Scènes de la vie de jeunesse

Le bonhomme Jadis

À l’époque du terme d’avril, un jeune hommeappelé Octave vint prendre possession d’une chambre qu’il avaitquelques jours auparavant arrêtée dans une maison de la rue de laTour d’Auvergne. Il avait l’air si honnête, que le portier n’avaitpoint voulu se déranger pour aller aux renseignements, comme c’estl’usage, et lui avait loué de confiance.

Le logement d’Octave était situé au quatrièmeet dernier étage. C’était une petite chambre si basse de plafond,qu’un homme d’une taille un peu élevée n’aurait pas pu y garder sonchapeau. Elle était éclairée d’un côté par une petite fenêtredonnant sur la cour, et d’où l’on apercevait les hauteurs deMontmartre. Un autre jour était pratiqué au fond, c’était unchâssis mobile ouvrant sur les jardins d’un pensionnat de jeunesdemoiselles. De là on apercevait une partie du panorama deParis.

Octave passa la journée à mettre ses affairesen ordre. Ce n’était pourtant pas une longue besogne, car iln’avait bien juste que le nécessaire, et à la vue de son mobilierde modeste apparence, le portier de la maison avait fait unegrimace, et s’était presque repenti de lui avoir loué sans alleraux informations.

Son installation terminée, Octave se mitmachinalement à sa fenêtre pour juger ce que serait la vue. Enlevant les yeux, il aperçut à la croisée qui faisait face à lasienne un petit vieillard, occupé à couper les branches mortes dequelques arbustes plantés dans des caisses et formant un jardinsuspendu. Le vieux voisin, qui venait d’apercevoir Octave,s’interrompit dans sa besogne ; puis, après l’avoir examinéquelques instants, il souleva le bonnet de laine qui couvrait sescheveux déjà blancs, et faisant au jeune homme un geste amical, illui dit en souriant :

– Monsieur, j’ai l’honneur de voussaluer. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans cettemaison.

Octave, un peu étonné, salua le vieillard etrépondit à sa politesse. Puis, comme le voisin s’était remis à sonjardinage, Octave ferma sa fenêtre et descendit pour allerdîner.

Comme il déposait sa clef chez le portier,celui-ci le prévint qu’il était d’habitude dans la maison de nepoint rentrer après minuit, et que, passé cette heure, on payaitune amende.

Octave répondit qu’il ne se trouverait jamaisdans ce cas-là, et que d’ailleurs il sortait fort rarement lesoir.

Avec une foule de précautions oratoires, quirendirent son avertissement très difficile à comprendre, le portierinforma en outre Gustave qu’il était libre de recevoir des femmeschez lui, à la condition que ce seraient des personnes décentes quine troubleraient jamais la tranquillité de la maison, habitée pardes petits rentiers et des ouvriers en famille.

Octave répondit qu’il recevrait peu devisites ; mais que sûrement il ne recevrait jamais de femmeschez lui.

Le portier conclut en lui demandant s’ildésirait que son épouse prît soin de son ménage, comme elle faisaitpour quelques célibataires. Mais Octave le remercia en disant queson ménage était trop peu de chose, et qu’il avait l’habitude de lefaire lui-même.

Octave rentra de très bonne-heure. Il luttoute la soirée et se coucha à minuit. Le lendemain il sortit à dixheures le matin, rentra à quatre, ressortit à six heures et revintà sept. Il lut toute la soirée, comme il avait fait la veille, etse coucha à la même heure.

Tous les jours il faisait ainsi de même, avecla plus parfaite régularité. Chaque matin il apercevait son vieuxvoisin qui jardinait à la fenêtre ; ils se saluaient etéchangeaient quelques paroles sur l’état du temps.

Depuis un mois Octave habitait la maison, eton n’avait pu remarquer aucun changement dans son existence. Nonseulement il ne s’était présenté aucune visite pour lui, maisencore il n’avait reçu aucune lettre. On causait de lui quelquefoisdans la loge du portier, et on s’étonnait un peu de l’isolementdans lequel il vivait.

Octave avait vingt ans. Son histoire étaitfort courte. Son père était un petit négociant qu’une mauvaisespéculation avait ruiné. Il était mort foudroyé par ce désastre. Lamère d’Octave, ne pouvant plus payer sa pension au collège, l’enretira avant qu’il eût achevé ses études. Ils vécurent dans ungrand dénûment l’un et l’autre pendant une année. Au bout de cetemps la mère, qui traînait en langueur depuis la mort de son mari,tomba malade, et mourut elle-même après quinze jours de maladie.Quand Octave eut fait enterrer sa mère avec le produit de la rentequ’il possédait, à peine lui restait-il assez pour entourer sonchapeau d’un crêpe. Il était orphelin à seize ans, et n’avait aumonde aucun parent, aucun ami qui pût le secourir, même d’unconseil. Il alla au hasard chez un notaire qui jadis avait fait lesaffaires de son père. C’était un homme honnête et charitable. Ileut compassion d’Octave, lui prêta un peu d’argent et promit des’intéresser à lui. En effet, il ne tarda pas à le placer enqualité de secrétaire chez un de ses clients. – Depuis quatreans Octave occupait cette place, qui lui rapportait douze centsfrancs par an. C’était peu ; mais Octave était sobre, économe,et sut encore mettre de côté quelques centaines de francs, quidevaient lui servir quand il commencerait l’étude du droit,– car il voulait réaliser le désir que son père avait eu de ledestiner au barreau. En attendant, il se préparait à passer sonexamen de bachelier, et travaillait dans ce but avec une grandeassiduité. Depuis la mort de sa mère il n’avait fait aucuneconnaissance. Il n’allait jamais ni au spectacle, ni au bal, ni aucafé. Ses distractions se bornaient à quelques promenades faites ledimanche dans les environs de Paris.

