Scènes de la vie de jeunesse

II

Pendant la course Olivier retrouvagraduellement un peu de calme. En arrivant chez lui il alla direbonsoir à son père, qui le reçut fort mal. Puis il monta dans sachambre. Sans même songer à fermer la fenêtre, par où soufflait unebise aiguë dont les baisers, qui pouvaient être des caressesmortelles, glissaient sur son front humide d’une sueur brûlante,Olivier s’assit près d’une table, la tête posée entre sesmains.

Avez-vous vu dans un hôpital faire à un hommel’amputation d’un membre ? On étend le malade sur une hautetable recouverte d’un drap blanc. Tout autour se rangent lechirurgien et les élèves, qui, en les tirant de la trousse, fontcliqueter l’arsenal des instruments de chirurgie. À ce bruitsinistre le sujet détourne la tête, épouvanté comme un cerf quientend l’aboi des chiens prêts à le déchirer. Sur le seuil de lasalle, les autres malades de l’hôpital viennent voir comme celase joue. Le chirurgien retrousse le parement de son habit,choisit un joli instrument à manche d’ivoire ou de nacre, et, s’ilest habile, fend d’un seul coup l’épiderme. Une rosée pourpre vienttacher le drap. L’opération est commencée. Le patient crie ;ce n’est rien encore. Voici tous les bistouris, tous les couteauxet les scalpels, toute la meute de fer et d’acier qui se précipiteà la curée et ouvre dans la chair une brèche sanglante au passagede la scie qui s’en va mordre l’os. Le chirurgien continue sonexécution ; et, si c’est un jour de clinique, tâche de sedistinguer, comme un musicien qui joue un solo dans un concert àson bénéfice. Le patient hurle plus fort, la scie a entamé l’os.Pendant ce temps-là, et tout en préparant les ligatures et lestampons pour étancher le sang, les élèves rient et causent entreeux de l’actrice en vogue et de la pièce sifflée. Cependant lepatient pousse un cri suprême : la scie a donné son derniercoup de dent ; et le membre, détaché du tronc, tombe dans unemare de sang.

Le chirurgien essuie ses outils, lave sesmains, rabat les manches de son habit, et dit au malade :

– Adieu, mon brave homme. Vous n’aurezplus la goutte à cette jambe-là ; ou vous n’aurez plusd’engelures à cette main-là, si c’est un bras qu’on vient decouper, car il y a une plaisanterie spéciale et appropriée à chaquegenre d’opération.

Quant au malade, on le transporte dans sonlit : – il meurt ou il guérit. Mais, dans ce dernier cas,il est bien sûr que sa jambe ou son bras coupé ne lui repousserontpas – et qu’il n’aura plus à subir le martyre d’une nouvelleamputation.

Mais si, au lieu d’un membre, il s’agit d’unsentiment, d’une passion, d’une amitié rompue, d’un amourtrahi ; si c’est surtout la première de nos illusions qu’ils’agit d’amputer, c’est autre chose de bien plus terrible, mafoi ! D’ailleurs tout n’est pas fini et l’opération n’a pas lerésultat brutal de l’acier du chirurgien, qui coupe et retranche àjamais. À cette amitié rompue succédera une amitié nouvelle ;à cet amour trahi un amour nouveau, qui doivent, l’une se rompreencore et l’autre être encore trahi. Et de nouveau l’expérienceviendra vous dire : Je t’avais pourtant prévenu :pourquoi n’es-tu pas encore guéri ? et elle recommencera sesterribles opérations ; mais à peine partie, arrivera derrièreelle l’espérance, cette éternelle persécutrice, qui déchireral’appareil posé par l’expérience et détruira son ouvrage ; etainsi toujours, jusqu’à la fin de la fin.

Il est des natures qui ne survivent pas à lamort de leur première illusion : ce sont les naturesprivilégiées. Il en est d’autres chez qui l’espérance perpétue ladouleur.

Olivier avait dix-huit ans. Son premier amouret sa première amitié gisaient flétris sur le champ de sa jeunesse.Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ! son heureétait venue. Subissant le sort commun, il allait à son tours’étendre sur le sinistre chevalet de torture où, venant lui porterson premier coup de griffe et lui donner sa première leçon,l’expérience allait le mutiler avec tous ses scalpels et tous sescouteaux.

À cette heure même, dans une chambre voisinede la sienne, une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes,buvant à plein verre le vin, qui est le jus du plaisir, chantaientce refrain connu :

« Dans un grenier qu’on est bien à vingtans. »

Méchant mensonge qu’on croirait écrit par unpropriétaire pour faire une réclame à ses mansardes ! Tristeparadoxe qui montre les coudes comme un habit usé ! Mauvaisvers au milieu des vers de ce poète qui, pour avoir trop consomméde lauriers pendant sa vie, n’en aura peut-être plus assez pourindiquer sa tombe.

Toute la moitié de la nuit Olivier restaimmobile à la même place, se crucifiant sur la croix des souvenirset buvant la douleur à pleine coupe jusqu’à ce que son cœur luicriât : assez !

Pareilles aux corbeaux qui flairent lescadavres, les sinistres pensées qui rôdent autour du désespoirvoltigeaient autour d’Olivier, et lui soufflaient au cœur la hainede la vie et l’amour de cette haine ; son cerveau ébranlébattait sous son crâne comme le marteau d’une cloche : c’étaitle tocsin qui sonnait la mort prochaine de sa jeunesse.

On chantait toujours dans la chambre voisine,et chaque vers de ces joyeux couplets, comme une flèche de gaietéacérée, s’enfonçait dans le cœur moribond du jeune homme.

Enfin, sortant de cette muette immobilité, ilprit du papier et écrivit rapidement jusqu’au jour levant.

Il écrivit deux longues lettres, l’une àUrbain, l’autre à Marie. Ces lettres terminées, il réunit dans unseul paquet toutes les petites choses que sa maîtresse lui avaitdonnées au temps de l’autrefois. Il ferma ce paquet enrépétant une strophe d’un des poèmes les plus lamentables d’Alfredde Musset :

Je rassemblais des lettres de la veille,

Des cheveux, des débris d’amour ;

Tout ce passé me criait à l’oreille

Ses éternels serments d’un jour,

Je contemplais ces reliques sacrées

Qui me faisaient trembler la main,

Larmes du cœur par le cœur dévorées,

Et que les yeux qui les avaient pleurées,

Ne reconnaîtront plus demain.

Au matin, la servante de son père monta pourfaire le ménage.

– Où est mon père ? demandaOlivier.

– Il est sorti pour toute la journée,répondit la bonne femme.

Olivier profita de cette absence pour envoyerla servante chez le pharmacien de la maison avec une ordonnancequ’il avait faite lui-même. Il la chargea aussi de mettre à laposte les deux lettres pour Urbain et Marie.

– Monsieur, dit la servante en rapportantun demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien garde :le pharmacien m’a bien recommandé de vous dire de ne boire ça quepar cuillerées, de deux heures en deux heures. Il paraît que c’estde la poison tout de même. C’est pour faire dormir, pasvrai ?

– Oui, dit Olivier, pour faire dormir, etil renvoya sa bonne.

En moins d’une heure il avait bu entièrementle sirop de pavots.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer