche qu’il venait de faire. Par quelles raisonspourrait-il expliquer à Rosette la possession de cette somme, quiaurait, pour la pauvre fille, l’apparence d’une fortune ?Ulric lui avait trop souvent répété qu’il n’avait aucuneconnaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu’il pûtprétexter un emprunt fait à quelque personne. Mais ce n’était pasencore là le vrai motif qui inquiétait Ulric : le motif réelavait sa cause dans l’égoïsme dont était pétri l’amour violentqu’il éprouvait pour Rosette. Ulric se savait, plus que tout autre,habile à se créer des tourments imaginaires. Enclin à faire cequ’on pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvaits’empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes ses sensationsaux expérimentations d’une logique impitoyable. Il avait remarquéque son amour pour Rosette, amour né d’ailleurs dans des conditionsparticulières, avait acquis une violence nouvelle depuis qu’unemisère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.

À ce dénûment Rosette avait toujours opposénon une résignation muette, tristement placide et faisant la moue,mais au contraire une indifférence en apparence si vraie, un oublisi complet, un si profond dédain du lendemain, qu’Ulric éprouvaitun charme étrange à voir cette créature si insolente avec lemalheur.

Quelquefois cependant, ayant remarqué lapâleur maladive qui peu à peu avait envahi le visage amaigri de lajeune fille, en écoutant cette voix dont la fraîche sérénité étaitsouvent altérée par des éclats métalliques, Ulric se demandait avecinquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces fusées de riresfous qui s’échappaient sans motifs des lèvres de sa maîtresse,n’était point semblables aux lumières fantastiques des lampesmourantes dont les flammes, qui s’élancent par bonds capricieux etinégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive que lorsqu’ellesvont s’éteindre.

Alors son cœur se fendait de pitié. Ils’épouvantait lui-même de ce déplorable égoïsme qui s’obstinait àprolonger une situation misérable uniquement à cause d’un sentimentqui caressait son amour-propre plus encore que son amour.

Dans ces instants où il était sousl’impression d’un esprit de justice, il s’emportait contre lui-mêmeen de violentes accusations.

– Ce que je fais est lâche, pensait-il,je joue avec cette malheureuse fille une comédie d’autant plushorrible qu’elle court le danger d’en rester victime. J’en faisfroidement un holocauste à ma vanité. Pour moi, sa jeunesses’épuise, sa santé s’altère. J’assiste tranquillement à ce martyrequotidien, et tandis qu’elle tremble sous les frissons de lafièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire.– Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps ? ajoutaitUlric ; ne suis-je pas sûr qu’elle m’aime comme je voulaisêtre aimé ? Cet amour n’a-t-il pas subi le contrôle de toutesles expériences, et de toutes les épreuves n’a-t-il pas traversésans s’altérer la plus dangereuse, – la misère ? Que mefaut-il de plus ? – Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle,pourquoi Ulric de Rouvres ne s’en parerait-il pas ?– Comme Lindor, errant sous le manteau d’un pauvre bachelier,j’ai rencontré ma Rosine ; pourquoi ne ferais-je pas commelui ? Pourquoi, à la fin de la comédie, n’écarterais-je pas lemanteau qui cache le comte Almaviva ? Rosette n’en sera-t-ellepas moins Rosette ? Non, sans doute… et pourtantj’hésite ; pourtant je perpétue volontairement une existencedangereuse et presque mortelle pour cette pauvre fille… Et pour monchâtiment, si Dieu voulait qu’elle mourût, je l’aurais tuéemoi-même avec préméditation ! Et pourtant j’hésite…– pourquoi ?…

Alors une voix qui sortait de lui-même luirépondait :

– Tu hésites, parce que tu sais bienqu’aussitôt après avoir révélé qui tu es réellement à ta maîtresse,ton amour sera empoisonné par les méchantes pensées que tesoufflera l’esprit de doute. Ton cœur n’a pas pu se soustraire à latutelle de ta raison, et ta raison trouvera une éloquence pleine desophismes cruels pour te prouver que Rosette ne t’aime plus qu’àcause de ton nom, de ta fortune ; tu te laisseras persuaderqu’elle était lasse de toi, et qu’elle t’aurait quitté si tu net’étais pas fait connaître ; bien plus, tu arriveras à croirequ’elle ne t’a jamais aimé, qu’elle jouait la comédie de l’amour,comme tu jouais la comédie de la misère, parce qu’elle savait quitu étais avant même que tu la connusses. Voilà pourquoi tuhésites.