Un dimanche soir, Octave lisait auprès de safenêtre, quand il aperçut son vieux voisin, dont la tête blanches’encadrait dans un berceau de chèvrefeuille et de plantesgrimpantes. Ils se saluèrent l’un l’autre par une inclination detête. C’était au commencement de mai. La soirée étaitmagnifique ; l’air doux promenait des odeurs de feuillesvertes et de lilas, et des refrains joyeux que chantaient desouvriers se rendant par bandes aux barrières. De temps en temps, etsuivant les variations du vent, on entendait, tantôt distinctement,et tantôt comme des rumeurs confuses, les orchestres desguinguettes qui peuplent les boulevards extérieurs.

– Eh ! jeune homme, s’écria tout àcoup le vieux voisin, dont le visage venait de se fendre par unlarge sourire, – entendez-vous ?

Octave leva les yeux de dessus son livre etregarda le vieillard.

– Entendez-vous, continua celui-ci,entendez-vous les violons ? et en avant deux, allezdonc ! ajouta-t-il en se dandinant.

Et comme une bouffée de musique, apportée parle vent, venait précisément de lui secouer une gamme dans lesoreilles, Octave répondit qu’il entendait en effet.

– Eh bien, continua le voisin, est-ce quecela ne vous donne pas envie de fermer votre livre ? Octavesourit, et détourna la tête en signe négatif.

À cette réponse, le sourire du vieillards’éteignit sur sa figure.

– Vraiment, reprit-il, ça ne vous faitrien ?

– Rien ! dit Octave.

– Quel âge avez-vous donc ?

– J’ai vingt ans…

– Vingt ans… et ça ne vous faitrien ? prodigieux ! Ah ! jeune homme, si vouspouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pourcourir où sont les violons. Et vous avez vingt ans ? dit levoisin avec un accent étonné.

– Je les ai eus précisément aujourd’hui,répondit Octave, qui se rappelait que ce jour était sonanniversaire de naissance.

– Aujourd’hui ! dit le vieillard enfrappant dans ses deux mains. Aujourd’hui ! prodigieux !étrange en vérité ! Vingt ans ; eh bien, moi, jeunehomme, moi qui vous parle, aujourd’hui, ce matin, j’ai eusoixante-cinq ans.

– On ne vous les donnerait pas, ditOctave, pour répondre.

– Oui, mais le bon Dieu me les a donnés,lui, et je ne le tiens pas quitte. Il voudrait m’en donner encoreautant, que ça ne serait pas de refus. Au reste, quand il luiplaira d’arrêter les frais, je suis tout prêt ; au moins jen’aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas, ce seracommode, j’entendrai les violons de plus près.

Octave avait fermé son livre et regardait sonvoisin avec plus de curiosité qu’il ne l’avait fait jusque-là.C’était un petit homme d’une physionomie à la fois douce et fière.Son front, à demi couvert de cheveux parfaitement blancs, n’avaitpas une seule ride ; sa bouche était spirituelle et fine, etl’éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son visage une clarté gaiequi lui enlevait, à première vue, au moins un tiers de son âge.

– Monsieur, dit-il tout à coup pendantqu’Octave l’examinait, permettez-moi de vous faire uneproposition ; vous la trouverez peut-être indiscrète, mais jeme risque ; après cela vous êtes libre de ne la pointaccepter… ce qui me ferait de la peine, je vous l’avoue… Voilà,monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec uncharmant sourire. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviezvingt ans aujourd’hui même. Par un singulier rapport, il se trouveque ce jour est l’anniversaire de ma naissance ;ordinairement, à cette occasion, j’ai toujours eu un convive oudeux, des jeunes gens toujours. – Ah ! la jeunesse !dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un accentindescriptibles, la jeunesse ! – Enfin, monsieur, toutesles autres années, j’ai eu un visage ami à ma table. – Onriait, on causait ; au dessert on chantait des chansons, lesnouvelles et celles de jadis, et on arrosait les chansons avec unvieux vin qui est de mon âge et que j’ai goûté, quand il étaitraisin, dans un petit clos bourguignon. On l’a mis en bouteille lejour où on m’a mis une culotte. J’en ai encore une quarantaine deflacons dans ma cave, et je n’en bois qu’aux jours de fête, commeaujourd’hui par exemple. – Eh bien, dit le bonhomme, je suissûr que j’userai la provision. Mais je reviens à ma proposition,monsieur, car je vous ennuie en bavardant là : – C’étaitpour vous dire qu’aujourd’hui je suis tout seul à dîner, tout àfait seul. L’année dernière j’avais un voisin, un jeune homme quilogeait précisément dans la chambre où vous êtes, et sa femme,jolie fille ; quand je dis sa femme, non, ce ne l’était pas,le pauvre garçon, puisqu’il s’est marié avec une autre. La petiteétait drôle, gaie comme un pinson, et chantait du matin au soir. Jepassais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune homme est parti,comme je vous le disais, et la petite s’est mariée d’un autre côté.– Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard enétendant la main du côté d’où venait la musique du bal. Enfin,monsieur, j’ai été tout triste quand j’ai vu la chambre vide.– Qu’est-ce qui va venir loger là ? me demandais-je tousles jours avec inquiétude. – Une vieille femmepeut-être ? – Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisaittrembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui meressemble. C’est prodigieux, monsieur ; mais les vieillesfemmes et les enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m’empêche deboire pendant huit jours. C’est pourquoi je me suis logé sur lederrière. Sur le devant, j’aurais trop été exposé à voir lescorbillards qui passent dans cette rue du matin au soir, parce quec’est le chemin pour aller au cimetière. Je n’aurais pu me mettre àla fenêtre. À chaque voiture qui serait passée, j’aurais eu peurd’entendre le cocher m’appeler pour m’emmener. Merci, je ne suispas pressé, c’est moi qui enterrerai les autres. Enfin, monsieur,quand vous êtes emménagé, j’ai été ravi. – Un jeunehomme ! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit ; jeferai sa connaissance, et je me suis intéressé à vous du premierjour où je vous ai vu. C’est pourquoi, monsieur, je vous invite àdîner avec moi pour célébrer mon jour de naissance, qui est aussile vôtre, à moins que vous n’ayez disposé de votre temps.

Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de cebavardage plein de franchise, de bonne humeur et de gaieté. Levieux bonhomme paraissait attendre avec anxiété sa réponse, et ilpoussa un véritable cri de joie quand Octave lui eut répondu qu’ilacceptait.

Octave descendit de chez lui et monta chez sonvoisin, qui lui avait indiqué par où il devait passer.

Le portier ayant aperçu Octave qui montaitl’escalier du devant, lui demanda où il allait.

– Je vais chez mon voisin d’en face, ditOctave.

– C’est drôle, fit le portier à sa femme,voilà M. Octave qui va chez le bonhomme Jadis. Et cetévénement fut toute la soirée un thème de causerie dans laloge.

Quand Octave entra chez le vieillard, celui-cil’accueillit avec une cordialité toute juvénile, qui semblaitvouloir abréger tout préambule de politesse et les mettresur-le-champ dans l’intimité.

– Attendez-moi un instant, dit le voisinen faisant asseoir Octave, je vais faire un bout de toilette.

– Je vous en supplie, monsieur, ditOctave en se levant, ne faites point de cérémonies à causede moi.

– Eh ! monsieur, s’écria levieillard avec un sourire, c’est aujourd’hui fête ; on sort lacroix et la bannière, comme on dit ; je ne puis point restercomme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier ?ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de soncorps ; depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux àpréparer ma petite noce ; nous avons un joli petitdîner ; je suis gourmand, fils de gueulards, commenous disions dans le temps jadis. Enfin, vous verrez. J’avais bienpeur de le manger tout seul, mon pauvre dîner ; mais j’ai eula bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans uninstant ; je vous ménage une surprise ; je parie que vousne me reconnaîtrez pas tout à l’heure. Ah ! bah ! Vousdirez que je suis un vieux fou ; mais c’est égal, je n’ai pasde perruque et je ne porte pas lunettes. Mon vin est bon, mesverres sont grands, et nous allons rire.

Et il passa dans une chambre voisine, laissantOctave tout stupéfait.

En attendant le retour de son hôte, Octaveexamina la pièce où il se trouvait. C’était un petit salon tendu depapier de couleur gaie et garni de meubles d’un autre âge. Lesfauteuils, dont les housses étaient enlevées, racontaient degalantes histoires et des bergeries dans le style de Boucher et deWatteau : bergers et bergères, chaumières fleuries, troupeauxenrubannés, Colins et Colettes, tout le monde charmant de lapastorale. Au-dessus d’une petite glace au cadre historié qui setrouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre unparchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau del’empire : c’était un brevet de chevalier de la légiond’honneur. Au-dessous étincelait la croix, attachée à un bout deruban. À côté de la croix, des épaulettes de laine noircies par lafumée de la poudre, et, pour compléter ce trophée, un sabred’honneur dont la lame avait brillé au soleil des grandes bataillesimpériales. Aux murailles étaient accrochés quelques tableaux, ouplutôt de simples lithographies coloriées, dont les sujets étaientempruntés à des histoires d’amour d’une littérature qui florissaitjadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon étaitrecouvert d’une assez belle tapisserie représentant l’enlèvementd’Hélène.

Au bout d’un quart d’heure d’absence,– et comme Octave avait achevé son examen, – le vieuxvoisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu Octave,celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé.

Le vieux voisin avait un costume d’il y asoixante ans : c’était un habit complet de paysanendimanché.

La veste en surcot marron, culotte en veloursolive, gilet de basin, – laissant voir une chemise à petitsplis, agrafée au col par un anneau d’argent ; cravate àpointes brodées, des breloques en graines d’Amérique battant sur leventre, des bas chinés et des souliers à boucles ; – ungros bouquet comme en ont les mariés de campagne était attaché à laveste.

Il s’avança en souriant et d’un air leste versOctave, qui était au comble de l’étonnement.

– Ah ! ah ! fit-il, vous ne mereconnaissez pas. Je vous l’avais bien dit ; ça me faitplaisir tout de même. C’est l’habit de ma jeunesse, voyez-vous. Jene le mets plus qu’une fois par an, au jour de ma naissance. Çavous fait rire !… Ah ! jeune homme… quand je mets cethabit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau… et quemes cheveux redeviennent blonds.

Et comme il disait ces paroles, ses gestes,son accent, son regard, – tout cela n’avait que vingt ans.

Octave ne comprenait rien à cette métamorphosesubite.

– Allons, dit le vieillard… passons dansla salle à manger ; tout est prêt, la table est mise, et nousn’aurons point à nous déranger. Je me sers moi-même, mon jeune ami.Autrefois j’avais une servante jeune et jolie ; c’était lafille d’une pauvre femme ; mais on jasait dans la maison, etquand on rencontrait ma domestique, on lui chantait surl’escalier :

« Allons, Babet, un peu decomplaisance. » J’ai entendu ça un jour et ça m’a fâché. Lapauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de gages et jel’ai renvoyée ; j’ai préféré rester seul plutôt que d’avoirune servante vieille.

