Scènes de la vie rustique

L’Auberge de Grand Chemin

Sur la grande route de B., à peu près à égale distance de deuxchefs-lieux de canton, se trouvait, il n’y a pas encore longtemps,une grande auberge bien connue de tous les postillons, rouliers,commis de marchands, colporteurs et en général des divers etnombreux voyageurs qui l’année durant sillonnent nos voies et noschemins. Bien peu de personnes passaient sans faire halte devant cetournebride&|160;; seul parfois un somptueux carrosse, attelé desix beaux chevaux bien nourris, continuait majestueusement sonchemin, ce qui n’empêchait ni le cocher ni le valet pendu auxsangles de derrière de jeter un regard attendri sur ce seuil qu’ilsne connaissaient que trop bien&|160;; ou bien quelque pauvre hèredont la bourse de cuir ne contenait pour tout potage que troislourdes pièces de cuivre se mettait, quand sa méchante charrettearrivait à la hauteur de la riche hôtellerie, à fouetter son bidetà bout de souffle pour aller, à l’écart du grand chemin, demanderson gîte à quelque paysan qui ne pourrait lui offrir que du pain etdu foin mais ne lui ferait pas payer un liard de trop, Outre sasituation avantageuse, l’auberge en question avait, pour retenirles passants, des attraits variés&|160;: de l’excellente eau dansdeux puits profonds, aux roues grinçantes desquelles pendaient desseaux retenus par des chaînes de fer&|160;; une vaste cour entouréed’une galerie couverte reposant sur de gros piliers&|160;; del’avoine à profusion dans le grenier&|160;; une grande salle bienchauffée par un immense poêle russe dont les tuyaux carrelés,larges comme des épaules de paladin, invitaient à s’yétendre&|160;; enfin deux chambrettes assez propres tendues d’unpapier grenat légèrement effrangé et garnies d’un canapé en boiscolorié, de quelques chaises assorties et de deux pots de géraniumsur les fenêtres, dont les vitres ternies par une poussièreimmémoriale témoignaient d’ailleurs surabondamment que le torchonne les touchait jamais. Et puis la forge et le moulin étaient toutprès, le débit d’eau-de-vie à une portée de fusil&|160;; lacuisinière, une grosse rougeaude, accommodait des mets gras,savoureux, abondants&|160;; l’hôte vendait du tabac, à vrai diremélangé de cendre, mais qui n’en picotait pas moins agréablement lenez des pratiques. Bref il y avait de bonnes raisons pour quel’auberge fût fort achalandée&|160;; cependant, prétendait-on dansle voisinage, sa prospérité tenait surtout à l’insolent bonheur dupatron, qui d’ailleurs ne le méritait guère&|160;; mais, comme ditle proverbe, quand on naît coiffé…

L’aubergiste, qui appartenait à la classe des artisans, senommait Nahum Ivanov&|160;; il avait la taille plutôt courte etépaisse, les épaules larges, la tête grosse et ronde, les cheveuxondulés et grisonnants, bien qu’il accusât quarante ans à peine, levisage plein et frais, le front bas et blanc, de petits yeux d’unbleu clair, le regard en dessous mais impudent, rencontre fortrare. Il tenait la tête toujours penchée et ne la tournait qu’avecpeine, ayant sans doute le cou trop court&|160;; il marchait viteen laissant, pour tout geste, ballotter ses poings fermés. Quand ilsouriait, et il souriait souvent mais sans rire et comme encachette, ses lèvres rouges s’entr’ouvraient désagréablement surune rangée de dents fort blanches et fort serrées. Il parlait d’unevoix saccadée, revêche. Il se rasait mais s’habillait encore à larusse, portant d’ordinaire un long caftan râpé, une large culotteet des souliers à même ses pieds nus. Il faisait de fréquentesabsences pour ses affaires et il en avait de toutes sortes, tellesque le maquignonnage, affermage de terrains, cultures maraîchères,achat de fruits en gros et autres opérations commerciales. Mais cesabsences ne se prolongeaient jamais longtemps&|160;: commel’épervier auquel il ressemblait par son regard, il revenaitpromptement au nid. Et ce nid il s’entendait à le tenir en bonordre&|160;: il avait l’œil et l’oreille à tout, prenant lui-mêmeles ordres des pratiques, livrant lui-même les denrées nécessairesà leur exécution, veillant lui-même au règlement de comptes sansfaire jamais à personne ni tort ni grâce d’un liard.

Les voyageurs ne conversaient guère avec notre homme et lui-mêmen’aimait pas à perdre le temps en paroles inutiles. «&|160;J’aibesoin de votre argent, et vous de mes provisions, expliquait-ilparfois en laissant tomber chaque mot comme à regret&|160;; nousn’avons pas d’enfant à baptiser ensemble. Quand un voyageur a bienmangé et ses chevaux aussi, qu’il s’en aille&|160;; et s’il estfatigué, qu’il fasse un somme et me fiche la paix&|160;!&|160;» Ilavait pour domestiques des gars solides, mais souples, obéissantset qui le craignaient fort. Très sobre lui-même, il leur donnait àchacun, les jours de grandes fêtes, une pièce de dix copeks pourboire la goutte&|160;; mais les autres jours ils n’osaient pas plusboire que leur maître. Les gens de cette espèce font vitefortune&|160;; on lui supposait un avoir de quarante à cinquantemille roubles, mais ce n’était pas par le droit chemin que NahumIvanov était arrivé à cette position brillante…

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Une vingtaine d’années avant l’époque où débute notre récit, ilexistait déjà une auberge au même endroit de la route. Elle n’avaità vrai dire ni le toit de voliges peint en rouge brique ni le petitfronton triangulaire à la grecque posé sur de minces pilierstournés qui donnait au logis de Nahum Ivanov un faux aird’habitation seigneuriale&|160;; le bâtiment, moins ample, n’avaitque des murs en lattis et, dans la cour, un simple auvent depaille&|160;; on s’y sentait pourtant à l’aise et au chaud et lesvoyageurs la fréquentaient volontiers. À cette époque l’aubergisteétait un certain Akim[3]&|160;Sémionov, serf d’une dame duvoisinage, Elisabeth Pétrovna Kuntze, veuve d’un officier. Cet Akimétait un paysan débrouillard et entendu aux affaires qui, partidans son jeune âge pour faire le roulage avec deux méchantschevaux, était revenu au bout d’un an avec un attelage de troispassables bêtes, et qui, après avoir passé la plus grande partie deson existence sur les grands chemins, visité Kazan et Odessa,Orenbourg et Varsovie, et jusqu’à «&|160;Lipetsk&|160;» – entendezLeipzig – avait fini par posséder deux énormes fourgons atteléschacun de trois puissants étalons.

