Scènes de la vie de jeunesse

IV

Autant Olivier avait d’abord souhaité êtredans cette chambre où Marie avait habité, autant il souhaita enêtre dehors lorsqu’au premier regard qu’il y jeta, ce lieu vint luirappeler la trahison de sa maîtresse.

Mais où aller à une heure du matin par cettefroide nuit d’hiver ? D’ailleurs Olivier était dans un étathorrible. La terrible journée qu’il avait passée, succédant à lalutte terrible qu’il avait soutenue contre le poison, avait anéantitoutes ses forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente àlaquelle il était en proie depuis deux jours, son sang étaitpresque en ébullition et grondait dans ses veines, tellementgonflées, que celles du front s’accusaient en relief comme descoutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans unocéan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattaiten criant au secours.

Espérant qu’à défaut de l’oubli il trouveraitpeut-être, pour une heure ou deux, l’inertie du sommeil, qui estencore l’oubli, il se jeta sur une chaise après avoir éteint lalumière. Mais le sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées parOlivier se mirent à flamboyer ; il eut beau mettre ses mainssur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il voyaitcomme en plein jour. Les rideaux du lit qu’il venait de fermers’entr’ouvrirent d’eux-mêmes ; et sur les deux oreillers ilaperçut deux têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutesdeux les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies parun incessant baiser ; c’étaient les deux têtes d’Urbain et deMarie.

Olivier se traîna en rampant vers la cheminéeet ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes. Olivier serassit sur la chaise ; mais, ô terreur ! voici quederrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant bien fermés,Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes,tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l’humanitérépète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie,même dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambreredisaient l’un après l’autre ces étranges paroles, qui sont lesclefs du ciel. Ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix deMarie et la voix d’Urbain.

Il y a, je crois, un dicton proverbial quicompare le mal d’amour au mal de dents. La comparaison estpeut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par beaucoup decôtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens appellentdes peines de cœur, agit sur la partie morale de l’êtreavec une violence insupportable, comme l’affection à laquelle on lacompare agit sur la partie physique. L’un et l’autre de ces maux,si différents et pourtant si semblables, vous plongent dans lesbraises d’un enfer où l’on se rougit les lèvres à lancer desblasphèmes qui forment le répertoire des damnés. On se roule parterre avec des torsions d’enragé, on s’ouvre le front aux anglesdes murs, et si l’une et l’autre de ces douleurs n’avaient pointleurs intermittences et se prolongeaient trop longtemps, ellesachemineraient à la folie.

Ce qui justifie en outre la comparaisonétablie entre ces deux affections, de nature si opposée, c’estl’indifférent intérêt, les consolations banales que rencontrent etrecueillent ceux-là qui les éprouvent. On s’inquiétera beaucoupautour d’un homme qui aura une fluxion de poitrine, ou qui aura eule malheur de perdre son père ou sa mère ; mais s’il a perdusa maîtresse, ou s’il a mal aux dents, on haussera les épaules endisant : « Bon, ce n’est que cela, on n’en meurtpas ! » Où la comparaison cesse d’être possible, c’est àl’application du remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, quivous arrache quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mald’amour ? On n’a pas encore inventé de chirurgie morale pourarracher la douleur ; et c’est tant pis. Ce serait uneindustrie très productive, car celui qui la pratiquerait auraittoute l’humanité pour clientèle.

– Ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’àprésent pour guérir des peines d’amour – et bien longtempsavant l’homéopathie, – c’est l’amour lui-même. Il y a bienencore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, carc’est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passédans l’âme ; on meurt avec.

Comme il s’était bouché les yeux pour ne pointvoir, Olivier se boucha les oreilles pour ne point entendre. Maisle son des voix lui arrivait toujours, comme si elles eussent parléen lui-même. Il se roula sur le carreau froid, en se mordant lespoings, et il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabeslui perçaient le cœur comme les dards d’une couvée de serpents. Ilse heurta le front au mur… et il entendit encore. Alors il seprécipita vers la fenêtre de la chambre, l’ouvrit, et se jeta latête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous le poidsde son front la neige fondit et fuma, ainsi que l’eau dans laquelleon plonge un fer rouge.

C’était là de quoi mourir. Pourtant ce bainglacial eut pour un moment un résultat salutaire. Il détermina uneréaction dans la crise désespérée qu’Olivier venait de subir.L’hallucination cessa subitement, les fantômes s’envolèrent, lesbruits de voix s’éteignirent. Il était seul, dans l’isolement de lanuit, accoudé au bord de la fenêtre, et regardant autour de lui laville silencieuse endormie sous la neige, qui tombait toujourslente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit netroublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d’unpassant attardé, ni l’aboi vague et lointain d’un chien errant,indéfiniment répété par de lamentables échos ; le vol desbises, paralysé par le froid, ne tourmentait pas les girouettes destoits voisins, recouverts d’une fourrure d’hermine, et aucunelumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Après avoir contempléquelques instants ce repos de toutes choses, qui avait autantl’aspect de la mort que celui du sommeil, Olivier referma sacroisée, aux carreaux de laquelle le givre avait buriné lesétranges caprices d’une mosaïque irisée.

– Tout dort, murmura-t-il avec l’accentde regret et d’envie dont Macbeth s’écrie : « J’ai perdule sommeil, le doux baume ! » Puis, l’esprit traversésoudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre sansfaire de bruit, et, se collant l’oreille à la porte de l’atelierd’Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendred’abord ; mais peu à peu il distingua une respiration lente etrégulière. Urbain dormait sur sa paille.

– Il dort, dit Olivier avec un sourireironique. Ô Marie, il dort, et il dit qu’il t’a aimée !

Olivier rentra dans sa chambre : il sesentait si fatigué, il avait la tête si lourde, les yeux sibrûlants, qu’il espéra de nouveau pouvoir, lui aussi, dormir uninstant. Après avoir encore une fois éteint la chandelle, ilentr’ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout habillé.Mais sa tête n’était point depuis deux minutes sur l’oreiller,qu’un vague parfum vint l’étourdir, et il sentit son cœur, unmoment immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum étaitcelui que Marie employait ordinairement pour ses cheveux, un vaguearôme était resté sur cet oreiller où elle avait dormi, et surlequel Olivier venait de poser sa tête.

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