Scènes de la vie de jeunesse

VI

Ils allèrent dans un restaurant du quartierlatin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier,qui n’avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pascomme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète.Quant à Urbain, qui, dans l’état normal, avait toujours l’appétitd’un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire fairedes compliments par Gargantua. Seulement lorsqu’on apporta lacarte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un criterrible, et recommença plusieurs fois l’addition, ne pouvantjamais croire qu’il fût possible d’atteindre ce chiffre fabuleuxpour un seul repas.

Les deux amis quittèrent la table dans laposition de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.

En mettant le pied dans la rue, bien qu’il fûtsoigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit dufroid ; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras,et de temps en temps il entendait claquer ses dents :

– Es-tu malade ? demanda lepeintre ; il faudrait rentrer et te coucher.

– Non, non, dit Olivier… pas encore… jevoudrais que tu vinsses avec moi.

– Où cela ? fit Urbain.

– C’est un peu loin, dit Olivier, mais ilfait beau temps, cela nous promènera.

– Allons où tu voudras.

Et il se laissa guider par le poète, qui lemena jusqu’à la barrière de l’étoile.

– Mais, demanda Urbain étonné, quand ilsfurent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez quiallons-nous, si loin, à la campagne ?

– Tu vas voir ; nous arrivons, cen’est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus enplus.

En ce moment ils avaient laissé l’arc detriomphe derrière eux, et s’engageaient dans l’avenue deSaint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacéecriait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dansces lieux déserts et dégarnis de maisons.

– Ah ! ça, dit Urbain un peuinquiet, où allons-nous, encore une fois ? Nous allons nousfaire égorger par ici ; chez qui me mènes-tu ?… je nevois pas de maison…

Et le peintre s’arrêta un instant, comme s’ilhésitait à aller plus loin.

Ils étaient alors dans une espèce derond-point où viennent aboutir l’avenue de Saint-Cloud, celles dePassy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de cerond-point se trouve une petite fontaine entourée d’un grillagecirculaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitiérenaissance et moitié gothique.

– Est-ce que c’est là que nousallons ? dit Urbain, en montrant la maison, dont la luneéclairait tous les détails : Qui diable peut loger dans cejoujou ? N’importe, entrons, j’ai hâte de voir du feu, il mesemble que je nage dans la Bérézina.

– Je ne connais personne dans cettemaison, fit Olivier tranquillement.

– Mais alors, fit Urbain impatienté, oùme mènes-tu ? il n’y a point d’autres maisons. Cette fois jene vais pas plus loin.

– C’est inutile, dit Olivier, nous sommesarrivés.

– Arrivés… où ?

– À la fontaine, dit le poète, tu vasl’entendre chanter…

– Sacrebleu ! dit Urbain, temoques-tu de moi ? Me faire faire deux lieues, à dix heures dusoir, pour me montrer une fontaine gelée, au risque de me faireassassiner avec toi !…

– C’est ici que je venais avec Marie, ditdoucement Olivier, dans les beaux jours. Et, étendant sa main versun immense espace, il ajouta : Voilà les champs et lesarbres ! Vois-tu, dit-il à Urbain, j’ai regardé de cette placede très beaux soleils couchants ; le ciel était en feuderrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souventnous allions jusqu’au bois de Boulogne en prenant par ce cheminbordé d’une haie ; il y a aussi des acacias blancs, le cheminétait tout blanc de fleurs tombées des arbres. C’était pendantl’été alors, maintenant c’est la neige qui blanchit le chemin. Mapauvre plaine ! Je l’ai vue si gaie au mois d’août dernier, iln’y a pas très longtemps, tu vois. C’était un dimanche, un jour defête aux environs, j’étais couché dans l’herbe, près de cespeupliers, les blés venaient d’être fauchés, on entendait lescigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, lafontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dansl’air comme des fumées d’encens. Marie est venue par ce chemin oùil y a un grand noyer, je l’ai aperçue de loin ; elle avaitune robe blanche et une ombrelle bleue, et son voile flottait auvent ; quand elle est arrivée, ses cheveux étaient défaits,elle avait déchiré sa robe aux buissons. Nous sommes restésensemble jusqu’au soir. Ah ! la belle journée ! J’ai étébien heureux ce jour-là. Pourquoi me l’as-tu prise ? achevaOlivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et letrouvait tout à coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne tefâche pas, ne parlons plus de cela… Je ne veux me rappeler du passéque les bonnes choses. J’ai voulu revoir cet endroit. C’est bientriste, c’est comme un linceul, les cigales sont mortes et lafontaine est gelée. Mais c’est égal… je suis content d’être venu.Maintenant nous nous en irons si tu veux.