La vie errante finit-elle par lui peser&|160;? Voulut-il secréer une famille nouvelle, car sa femme était morte pendant l’unde ses voyages et les enfants qu’il en avait eus ne tardèrent pas àla suivre&|160;? Nous ne savons&|160;; mais il se décidabrusquement à troquer son métier pour celui d’aubergiste. Avecl’autorisation de sa maîtresse, il acheta au nom de celle-ci un oudeux arpents de terre au bord de la grande route et y bâtit uneauberge. L’affaire marcha bien&|160;: ses économies suffisaient etau delà pour couvrir les premiers frais, et l’expérience qu’ilavait acquise durant ses longues randonnées lui permirent desatisfaire les voyageurs, notamment ses anciens confrères lesrouliers, dont il connaissait personnellement un bon nombre&|160;;or ce sont là les clients préférés de nos aubergistes, car cesgaillards et leurs robustes chevaux consomment tant et plus.L’hôtellerie d’Akim fut bientôt connue à cent verstes à la ronde.On s’y arrêtait même plus volontiers que plus tard dans celle deNahum, bien que celle-ci fût mieux tenue. Chez Akim tout était àl’ancienne mode&|160;: la salle chaude mais plutôt malpropre,l’avoine souvent humide ou trop légère, la cuisine médiocre,parfois même immangeable, non qu’il fût regardant aux provisions,mais par la faute de la fille de cuisine. En revanche cet hommeaffable accordait volontiers et rabais et crédit, prenait plaisir àtraiter ses chalands et à bavarder avec eux. Il n’avait certes pasla langue dans sa poche et l’on ouvrait les oreilles toutes grandesquand, assis devant un samovar, il vous racontait des histoiressans fin sur Pieter la grand ville[4], sur lessteppes du midi, voire sur les pays d’outre-mer. Et puis il nerefusait jamais de vider un verre, sans jamais s’enivrer bien sûr,mais comme ça, histoire de tenir compagnie à un galant homme. Lesgens de négoce avaient un faible pour lui, et en général toutes lespersonnes de la vieille roche, de celles qui ne se mettent jamaisen route sans se ceindre les reins, qui n’entrent jamais dans unechambre sans faire trois signes de croix, qui ne vous adressentjamais la parole sans vous souhaiter une bonne santé. L’extérieurd’Akim prévenait en sa faveur&|160;: grand, plutôt maigre, mais lataille bien prise jusque dans un âge avancé, il avait le visagelong, avenant, régulier, le front haut et découvert, le nez droitet fin, les lèvres minces. Le regard de ses yeux bruns à fleur detête rayonnait d’affabilité&|160;; les quelques cheveux qui luirestaient tombaient en boucles sur sa nuque. Akim avait fort bienchanté dans sa jeunesse, et bien que sa poitrine se ressentît detant de longues courses faites en hiver, il n’en conservait pasmoins une voix fort agréable et le parler doux. Ses gestes lents,graves, pondérés, d’une courtoisie quelque peu hautaine, décelaientl’homme qui a vu le monde et hanté les foires.

À côté de toutes ces belles qualités, Akim, ou plutôt AkimSémionovitch comme on l’appelait respectueusement même dans lamaison seigneuriale où il faisait de fréquentes apparitions,notamment tous les dimanches après la messe, Akim Sémionovitch doncavait une faiblesse qui a déjà perdu bien des gens en ce bas mondeet qui finit par le perdre lui-même&|160;: la passion du beau sexe.Son cœur ne savait pas résister à un regard de femme&|160;: ilfondait à sa chaleur comme la première neige au moindre rayon desoleil, et son excessive sensibilité lui avait déjà joué plus d’untour.

Durant la première année qui suivit son établissement sur lagrande route, Akim, absorbé par les soucis inhérents à touteinstallation nouvelle, n’eut guère le temps de songer à l’amour, etsi «&|160;le grand diable le tourmentait&|160;», il le mettaitaussitôt en fuite par des lectures édifiantes (il avait appris àlire dès son premier voyage et tenait les livres saints en profondevénération), par le chant à mi-voix des psaumes, ou par quelqueautre exercice de piété. Il avait d’ailleurs atteint saquarante-sixième année, époque de la vie où les passionss’assagissent et où l’on ne songe plus guère au mariage. Akimcommençait lui-même à croire que son «&|160;grain de folie&|160;»l’avait quitté pour toujours…, mais il paraît qu’on ne peut éviterson sort.

La maîtresse d’Akim, Elisabeth Prochorovna Kuntze, veuve d’unhaut fonctionnaire d’origine allemande, était pour sa part nativede Mittau en Courlande, où elle possédait encore une parenté aussiminable que nombreuse. Du reste, elle s’en préoccupait fort peu,surtout depuis qu’un sien frère, officier dans la ligne, étant venud’aventure lui rendre ses devoirs, s’était mis dès le second jour àfaire un sabbat du diable, la traitant mêmede&|160;Lumpenmamsell[5],&|160;alors que la veille encoreil l’appelait dans son mauvais russe «&|160;mon très cher sœur etbienfaiteur&|160;». Elisabeth Prochorovna habitait presqueconstamment sa jolie petite propriété «&|160;honnêtementacquise&|160;»[6], parles soins de monsieur son mari, ancien architecte. Elle la géraitelle-même et fort bien&|160;: elle savait tirer parti de tout et nelaissait jamais échapper le moindre gain&|160;; en cela, comme enson art de ne dépenser que deux liards pour un sou, se trahissaitson origine allemande. En tout le reste elle était parfaitementrussifiée. Elle aimait à voir autour d’elle de nombreuxdomestiques, des filles surtout qui d’ailleurs ne mangeaient pasleur pain sans le gagner&|160;: du matin au soir des besognesdiverses courbaient leur pauvre échine. Elle aimait à sortir dansun grand carrosse avec des valets en livrée par derrière. Elleaimait qu’on lui fît des rapports et des cancans et sur ce dernierpoint n’était d’ailleurs jamais en reste. Elle aimait à combler defaveurs l’un de ses gens pour bientôt le frapper d’une disgrâcetout aussi inopinée. Bref, elle ne différait en rien des damesrusses de son rang. Elle avait beaucoup de bienveillance pour Akim,qui lui payait ponctuellement une redevance fort rondelette&|160;;elle s’entretenait avec lui sur un ton très affable et quelquefoisen plaisantant l’invitait à lui faire visite… Et c’est précisémentdans la maison de sa maîtresse que le malheur attendait Akim.

Parmi les chambrières d’Elisabeth Prochorovna se trouvait unecertaine Douniacha, orpheline de dix-huit à vingt ans, gentille,accorte et délurée. Avec des traits irréguliers elle avait pourtantce qu’il fallait pour plaire&|160;: la peau fraîche, une opulentechevelure blonde, des yeux sémillants, un gentil nez rond, desjoues merveilleuses et surtout un petit air dégagé, narquois,provocant. En outre, elle faisait volontiers la renchérie, car ellepouvait fournir ses quartiers de noblesse domestique&|160;: feu sonpère, Aréfi, avait été trente années durant majordome, et songrand-père Stépane, valet de chambre d’un prince, grand seigneur etsergent aux gardes. Toujours bien attifée, Douniacha soignaitparticulièrement ses mains, qu’elle avait fort belles. Ellemontrait le plus grand dédain pour tous ses adorateurs, nerépondant à leurs compliments que par des sourires pincés ou pardes exclamations dans le genre de&|160;: «&|160;Oui, c’est cela,comptez-y&|160;!&|160;» Trois années d’apprentissage à Moscouavaient fait d’elle une bonne couturière tout en lui donnant cesfaçons minaudières qu’affectent les femmes de chambre qui ontséjourné dans les capitales. «&|160;Cette fille-là a sonamour-propre, disaient d’elle ses compagnes et c’était dans leurbouche la plus belle des louanges&|160;; elle a certes mangé plusd’un pain, mais sans jamais s’en laisser conter&|160;». Si, malgrétout cela, Douniacha n’était pas dans les petits papiers de samaîtresse, la faute en incombait aux intrigues de la premièrecamériste, Kirillovna[7],personne d’un certain âge qui avait pris un grand ascendant surElisabeth Prochorovna et s’entendait admirablement à écarter toutesses rivales.