En écoutant cette voix qui l’expliquait sibien lui-même, Ulric ne pouvait s’empêcher de répondre :

– C’est vrai ! Alors il concluait decette façon laconiquement égoïste :

– L’amour de Rosette est la seule chosequi me rattache à la vie ; je l’aime, et je crois à son amour,parce que je ne suis pour elle qu’un ouvrier, que son dévouement meparaît sincère. Mais si je lui révèle mon nom, mon amour serafrappé de mort, parce que je ne croirai plus à celui de Rosette. Etje ne veux pas que mon amour meure ; car c’est mon amour quej’aime.

Telles étaient les réflexions d’Ulric enrevenant de chez son notaire. Comme il passait sur un pont, uneneige épaisse commença à tomber, dispersée par un vent glacé. Unepauvre femme qui mendiait lui tendit la main en disant :

– Mon bon monsieur, la charité ;j’ai ma fille malade, elle a froid, et j’ai faim.

– Pauvre Rosette ! murmura Ulric,elle aussi elle a froid… Et il mit dans la main de la mendiante lerouleau qui contenait les vingt-cinq louis. Deux jours après lescraintes d’Ulric se trouvaient réalisées. Rosette tombasérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric la fitconduire dans un hôpital.

Quand il revint à la maison et qu’il se trouvaseul dans la chambre déserte, Ulric tomba dans une prostration danslaquelle son être tout entier demeura anéanti.

Ce fut son cœur qui sortit le premier de cetanéantissement.

Au milieu de cette chambre qui avait pendantsi longtemps été un paradis, il entendit s’éveiller le chœur dessouvenirs qui chantaient la joie des jours passés. Comme un tableaufantasmagorique, il vit bientôt se dérouler devant lui tous lesépisodes du poème de son amour. Il vit Rosette, pétulante et gaie,tournant, chantant dans la chambre, donnant ses soins au ménage, oupréparant le repas du soir qu’on prenait en commun, assis au coindu feu, l’un auprès de l’autre, et toujours à portée de lèvres.

Chaque meuble, chaque objet, lui venaitrappeler la grande fête domestique dont son acquisition avait étéla cause. Toutes ces choses muettes semblaient prendre une voixpour parler et lui dire avec un doux accent de reproche :

– Où donc est-elle – celle-là quiavait un si grand soin de nous ? Et qu’as-tu fait de ta jeuneamie ?

– Ne reviendra-t-elle plus ? disaitla petite glace entourée d’un humble cadre de bois de sapin verni,ne reviendra-t-elle plus celle-là qui, coquette pour toi seul,venait me demander des conseils ? J’étais l’innocent complicede sa beauté modeste, et quand elle ondulait devant moi ses cheveuxblonds, j’aimais à lui dire : « Tu es belle, ma pauvrefille du peuple ; le printemps de la jeunesse sourit dans tesyeux bleus comme le ciel d’une aube de mai, et l’amour qui bat danston cœur fait monter à ton front une pourpre charmante. Tu regardestes mains, et tu fais une petite moue en voyant tes doigts mutiléspar l’aiguille et les travaux du ménage. Ah ! ne les cache pasces marques de ton labeur diligent, sois-en fière etmontre-les ; pour celui qui t’aime elles te parent plus queles bijoux les plus chers. » – Hélas ! nereviendra-t-elle pas, et ne réfléchirai-je plus sonimage ?

– Où donc est-elle, demandait la commode,où donc est-elle l’enfant soigneuse et économe, qui jadis était siheureuse en rangeant les frêles trésors de sa coquetterie ? Ilfut un temps où mes tiroirs étaient pleins, et sa joie était grandeà cette époque de prospérité et d’abondance où elle avait peine àme faire contenir toutes ces petites choses qui la rendaient siheureuse. Mais tour à tour sont partis et le beau châle d’hiver, etla chaude robe de laine, et l’écharpe aux couleurs vives quisemblait un arc-en-ciel flottant, et les petits peignoirs d’étéqu’elle mettait le dimanche pour aller cueillir les roses dans lesplaines fleuries de Fontenay. Puis un jour mes tiroirs se sonttrouvés vides, et ne contenaient plus que les papiers gris dumont-de-piété, contre lesquels toutes ces pauvres richesses avaientété échangées. Hélas ! Où donc est-elle, et nereviendra-t-elle plus, la fille sage et économe qui avait si soinde nous ?