– Si tu veux est joli, pensaUrbain, qui n’eut cependant pas le courage de railler touthaut.

Ils rentrèrent chez eux fort tard. Letremblement d’Olivier avait redoublé. Urbain fit grand feu dans lacheminée, et comme son ami ne parvenait pas à se réchauffer, lepeintre lui proposa de prendre un peu de punch chaud.

– Ah ! oui, dit Olivier… oui, jeveux bien. Fais vite ! Comme cela je dormirai cette nuit,ajouta-t-il, pendant qu’Urbain était allé chercher del’eau-de-vie.

Ainsi qu’il l’avait espéré, Olivier dormitcette nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une fièvrecérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le père d’Olivier, qui lereçut très froidement et se borna à lui donner l’adresse de sonmédecin. Urbain y courut aussitôt, et, l’ayant heureusement trouvé,le ramena auprès d’Olivier. Le médecin fit un mauvais signe detête, écrivit une prescription, ordonna les plus grands soins, etalla redire au père d’Olivier que son fils était en péril.Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin ; j’irai levoir. Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin ilrevint sur ses pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles parla bonne.

– M. Olivier est très mal, vint luiredire la servante. On a été obligé de l’attacher sur sonlit ; il passe son temps à mordre une grosse poignée decheveux et crie à faire peur : Marie ! Marie !…

– Ah ! dit le père, Marie, c’est lenom de cette femme. Mal d’amour… ça n’est pas mortel. Qu’est-ce quile soigne ?

– Un de ses amis, répondit la servante,celui qui est venu ici, il est très inquiet…

Au bout de huit jours Olivier n’allait pasmieux. Urbain vint trouver le père et lui demanda de l’argent.Celui-ci lui en remit un peu, mais avec un air si maussade,qu’Urbain lui dit très sèchement :

– Le médecin ne répond pas de votre fils.En cas de malheur, devrai-je vous prévenir pour l’enterrement,monsieur ?

– Sans doute, répondit tranquillement lepère.

Lazare et les autres artistes ayant appris lamaladie d’Olivier étaient accourus, et se relayaient pour venirauprès de lui la nuit. Urbain était désespéré ; il avaitraconté au médecin l’histoire d’Olivier et de Marie, la part qu’ily avait eue, et le long désespoir dont son ami avait été atteintquand il s’était trouvé séparé de sa maîtresse.

– Dès qu’il sera un peu mieux, dit lemédecin, il faudra le retirer de cette chambre et l’éloigner detout ce qui pourrait lui rappeler cette femme. Au bout d’unedizaine de jours le délire devint moins fréquent. On transportaOlivier au logement de Lazare, situé près de la maison d’Urbain.Les Buveurs d’eau mirent leur habitation sens dessusdessous pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecincommença à donner des espérances. D’après les conseils de Lazare,Urbain avait cessé de venir dès l’époque où Olivier avait commencéà retrouver un peu de raison. Quand Olivier, hors de danger,demanda après lui, Lazare répondit qu’Urbain était en voyage.Cependant avec la vie le souvenir de Marie commençait à renaîtredans le cœur d’Olivier ; mais ce souvenir n’était déjà plus ladouleur ni le désespoir, c’était la mélancolie, muse rêveuse etcaressante. La convalescence d’Olivier, hâtée par les soinsfraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions quipouvaient éloigner son cœur d’une rechute. Enfin le jour de lapremière sortie arriva. C’était au commencement de mars ;Lazare et Valentin conduisirent Olivier dans le jardin duLuxembourg. Des chœurs d’oiseaux, perchés dans les arbresverdissants, récitaient le prologue de la saison nouvelle, dont cebeau jour était comme le premier sourire.