Ce fut de cette soubrette qu’Akim s’avisa de tomber amoureux, etamoureux comme il ne l’avait encore jamais été d’aucune femme. Ill’aperçut tout d’abord à l’église, comme la belle revenait deMoscou&|160;; il la rencontra ensuite plusieurs fois dans la maisonseigneuriale et passa même une soirée entière chez l’intendant quil’avait convié à prendre le thé en compagnie des notables del’antichambre. Akim n’appartenait pas à leur classe et portait unebarbe de paysan, mais c’était un homme bien éduqué, qui savait lireet avait de quoi&|160;; de plus il ne s’habillait pas à lavillageoise, mais arborait un long caftan de drap noir, des bottesen cuir souple et un foulard autour du cou. D’aucuns avaient beauchuchoter par derrière que les façons du brave homme décelaientmalgré tout le rustaud, ils ne lui en témoignaient pas moins unedéférence voisine de la flatterie. Au cours de cette soirée,Douniacha acheva de subjuguer le faible cœur d’Akim, bien qu’elleeût opposé un froid silence à tous ses compliments et jeté sur luides regards qui semblaient surpris de voir en ce lieu pareilmanant. Ces beaux dédains ne firent qu’enflammer davantage Akim,qui rentra chez lui en proie à de profondes méditations et décidafinalement d’obtenir coûte que coûte la main de la donzelle. Aussi,comment décrire le dépit, la colère de Douniacha quand, cinq joursplus tard, Kirillovna – que notre homme avait su mettre dans sesintérêts – l’ayant appelée avec câlinerie dans sa chambre,l’informa que cet Akim, ce paysan barbu auprès duquel elle avaitrougi de se trouver assise, la demandait en mariage&|160;!

Douniacha rougit d’abord d’indignation, puis partit d’un éclatde rire forcé, puis se mit à pleurer à chaudes larmes. MaisKirillovna mena si adroitement son attaque, lui dépeignit siéloquemment d’une part sa position précaire dans la maison et del’autre la bonne mine, la richesse, l’aveugle complaisance d’Akim,lui laissa si clairement entendre les intentions de sa maîtresseque Douniacha sortit de la chambre toute pensive, et rencontrantson prétendant, le regarda cette fois droit dans les yeux. Lesbeaux cadeaux que lui fit cet homme généreux dissipèrent sesdernières hésitations… Elisabeth Prochorovna, à qui, dans la joiede son cœur, Akim avait présenté une centaine de pêches sur unplateau d’argent, daigna donner son consentement et le mariage sefit. La veille de la noce la fiancée enterra lugubrement sa vie dejeune fille&|160;; le matin même elle larmoyait encore pendant queKirillovna l’habillait, mais bientôt elle se consola&|160;: samaîtresse lui avait prêté, pour aller à l’église, son propre châleet le jour même son mari, qui ne reculait devant aucune dépense,lui offrit un châle tout pareil et peut-être plus riche encore.

Ainsi donc Akim se maria et emmena chez lui sa jeune épousée. Ildut bientôt se convaincre que Douniacha, médiocre ménagère, nepourrait guère le seconder. Toujours morose, toujours chagrine,elle ne se déridait que les jours où quelque officier de passagelui contait fleurette à l’abri d’un samovar pansu. Elle nes’occupait de rien et s’absentait fort souvent, pour faire soit desachats, soit des visites au château distant d’une petite lieue. Là,elle se sentait plus à l’aise&|160;: ses anciennes compagnes luienviaient ses robes, Kirillovna lui offrait du thé, ElisabethProchorovna daignait s’entretenir avec elle. Cependant elle yconnaissait aussi certaines mortifications&|160;: en tant que femmed’aubergiste par exemple, elle devait, au lieu de chapeau, secontenter d’un fichu, «&|160;comme une marchande&|160;», lui disaitl’astucieuse Kirillovna, «&|160;comme une manante&|160;», sedisait-elle à elle-même.

Plus d’une fois revinrent à la mémoire d’Akim les paroles duseul parent qui lui restât, un vieux traîne-misère d’oncle,célibataire endurci.

–&|160;Eh bien, mon petit gars, lui avait dit le bonhomme, commeil le rencontrait quelques jours avant son mariage, paraît comme çaque tu vas prendre femme&|160;?

–&|160;Mais oui&|160;; et après&|160;?…

–&|160;Eh, Akim, Akim, c’est bien vrai que tu n’es plus notreégal à nous autres paysans, mais elle non plus n’est pas tonégale.

–&|160;En quoi donc, s’il te plaît&|160;?

–&|160;Mais en ceci, par exemple, riposta le vieux en montrantla barbe d’Akim que, pour plaire à sa fiancée, celui-ci avaitécourtée avec des ciseaux, se refusant à la raser complètement.

Akim se rembrunit, et le bonhomme, ramenant devant lui les pansde sa vieille peau de mouton déchirée aux épaules, le quitta enhochant la tête.

Oui, plus d’une fois, Akim rêva à ces paroles&|160;; mais ilavait beau geindre et soupirer, son amour pour sa jolie femme n’endiminuait pas pour autant. Il était fier d’elle, surtout quand illa comparait, je ne dirai pas aux simples paysannes ou à sapremière femme, qu’on lui avait fait épouser à seize ans, mais mêmeaux autres servantes du château. «&|160;Quel gentil petit oiseauj’ai pris dans mes rets&|160;!&|160;» se disait-il complaisammenten contemplant la mignonne. Et lui faisait-elle la moindrecaresse&|160;: «&|160;Elle s’habituera,&|160;» décrétait-ilaussitôt, au comble du bonheur. Elle se conduisait d’ailleurs fortbien, et personne ne pouvait porter contre elle un mauvaistémoignage.

Ainsi se passèrent plusieurs années. Douniacha finit pars’accommoder de sa nouvelle existence, surtout quand elle vit quecelles de ses anciennes camarades qui n’avaient pas épousé despaysans étaient toutes tombées en de mauvaises mains&|160;; ellestiraient le diable par la queue ou supportaient les pirestraitements. Au contraire, plus Akim vieillissait, plus ils’attachait à elle, plus il lui accordait sa confiance&|160;; parailleurs il s’enrichissait de jour en jour&|160;; tout luiréussissait, Dieu ne lui avait refusé que des enfants. Douniachavenait d’avoir vingt-cinq ans&|160;; tout le monde l’appelaitmaintenant cérémonieusement Avdotia Aréfievna. Sans être devenueune vraie ménagère, elle avait pris sa maison en affection,s’occupait des provisions, surveillait les servantes, tout celaplus ou moins bien d’ailleurs et sans trop veiller au bon ordre età la propreté. En revanche, son portrait à l’huile, peint par unartiste du cru, le fils du sacriste, était suspendu dans la grandesalle à côté de celui d’Akim. Elle y était représentée en robeblanche, avec un châle jaune et six rangées de grosses perlesautour du cou, de grandes pendeloques aux oreilles et des bagues àchaque doigt. On pouvait à la rigueur la reconnaître, bien que lepeintre l’eût faite trop grasse et trop rouge et qu’au lieu de sesyeux gris il lui en eût donné de noirs et qui louchaientlégèrement. Le portrait d’Akim, au contraire, conçu dans la manièresombre,&|160;à la Rembrandt,&|160;était si complètementmanqué que les voyageurs qui y jetaient un coup d’œil reculaient engrommelant. Du reste Avdotia commençait à négliger les soins de satoilette, se contentant de jeter un grand châle sur la premièrerobe venue&|160;: elle se laissait aller à cette paresse somnolenteet geignarde à laquelle tout Russe ne se montre que trop enclin,surtout quand son existence est assurée.