Et comme Ulric, pour fuir ces voix quil’emplissaient de tristesse, s’était réfugié sur la terrasse, ilaperçut, au milieu du petit jardin planté par son amie, un orangeren caisse dont il lui avait fait cadeau le jour de sa fête, et ilentendit le frêle arbuste qui disait : « Où doncest-elle, celle à qui tu m’as donné par un beau jour defête ? » Il faut qu’elle soit malade ou morte, pourm’avoir oublié toute une nuit sur cette terrasse, où la neigeglaciale m’a vêtu de blanc comme d’un linceul. Hier au matin jel’ai vue encore ; elle m’avait mis là parce qu’il faisait unpeu de soleil, et que j’avais froid dans la chambre où l’on nefaisait plus de feu. Où donc est-elle, pour m’avoir oublié, ellequi m’aimait tant et que j’ai rendue si heureuse à l’époque de mafloraison ? Hélas ! le froid de la nuit m’a tué et je nerefleurirai plus, et quand reviendra le printemps, ses premièresbrises trouveront mes rameaux morts et mes feuilles fanées.Hélas ! où donc est-elle celle, à qui tu m’as donné par unbeau jour de fête ?

Sous l’impression des sentiments qu’iléprouvait en ce moment, Ulric s’épouvanta lui-même en voyant dégagéde tout raisonnement sophistique, le monstrueux égoïsme qui luiservait de mobile.

– Je suis fou, s’écria-t-il ; maconduite avec cette pauvre fille est plus que stupide, elle estodieuse… Je vais la perdre, et avec elle tout le bonheur, toute lajeunesse qu’elle avait su me rendre par cet amour dévoué qui nes’est pas démenti jusqu’au dernier moment. Oh ! non !non ! ma pauvre Rosette, tu ne mourras pas !

Ulric courut tout d’une haleine chez sonnotaire, et le rencontra au moment même où celui-ci se disposait àaller en soirée.

– Monsieur, lui dit Ulric, les raisonspour lesquelles j’avais quitté le monde n’existent plus ; jequitte mon incognito et je rentre dans la société ; jereprends possession de ma fortune ; je vous prie donc, dans leplus court délai qui vous sera possible, de réunir les fonds quej’ai déposés chez vous. En attendant, et pour l’heure présente, dequelle somme pouvez-vous disposer ?

– Monsieur le comte, répondit le notaire,je puis sur-le-champ vous remettre vingt-cinq mille francs.

– C’est bien, dit Ulric : je vaisvous en signer la quittance. Mais ce n’est pas tout, j’ai un autreservice à vous demander.

– Je suis entièrement à vos ordres.

– Il faut, dit Ulric, que d’ici à deuxjours vous m’ayez procuré un appartement habitable pour deuxpersonnes. Comme je n’ai pas le temps de m’occuper de tous cesdétails, je vous prierai également de me trouver un hommed’affaires intelligent, qui s’occupera de l’ameublement. Je veuxque tout y soit sur le pied le plus confortable, qu’on n’épargnerien. Je ne puis pas accorder plus de deux jours.

– Je prends l’engagement de ne pointdépasser ce délai d’une heure, répondit le notaire ; dans deuxjours, j’aurai l’honneur de vous faire prévenir.

Le lendemain matin Ulric courut à l’hôpitalpour voir sa maîtresse, et lui avouer qui il était. Elle était horsd’état de le comprendre ; la fièvre cérébrale s’était déclaréependant la nuit, et elle avait le délire.

Ulric voulait l’emmener, mais les médecinss’opposèrent au transport ; néanmoins ils donnèrent quelqueespérance.

Au jour fixé, l’appartement du comte Ulric deRouvres était préparé. Ulric y donna rendez-vous pour le soir mêmeà trois des plus célèbres médecins de Paris. Puis il courutchercher Rosette.

Elle venait de mourir depuis une heure. Ulricrevint à son nouveau logement, où il trouva son ancien ami Tristan,qu’il avait fait appeler, et qui l’attendait avec les troismédecins.

– Vous pouvez vous retirer, messieurs,dit Ulric à ceux-ci. La personne pour laquelle je désirais vousconsulter n’existe plus.

Tristan, resté seul avec le comte Ulric,n’essaya pas de calmer sa douleur, mais il s’y associafraternellement. Ce fut lui qui dirigea les splendides obsèquesqu’on fit à Rosette, au grand étonnement de tout l’hôpital. Ilracheta les objets que la jeune fille avait emportés avec elle, etqui, après sa mort, étaient devenus la propriété del’administration. Parmi ces objets se trouvait la petite robebleue, la seule qui restât à la pauvre défunte. Par ses soinsaussi, l’ancien mobilier d’Ulric, quand il demeurait avec Rosette,fut transporté dans une pièce de son nouvel appartement.

Ce fut peu de jours après qu’Ulric, décidé àmourir, partait pour l’Angleterre.

Tels étaient les antécédents de ce personnageau moment où il entrait dans les salons du café de Foy.

L’arrivée d’Ulric causa un grand mouvementdans l’assemblée. Les hommes se levèrent et lui adressèrent lesalut courtois des gens du monde. Quant aux femmes, elles tinrenteffrontément pendant cinq minutes le comte de Rouvres presqueembarrassé sous la batterie de leurs regards, curieux jusqu’àl’indiscrétion.

– Allons, mon cher trépassé, dit Tristanen faisant asseoir Ulric à la place qui lui avait été réservéeauprès de Fanny, signalez par un toast votre rentrée dans le mondedes vivants. Madame, ajouta Tristan en désignant Fanny, immobilesous son masque, madame vous fera raison. Et vous, dit-il tout basà l’oreille de la jeune femme, n’oubliez pas ce que je vous airecommandé.

Ulric prit un grand verre rempli jusqu’au bordet s’écria :

– Je bois…

– N’oubliez pas que les toasts politiquessont interdits, lui cria Tristan.

– Je bois à la Mort, dit Ulric en portantle verre à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.

– Et moi, répondit Fanny en buvant à sontour… je bois à la jeunesse, à l’amour. Et comme un éclair quidéchire un nuage, un sourire de flamme s’alluma sous son masque develours.

En entendant cette voix Ulric tressaillit sursa chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny luiabandonna, il lui dit :

– Répétez, répétez, madame…

Fanny reprit son verre, qu’elle n’avait achevéqu’à demi, et répéta avec un accent d’enthousiasmejuvénile :

– Je bois à la jeunesse, je bois àl’amour !

– C’est impossible… Cette voix, d’oùvient-elle ? Ce n’est pas cette femme qui a parlé. De quelletombe est sortie cette voix ? Quelle est cette femme ?murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se borna à luirépondre : « Vous avais-je menti ? »

Mais tout à coup, sur un geste de Tristan,Fanny laissa tomber le capuchon de son domino en même temps qu’elledétachait son masque, et avec une grâce adorable elle se retournavers Ulric, et lui dit en lui parlant de si près qu’il sentit lafraîcheur de son haleine :

– Me ferez-vous raison, monsieur lecomte ?

En voyant le visage de Fanny, Ulric restamuet, foudroyé, presque épouvanté.

Fanny était admirablement belle cesoir-là.

Une couronne de petites roses naturelles étaitposée sur son front comme une auréole printanière, et les brins deson feuillage faisaient une alliance charmante avec ses beauxcheveux blonds, dont les crêpelures avaient l’éclat lumineux del’or en fusion. C’était, comme idéalisée par un poète mystique, unede ces adorables figures qui sourient si doucement dans les toilesde Greuze.

– Rosette ! ma Rosette !… c’estRosette !… s’écria Ulric à demi fou.

– Pour tout le monde je m’appelle Fanny,dit la jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation quicroissait à chaque coup de son regard bleu, je m’appelleFanny ; j’ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes deParis pour qui les hommes les plus considérables marcheraient àdeux pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par oùl’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, etpour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il ya des fils qui ont ruiné leur père. Si je voulais, je pourraismarcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant unelieue sur un chemin pavé d’or ; pour l’instant où je vousparle, je suis presque ruinée à cause d’un accès de confiance quej’ai eu dans un moment d’ennui. Aussi, pendant un mois, vais-jecoûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le comte,ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un derniercoup d’œil provocateur, elle sembla dire à Ulric :

– Maintenant, monsieur, que désirez-vousde moi ?

Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu’elleavait dit ; il n’avait entendu que le son de la voix sansprêter d’attention aux paroles ; il regardait fixement Fanny,comme on regarde un phénomène, et n’interrompait sa contemplationque pour murmurer de temps en temps :

– Rosette ! Rosette !

– Eh bien ! vint lui demander toutbas son ami Tristan, ce que vous avez vu ne vaut-il pas la peine duvoyage que je vous ai fait faire ?

– Mais, maintenant que je suis venu, jene pourrai plus repartir, dit Ulric en montrant Fanny, qui feignaitd’être indifférente à la conversation des deux hommes, bien qu’ellen’en perdît pas un mot.

– Enfin, dit Tristan en tirant Ulric àl’écart, que voulez-vous faire ?

Ulric parla longuement, en baissant la voix, àl’oreille de Tristan, et quand il eut achevé, Fanny, qui redoublaitd’attention, entendit Tristan qui répondait à son ami :

– Je vous assure qu’elle acceptera.

– Que d’affaires pour une chose sisimple ! murmura la créature en elle-même ; mais elle neput dissimuler une certaine inquiétude en voyant que le comte deRouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne pouvant pascontenir l’émotion qu’il avait éprouvée en se trouvant en face dufantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué tousles convives et venait de sortir, reconduit jusqu’au dehors par sonami Tristan.

– Eh bien ! ma chère, dirent lesautres femmes en voyant la mine dépitée de Fanny, voilà uneconquête manquée !

– Je sais bien pourquoi, réponditcelle-ci. Je l’ai mis au pied du mur. Il est ruiné.

– Encore une fois, vous êtes dansl’erreur, ma belle, dit Tristan qui venait de rentrer dans lesalon.

– Eh bien ! alors, je ne vous faispas compliment, mon cher, répliqua Fanny. Malgré toute la mise enscène et la bonne volonté que j’y ai mise pour ma part, votre planme paraît complètement manqué. Votre ami ne m’a pas même faitl’honneur de demander à être reçu chez moi.

– Mon ami est un homme bien élevé et unhomme de sens ! il ne s’amuse pas à faire des demandesinutiles. Vous n’êtes pour lui qu’une curiosité, un objet d’art, unportrait, et rien de plus, ma chère, répondit insolemment Tristan.Il m’a chargé d’être son homme d’affaires, et voilà ce qu’il vouspropose par mon entremise.

– Ah ! voyons un peu.

– Je vous préviens d’avance qu’on ne vousa jamais fait de proposition semblable.

– Mais parlez donc, dirent les femmes,nous sommes sur le gril de l’impatience.

– Nous y voici. Écoutez, dit Tristan ens’adressant particulièrement à Fanny. Le comte Ulric de Rouvresrenouvelle votre mobilier.

– Le mien a six mois. Soit, ditFanny.

– C’est presque séculaire, ajouta un deshommes.

– Le comte Ulric vous loue, dans une ruequ’il a choisie lui-même, une chambre de 160 francs. – Nem’interrompez pas. – Dans cette chambre il fait disposer uncharmant ménage d’occasion, qu’il tient caché en quelque endroit.Les meubles seront garnis de tous les objets de toilette qui vousseront nécessaires ; mais je vous préviens que toute cettegarde-robe est d’occasion comme les meubles, et la robe la pluschère ne vaut pas vingt francs.

– Après ? dit Fanny.

– Après, continua Tristan, le comte Ulricvous trouvera, dans une maison à lui connue, une occupation quivous rapportera quarante sous par jour.

– Quelle occupation ? demandaFanny.

– Je n’en sais rien. Au reste, vous netravaillerez qu’autant que cela pourra vous amuser ; seulementvous aurez soin de vous faire sur le bout des doigts des piqûresd’aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le matin jusqu’ausoir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher pourvous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votrechambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vousserez libre de votre personne ; mais le lendemain, dès septheures, vous serez à la disposition de M. de Rouvres, quivous conduira à votre travail. Le dimanche, quand le temps serabeau, vous irez avec lui à la campagne manger du lait et cueillirdes fraises. En outre, vous appellerez M. de RouvresMarc, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelqueschansons qu’il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-mêmecertaine cuisine dont il vous indiquera le menu.

– Est-ce tout ? demanda Fanny qui nesavait pas si Tristan se moquait d’elle.

– Ce n’est pas tout, reprit celui-ci.Pendant deux mois de l’hiver vous irez travailler, – ou dumoins dans la maison où vous serez censée travailler, – vêtueseulement d’une vieille petite robe d’indienne bleue semée de poisblancs.