– Allons, dit le vieux voisin en faisantentrer Octave dans une petite salle à manger – où unappétissant dîner était préparé, – allons, jeune homme,asseyez-vous là, – en face de moi, et pour commencer, buvons,– buvons à nos vingt ans !

Et, faisant sauter le bouchon d’une bouteillede vieux vin, contemporain de son enfance, le voisin en versa deuxverres et trinqua avec Octave, qui se plaça en face de lui.

– Comment vous nommez-vous ? demandatout à coup le voisin.

– Je m’appelle Octave, dit celui-ci.

– Et moi… dit le voisin. Au fait,ajouta-t-il en riant, appelez-moi comme tout le monde… le bonhommeJadis… et votre maîtresse, comment se nomme-t-elle ? dites,que nous buvions à sa santé.

– Je n’ai pas de maîtresse, dit Octave enrougissant presque.

Ah ! ciel ! – fit le bonhommeJadis. Vous êtes sûr… Ordinairement l’approche de la jeunesse atoutes les douceurs souriantes d’une aube d’été, et, comme l’oiseauqui va tenter sa première volée et se penche au bord du nid poursaluer d’un chant joyeux le rayon matinal, le cœur de ceux quiarrivent à l’âge juvénile s’emplit de murmures : mille voixpleines de charmantes promesses s’éveillent dans leur âme, et leurslèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d’un cri d’espérance lesoleil levant de leur vingtième année.

Il n’en était pas de même pour Octave, quiavait trouvé le malheur assis au seuil de son adolescence. Aussi lajeunesse lui apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, etil aurait voulu pouvoir franchir d’un seul pas, et dans un seuljour, cet âge qui sépare l’époque où l’on rêve de l’époque où l’onse souvient. À vingt ans, il ne savait donc rien d’exact et deprécis sur les choses de la vie. C’était une de ces naturestardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse sansque rien ait tressailli dans leur cœur, recouvert d’une cuirasse deplacidité. Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand sonvieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.

Mais le vieillard parut encore surprisdavantage lorsque Octave lui répondit qu’il n’était pas amoureux.Un sourire d’incrédulité courut sur ses lèvres, et il fit un petitgeste qui voulait dire :

– Allons donc !

Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelquesmots, raconta son passé et sa situation présente. Le vieillardl’avait écouté, les coudes sur la table et la tête appuyée dans sesmains.

– Pas de maîtresse ! C’estprodigieux ! murmurait-il. Mais alors, jeune homme, qu’est-ceque vous faites donc de vos vingt ans ?

– Je suis pauvre, j’ai mon avenir àassurer, et pour moi le travail est un devoir, dit Octave.

– Le premier devoir de la jeunesse, c’estle plaisir, et l’amour en est la première vertu, dit le bonhommeJadis en vidant son verre. Moi, j’ai été vertueux. Ma conscienceest en repos, ajouta-t-il avec un large rire.

Ces maximes d’une philosophie avancée,inconnue à Octave, l’effarouchèrent au point qu’il se leva dedessus sa chaise, comme s’il s’apprêtait à sortir.

– Eh ! là là, dit en souriant lebonhomme Jadis, n’ayez point peur, mon jeune ami, je ne suis pointle diable, rassurez-vous. – Ah ! dit le vieillard, voilàqui est certainement bien étrange. D’après ce que vous m’avez dit,vous vivez dans l’isolement, fuyant exprès toute société, dans lacrainte qu’elle ne vous induise à mal. Je suis sans doute la seulepersonne avec laquelle vous ayez consenti à avoir des relations, etc’est probablement mon âge qui m’a valu cette préférence. Vousm’aurez pris pour un marchand de morale, un bon pèresermon bien radoteur, et vous vous serez dit : Voilà monaffaire. De même que moi, lorsque je vous ai vu arriver ici pour lapremière fois, je me suis dit de mon côté : mon nouveau voisinest jeune, ça doit faire un gaillard ; il amènera un régimentde colombes dans son pigeonnier, ajouta le bonhomme en indiquant dudoigt la chambre d’Octave, ça me réjouira la vue ; et ce soir,quand je vous ai vu à votre fenêtre et que j’ai eu l’idée de vousinviter à partager mon dîner pour célébrer ensemble notre jour denaissance, je me suis dit encore : Bon, ça va être gai, nousnous conterons nos fredaines. Et puis… pas du tout, voilà que noussommes trompés tous deux : c’est moi qui suis le jeune homme,et c’est vous qui avez des cheveux blancs. C’est prodigieux,n’est-ce pas ? acheva le vieux bonhomme en regardant Octave,qui ne put s’empêcher de sourire.

– Voyons, dit le bonhomme Jadis enfrappant sur l’épaule d’Octave, avouez que je vous fais peur, quevous me prenez pour un libertin, pour un fou tout au moins.Ah ! fit le vieillard avec un autre accent et en levant lesyeux vers le ciel, fou… oui, je le suis peut-être, et Dieu me laconserve, cette chère et douce folie qui ne fait de mal à personneet qui me fait du bien à moi. Eh ! mais, dit-il en relevant latête après un court silence, nous boudons les bouteilles, à ce queje crois, jeune homme.

Et débouchant un second flacon, il versa duvin dans les verres.

Octave avait d’abord eu l’idée de chercher uneexcuse pour se retirer ; mais un vague instinct de curiositéle retint près de ce singulier vieillard : il but le verre quele bonhomme venait de remplir.

