Scènes de la vie rustique

V

Les hommes d’une grande force physique sont le plus souventflegmatiques ; Martin Pétrovitch, au contraire, s’emportaitfacilement. Personne n’avait le don d’échauffer sa bile autant quele frère de sa défunte femme, un certain Bytchkov, qui tenait cheznous un emploi intermédiaire entre le bouffon et le parasite ;on lui avait dès sa plus tendre enfance infligé le surnomde Souvenir, et Souvenir il était resté pourtout le monde, même pour les domestiques, qui toutefois ajoutaientgravement à ce sobriquet son nom patronymique de Timothéitch ;je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Chacunse croyait en droit de mépriser ce falot personnage, auquelmanquaient toutes les dents d’un côté, de sorte que son mincevisage ridé paraissait tordu. Vif comme une anguille, il sedémenait du matin au soir, glissait de la lingerie au bureau, dupresbytère à la demeure du staroste : chassé d’ici, chassé delà, il pliait les épaules, clignait ses yeux louches, partait d’unvilain rire semblable au gargouillis d’une bouteille que l’onrince. Je suis convaincu que si la fortune avait permis à Souvenirde prendre son vol, il fût devenu un méchant homme, vicieux, voirecruel, mais bon gré mal gré la misère lui avait rogné les ailes. Onne lui permettait de boire que le dimanche, mais on l’habillaitconvenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirsla partie de piquet ou de boston. Sa locution favorite était :« voilà, voilà, tout de suite », qu’il prononçait« tout de chuite ». – Qu’est-ce que ce « tout dechuite ? » lui demandait ma mère agacée. – Comme il vousplaira, madame, balbutiait-il aussitôt pris de peur, en rejetantles bras derrière son dos. Écouter aux portes, faire des cancans,et surtout narguer, taquiner, « asticoter » les gens,c’étaient là ses plaisirs favoris : il s’y adonnaitrageusement comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit dese venger sur tout le monde. Tout en l’appelant « mon cherfrère », il en faisait voir de toutes les couleurs à MartinPétrovitch. « Pourquoi, mon cher frère, avez-vous mené autombeau ma pauvre sœur Marguerite Timothéievna ? » luidemandait-il à tout bout de champ avec force grimaces etricanements. Un, jour que Kharlov se tenait dans notre billard –vaste pièce fraîche où personne n’avait jamais vu voler une moucheet que pour cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et dela chaleur, affectionnait beaucoup, – Souvenir tournait et viraitautour du bonhomme en lui lançant maints brocards. À bout depatience, Martin Pétrovitch, qui était assis entre le mur et lebillard, avança ses deux larges mains pour écarter l’importun.Heureusement pour lui, Souvenir eut le temps d’esquiver lechoc : les paumes de son « cher frère » vinrent seplaquer contre le billard et les six vis qui retenaient au plancherla rustique machine se brisèrent toutes à la fois. Que seraitdevenu Souvenir si ces lourdes pattes se fussent abattues sur sachétive personne ?

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