Malgré tout cela, les affaires des époux marchaient bien, ilsvivaient en bonne intelligence, on les citait en exemple. Maiscomme l’écureuil qui se gratte le nez au moment où le chasseur lemet en joue, l’homme ne pressent jamais son malheur et la glace serompt sous ses pas au moment où il s’y attend le moins…

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Un soir d’automne descendit à l’auberge d’Akim un de cesmarchands de nouveautés que nos hobereaux et plus encore leursfemmes et leurs filles attendent parfois avec la plus grandeimpatience. Avec deux fourgons bien chargés il se rendait de Moscouà Kiev par le plus long. Ce colporteur était accompagné de deuxcommis, l’un pâle, sec et bossu, l’autre jeune et beau garçon d’unevingtaine d’années. Ils soupèrent, puis demandèrent du thé&|160;;le marchand invita ses hôtes à prendre une tasse avec lui&|160;;ils ne se firent pas prier et bientôt une conversation soutenues’établit entre les deux barbons (Akim venait d’avoir cinquante-sixans). Le mercier se renseignait sur les gentilshommes du voisinageet personne mieux qu’Akim ne pouvait le satisfaire. Le commis bossusortait à chaque instant pour donner un coup d’œil aux voitures etil ne tarda pas à s’aller coucher&|160;; Avdotia dut entretenir soncamarade. Assise auprès de lui, elle parlait peu, mais les discoursde l’étranger ne semblaient pas lui déplaire, car son visages’était animé, une rougeur subite avait coloré ses joues, elleriait souvent et avec abandon. Le jeune commis se tenait immobile,penché sur la table que frôlaient presque ses cheveuxbouclés&|160;; il parlait doucement, sans élever ni presser lavoix, mais ses petits yeux d’un bleu clair et d’une expressionhardie couvaient sans cesse Avdotia, qui chercha d’abord à éviterce regard puis finit par y répondre. Le visage de ce jeune garsétait frais et lisse comme une pomme de Crimée&|160;; il souriait àchaque instant et jouait avec ses doigts blancs sur son menton,déjà couvert d’un léger duvet brun. Bien que son langage sentît lecourtaud de boutique, il s’exprimait avec une faconde désinvolteet, tout en parlant, ne cessait de tenir sur elle son regard fixeet effronté. Tout à coup il se rapprocha de sa voisine et, sans lemoindre changement sur son visage, il lui dit&|160;:

–&|160;Avdotia Aréfievna, y a pas mieux que vous au monde et jedonnerais volontiers ma vie pour vous.

Avdotia partit d’un grand éclat de rire.

–&|160;Qu’est-ce qui te prend&|160;? demanda Akim.

–&|160;Il me raconte des choses si drôles, répondit-elle sansgrande confusion.

Le vieux marchand rit dans sa barbe.

–&|160;Hé, hé, hé&|160;! Oui, mon Nahum est un farceur, mais nevous avisez pas de l’écouter.

–&|160;Sûr que non, y ne manquerait plus que ça, répliqua-t-elleen secouant la tête.

–&|160;Hé, hé, bien sûr, bien sûr, approuva le bonhomme. Mais enattendant, reprit-il sur ce ton de cantilène cher aux personnes desa condition, faites excuse, braves gens, tous nos remerciements,mais faudrait voir à se mettre sur le flanc.

Et il se leva. Akim l’imita.

–&|160;Vous êtes bien honnête, répondit-il sur le même ton. Nousaussi on est contents, de votre politesse s’entend, mais puisque lecœur vous en dit, bonsoir et bonne nuit… Avdotia, ma chère,lève-toi.

Avdotia se leva comme à contre-cœur, Nahum en fit autant, ettous se séparèrent.

Les hôtes gagnèrent le réduit qui leur servait de chambre àcoucher. Akim ne tarda pas à ronfler, mais Avdotia n’arrivait pas às’endormir. Elle resta quelque temps immobile, le visage tournécontre le mur&|160;; puis elle s’agita sur sa couche brûlante,rejetant et ramenant tour à tour sa couverture. À peinecommençait-elle à s’assoupir qu’une mâle voix d’homme s’éleva dansla cour. Il chantait une chanson d’un rythme lent mais pointmélancolique, dont on ne pouvait pas saisir les paroles. Avdotiaouvrit les yeux, s’appuya sur son coude et se prit à écouter. Dansl’air froid de la nuit d’automne la chanson montait, vibrante etsonore.

Akim souleva la tête.

–&|160;Qui est-ce qui chante&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Je ne sais pas, répondit sa femme.

–&|160;Il chante bien, reprit-il après un court silence. Ma foioui, pour une belle voix, c’est une belle voix, y a pas à dire. Moiaussi, j’en avais une belle dans mon temps, mais elle s’est gâtée.Ça doit être ce gars, ce Nahum, je crois, qu’on l’appelle.

Il se tourna sur l’autre flanc, poussa un soupir et serendormit.

Longtemps encore la voix se fit entendre, puis soudain elleparut se briser, jeta une dernière note de bravoure et s’éteignitlentement. Avdotia fit le signe de la croix et posa sa tête surl’oreiller… Au bout d’une demi-heure elle se souleva et commença àglisser du lit.

–&|160;Où vas-tu, femme&|160;? demanda Akim à travers sonsommeil.

Elle s’arrêta court.

–&|160;Moucher la veilleuse, répondit-elle&|160;; j’sais pas ceque j’ai, je peux pas dormir.

–&|160;Fais donc une prière, murmura-t-il en se rendormant.

Avdotia vint à la veilleuse et s’y prit si gauchement qu’ellel’éteignit. Elle se recoucha aussitôt et tout rentra dans lesilence.

Le lendemain matin, de bonne heure, le marchand se remit enroute avec ses deux commis. Avdotia dormait encore. Akim, qui avaitune course à faire au moulin, leur fit un bout de conduite. Enrentrant, il trouva sa femme déjà habillée. Elle n’était passeule&|160;: le jeune gars de la veille s’entretenait avec elleauprès d’une fenêtre. À la vue d’Akim, Avdotia se retira sanssouffler mot&|160;; Nahum lui dit qu’il était revenu chercher lesmoufles que son patron avait soi-disant oubliées sur un banc de lasalle commune et s’éloigna sans plus tarder.

Nous dirons dès à présent au lecteur ce dont il se doute&|160;:Avdotia s’était éperdument éprise de Nahum. La soudaineté de cettepassion paraît d’autant plus inexplicable que jusqu’alors, en dépitde nombreuses occasions de mal faire, la jeune femme n’avait portéaucune atteinte à la fidélité conjugale. Plus tard, quand saliaison avec Nahum devint notoire, le bruit se répandit que dès lepremier soir le galant lui avait jeté un philtre dans son thé (cheznous on croit encore fermement à la vertu des philtres), et lesbonnes gens prétendaient en avoir remarqué l’effet sur Avdotia qui,à les entendre, commença peu après à perdre et sa gaieté et sonembonpoint.

Quoi qu’il en fût, depuis lors on vit assez souvent Nahum dansl’auberge d’Akim. La première fois il revint avec le mêmepatron&|160;; trois mois plus tard, il reparut seul avec desmarchandises à lui&|160;; l’on sut bientôt qu’il s’était établidans une petite ville, l’un des chefs-lieux de district voisin, etdepuis lors il ne se passa point de semaine que l’on n’aperçût surla grande route sa solide charrette peinturlurée, attelée de deuxvigoureux petits chevaux qu’il conduisait lui-même. Entre Akim etlui il ne s’établit ni amitié ni inimitié&|160;; tout en leconsidérant comme un garçon avisé et qui ferait son chemin,l’aubergiste ne faisait guère attention à Nahum&|160;; il nesoupçonnait nullement les sentiments que lui portait Avdotia, enqui il continuait à avoir la plus grande confiance.

Ainsi s’écoulèrent encore deux années.

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Un beau jour d’été, vers une heure de l’après-midi, ElisabethProchorovna, qui, pendant ces deux années, était devenue jaune etridée en dépit de tous les fards et cosmétiques imaginables, sepromenait avec son caniche et son ombrelle dans son jardin tailléet ratissé à l’allemande. En faisant bruire sa jupe empesée, ellemarchait à petits pas le long d’une allée sablée, entre deuxrangées de dahlias qui semblaient lui présenter les armes, quandelle fut rejointe par notre vieille connaissance Kirillovna,laquelle l’informa respectueusement qu’un marchand de B*** désiraitl’entretenir d’une affaire très importante. Kirillovna continuait àjouir des bonnes grâces de sa maîtresse&|160;; en réalité c’étaitelle qui gérait le domaine, et depuis quelque temps elle avait reçul’autorisation de porter un bonnet blanc, ce qui donnait plusd’énergie aux traits un peu grêles de son visage basané.