– Ah ! bon vin de mon pays, disaitcelui-ci en buvant lentement, tu as baptisé mon premieramour ; et quand tu coules dans ma poitrine, il me semble quemon cœur prend un bain de jeunesse, bon vin de mon pays !Comme ça, dit tout à coup le vieillard en regardant son convivedans les yeux, vous n’aurez rien à me conter ? Au fait,qu’est-ce que vous me pourriez dire ? vous ne savez rien,puisque vous vivez dans un trou.

– Ah ! c’est bien triste, autantvaudrait avoir pour voisin un séminariste. Quel funèbre compagnonvous faites ! Dieu vous punira, jeune homme.

Octave releva la tête et regarda son hôte,dont le visage s’animait de plus en plus.

– Dieu me punira ! dit Octave,qu’est-ce que je fais donc de mal ? pourquoi ?

– À quoi bon vous le dire ? repritle vieillard, vous ne me comprendriez pas. Vous ne croyez pas à monévangile ; c’est pourtant un livre honnête, car il conseillele bonheur, qui est la santé de l’âme. Après tout, continua lebonhomme, vous n’avez que vingt ans ; vous êtes en retard,c’est vrai, mais vous pouvez vous convertir. Cependant vous aurezperdu le meilleur temps. Pour moi, je vais déménager ; cettemaison m’attriste maintenant. Je ne peux plus mettre le nez à lafenêtre sans apercevoir une vieille figure. Je comptais sur votrevoisinage ; mais… Bah ! n’en parlons plus. J’irai logerde l’autre côté de l’eau, dans le quartier latin, c’est plein dejeunes gens ; quelquefois je vais m’y promener. Je monte dansles maisons, sous le prétexte de louer un logement, j’entrepartout, je regarde, j’écoute. Quelles jolies filles, quelle bonnehumeur ! comme tout ce monde-là est heureux ! Seulementils ont le tort de boire trop de bière ; c’est mauvais, çaglace le sang. Parlez-moi du vin, à la bonne heure. Et il se versaune nouvelle rasade.

En ce moment, le vent qui soufflait deshauteurs de Montmartre secouait à la fenêtre de la salle à mangerles lambeaux d’une vieille ronde populaire nouvellement arrangée enquadrille ; et un musicien d’alentour, qui faisait à sacroisée des exercices de hautbois, se mit à répéter comme un échol’air exécuté par l’orchestre de la barrière.

Le bonhomme Jadis, qui s’était subitement tuquand il avait entendu les sons lointains de cette musique,tressaillit et se leva précipitamment lorsque le hautbois duvoisinage répéta l’air, dont pas une note n’était perdue.

Comme Octave faisait quelque bruit en seremuant sur sa chaise, le vieillard, qui avait l’oreille tenduedans la direction où l’on entendait l’instrument, se retourna versle jeune homme et lui dit presque brutalement :

– Chut ! taisez-vous donc.

Mais le hautbois avait cessé. Il s’était mis àjouer des fragments de musique empruntés aux opéras nouveaux.

– Il faudra que je découvre ce musicien,dit le bonhomme Jadis ; et il allait verser à boire, quand lehautbois capricieux laissa de côté la musique moderne et recommençale vieil air populaire.

– Ah ! le bon musicien, fit lebonhomme Jadis en se levant tout à fait et en se mettant à danserdans la chambre ; le bon musicien ! comme c’est bien ça.– Ça vous étonne, jeune homme, dit-il à Octave, qui paraissaitde plus en plus surpris.

– Je vais vous dire, j’ai beaucoup aimésur cet air-là autrefois, au temps où cette culotte, que vous mevoyez, était neuve, l’habit aussi et mes mollets aussi, dit enriant le bonhomme en frappant sur ses jambes grêles. Ah ! lespauvres quilles ; elles se sont joliment trémoussées sur cetair-là. Et pourtant, si j’avais ma pauvre Jacqueline et que nousfussions sous le marronnier avec le gros Blaise, monté sur untonneau et raclant sur son violon ce vieil air, je ne m’en tireraispas encore trop mal. Ah ! Jacqueline, voilà une fille ;on l’appelait la belle aux cent amoureux. Et ce n’étaitpas assez dire, tout le pays en tenait pour elle ; il y avaità l’armée une compagnie de gens qui s’étaient faits soldats à caused’elle ; j’en ai fait partie à mon tour.

Pour cette fois, Octave ne douta plus que sonvieux voisin ne fût fou.

Une nouvelle bouffée de vent apporta les sonsde l’orchestre de la guinguette, où l’on dansait encore le vieuxquadrille dont le principal motif avait été répété par lehautbois.

Le bonhomme Jadis ne put pas y résister cettefois.

– Encore un coup, dit-il en vidant labouteille, buvons et en route !

– En route ! dit Octave, pendant queson voisin mettait son chapeau. Où allons-nous ?

– Eh ! parbleu, – nous allons àla danse. Ces diables de violons qui s’avisent de jouer cet air-làjustement aujourd’hui, quand je suis dans mes idées. Il me sembleque c’est Jacqueline qui m’appelle. Allons, jeune homme, enavant !

Octave hésitait, mais la curiositél’emporta.

– Je vous accompagnerai, dit-il.

– Encore un coup, fit le vieillard enmontrant les verres, ça donnera des jambes.

– Encore un coup, donc, dit Octave entrinquant avec le bonhomme Jadis.

– Et en route ! fit celui-ci. Vousvoyez que je marche droit et sans canne, dit-il à Octave. Au boutd’une demi-heure, le vieillard et le jeune homme couraient toutesles guinguettes de la barrière.

Dans chaque bal où il entrait suivi de soncompagnon, le costume singulier du bonhomme Jadis lui attirait debruyantes ovations mêlées de rires et de quolibets ; mais levieillard ne se fâchait pas et savait toujours répondre à ceux quil’agaçaient, quelque repartie qui mettait les rieurs de soncôté.

