Scènes de la vie de jeunesse

III

Depuis près de deux jours le père d’Olivier nel’avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta à la chambrede son fils pour savoir ce que celui-ci pouvait faire. Ne trouvantpoint, comme d’habitude, la clef sur la porte, qui étaitintérieurement fermée au double tour, il frappa violemment etappela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit pas. Cesilence obstiné augmenta son inquiétude et l’effraya presque. Ilalla chercher de l’aide dans la maison et revint enfoncer la porte,qui céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipitadans la chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit ; ilavait dormi trente heures. L’énorme dose de soporifique qu’il avaitprise, mortelle pour des natures moins robustes que la sienne nel’avait point tué, et le premier mot qui vint caresser sa lèvre àson réveil fut le nom de Marie.

En apercevant son père, Olivier avait essayéde se lever du lit où il s’était couché tout habillé, mais il neput faire un pas.

Sa tête était de plomb, et il avait un enferdans l’estomac.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demandason père, resté seul avec lui.

– J’ai mal à la tête, dit Olivier. Etcomme ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop, ilmurmura : Il n’y en avait pas assez ! Il y en avait trop,au contraire, et c’était cela qui l’avait sauvé.

Ce fut seulement en voyant cette fiole que lepère d’Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait commencerun interrogatoire lorsqu’on entendit marcher dans le corridor.Olivier tressaillit : il avait reconnu le pas quis’approchait.

– Mon père, dit-il, laissez-moi seul avecla personne qui va entrer.

– Mais tu souffres, lui dit sonpère ; il faut envoyer chercher un médecin.

– Non, fit Olivier avec vivacité. N’ayezpoint de crainte ; je me suis bien manqué. Et d’ailleurs j’ail’idée que la personne qui vient m’apporte le meilleur descontre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi seul… après, tantôt…plus tard, nous causerons… je vous dirai tout ce que vousvoudrez.

En ce moment on frappa à la porte.

– Entrez, dit Olivier.

La porte s’ouvrit. Urbain entra. Le pèred’Olivier sortit. Les deux rivaux restèrent seuls.

– Et Marie ? s’écria Olivier, enessayant de se soulever sur son lit.

– Et toi ? répondit Urbain.

– Ne me parle pas de moi, répliquaOlivier, parle-moi de Marie. Lui as-tu remis ma lettreseulement ? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole de sirop,je ne mentais pas, va… j’ai bu…

Puis il répéta encore… Mais il n’y en avaitpas assez. Qu’a-t-elle dit, Marie ?

– Marie n’a point reçu ta lettre ;mais au moment où tu lui écrivais elle nous écrivaitaussi ; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle tentaitle suicide… et comme toi elle n’est point morte, ajouta Urbain avecvivacité.

– Oh ! dit Olivier dans un mouvementde joie égoïste, Marie a voulu mourir parce qu’elle me croyaitmort… elle n’avait pas cessé de m’aimer alors… et tu as menti. ÔMarie ! ma pauvre Marie ! Je lui pardonne… jel’embrasserai encore… je la reverrai… je l’entendrai. As-turemarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle ditcertains mots… mon ami, par exemple… etvois-tu ?… C’est bien peu de chose, ces deux mots-là…pourtant, mon ami, vois-tu !… ô douce musique de lavoix aimée !… ô Marie ! ma pauvre Marie !…

– Je t’ai dit, reprit tranquillementUrbain, que Marie n’avait point reçu ta lettre.

– Mais pourquoi ne la lui as-tu pasremise, toi ?…

– Parce que je n’ai point revu Mariedepuis le moment où je t’ai quitté, avant-hier soir, placeSaint-Sulpice.

– Comment cela ? demanda Olivier.Elle n’est donc point rentrée chez toi ?

– Elle y est rentrée, dit Urbain. J’avaisloué sur le même carré où était mon atelier une chambre toutemeublée, c’est là qu’elle habitait.

– Seule ? dit Olivier.

– C’est là qu’elle habitait, continuaUrbain. C’est là qu’on est venu l’arrêter au moment où ellerentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la placeSaint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu’il était dangereuxpour elle de sortir… Malgré la précaution que j’avais eue de lavêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens quil’épiaient.

Enfin, quand je suis rentré, j’ai trouvé lachambre vide et sur la table cette lettre qu’on lui avait permisd’écrire avant de l’emmener. La voici. Et Urbain tendit à Olivierla lettre de Marie. Elle était écrite sur du papier et avec ducrayon à dessin.