–&|160;Un marchand&|160;? demanda la dame. Que meveut-il&|160;?

–&|160;Je ne sais trop, répondit Kirillovna de sa voix flûtée,il me semble que ce monsieur a l’intention de vous acheter quelquechose.

Elisabeth Prochorovna regagna son salon, s’assit sur son siègepréféré, un fauteuil à baldaquin autour duquel s’enroulaitélégamment un lierre, et fit introduire le marchand de B***.

Ce fut Nahum qui entra. Il salua et s’arrêta près de laporte.

–&|160;Je viens d’apprendre que vous désirez m’acheter quelquechose, dit Mme&|160;Kuntze, tout en songeant&|160;:«&|160;Quel bel homme que ce marchand&|160;!&|160;»

–&|160;Tout juste, répondit Nahum.

–&|160;Et quoi donc&|160;?

–&|160;Vous ne voudriez pas vendre votre auberge&|160;?

–&|160;Quelle auberge&|160;?

–&|160;Mais celle qui est sur la grande route, pas loind’ici.

–&|160;L’auberge d’Akim&|160;? Mais elle ne m’appartientpas.

–&|160;Comment cela&|160;! Elle est bâtie sur votre terrain.

–&|160;Admettons que le terrain soit à moi, il a été acheté àmon nom&|160;; mais les bâtiments appartiennent à Akim.

–&|160;J’entends. Alors comme ça, ne voudriez-vous pas nous lavendre&|160;?

–&|160;Comment puis-je la vendre, puisqu’elle n’est pas àmoi&|160;?

–&|160;J’entends. Nous y aurions mis un bon prix…

–&|160;C’est très étrange ce que vous me dites là, repritMme&|160;Kuntze après un moment de silence. Etqu’auriez-vous donné&|160;? Ce n’est pas pour moi que je vous posecette question, mais pour Akim.

–&|160;Mais avec toutes les constructions et dépendances, sansoublier le terrain, bien entendu, nous serions allés jusqu’à deuxmille roubles.

–&|160;Deux mille roubles&|160;! C’est bien peu.

–&|160;C’est le juste prix.

–&|160;Mais en avez-vous parlé à Akim&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;? L’auberge est à vous, c’est à vous quenous nous adressons.

–&|160;Mais je viens de vous expliquer… C’est curieux que vousne vouliez pas me comprendre.

–&|160;Si fait, nous vous comprenons très bien.

Elisabeth Prochorovna regarda Nahum qui à son tour regardaElisabeth Prochorovna.

–&|160;Eh bien, poursuivit-il, quelle serait de votre côté laprétention&|160;?

–&|160;De mon côté&|160;? répondit Mme&|160;Kuntze ens’agitant sur son fauteuil. Premièrement je vous ai dit que deuxmille roubles, c’était trop peu&|160;; et puis…

–&|160;Nous ajouterions volontiers un billet de centroubles…

Mme&|160;Kuntze se leva.

–&|160;Vous parlez tout à fait hors de propos, dit-elle. Je vousai déjà dit que je ne veux pas vendre cette auberge et je ne lavendrai pas. Non, je ne puis pas… c’est-à-dire que je ne veuxpas…

Nahum sourit et attendit quelques instants.

–&|160;Allons, c’est comme vous voudrez, fit-il enfin enhaussant légèrement les épaules&|160;; nos excuses pour ledérangement.

Il s’inclina et mettait déjà la main au bouton de la porte quandMme&|160;Kuntze le retint.

–&|160;Cependant, dit-elle avec un peu d’hésitation, ne partezpas encore…

Elle sonna&|160;: Kirillovna parut.

–&|160;Kirillovna, prescrivit Mme&|160;Kuntze, faisdonner du thé à monsieur le marchand. Je vous reverrai,ajouta-t-elle en lui faisant un léger salut.

Nahum s’inclina encore une fois et sortit avec la femme decharge.

Elisabeth Prochorovna fit deux ou trois tours dans le salon etsonna de nouveau. Cette fois-ci, ce fut le petit cosaque[8]&|160;qui entra. Elle lui dit d’appelerKirillovna&|160;; celle-ci vint bientôt, en faisant discrètementcrier ses bottines neuves en chevreau.

–&|160;As-tu entendu ce qu’est venu me proposer cemarchand&|160;? demanda Mme&|160;Kuntze avec un rireforcé. Quel drôle de pistolet&|160;!

Non, je n’ai rien entendu&|160;; de quoi s’agit-il&|160;?

Et Kirillovna cligna ses petits yeux noirs fendus à lakalmouk.

–&|160;Il veut m’acheter l’auberge d’Akim.

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;Mais elle n’est pas à moi, cette auberge… Et Akim, quedira-t-il&|160;?

–&|160;Oh, madame, que daignez-vous dire&|160;? Est-ce que nousne sommes pas tout à vous, nous et tout le bien que nous pouvonsavoir&|160;?

–&|160;Y penses-tu, Kirillovna&|160;? s’écriaMme&|160;Kuntze, en se mouchant d’un geste nerveux dansson mouchoir de batiste. Akim a acquis le terrain et bâti l’aubergede son propre argent.

–&|160;Et d’où l’a-t-il pris, s’il vous plaît, cet argent&|160;?C’est grâce à votre condescendance qu’il l’a gagné… Et vous croyezqu’après cela il ne lui restera plus d’argent&|160;? mais il estplus riche que vous, ma parole.

–&|160;Bien sûr, bien sûr… Mais pourtant, vendre comme ça…

–&|160;Et pourquoi ne pas vendre, puisqu’il se présente unacheteur&|160;?… Permettez-moi de vous demander combien on vouspropose&|160;?

–&|160;Deux mille roubles… et même davantage…, dit à voix basseMme&|160;Kuntze.

–&|160;Il donnera davantage, madame, s’il offre deux mille dupremier mot… Et pour ce qui est d’Akim, vous vous arrangerez… Vouspourrez lui diminuer sa redevance, il vous en aura encore de lareconnaissance, soyez-en sûre.

–&|160;Certainement, il faudra la lui diminuer… Mais non,Kirillovna, voyons, c’est impossible…

Et Elisabeth Prochorovna se mit à marcher avec agitation dans lapièce.

–&|160;Non, non, c’est impossible, répéta-t-elle… Ne m’en parleplus… ou je me fâcherai…

Kirillovna se garda bien d’obéir&|160;; au bout d’une demi-heureelle retournait chercher Nahum qu’elle avait laissé dans l’office,attablé devant un samovar.

–&|160;Qu’avez-vous à me dire, ma révérende&|160;? demanda Nahumen retournant d’un geste faraud sa tasse sur la soucoupe.

–&|160;J’ai à vous dire qu’il faut retourner chez not’dame&|160;: elle vous demande.

–&|160;On y va, répondit Nahum.

Il suivit aussitôt Kirillovna dans le salon.

La porte se referma sur eux… Quand elle se rouvrit et que Nahumsortit en tirant sa révérence, à reculons, l’affaire était conclue.L’auberge d’Akim lui appartenait&|160;; il l’avait achetée pourdeux mille huit cents roubles. On était convenu de passer au plustôt le contrat et de garder le silence jusqu’au moment opportun.Elisabeth Prochorovna reçut cent roubles d’arrhes et Kirillovnadeux cents de pot-de-vin.

