Scènes de la vie rustique

XV

Le lendemain Martin Pétrovitch vint dîner chez nous. Ma mère lecomplimenta sur l’heureuse terminaison de l’affaire qui lui tenaitau cœur.

– Te voilà libre maintenant, lui dit-elle, tu dois tesentir plus léger.

– Oui, certainement, madame, je me sens plus léger,répondit Kharlov d’un air qui disait tout le contraire. Je puismaintenant songer à mon âme et me préparer sérieusement à mon heuredernière.

– Eh quoi, demanda ma mère, est-ce que tes fourmis tecourent encore dans la main ?

Par deux fois Kharlov ouvrit et ferma sa paume gauche.

– Elles courent, madame… Et je vous dirai encore unechose : quand je commence à m’endormir, j’entends quelqu’unqui me crie dans la tête : Prends garde, prendsgarde !

– Ce sont les nerfs, dit ma mère.

Puis elle se mit à parler de la cérémonie de la veille et desincidents qui l’avaient troublée.

– Oui, oui, dit Kharlov, il y a bien eu quelque chose, maiscela n’a pas d’importance… Seulement, ajouta-t-il en pesant sesmots, voilà ce que j’ai encore à vous dire : ce ne sont pasles vaines paroles de Souvenir qui m’ont troublé hier, ni mêmecelles de monsieur le substitut, tout homme de bon sens qu’il soit…Non, voyez-vous, ce qui m’a fait perdre contenance, c’est…

Kharlov eut un moment d’hésitation.

– Eh bien ? demanda ma mère.

Kharlov la regarda fixement.

– C’est la conduite d’Eulampie.

– D’Eulampie ? De ta fille ? Commentcela ?

– Hélas, madame, elle était de pierre : une vraiestatue ! Elle ne sent donc rien ? Anne, sa sœur, à labonne heure ! elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’estune fine mouche. Mais Eulampie ! Pourtant… rien ne sert àprésent de cacher ma faiblesse… elle a toujours été ma préférée.N’a-t-elle donc pas pitié de moi ? Il faut pourtant que jesois bien mal en point, que je ne me sente plus de ce monde, pourque je leur abandonne tout ce que je possède. Eh bien, non, elleest restée muette comme une statue !… À dire vrai, elle s’estprosternée devant moi, mais je n’ai pas senti que cela partait ducœur.

– Attends un peu, repartit ma mère, nous lui ferons épouserGavril Fédoulitch, il la rendra plus souple.

Kharlov leva de nouveau les yeux.

– Gavril Fédoulitch ? Oui, peut-être… Vous comptezvraiment sur lui, madame ?

– Sans doute.

– Allons, vous en savez là-dessus plus long que moi…Seulement, voyez-vous, Eulampie c’est moi tout craché : lesang cosaque et le cœur comme un charbon ardent.

Aurais-tu vraiment un cœur de cette espèce ?

Kharlov ne répondit rien.

– Eh bien, Martin Pétrovitch, reprit ma mère après un courtsilence, comment comptes-tu sauver ton âme ? Iras-tu faire unpèlerinage à Saint-Mitrophane de Voronèje ou pousseras-tu peut-êtrejusqu’à Kiev ? À moins que tu ne préfères l’ermitaged’Opta[15],c’est plus près et il vient de s’y manifester, à ce qu’on dit, unmoine d’une telle sainteté, le Père Macaire, que de mémoire d’hommeon n’a jamais vu son pareil : rien qu’en vous regardant, ildevine vos péchés.

– Si elle se montre pour de bon une fille ingrate, jetaKharlov d’une voix rauque, il me serait, je crois, plus facile dela tuer de mes propres mains !

– Que dis-tu là, Seigneur mon Dieu ! s’écria ma mère.Reviens à toi. Voilà ce que c’est que de ne m’avoir pas écoutéel’autre jour quand tu es venu me demander conseil. Maintenant tuvas te tourmenter au lieu de penser à ton salut. Peine inutiled’ailleurs : ce sera comme si tu voulais te mordre le coude.Il est bien temps maintenant de te plaindre et de t’alarmer…

Ce reproche parut le piquer au vif. Tout son orgueil monta commeun flot. Il tressaillit, dressa le menton.

– Je ne suis pas de ceux, madame, dit-il d’un air morne,qui se plaignent et qui s’alarment… Je n’ai rien voulu de plus quevous exposer mes sentiments comme à ma bienfaitrice, à une personneque je respecte infiniment. Mais le Seigneur (il leva la mainau-dessus de sa tête) sait que le globe terrestre se brisera enmorceaux avant que je reprenne ma parole, ou que… (il s’ébroua decolère)… que j’aie peur ou que je regrette ce que j’ai fait !Pour prendre pareille décision, j’ai eu, croyez-le, de bonnes etsolides raisons. Et quant à mes filles, elles me demeurerontobéissantes et maintenant et toujours et dans les siècles dessiècles, amen ! Ma mère se boucha les oreilles.

– Holà, mon ami, voilà que tu recommences à sonner de latrompette ! Si tu es tellement sûr de tes filles, tant mieuxpour toi, mais ce n’est pas une raison pour me rompre la tête.

Martin Pétrovitch s’excusa, poussa deux ou trois soupirs et setut. Ma mère eut beau remettre sur le tapis et l’ermitage d’Opta etKiev et le Père Macaire, il se contentait de répondre :« Oui certainement. Il faudra que j’y songe… » et nes’anima plus qu’au moment du départ. Il ouvrait et refermait samain, considérait sa paume, disait qu’il redoutait par-dessus toutde mourir sans repentir, d’un coup de sang ; qu’en conséquenceil s’était juré de ne plus se mettre en colère, car la colère gâtele sang et le fait monter à la tête… Puisqu’il avait renoncé àtout, à quoi bon se courroucer dorénavant ? Que d’autrestravaillent et se fassent du mauvais sang à leur tour !

Au moment de prendre congé de ma mère, il lui jeta un regardbizarre, scrutateur et en même temps mélancolique ; puis,tirant brusquement de sa poche le volume des Loisirs del’homme laborieux, il le lui glissa dans la main.

– Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

– Lisez là, dit-il d’une voix saccadée, là où il y a unecorne… Il est question de la mort. Je sens que c’est très bien dit,mais je n’y comprends goutte. La prochaine fois que je reviendrai,ma chère dame et bienfaitrice, je vous demanderai de bien vouloirm’expliquer ce passage.

Sur ces mots, Martin Pétrovitch opéra sa retraite.

– Décidément, ça va mal, dit ma mère dès qu’il eut disparu.Et prenant le volume à l’endroit marqué, elle lut ce quisuit :

« La mort est un grand et important travail de la nature.Elle consiste simplement en ceci que l’esprit étant plus léger,plus subtil et beaucoup plus pénétrant non seulement que leséléments auxquels il est soumis, mais même que la force électrique,se purifie d’une façon chimique et ne cesse de tendre en avantjusqu’à ce qu’il rencontre un lieu égalementimmatériel… »[16]

Fi ! s’écria ma mère après avoir lu ce passage deux outrois fois ; et elle rejeta le livre avec dégoût.

Quelques jours plus tard, maman reçut la nouvelle que sonbeau-frère était mort ; nous partîmes aussitôt. Bien qu’ellese proposât de ne rester chez sa sœur qu’un mois au plus, elle ydemeura jusqu’à l’automne et nous ne rentrâmes chez nous qu’à lafin de septembre.

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