Scènes de la vie rustique

XXI

« Martin Pétrovitch pêche à la ligne ! Est-ce vraimentpossible ? » me demandais-je en me dirigeant vers l’étangque je savais être tout au bout du parc. Je montai sur la digue,promenai mes regards à droite et à gauche : personne ! Jelongeai l’une des rives et j’atteignais presque la queue de l’étanglorsque, près d’une petite crique, dans un fouillis de joncsroussis, brisés, foulés aux pieds, j’aperçus enfin une massegrisâtre, dans laquelle il me fallut bien reconnaître Kharlov. Sanscasquette, échevelé, affublé d’une salopette en toile déchirée àtoutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assisimmobile sur la terre nue ; tellement immobile qu’à monapproche un petit pluvier partit de la vase desséchée à deux pas delui et rasa la surface de l’eau à petits coups d’aile et ensifflotant : il fallait donc que rien n’eût bougé depuislongtemps dans son voisinage. En apercevant cette forme énorme etbizarre, mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambeset se mit à grogner. Kharlov tourna à peine la tête et nousconsidéra d’un œil égaré, farouche. Sa barbe blanche le changeaitbeaucoup : elle était courte, mais épaisse, crépue comme del’astrakan. Il tenait dans sa main droite une gaule dont le bouttrempait dans l’eau. Je ressentis un choc au cœur ; néanmoins,prenant mon courage à deux mains, je m’approchai et lui souhaitaile bonjour. Il cligna lentement des yeux, comme un dormeur quis’éveille.

– Comment, vous péchez, Martin Pétrovitch ? luidemandai-je.

– Oui… je pêche, me répondit-il d’une voix rauque.

Il releva sa gaule, au bout de laquelle brimbalait une longueficelle, sans hameçon.

– Mais votre ligne est cassée ! lui fis-jeremarquer.

Je m’aperçus en même temps qu’il n’avait auprès de lui ni versni boîte à poisson ; d’ailleurs de quelle pêche pouvait-ils’agir en cette saison ?

– Cassée ? répéta-t-il en se passant la main sur levisage. Eh bien, tant pis !

Et il rejeta sa gaule dans l’eau.

– Le fils de Natalie Nicolaïevna, n’est-ce pas ?demanda-t-il au bout de deux bonnes minutes, pendant lesquelles jel’avais considéré avec une secrète stupeur. C’était encore ungéant, mais un géant bien amaigri, bien déplumé et combiendéchu !

– Oui, répondis-je, je suis le fils de Natalie NicolaïevnaB***.

– Elle se porte bien ?

– Très bien. Cependant, m’empressai-je d’ajouter, votrerefus de venir la voir l’a beaucoup affligée ; elle ne s’yattendait pas.

Martin Pétrovitch baissa le front.

– As-tu été là-bas ? me demande-t-il en désignant dumenton son ancien domaine.

– Où cela ?

– Là-bas, te dis-je. Tu n’y as pas été ? Vas-y.Qu’as-tu à faire ici ? Vas-y. Ne perds pas ton temps à causeravec moi, ça m’ennuie… Tu ne songes qu’à courir avec ton fusil,reprit-il après un silence. Dans mon jeune âge, je suivais aussi cesentier-là ; seulement mon pauvre père… je le respectais, moi,c’est pas comme ceux d’à présent… mon pauvre père me fit passercette marotte en me sanglant la peau… Et tout fut dit : plusde bêtises !… Car je le respectais, moi, vois-tu… etcomment !

Kharlov se tut de nouveau.

– Ne reste pas ici, reprit-il. Va voir à la maison commetout marche bien. Volodia… – Sa voix s’étrangla. – Volodia est unvrai propre à tout… Quel gaillard, mais aussi quellecanaille !

Je ne savais que dire ; Martin Pétrovitch parlait avec ungrand calme.

– Regarde aussi mes filles… Tu te souviens, j’en avaisdeux… Ces jeunes personnes s’entendent aussi à mener leur barque.Quant à moi, mon jeune ami, je suis trop vieux, je me suis retirédes affaires… La retraite a du bon, tu sais…

« Belle retraite ! » pensai-je en promenant leregard autour de moi.