«&|160;Ce n’est pas payé cher, se disait Nahum en grimpant danssa charrette. Une occasion pareille, on ne la laisse paséchapper.&|160;»

À l’instant même où se concluait cette affaire, Akim assis dansla salle près d’une fenêtre se caressait la barbe d’une mainnerveuse&|160;; il paraissait mécontent… Nous avons dit qu’il nesuspectait point la fidélité de sa femme, de bonnes âmes ayant envain tenté de lui ouvrir les yeux&|160;; certes depuis quelquetemps Avdotia se montrait plus rétive, mais, se disait-il, le sexeféminin est d’humeur fantasque et difficile à mener. À vrai dire,il sentait parfois sourdre au tréfonds de son être une penséeimportune&|160;: n’y aurait-il point quelque anguille sousroche&|160;? Mais il la chassait aussitôt, soucieux avant tout desa quiétude, l’âge ayant apporté à sa bonhomie naturelle le renfortde l’insouciance. Mais ce jour-là il était vraiment de mauvaisehumeur&|160;: la veille, il avait entendu par hasard dans la rueune conversation entre une ouvrière à son service et une de leursvoisines.

La paysanne demandait à l’ouvrière pourquoi elle n’était pasvenue passer avec elle la soirée du dimanche.

–&|160;Je t’ai attendue tout le temps, disait-elle.

–&|160;J’étais bien partie pour y aller, répondit l’autre, maisv’là t’y pas que pour mes péchés j’suis allée buter juste dans lapatronne, que le bon Dieu la bénisse&|160;!

–&|160;C’est y Dieu possible&|160;! chantonna la bonne femme ens’appuyant la joue dans, la main. Et où c’est-y, ma fille, que t’asbuté contre elle&|160;?

–&|160;Eh ben, mais derrière la chènevière au curé. Elle étaitallée rejoindre son bon ami, le Nahum – c’est ben comme ça qu’ys’appelle, hein&|160;? – Ils étaient là, cachés dans l’ombre et moije les voyais point, rapport au clair de lune, faut croire… Alorscomme ça je suis allée en plein buter dedans&|160;!

–&|160;C’est y Dieu possible&|160;! répéta l’autre. Et dis-moi,ma fille, qu’est-ce qu’ils pouvaient ben faire comme çaensemble&|160;?

–&|160;Ren du tout. Ils étaient là à se reluquer. Alors n’est-cepas, quand elle m’a reconnue&|160;: «&|160;Où cours-tu commeça&|160;? qu’elle m’a dit. Veux-tu ben t’rentrer&|160;?&|160;»Alors, moi, ben sûr, je me suis rentrée.

–&|160;En v’là une histoire&|160;! Eh ben, je m’en vas, mafille, ben du plaisir, déclara la bonne femme au bout d’un moment,et elle continua son chemin.

Cette conversation avait fait sur Akim une pénible impression.Bien qu’il n’éprouvât plus pour sa femme les mêmes sentimentsqu’autrefois, il se refusait à croire aux paroles de l’ouvrière.Elle avait pourtant dit vrai. Ce soir-là, en effet, Avdotia étaitallée trouver Nahum, qui l’attendait dans l’ombre épaisse queprojetait sur la route l’immobile muraille de la chènevière. Baignépar une abondante rosée, le chanvre répandait à l’entour une odeurenivrante. La lune venait de se lever, large et d’un rouge pourpredans une brume noirâtre. Nahum entendit de loin les pas précipitésd’Avdotia et se dirigea à sa rencontre. Elle s’approcha de lui,blême et haletante&|160;; la lune éclairait en plein sonvisage.

–&|160;Eh bien, tu l’as apporté&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Bien sûr, répondit-elle d’une voix hésitante&|160;;seulement, voyez-vous, Nahum Ivanytch…

Il ne la laissa pas achever.

–&|160;Donne toujours…

Elle tira de dessous son fichu une sorte de rouleau. Nahum s’enempara aussitôt et le fourra sous sa chemise.

–&|160;Ah, Nahum Ivanytch, proféra-t-elle lentement et sans lequitter du regard, je perds mon âme pour toi…

Ce fut à ce moment qu’ils virent venir l’ouvrière.

Voilà pourquoi Akim, assis sur son banc, se passait, d’un airmorose, la main sur la barbe. Avdotia ne faisait qu’aller et venir.Il la suivait des yeux. Au moment où, après avoir pris un manteletdans sa chambre, elle se disposait à sortir une fois de plus, il neput se contenir davantage et dit à haute voix, comme s’il se fûtparlé à lui-même&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que les femmes peuvent bien avoir à se démenercontinuellement&|160;? Faudrait pas leur demander de rester uninstant en place. Mais courir à toute heure de la journée, courirle matin et plus encore le soir, ça, c’est plus dans leursmoyens…

Avdotia entendit sans bouger la diatribe de son mari&|160;;seulement au mot «&|160;soir&|160;» elle fit un mouvementinvolontaire de la tête et parut se troubler. Enfin quand il eutfini&|160;:

–&|160;Eh, Sémionytch, dit-elle avec dépit, quand tu te mets àfaire des phrases, y a plus qu’à…

Et, sans achever, elle sortit en faisant claquer la porte.

L’éloquence d’Akim n’était pas en effet du goût de samoitié&|160;: quand, le soir, il évoquait ses souvenirs oubalivernait avec ses pratiques, elle bâillait ou se retirait.

«&|160;Des phrases&|160;! répéta Akim en considérant la portefermée, j’aurais dû en faire davantage avec toi, ma belle&|160;!…Et avec qui court-elle, encore&|160;? Avec un gars qui n’est pasplus huppé que moi&|160;!&|160;»

Sur ce, il se leva et se donna un grand coup de poing dans lanuque…

Plusieurs jours se passèrent d’une façon plutôt singulière. Akimregardait toujours sa femme, comme s’il eût été prêt à lui direquelque chose. Tous deux observaient un silence contraint, querompait d’ordinaire le mari par quelques remarques chagrines sur lamauvaise tenue du ménage ou sur le compte des femmes engénéral&|160;; Avdotia ne les relevait presque jamais. Cependant,malgré toute la faiblesse de caractère d’Akim, les époux enseraient certainement venus à un éclat si une visite soudainen’avait rendu tout éclaircissement superflu.

&|160;

On était au cœur de l’été, les travaux des champs retenaient lespratiques loin de l’auberge&|160;; un beau jour, vers midi, Akim etsa femme allaient se mettre à table, quand tout à coup letintamarre d’une charrette rondement menée retentit sur la route etvint mourir au portail. Akim jeta un coup d’œil par la fenêtre etse rembrunit en voyant Nahum descendre tout doucettement de lavoiture. Avdotia ne se doutait de rien, mais quand elle reconnut lavoix du galant qui, déjà dans le vestibule, ordonnait à un garçonde conduire son cheval à l’écurie, elle sentit sa cuiller luitrembler dans la main. Enfin la porte s’ouvrit et Nahum fit sonentrée.

–&|160;Bonjour, la compagnie, dit-il en ôtant sa casquette.

–&|160;Bonjour, laissa tomber Akim entre ses dents&|160;; d’oùviens-tu comme ça&|160;?

–&|160;De pas bien loin, répondit l’autre en s’asseyant sur unbanc. Je viens de chez vot’ dame.

–&|160;De chez not’ dame, répéta Akim, toujours sans bouger deplace. T’avais donc affaire avec elle&|160;?

–&|160;Comme de bien entendu… Tous nos respects, AvdotiaAréfievna.

–&|160;Bien le bonjour, Nahum Ivanytch.

Un silence suivit.

–&|160;C’est de la soupe que vous avez là, reprit enfinNahum.

–&|160;Oui, de la soupe, mais pas pour ton museau, ripostasoudain Akim en pâlissant.

Nahum, interloqué, ouvrit de grands yeux.

–&|160;Tu dis&|160;?

–&|160;Pas pour ton museau que je dis, s’écria Akim, les yeuxétincelants, en frappant la table du plat de la main.

–&|160;Qu’est-ce qu’y te prend, Sémionytch.

–&|160;J’ai… j’ai assez de toi, Nahum Ivanytçh, voilà tout,puisque tu veux le savoir. On te voit trop souvent dans le pays,mon gars, voilà ce que j’ai…

Le vieillard se leva, tout tremblant. Nahum fit de même.