– C’est bien fâcheux, disait le bonhommeà Octave, je n’entends plus mon air, j’aurais volontiers dansé.

– Vous oseriez… devant le monde !fit Octave avec inquiétude.

– Et pourquoi non ? J’ai bien oséd’autres choses sur cet air-là. Tenez, quand je me suis faitsoldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j’avais à peu près votreâge, et je n’étais certainement pas la valeur en personne. Lapremière fois que je me suis trouvé en face des Autrichiens, dansles plaines de la Lombardie, j’ai joliment regretté ma Bourgogne etle violon du gros Blaise ; et si on m’avait offert mon congé,je l’aurais bien accepté. Quand j’ai entendu le premier coup decanon, – c’était un tapage horrible, de la fumée, des cris demort ! – je n’étais pas à mon aise. Notre commandant nouscrie : Braves soldats, c’est notre tour ! en avant !en avant ! C’était justement du côté des canons. Tous mescamarades partent comme s’ils couraient à la fête ; moi, jemanquais d’enthousiasme. – Mais voilà que la musique d’unrégiment qui était en position s’avise justement de jouer mon air…Tra deri dera, deri dera ;moi, si doux et sipaisible, j’avais à peine entendu la ritournelle, que je memétamorphosai en héros, je devins un vrai lion, il me poussait unecrinière, et me voilà en avant de mon escadron, engagé dans unecharge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au poing, jurant,tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air Tra deridera, deri dera, la la, – j’allais comme le diable.– Tout à coup je rencontre sur mon chemin un grand gaillardtout doré, qui tenait un drapeau. Tra deri, ça ferait unejolie robe pour Jacqueline, que je me dis, et je lui tombe dessus,deri dera. – Je le coupe en deux, – Traderi ; – je lui enlève son drapeau, derideri. – Le général m’embrasse, on met mon nom à l’ordredu jour de l’armée… et la république me fait cadeau d’un sabred’honneur. Tra deri dera, la la deri. – En 1812 unaide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donnerla peine d’entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonelsalue l’aide de camp et lui répond : On y va. En arrivant sousles murs de la redoute, nous n’étions plus que quarante de notreescadron, et le canon tonnait… l’on aurait dit un tremblement deterre. C’est pour le coup que je regrettais le violon du grosBlaise. –Mes camarades et moi, nous hésitions un peu, et je medisais à moi-même en regardant la terrible redoute :– Bien sûr, c’est imprudent d’entrer là-dedans. Maisvoilà-t-il pas qu’une musique éloignée se met à jouer mon air,tra deri… Je pars en avant, les miens me suivent, et noustombons dans la redoute, terribles et rapides comme des bouletsvivants… Un régiment presque entier nous suit, puis deux, puistrois. On fait un hachis de Russes, et j’attrape la croixd’honneur, toujours sur mon air Tra deri deri dera,– et après ça, comment diable voulez-vous que j’aie peur dedanser dans un bal ?

Comme le bonhomme achevait son récit,l’orchestre commença précisément le quadrille en vogue dans lequelse trouvait l’air sur lequel le vieux soldat avait accompli sesexploits guerriers.

– Ah ! enfin, dit le vieillard, nousy voilà… Et, quittant le bras d’Octave, qui ne put le retenir, ilfit le tour du bal pour aller inviter une danseuse. Il s’arrêtadevant une jeune fille de dix-huit ou vingt ans, vêtue d’unetoilette de couleur claire. Elle avait de jolis yeux gris bleu, descheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et un grand aird’honnêteté sur son visage.

– Elle est charmante, dit le vieillard.Et, s’approchant de la jeune fille, qui paraissait être venue seuleau bal, le bonhomme Jadis ôta son petit chapeau rond, se ploya endeux comme un arc, et enchâssa son invitation dans un complimentqui avait une tournure tout à fait galante.

La jeune fille leva les yeux sur ce cavaliersingulier, et ne put s’empêcher de sourire en voyant le costume duvieux bonhomme, qui ressemblait à un Colin d’opéra-comique.

– Mais, monsieur, répondit-elle d’unevoix douce, je ne sais pas danser.

– Vous ne savez pas danser !… fit lebonhomme. Ah ! ciel ! c’est prodigieux… mais moi, j’ai sudanser avant de savoir lire.

– Du moins, je ne sais pas danser commeon danse aujourd’hui, répondit la jeune fille.

– Oh ! ni moi… répliqua levieillard, ni moi… On va un peu plus loin, en effet, aujourd’hui…ce sont presque des tours de force… Cependant je n’ai pas oubliéles figures… dit-il ; et sur cet air qu’on joue en ce moment,je suis sûr de me tirer d’affaire… Si vous voulez que nousessayions… fit le bonhomme Jadis en revenant à la charge.

– Oh ! non merci, monsieur… dit lademoiselle. Je ne suis pas venue dans l’intention de danser. Jesuis entrée ici par curiosité… un moment… parce que c’était sur monchemin… Je n’ai pas l’habitude d’aller au bal… Merci…

– Cependant… fit le bonhomme eninsistant, sur cet air-là, qui est si joli… Écoutez-donc… Traderi, deri dera. Hein ! Comme c’est gai… deri,dera… Ça ne vous donne pas envie ? ajouta-t-il en battantfort prestement un entrechat.

– Merci, monsieur, merci, répondit lajeune fille en se cachant la figure pour ne pas rire.– D’ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.

En effet, le ciel s’était chargé, l’air étaitlourd, le ciel se coupait d’éclairs par intervalles ; et lequadrille était à peine commencé, qu’une grosse pluie vintdisperser les danseurs, qui se réfugièrent dans le café, où il n’yeut bientôt plus assez de place.

