Scènes de la vie rustique

XXIX

« Que voulait-il lui dire en mourant ? me demandais-jeà moi-même en retournant à la maison : je te maudis ou je tepardonne ? » Bien que la pluie eût repris, j’allais aupas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions.Souvenir avait trouvé place sur une des charrettes de Kwicinski. Sijeune et si léger que je fusse en ce temps-là, le changement subitet profond que produit dans tous les cœurs l’apparition inattendue(ou même attendue, qu’importe ?) de la mort, sa solennité, sarigueur inéluctable devaient forcément me frapper. Ému, je le fuscertes, et au plus haut point ; néanmoins mon regard enfantinavait pu noter bien des choses, entre autres que Sliotkine avaitd’un geste brusque et furtif jeté loin de lui son fusil comme unechose volée ; que sa femme et lui étaient devenus soudainl’objet d’une réprobation générale, encore que silencieuse, et quele vide s’était fait autour d’eux… Cette réprobation ne s’étendaitpas sur Eulampie qui excita même une certaine pitié en tombantcomme une masse aux pieds de son père inanimé. Elle était cependantaussi coupable que sa sœur et chacun paraissait s’en rendre compte.La justice populaire rendit son verdict par la bouche d’un paysan àla grosse tête grise, qui s’appuyait, comme un juge antique, desdeux mains et de la barbe sur un long bâton : « Vous avezfait affront au vieux maître, le péché est sur votre âme. »Cette sentence fut à l’instant acceptée par tous comme un arrêtsans appel. Je remarquai aussi que dans les premiers momentsSliotkine n’osait pas donner des ordres : on ne prit pointgarde à lui pour soulever et transporter le corps dans la maison,et ce fut sans lui en référer que le prêtre alla prendre à l’égliseles objets nécessaires et que le staroste dépêcha un message auxautorités. Anne elle-même se départit de ses façons hautaines quandelle dit de chauffer un samovar pour laver le corps dudéfunt : son ton ressemblait plus à une prière qu’à un ordreet on lui répondit avec une rudesse bourrue… Mais, je le répète, laquestion qui me passionnait le plus était de savoir ce que lemourant avait voulu dire à sa fille : à force de ruminer lachose, je finis par décider en moi-même qu’il lui avaitpardonné.

Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de MartinPétrovitch, aux frais de ma mère, qui, très affligée de sa mort,avait donné l’ordre de ne rien épargner. Si elle n’y assista pointen personne dans la crainte de rencontrer « ces deux gredineset leur ignoble juivaillon », elle m’y envoya en compagnie deKwicinski et de Jitkov. Depuis ce jour elle ne traita plus cedernier que de femmelette. Quant à Souvenir, elle lui intimal’ordre de ne point reparaître à ses yeux et lui tint fortlongtemps rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâcefut très sensible au triste sire : en proie à une lâche etinquiète mélancolie, il arpentait sans cesse sur la pointe despieds la pièce voisine de celle où se trouvait ma mère, frissonnaità tous moments et murmurait son sempiternel « toutde chuite, toutde chuite… »

Pendant le service et le convoi, Sliotkine me sembla rentré dansson assiette ordinaire : il se démenait, donnait des ordres etprêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop,comme s’il eût fait les frais de la cérémonie. Le petit Maxime, àqui ma mère avait offert une casaque neuve, paradait parmi leschantres et poussait des notes si aiguës que personne ne pouvaitplus douter de la sincérité de son attachement envers le défunt.Les deux sœurs étaient là, en grand deuil comme il seyait mais plustroublées qu’affligées, surtout Eulampie qui semblait plongée dansune sombre rêverie. Anne avait pris un air humble et contrit ;sans faire aucun effort pour pleurer, elle passait continuellementsur ses cheveux et ses joues sa belle main sèche. Cette réprobationunanime et sans appel que j’avais déjà observée le jour de la mort,je la retrouvais, bien que plus réservée et plus indifférente surtous les visages, dans tous les gestes et les regards desassistants. Tous ces gens paraissaient convaincus que le grandpéché qu’avait commis la famille de Kharlov était maintenant portédevant le seul vrai Juge ; il ne leur appartenait donc plus des’indigner. Bien qu’ils eussent surtout redouté le défunt durant savie, ils priaient tous avec ferveur pour le repos de son âme, tantla soudaineté de sa mort les avait impressionnés.

– Si encore il avait aimé à lever le coude, disait unpaysan à son compère sur le parvis de l’église.

– Eh, rétorqua l’autre, y a des fois qu’on est soûl sansavoir bu !

– Oui, on lui a fait affront, reprit le premier, répétantce mot décisif.

– Ça, pour sûr, confirmèrent plusieurs voix.

– Pourtant le défunt était dur pour vous, fis-je observer àun autre paysan dans lequel je reconnus un des serfs deKharlov.

– Que voulez-vous, c’était un seigneur, réponditl’homme ; mais ça n’empêche pas qu’on lui a fait affront.

– Pour sûr, pour sûr, répétèrent les mêmes voix.

Devant la fosse ouverte, Eulampie, évidemment obsédée par delourdes pensées, trahit la même absence d’esprit. Sliotkine tentaplusieurs fois de lui adresser la parole, mais je remarquai qu’ellele rembarrait encore plus durement que naguère Jitkov. Quelquesjours plus tard le bruit se répandit qu’Eulampie Martinovna avaitquitté pour toujours la maison paternelle, abandonnant à sa sœur età son beau-frère sa part de l’héritage et se bornant à emporterquelques centaines de roubles.

– La belle Anne a racheté son mari, s’écria ma mère quandelle apprit cette nouvelle.

Puis, se tournant vers Jitkov, son partenaire au piquet depuisla disgrâce de Souvenir :

– Il n’y a que toi et moi qui ayons les mains gourdes,ajouta-t-elle ironiquement.

« C’est, ma foi, vrai qu’elle sont gourdes ! »sembla se dire Jitkov en considérant d’un air morne ses énormespattes…

Peu de temps après ces événements, nous allâmes, ma mère et moi,nous établir à Moscou, et bien des années s’écoulèrent avant quej’eusse l’occasion de revoir les deux filles de MartinPétrovitch.

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