« Monsieur Urbain, je vous remercie devos bontés pour moi ; votre hospitalité a prolongé ma libertéde quelques jours. Au moment où je vous écris, on vient m’arrêtersur un mandat du juge d’instruction. Je ne sais pas de quoi l’onpeut m’accuser, je vous assure. J’ignorais les affaires de monmari. Mais, quoi qu’il arrive, j’ai pris mes précautions pour nepoint paraître devant la justice… Dans la crainte d’être arrêtée unjour ou l’autre, j’avais sur moi un petit flacon plein de cette eaubleue qui vous servait pour graver… »

– De l’acide sulfurique, dit Urbain.Heureusement il était éventé. Olivier continua à lire la lettre deMarie :

« Je boirai cette eau, qui est du poison,et ça sera fini. Je n’ai pas eu le temps de vous aimer, Urbain,parce que je n’avais pas eu le temps d’oublier Olivier. »

En cet endroit de la lettre, il y avaitquelques mots raturés avec de l’encre et non point du crayon, commel’écriture de la lettre. Cette suppression avait été faite parUrbain ; mais Olivier n’en déchiffra pas moins l’alinéasupprimé. Il continua :

« que j’ai aimé pendant si longtemps.Vous lui donnerez mes cheveux, que j’ai coupés le jour où vousm’aviez fait déguiser en homme. MARIE. »

– Urbain, resta confondu en voyant sonami lire presque couramment ce passage, malgré la rature qui lerecouvrait.

– Pourquoi as-tu rayé cela ? demandaOlivier.

– Je voulais garder les cheveux de Marie,répondit Urbain ; je te les donnerai.

– Écoute, dit Olivier, si tu veux medonner cette lettre, nous partagerons les cheveux.

– Oui, répondit Urbain. Écoute le reste…le lendemain du jour où Marie a été arrêtée, j’ai couru au palaisde justice, où je connais quelqu’un ; c’est là que j’ai apprisque Marie avait en effet tenté de se suicider. Mais, comme je tel’ai dit, l’acide qu’elle avait employé était éventé : elle nemourra pas… Maintenant je vais te dire adieu ; après ce quiest arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir derelations. J’ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse dehuit jours, je perds un ami de longue date ; j’ai dumalheur.

– Pourquoi ne plus nous revoir ? ditOlivier avec un sourire mélancolique ; et, tendant la main àUrbain, il ajouta : Il faut bien que je te revoie… à qui doncveux-tu que je parle d’ELLE ?

Comme Urbain sortait de chez Olivier, le pèrede celui-ci y rentrait. Resté sur le carré, l’oreille collée à laporte, il avait entendu tout l’entretien des deux jeunes gens. Ilse doutait bien que la tentative de suicide faite par son filsavait sa source dans quelque amourette contrariée. Mais enapprenant que sa maîtresse était en état d’arrestation, il craignitque les relations d’Olivier avec cette femme n’eussent des suitescompromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, il aborda ladiscussion avec une violente colère, que le calme d’Olivier ne fitqu’irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyableencore pour la maîtresse de celui-ci, qu’il traita de femmeperdue.

Trahi par cette femme, pour laquelle il avaitfrappé aux portes de la mort, Olivier ne put l’entendre injurierpar son père ; celui-ci avait été sans pitié, Olivier fut sansrespect. Cette scène horrible se prolongea deux heures. Elle setermina par cette épouvantable accusation que le fils en délirejeta au visage du père en courroux :

– Vous avez été le bourreau de ma mère,morte lentement sous vos colères.

– Malheureux ! s’écria son père, enlevant sa main, qu’il laissa aussitôt retomber.

– Si je suis sacrilège, que Dieu vousvenge ! répondit Olivier.

– Retire les affreuses paroles que tuviens de dire, reprit son père.

– Retirez les injures que vous avezjetées à Marie, à une femme malheureuse, mourante peut-être en cemoment.

– Cette femme est une misérable, elle teperdra.

– Ma mère est morte de chagrin, ditOlivier avec un regard sinistre. Encore une fois, si j’ai menti,qu’elle me maudisse, et si je dis vrai qu’elle vouspardonne !

Le père était blanc de fureur ; et commeil venait d’apercevoir sur la cheminée, parmi les souvenirs queMarie avait donnés à Olivier, un portrait d’elle au daguerréotype,il le prit et s’écria :

– La voilà donc la créature pour qui tum’insultes, malheureux !

Et jetant le portrait à terre, il l’écrasasous son pied.

– Mon père, dit Olivier en se dressantsur son lit et en étendant sa main vers la porte, pas un mot deplus… sortez.

– Pourquoi n’est-ce pas elle que j’ai làsous mon pied ? continuait le père en écrasant les morceauxdéjà brisés du portrait.

Il n’avait pas achevé, que son fils étaitdebout devant lui, terrible, l’œil hagard, la voix étranglée.