Pendant le dialogue de son vieux voisin avecla jeune fille, Octave s’était tenu à quelque distance. Mais quandl’orage avait éclaté, il s’approcha du bonhomme Jadis et luidit :

– Il faut nous retirer. Il est tard,d’ailleurs.

– Où diable voulez-vous que nous allions,dit le vieillard, par ce temps affreux ? Un vrai déluge !Il faut entrer quelque part… prendre quelque chose. Nous ne pouvonspas rester là. Voilà déjà que je ressemble à une éponge…– Ah ! mon dieu ! fit-il en se retournant vers lajeune fille… Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas resterdehors… Vous allez gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vousmettre un instant à l’abri.

– Merci, monsieur, dit-elle, je vais m’enaller… je prendrai une voiture… je ne demeure pas loin d’ailleurs,rue Rochechouart… c’est à côté…

Et, mal abritée sous un petit acacia faisantdôme, elle regardait tristement la pluie qui commençait à mouillersa robe.

– Rue Rochechouart, dit le bonhommeJadis, mais alors nous sommes voisins, mademoiselle.– Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne levait pas lesyeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d’Auvergne, numéro…

– Tiens, fit la jeune fille, nos maisonsse touchent… moi j’habite le pensionnat de demoiselles…

– Ah ! fit Octave en levant lesyeux. J’ai une fenêtre qui donne sur le jardin.

– Eh bien, c’est ça ! fit lebonhomme Jadis, nous sommes tous voisins… Alors mademoiselle n’aplus de raisons pour refuser de se mettre avec nous à l’abri ;nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous reconduironsmademoiselle ; il sera un peu tard… comme elle est seule…

– En effet… ce serait plus prudent… ditOctave. La jeune fille garda le silence. Le bonhomme Jadis regardales deux jeunes gens ; un sourire courut sur ses lèvres, et ilchantonna tout bas le refrain de son vieil ami : Tra deri,dera, dera.

– Allons, dit-il, voilà qui estentendu… entrons là-dedans. Et il se dirigea vers le café du jardinchampêtre, laissant derrière lui la jeune fille et Octave, trèsembarrassés tous les deux.

– Eh bien, venez-vous ? s’écria levieillard, sur la porte du café.

– Nous voici, dit Octave, qui, après unecourte hésitation se décida à offrir la main à sa compagne pourl’aider à franchir une petite mare d’eau.

Ce fut seulement bien après minuit que l’onput songer à se retirer. L’orage n’avait point cessé, et il avaitplu à torrents.

– Nous allons être à l’amende, disait lebonhomme Jadis à Octave, en entendant sonner une heure du matincomme ils passaient à la barrière.

– Une heure… déjà… mon Dieu ! fit lajeune fille avec épouvante. – Si on n’allait pas m’ouvrir…

– Hi ! hi ! hi ! fit lebonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle… Tra deri,– très drôle… deri dera…

– Rassurez-vous, mademoiselle,disait Octave à sa compagne, dont il sentait le cœur battre sousson bras, nous voici arrivés ; dans un moment nous serons àvotre porte…

Et il pressait le pas, tandis que le vieuxvoisin ralentissait exprès sa marche, en murmurant des motsdécousus, comme :

– Il sera trop tard… pauvre fille… resterà la porte… à la belle étoile… – Ah ! bah ! traderi… si mon jeune ami savait s’y prendre… l’hospitalité… demon temps… deri dera… je sais bien ce que j’aurais fait…pas de maîtresse… à vingt ans… tra deri… c’est prodigieux,deri dera…

– Tiens ! Tiens ! onn’ouvre pas, dit-il en s’arrêtant tout à fait à quelque distancedes deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une maison de larue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la tourd’Auvergne.

Trois ou quatre coups de marteau retentirentviolemment dans le silence et furent répétés par tous les échos dela rue déserte.

– C’est qu’on n’ouvre pas… tout de même,continuait le bonhomme Jadis en se rapprochant. Comment vont-ils setirer de là ?

Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, quiresta close.

– Eh bien, fit le vieillard ens’approchant, ils sont donc sourds ?

– Ah ! mon Dieu, disait la jeunefille, qui paraissait en proie à une grande agitation, qu’est-ceque madame va dire ? Et le portier qui n’entend pas !

– Madame ? Qui ça, madame ?demanda le bonhomme.

– La directrice de la pension où je suissous-maîtresse ; je devais être de retour à dix heures. MonDieu ! je vous en prie, ajouta-t-elle en parlant à Octave,frappez plus fort, on entendra peut-être.

Octave frappa, mais plus doucement qu’iln’avait fait, et tout en frappant il regardait la jeune fille, dontl’inquiétude était à son comble, et il aperçut une larme quiroulait sur sa joue. Ces pleurs dans ses yeux bleus causèrent aujeune homme une telle impression qu’il n’avait plus la force defrapper.

– On n’entend pas, dit-il, c’est inutile.Comment faire ? Et il regarda sa compagne.

– Ah ! mon Dieu, reprit le bonhommeJadis d’une voix ironiquement dolente, comment faire ?

– Comment faire ? dit doucement lajeune fille.

– Ah ! s’écria-t-elle en relevant latête, j’entends du bruit… on a entendu.

– C’est impossible, s’écria Octave, toutle monde dort.

– Mais on s’est réveillé… Vous avezfrappé trop fort, jeune homme, lui dit à l’oreille le bonhommeJadis. C’est égal, la partie est bien engagée, mes compliments.

– Je ne vous comprends pas, fitOctave.

– Tra deri dera, chantonna levieillard.