–&|160;T’aurais pas reçu un coup de marteau, par hasard&|160;?fit-il avec un sourire ironique. Avdotia Aréfievna, qu’est-ce qu’ylui arrive&|160;?

–&|160;T’occupe pas d’Avdotia Aréfievna, hurla Akim haletant defureur. S’agit de décamper, t’entends, et plus vite queça&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que tu dis&|160;? demanda Nahum sur un ton grosde menace.

–&|160;J’te dis de fout’ le camp, mon gars, sans çagare&|160;!

Nahum fit un pas en avant.

–&|160;Vous n’allez pas vous battre au moins, balbutia Avdotia,qui jusqu’alors était demeurée comme pétrifiée.

Nahum lui jeta un regard.

–&|160;Vous tourmentez point, Avdotia Aréfievna, on va régler çaen douce… T’as pas fini de brailler&|160;? poursuivit-il en setournant vers Akim. Tu vas un peu vite, le vieux, on ne chasse pascomme ça les gens de chez eux…

–&|160;Comment, de chez eux&|160;! marmonna Akim interdit.C’est-y que tu serais le maître ici, par hasard&|160;?

–&|160;Ça m’en a tout l’air.

Et mon Nahum de cligner des yeux et de montrer ses dentsblanches.

–&|160;Je croyais plutôt que c’était moi.

–&|160;T’en as une caboche. Puisque je te dis que c’est moi lepatron, à c’t’heure.

Akim écarquilla les yeux.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là&|160;? proféra-t-il aubout d’un moment. Tu dois avoir une araignée dans leplafond&|160;!

–&|160;Je suis bien bon de discuter avec toi&|160;! s’écriaNahum, impatienté. Vois-tu cela&|160;? continua-t-il en tirant desa poche un papier timbré plié en quatre. C’est un contrat devente, comprends-tu, la vente de ton terrain et de ton auberge. Jeles ai achetés à leur légitime propriétaire, Elisabeth Prochorovna.On a signé le contrat hier, à B***&|160;; conséquemment à c’teheure c’est plus toi le patron ici, c’est moi. Ramasse tesfrusques, conclut-il en remettant le papier dans sa poche, et dèsdemain débarrasse le plancher. Compris, n’est-ce pas&|160;?

Akim semblait frappé de la foudre.

–&|160;Ah, le bandit, gémit-il enfin, le brigand&|160;!… Holà,Fedka, Mitka, femme, femme, jetez-vous dessus, saisissez-le,tenez-le bien&|160;!

Il avait complètement perdu la tête.

–&|160;Du calme, le vieux, pas de bêtises, hein&|160;! proféraNahum sur un ton de menace.

–&|160;Mais tape donc dessus, femme, tape donc dessus&|160;!criait Akim d’une voix pleurnicharde en faisant de vains effortspour s’arracher de sa place. Ah, le bandit, le scélérat&|160;! Cen’est pas assez d’elle, tu veux encore me prendre ma maison ettout… Mais non, attends… c’est impossible… je vais allerm’expliquer avec elle… on ne peut pas me dépouiller comme ça…Attends, attends…

Et, sans même prendre sa casquette, il s’élança dehors.

–&|160;Où cours-tu comme ça, not’ maître&|160;? demanda Fètiniacontre qui il s’était heurté sur le perron.

–&|160;Chez not’ dame&|160;; laisse-moi passer…, hurla Akim, etvoyant la charrette de Nahum qu’on n’avait pas encore dételée, ilsauta dedans, ramassa les rênes, en frappa brutalement le cheval etpartit au galop dans la direction du château.

«&|160;Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à not’ dame pour qu’elleme traite comme ça&|160;! se répétait-il tout le long du chemin. Jene l’oubliais pourtant pas, il me semble&|160;!&|160;»

Cependant il fouaillait son cheval à tour de bras&|160;; lespassants s’écartaient prudemment et le suivaient longtemps d’unregard étonné. En un quart d’heure il arriva au château, sauta devoiture juste devant le perron et se précipita dansl’antichambre.

–&|160;Qu’est-ce qu’y te faut&|160;? bougonna un valet que cettebrusque entrée tira d’un doux sommeil.

–&|160;Il faut que je voie Madame, tout de suite&|160;! déclaraAkim d’une voix impérative.

–&|160;C’est y qu’il est arrivé un malheur&|160;? s’enquit levalet, très surpris.

–&|160;Il n’est rien arrivé du tout, mais je veux voir Madame,et sur l’heure&|160;!…

–&|160;De quoi&|160;? glapit le valet, éberlué.

L’apostrophe fit sur Akim l’effet d’une douche froide&|160;: ilprit conscience du lieu où il se trouvait.

–&|160;Ayez la bonté, Piotr Evgrafytch, dit-il avec un profondsalut, de faire savoir à Madame qu’Akim demande la permission de lavoir.

–&|160;C’est bien, on y va… Mais t’avise pas de bouger. T’as buun coup de trop, hein, le vieux&|160;? grommela le valet ens’éloignant.

Akim baissa la tête. Depuis qu’il avait mis le pied dansl’antichambre, sa crânerie l’abandonnait peu à peu.

Quand on lui annonça l’arrivée d’Akim, Elisabeth Prochorovnaressentit aussi quelque confusion, et manda sur-le-champKirillovna.

–&|160;Je ne puis pas le recevoir, s’écria-t-elle dès quecelle-ci parut. Non, c’est impossible… Je t’avais bien dit qu’ilviendrait faire des plaintes, je te l’avais bien dit, répéta-t-elleavec aigreur.

–&|160;Eh, ma chère dame, qui vous force de le recevoir&|160;?rétorqua Kirillovna sans s’émouvoir le moins du monde. Vous avezvraiment de la bonté de reste.

–&|160;Mais, comment faire&|160;?

Si vous le permettez, je le recevrai à votre place.

Elisabeth Prochorovna releva la tête.

–&|160;C’est cela, ma bonne, va le trouver, je t’en supplie.Dis-lui que… que j’ai trouvé nécessaire… mais que je ledédommagerai… Enfin tu sauras bien quoi lui dire… Vas-y, fais-moicette grâce.

–&|160;J’y vais, ne vous faites pas de mauvais sang, not’ chèredame, répondit la camériste qui s’en alla aussitôt en faisant crierses souliers.

Au bout d’un quart d’heure, leur crissement discret se fit denouveau entendre et Kirillovna réapparut dans le boudoir, lestraits tout aussi placides et le regard tout aussi narquois.

–&|160;Eh bien, lui demanda sa maîtresse, que ditAkim&|160;?

–&|160;Oh, rien de particulier. Il n’a pas d’autre volonté quela vôtre. «&|160;Pourvu que Madame soit heureuse et bien portante,c’est le principal, qu’il dit&|160;; quant à moi, j’ai de quoivivre jusqu’à la fin de mes jours.&|160;»

–&|160;Et il ne s’est pas plaint&|160;?

–&|160;Bien sûr que non, pourquoi voulez-vous qu’il seplaigne&|160;?

–&|160;Mais alors, pourquoi donc est-il venu&|160;? demandaMme&|160;Kuntze quelque peu surprise du tour queprenaient les choses.

–&|160;Il était venu vous demander si, en attendant, vous nevoudriez pas l’exempter de sa redevance… pour l’année prochaine,s’entend.

–&|160;Certainement, certainement, acquiesça d’emblée ElisabethProchorovna. Avec grand plaisir. Et dis-lui que je le dédommagerai…Je te suis très obligée, ma chère… Mais sais-tu que cet Akim est unbrave homme. Attends un peu, donne-lui cela de ma part…

Et elle tira de sa petite table de travail un billet de troisroubles.