En ce moment, à quelques pas du banc où ilsétaient assis, un jeune homme passait avec une jeune femme, setenant par le bras et riant tout haut. Leurs éclats de rire firenttourner la tête à Olivier. Avant que Lazare et Valentin eussent eule temps de le retenir, il s’était levé de son banc et avait couruaprès Urbain.

– Olivier ! s’écria Urbain enreconnaissant son ancien ami ; et sur un signe que lui fitLazare il ajouta : Je suis arrivé de voyage seulementhier : je devais aller te voir… mais je savais de tesnouvelles.

La compagne d’Urbain s’était retirée un peu àl’écart.

– Et Marie ? demanda Olivier, dontle cœur avait tout d’abord tremblé en rencontrant le peintre sonami avec une femme.

– Mais, dit Urbain, j’ai été absent deParis. D’ailleurs je ne m’en suis point inquiété. J’ai l’oubliprompt. Voici qui doit te le prouver, ajouta Urbain en montrant dudoigt la jeune femme qui était avec lui.

– Oh ! fit Olivier avec un éclair deregard qui trahissait la joie intérieure, j’étais bien sûr que tune l’aimais pas.

– Celle-là aussi s’appelle Marie, ditUrbain en indiquant sa nouvelle maîtresse, et je l’aime beaucoupdepuis hier. Marie est morte, Vive Marie !

– J’irai vous voir, dit Olivier enquittant Urbain.

Cette rencontre le laissa calme, et il rentraà la maison presque gai. Le lendemain, accompagné de Lazare,Olivier alla pour voir son père et lui demander de l’argent qui luirevenait. Son père était absent, mais il trouva la servante.

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, jesuis bien contente de vous revoir. Voici une lettre pour vous.C’est une dame qui l’a apportée pendant que votre père n’y étaitpas, heureusement ! Car il l’aurait déchirée comme il a faitdes autres. Il était bien en colère après cette dame, et il m’amenacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.

Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elleétait de Marie et ne contenait que ces mots :

« Depuis quinze jours que je suis libre,je vous ai écrit trois fois : Vous ne m’avez pas répondu,Olivier ! Vous avez cru comme tant d’autres, sans doute, en mevoyant arrêtée, que j’étais coupable. Pourtant on ne voulait de moique des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, je n’ai purien dire. On m’a remise en liberté. Voilà quinze jours que je vousattends. Vous ne m’avez pas pardonné sans doute. Je vous attendraiencore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois pas jequitterai Paris. Mon départ est arrêté : j’ai vendu mesmeubles. Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vousresterez libre. Je vous jure que je n’ai pas revu Urbain et que jene l’ai jamais aimé. J’ai souvent attendu, bien avant dans la nuit,devant la maison de votre père, comptant vous voir rentrer… Maisvous ne rentriez pas… C’est la dernière fois que je vous écris, etdans deux jours je serai partie. Au revoir, ou pour toujours,adieu.

– Quand vous a-t-on remis cettelettre ? demanda Olivier à la servante.

– Il y a cinq ou six jours, réponditcelle-ci.

– Il est trop tard ! s’écriaOlivier. Oh ! mon père ! Cependant il força Lazare àl’accompagner à l’ancienne demeure de Marie.

– Madame Duchampy est partie depuisquatre jours, dit le portier.

– J’aime mieux ça ! murmuraLazare ; et il emmena Olivier.

– Au moins Urbain ne l’a pas revue, pensaOlivier, dont l’amour commençait à tourner à la poésie.

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