– Mon père, murmura-t-il en paroleshachées par le claquement de ses dents… vous voyez bien cette arme…et il montrait un petit pistolet, dit coup de poing, qu’ilvenait de décrocher du mur, vous voyez cette arme… je n’ai pas osém’en servir hier quand je voulais mourir… j’ai préféré le poison,qui ne fait pas de bruit…

– Après ? lui dit son pèrefroidement, en portant la main sur les autres souvenirs deMarie.

– Après ? continua Olivier… quiarmait son pistolet… Si vous dites un mot de plus sur Marie… sivous touchez à ces choses qui lui ont appartenu, eh bien, mon père,je me brûle la cervelle devant vous… et ceux qui vous connaissentdiront ceci : « Il avait mis vingt ans à tuer la mère…mais il a tué le fils d’un seul coup. »

Son père le regarda un moment… et saisissantrapidement parmi les souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées,il le jeta à terre…

Comme il mettait le pied dessus, Olivier portale pistolet à son front et lâcha la détente.

On entendit le bruit sec causé par la chute duchien sur la cheminée.

– Oh ! malheur ! s’écriaOlivier en retombant sur son lit la tête entre ses mains… la mortne veut pas de moi !

Dans une visite domiciliaire faite dans lachambre huit jours auparavant, le pistolet avait été trouvé par sonpère, qui l’avait déchargé.

Olivier était resté seul. Cinq minutes aprèssa sortie, son père lui envoyait la servante avec une lettre et unpetit rouleau d’argent.

La lettre contenait seulement ces mots :« Voilà cent francs. Sois parti demain. »

– Dites à mon père que je serai parti cesoir, répondit Olivier, et allez me chercher une voiture.

Il jeta au hasard dans une malle ses habits,son linge, tous ses papiers ; il ramassa tous les souvenirs deMarie, éparpillés par l’ouragan de la colère paternelle, lesenveloppa soigneusement, et ayant fait monter le cocher, il lui fittransporter sa malle dans la voiture.

En descendant l’escalier bien lentement, caril était faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra sonpère.

Ils s’arrêtèrent en face l’un de l’autre, etéchangèrent cet adieu plein de vœux qui durent épouvanter leciel :

– Va-t’en, dit le père… Je t’abandonne ette laisse à la honte, à la misère.

– Je sors encore vivant de cette maison,d’où ma mère est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier, jevous laisse à vos remords.

Olivier monta dans la voiture et se fitconduire chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintreétait seul dans son atelier.

– Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-il envoyant Olivier, suivi du cocher qui portait sa malle.

– Il y a, répondit Olivier quand ilsfurent seuls, que mon père m’a chassé, et pour la seconde fois jeviens te demander l’hospitalité.

Urbain n’avait plus cette chambre du voisinagequ’autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher Marie. Lelendemain du jour où la maîtresse du poète était devenue la sienne,il avait quitté son second logement et vendu les meubles pour fairevivre Marie.

– Mais, à propos, demanda Olivier, oùcouches-tu donc ? Je ne vois pas de lit.

– Je suis pauvre, répondit Urbain, etmontrant derrière une grande toile qui séparait l’atelier en deux,une paillasse jetée à terre, et recouverte d’un lambeau de laine,il ajouta : « Je couche là-dessus et j’y dors. »

– J’ai des meubles chez moi. Si tu veuxque je demeure avec toi, je les ferai transporter ici, dit Olivier.Et si mon père me les refuse, nous achèterons un lit, au moins.J’ai cent francs.

– Pourquoi faire acheter un lit ?pour le revendre dans huit jours la moitié de ce qu’il nous auracoûté ? Ô mon ami ! ne sois pas si fier pour une piled’écus que tu as dans ta poche… Cent francs… c’est bien joli, maisce n’est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite fondu,quoiqu’il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, tonargent est à toi ; et si tu es si délicat qu’un grabat depaille t’effraye, il y a la chambre d’en face, la chambre garnie oùlogeait Marie… Le lit est doux ; mais moi je n’aime pas lesdouceurs, et c’est seulement à cause de Marie que j’avais louécette chambre… Tu peux la prendre si tu la veux ; j’ai encorela clef. Demain, tu t’arrangeras avec le propriétaire, qui laloue.

– Je la prendrai, dit Olivier ;viens m’y conduire. Urbain le mena dans une petite chambre assezpropre, et qui n’avait pas été rangée. Tout y était dans le mêmeétat où Marie l’avait laissé.

– Bonsoir, dit Urbain, en laissantOlivier seul. Les regards du jeune homme tombèrent d’abord sur lelit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l’un d’eux se détachaitun petit bonnet de femme, oublié sans doute par Marie. Sur l’autre,une sorte de calotte, de forme dite grecque, qu’Olivieravait vue plusieurs fois sur la tête d’Urbain. Cette vue porta uncoup terrible au cœur d’Olivier : son dernier doute venait des’évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plusvoir.

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