– Mais j’aurai froid.

– Certainement, d’autant plus que pendantces deux mois d’hiver vous ne ferez pas de feu dans votrechambre.

– Ah ! dit Fanny, j’ai connu desgens singuliers, mais votre ami les surpasse ; le comte deRouvres me paraît un être ridicule. Pourquoi ne me propose-t-il pastout de suite de me couper la tête pour la faire encadrer commeétant le portrait de sa maîtresse ?

– Il y a pensé, dit tranquillementTristan.

– Et après ? reprit Fanny. Est-ce làtout ?

– C’est tout, dit Tristan.

– Voilà ce qu’il exige ? Et moi, quepuis-je exiger en échange de cette comédie, si je consens à lajouer ?

– Le comte de Rouvres vous offre letraitement d’un ministre : cent mille francs par an !

– C’est sérieux ? s’écria Fanny.

– Très sérieux. On passera, si vousl’exigez, un acte notarié.

– Mais il est donc décidément bienriche ?

– Il a plus d’un million de fortune.

– Et combien de temps durera cettefantaisie ?

– Tant que vous le voudrez. Ah !j’oubliais de vous dire qu’en acceptant ces conditions, vouschangez de nom, comme mon ami. Il s’appellera Marc Gilbert, et vousvous nommerez Rosette.

– Eh bien ! Fanny, demanda àcelle-ci une de ses compagnes, qu’en dis-tu ?

– Mesdames, répondit Fanny, je ne vousconnais plus. Je m’appelle Rosette, et je suis la maîtressevertueuse de M. Marc Gilbert.

Le lendemain soir, dans l’ancienne chambre dela rue de l’Ouest, où Ulric avait habité pendant un an avecRosette, Fanny, vêtue de la petite robe bleue à pois blancs,attendait la première visite du comte de Rouvres, qui ne tarda pasà arriver, revêtu de son ancien costume d’ouvrier.

Pendant la première heure, et pour mieux fairecomprendre à Fanny l’esprit du personnage dont elle devait jouer lerôle, Ulric raconta à Fanny ses amours avec Rosette.

– Ce que je vous demande avant tout,dit-il, c’est de ne jamais me parler de ma fortune, et, le plus quevous pourrez feindre de l’ignorer vous-même sera le mieux.

– Alors, monsieur, répondit Fanny entirant de la poche de sa petite robe bleue un papier qu’elleprésenta à Ulric, reprenez cette lettre qui vous appartient ;car, en la trouvant sous mes yeux, je ne pourrais pas m’empêcher deme rappeler que vous n’êtes pas M. Marc Gilbert, mais bienM. le comte de Rouvres.

Ulric, étonné et ne comprenant pas, prit lalettre et l’ouvrit.

C’était la lettre qu’il avait reçue de sonancien notaire, M. Morin, quand celui-ci, prêt à vendre sonétude, lui demandait s’il voulait rentrer dans la possession de safortune, dont les chiffres se trouvaient établis dans cettelettre.

– Vous avez trouvé cette lettre dans lapoche de cette robe ? demanda Ulric en pâlissant.

– Oui, répondit-elle, et voyant qu’ellevous était adressée, j’ai cru devoir vous la remettre.

– Mais, continua Ulric, cette robeappartenait à Rosette, et pour que ma lettre s’y trouvât, ilfallait bien qu’elle en eût pris connaissance.

Fanny répondit par un sourire.

– Alors, continua Ulric, Rosette savaitqui j’étais, – elle savait que j’étais riche, – et sonamour… ah ! malheureux ! Et il tomba anéanti sur lecarreau.

Environ un mois après, comme Fanny, revenuedans son appartement, s’apprêtait à aller au bal masqué, elle vitentrer chez elle Tristan, qui tenait à la main un petit paquet.

– Que m’apportez-vous là, – uncadeau ?

– C’est un legs que vous a fait avant demourir mon ami le comte de Rouvres.

– Voyons, dit Fanny.

Mais elle devint furieuse en apercevant lapetite robe bleue.

– Votre ami est un être ridicule, mort ouvivant ; il m’a fait banqueroute de cent mille francs.

– Ne vous pressez pas de le calomnier,dit Tristan ; et il tira de la poche de la robe unportefeuille qui contenait cent billets de banque.

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