Pendant ce temps-là une petite fenêtre enœil-de-bœuf venait de s’ouvrir au-dessus de la porte cochère.

– Qui est là ? dit une voix.

– C’est moi, répondit presque à voixbasse la jeune fille.

– Qui, vous ? demanda la voix ;ça n’est pas un nom ça.

– Mademoiselle Clarisse, de chez MadameHubert, la maîtresse de pension ; ouvrez.

– Ah ! c’est vous, répliqua la voix.C’est vous qui rentrez à des heures pareilles… C’est du joli !Excusez…

– Mais ouvrez donc, s’écria Octave avecvivacité ; voilà une heure que nous sommes à la porte.

– Chut ! dit doucement Clarisse enmettant sa main sur la bouche du jeune homme, ne le fâchez pas, ilest méchant et serait capable de ne pas m’ouvrir.

– Ouvrirez-vous, à la fin ? criaOctave d’une voix de tonnerre.

Le bonhomme Jadis avait entendu larecommandation faite tout bas par la jeune fille ; et voyantde quelle façon le jeune homme lui avait obéi, il s’approchad’Octave et lui glissa à l’oreille :

– Très bien ! Je vous les réitère,mes compliments.

– Puisque c’est comme ça qu’on me parle,reprit la voix du portier, je n’ouvrirai pas ; à cetteheure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n’y a que les vagabondsqui sont dehors.

– Vous voyez, fit Clarisse à Octave… Jevous l’avais bien dit, il est fâché ; j’en étais bien sûre, onva me laisser à la porte, et demain Madame Hubert ne voudra plus merecevoir. Qu’est-ce que je deviendrai ? Et elle se mit àfondre en larmes.

– Voyons, mon brave homme, dit lebonhomme Jadis au portier… vous ne laisserez pas cette pauvrepetite à la porte. Vous avez la voix grosse… mais vous êtessensible, le cœur est bon… Allons ! ajouta le bonhomme, lecordon, s’il vous plaît.

Le portier crut qu’on se raillait delui ; et il s’apprêtait à refermer la fenêtre, quand ilentendit les pas d’une patrouille qui s’avançait dans la rue ;il craignit qu’on ne l’appelât, et, sans répondre, il tira lecordon.

Au moment où elle s’y attendait le moins,Clarisse, qui était appuyée contre la porte, la sentit fléchir souselle…

– Il a ouvert ! Il a ouvert. Merci,messieurs, je rentre bien vite… Ah ! j’ai eu bien peur,ajouta-t-elle en regardant Octave, qui paraissait tout stupéfait.Adieu ! dit-elle ; et elle disparut, fermant la portederrière elle.

– Eh bien, dit le bonhomme Jadis àOctave, qui ne bougeait pas, est-ce que nous allons coucher là, monjeune ami ?

– Non, non, répondit machinalement Octaveen regardant toujours la porte ; le portier avait pourtant ditqu’il n’ouvrirait pas, ajouta-t-il.

– Oui, mais il a ouvert ; c’estégal, dit le vieillard, vous êtes en bon chemin maintenant. C’esttoujours tout droit ; et comme vous allez d’un assez bon pas,à ce que j’ai pu voir, vous arriverez. Et maintenant, allons nouscoucher.

Arrivés à leur porte, Octave et le bonhommeJadis recommencèrent le même manège qu’ils venaient de faire à laporte de Mademoiselle Clarisse. Ce ne fut qu’au bout d’un grandquart d’heure que le portier consentit à leur ouvrir.

Octave se jeta sur son lit et ne dormitpresque pas. Le lendemain, dès le matin, – il était installé àla petite fenêtre donnant sur le jardin de l’institution dedemoiselles. À l’heure de la récréation des élèves, Octave aperçutenfin mademoiselle Clarisse. Elle était assise sur un petit bancappuyé au mur, et justement situé dans une perpendiculaire directeau-dessous de la fenêtre du jeune homme. Tout à coup un petitpapier attaché à un petit morceau de bois tomba sur le livrequ’elle tenait à la main. La jeune fille releva la tête et aperçutOctave ; – elle lui sourit en mettant un doigt sur sabouche, ramassa le petit papier et le mit dans sa poche ;puis, la cloche ayant sonné pour la rentrée en classe, elledisparut avec ses élèves. Octave sauta en bas de la fenêtre etexécuta une danse folle.

– Bravo !… bravo ! cria unevoix qui venait d’une fenêtre de la cour.

Octave courut à sa croisée – qui étaitresté ouverte – et il aperçut le bonhomme Jadis qui jardinaitcomme de coutume.

– Eh bien, nous savons donc dansermaintenant ? dit le vieillard.

Octave lui répondit par un sourire accompagnépar un geste amical.

Le soir du même jour, le portier monta toutessoufflé et tout effaré…

– Monsieur Octave, dit-il… c’estextraordinaire… ce qui arrive…

– Quoi donc ? demanda le jeune hommeavec inquiétude.

– Une lettre… une lettre pourvous !… C’est une dame qui l’a apportée… Nous en avons étésaisis, ma femme et moi…

– Donnez donc vite, s’écria Octave enprenant la lettre des mains du portier, sur qui il referma saporte.

Quelques jours après, – le matin,– comme le bonhomme Jadis arrosait ses fleurs, il entendit unduo d’éclats de rire qui s’échappait de la chambre d’Octave.

– Ah ! dit le bonhomme en sefrottant les mains, je n’ai plus besoin de déménager ; j’aimon affaire en face de moi, ça me rappellera Jacqueline. Vingtans ! et pas d’amourettes ! c’était trop fort aussi… À labonne heure, maintenant. – Il faut bien se ranger. Traderi, deri dera.

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