– Martin Pétrovitch, m’écriai-je, il faut absolument quevous veniez chez nous.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, voilà ce qu’il faut, déclaraKharlov après m’avoir jeté un regard en dessous.

– Ne faites pas de peine à ma mère, venez.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, répéta Kharlov ; ne perdspas ton temps à causer avec moi.

– Si vous n’avez pas de voiture, ma mère vous en enverraune.

– Va-t’en.

– Voyons, Martin Pétrovitch…

Kharlov baissa de nouveau la tête ; il me sembla que sesjoues terreuses reprenaient quelque couleur.

– Vous viendrez, n’est-ce pas ? insistai-je. À quoibon rester ici à vous tourmenter ?

– Comment… à me tour-men-ter ? proféra-t-illentement.

– Bien sûr, à vous tourmenter.

Kharlov parut réfléchir. Enhardi par son silence, je résolus dejouer franc jeu et d’y aller carrément ; n’oubliez pas quej’avais à peine quinze ans.

– Martin Pétrovitch, dis-je en m’asseyant auprès de lui, jesais tout, absolument tout. Je sais de quelle manière indigne voustraite votre gendre… avec le consentement de vos filles, bien sûr.Quelle situation pour vous ! Mais pourquoi perdrecourage ?

Kharlov ne soufflait toujours mot ; il avait seulementlâché sa gaule. Et moi, quel homme d’esprit, quel grand philosopheje me croyais !

– Évidemment, repris-je, vous avez agi à la légère endonnant tout à vos filles. C’était grand et généreux et je ne vousen ferai pas de reproche ; de nos jours la grandeur d’âme necourt pas les rues. Mais si vos filles se montrent ingrates, votrerôle à vous est de répondre par le mépris… oui, par le mépris… etnon pas de vous laisser aller à ces humeurs noires.

– Laisse-moi ! marmonna soudain Kharlov en grinçantdes dents, tandis qu’une flamme mauvaise passait dans ses yeux,fixés sur l’étang. Va-t’en !

– Mais voyons, Martin Pétrovitch…

– Va-t’en, qu’on te dit, ou je te tue !…

Je m’étais tout à fait rapproché de lui, mais son dernier mot mefit bondir.

– Que dites-vous là, Martin Pétrovitch ?

– Va-t’en ou je te tue ! répéta-t-il. – Sa voixs’échappait de sa poitrine comme un gémissement rauque, ses yeuxinjectés continuaient à regarder droit devant eux. – Oui, je tetuerai, imbécile, je te jetterai à l’eau, toi et tes idiots deconseils, cela t’apprendra à déranger les vieilles gens,blanc-bec.

« Il est devenu fou ! » me dis-je. Mais, enl’examinant avec attention, ma stupéfaction atteignit lecomble : Martin Pétrovitch pleurait ! !… De petiteslarmes coulaient le long de ses joues l’une après l’autre, encoreque son visage prît une expression de plus en plus féroce.

– Va-t’en, rugit-il une fois de plus. Va-t’en, ou, devantDieu, je te tuerai… pour servir d’exemple à d’autres.

Il se jeta brusquement de côté en grinçant des dents comme unsanglier. Je ramassai mon fusil et me sauvai à toutes jambes. Monchien me suivit en aboyant à pleine gueule : il avait prispeur, lui aussi.

De retour à la maison, je me gardai bien de narrer mon aventureà ma mère ; mais le diable sait pourquoi je m’avisai d’enfaire part à Souvenir. Mon récit eut le don de mettre cet odieuxpersonnage en une gaieté folle : il en sauta presque auplafond. J’eus grande envie de le battre.

– Oh ! disait-il tout haletant de rire, que jevoudrais le voir, le grand Chédois « Kharlus », enlisédans la vase comme un soliveau qu’il est !

– Allez à l’étang, lui dis-je, puisque vous êtes sicurieux.

– C’est cela, pour qu’il me tue, n’est-ce pas ?

Le cynisme de Souvenir me fit repentir de mon bavardage. Jitkov,auquel il s’empressa de transmettre mon récit, envisagea la chosesous un angle quelque peu différent.

– Vous verrez, décida-t-il, qu’il faudra s’adresser à lapolice et peut-être même avoir recours à la troupe.

Si la maréchaussée n’eut point à se déranger, ces événementsn’en prirent pas moins une tournure imprévue.

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