–&|160;Bien, madame, répondit Kirillovna. Et gagnanttranquillement sa chambrette, elle mit non moins tranquillement lebillet dans une cassette qu’elle avait au pied de son lit. Elle ygardait tout son argent, et la somme était plutôt rondelette.

&|160;

En relatant son entretien avec Akim, la fine mouche avait donné,dans la louable intention de tranquilliser sa maîtresse, quelqueslégers accrocs à la vérité. De fait, voici comment les chosess’étaient passées. Elle avait fait appeler Akim dans la chambre desservantes&|160;; après avoir refusé de s’y rendre et insisté pourvoir la maîtresse en personne, il avait fini par céder et se laissaconduire par l’escalier de service auprès de Kirillovna, qu’iltrouva seule. À peine entré, il s’arrêta court, s’appuya à lamuraille, ouvrit la bouche… mais ne put prononcer un traître mot.La femme de charge le regarda fixement.

–&|160;Vous désirez voir Madame, Akim Sémionytch&|160;?commença-t-elle de son ton patelin.

Il ne put que faire un signe de tête.

–&|160;Cela ne se peut pas, Akim Sémionytch. Et d’ailleurs àquoi bon la déranger&|160;? Ce qui est fait ne saurait se défaire.Non, franchement, Akim Sémionytch, Madame ne peut pas vousrecevoir.

–&|160;Elle ne peut pas, répéta-t-il, comme hébété. Alors, commeça, reprit-il après quelques instants de silence, l’auberge estperdue pour moi&|160;?

–&|160;Écoutez, Akim Sémionytch, c’est la volonté de Madame, etvous qui avez toujours été un homme de bon sens, vous savez bienque la volonté des maîtres ce n’est pas nous qui pouvons la faireplier. Que nous discutions ensemble là-dessus, cela ne servira derien, n’est-ce pas&|160;?

Akim croisa ses bras derrière le dos.

–&|160;Songez plutôt, continua Kirillovna, ne vaudrait-il pasmieux prier Madame qu’elle vous fasse remise de votreredevance.

–&|160;Alors, comme ça, l’auberge est perdue pour moi, répétaAkim de la même voix blanche.

–&|160;Je vous l’ai déjà dit, Akim Sémionytch, c’est impossible,vous le savez mieux que moi.

–&|160;Dites-moi au moins pour combien elle a été vendue.

–&|160;Je ne saurais vous le dire, Akim Sémionytch, je n’en saisrien moi-même… Mais pourquoi vous tenez-vous debout&|160;?Asseyez-vous donc.

–&|160;Vous êtes bien honnête, mais un manant comme moi, ça peutrester debout, allez.

–&|160;Que dites-vous là, Akim Sémionytch&|160;! Unmanant&|160;! Mais non, voyons, vous restez un homme de négocecomme auparavant. Vous êtes même mieux que nous autres gens deservice… Allons, croyez-moi, il ne faut pas vous désoler comme ça…Vous prendrez bien une tasse de thé&|160;?

–&|160;Non merci, inutile de vous déranger… Alors, comme ça,l’auberge vous reste, dit-il en s’écartant de la muraille. Eh bien,merci quand même… Bien le bonsoir, ma bonne dame…

Sur ce, il tourna le dos à la Kirillovna, qui le regarda sortir,ajusta son tablier et rejoignit sa maîtresse.

«&|160;Paraît que me voilà devenu pour de bon un homme denégoce&|160;!&|160;» se dit Akim avec un sourire amer quand il futau portail. Beau négociant, ma foi&|160;! Allons, rentrons toujourschez nous&|160;!

Et sans plus se soucier de la charrette de Nahum, il prit à piedle chemin de l’auberge. Il n’avait pas fait un quart de lieue quandil perçut à son côté le roulement d’une voiture et le son d’unevoix qui l’appelait&|160;:

–&|160;Akim, Akim Sémionytch&|160;!

Il leva les yeux et aperçut une de ses connaissances, lesacristain Ephrem, surnommé la Taupe, petit bonhomme rabougri, avecun nez pointu et des yeux de myope. Il était assis sur une poignéede paille dans une méchante charrette, le buste penché sur laridelle.

–&|160;C’est-y que tu rentres chez toi&|160;? demanda-t-il àAkim.

–&|160;Oui, répondit l’autre en s’arrêtant.

–&|160;Veux-tu que je t’y mène&|160;?

–&|160;C’est pas de refus.

Après lui avoir fait place, Ephrem qui paraissait revenir d’unestation dans les vignes du Seigneur, se prit à fouailler avec lescordes qui lui servaient de rênes son maigre bidet, qui partit d’untrot fatigué, en secouant sans cesse sa tête non bridée.

Ils firent un bout de chemin sans se dire un mot. Akim, la têtebaissée, ne bougeait point. Ephrem grommelait dans sa barbe,excitant et retenant tour à tour son cheval.

–&|160;Où es-tu allé comme ça sans casquette, Sémionytch&|160;?demanda tout à coup le sacristain et, sans attendre la réponsed’Akim&|160;: Tu l’as laissée au cabaret, bien sûr, continua-t-il.Je te connais, l’ami, tu es grand biberon et c’est pour ça que tume plais. Tu n’aimes ni donner des coups, ni faire du tapage, nimédire du monde, ni jeter l’argent par les fenêtres, mais pourbiberon tu l’es, oui-da, et il y a beau jeu qu’on aurait dût’envoyer au couvent faire retraite au fond d’un cachot, car c’estune vilaine chose que de trop aimer le piot. Hourra&|160;!Hourra&|160;! Hourra&|160;! hurla-t-il soudain à pleine gorge.

–&|160;Arrêtez, arrêtez&|160;! s’écria une voix de femme.

Akim lève les yeux&|160;: une femme accourait vers eux à traverschamps, si pâle, si échevelée qu’il ne la reconnut pas toutd’abord.

–&|160;Arrêtez, arrêtez&|160;! gémit-elle encore, à boutd’haleine et tendant les bras.

Akim frissonna&|160;: c’était sa femme. Il saisit les rênes.

–&|160;Pourquoi s’arrêter&|160;? grognonna Ephrem. Pour unefemme&|160;? A-t-on idée&|160;! Hue&|160;!

Mais Akim arrêta le cheval sur les jarrets. Juste à ce momentAvdotia atteignait la route&|160;; elle se jeta la face dans lapoussière.

–&|160;Akim Sémionytch, glapit-elle, voilà qu’il m’a chassée,moi aussi&|160;!…

Akim la considéra en silence sans faire d’autre mouvement que deserrer les rênes contre lui.

–&|160;Hourra&|160;! beugla de nouveau Ephrem.

–&|160;Ah, il t’a chassée&|160;! proféra enfin Akim.

–&|160;Oui, mon bon ami, il m’a chassée, répondit Avdotia ensanglotant. «&|160;À c’t’heure, qu’il m’a dit, la maison est à moi,t’as plus qu’à fiche le camp.&|160;»

–&|160;Ça, c’est bien tapé&|160;! déclare Ephrem.

–&|160;C’est donc que tu comptais rester&|160;? dit Akim avecamertume, mais toujours sans bouger.

–&|160;Rester&|160;?… Mais, mon ami, dit vivement Avdotia, quis’était relevée sur les genoux et se jeta de nouveau la face contreterre, tu ne sais pas encore ce que j’ai fait… Tue-moi, AkimSémionytch, tue-moi sur la place&|160;!

–&|160;Te battre, Aréfievna&|160;? À quoi bon&|160;! rétorquadouloureusement Akim. Tu as fait toi-même ton malheur, ça suffitcomme ça…

–&|160;Ah, tu ne sais pas encore tout, Akim Sémionytch&|160;!…Ton argent, ton pauvre argent… il n’y est plus… C’est moi, maudite,qui l’ai tiré de dessous le plancher… Je l’ai donné à l’autre, à cevaurien, à ce Nahum, maudite que je suis&|160;!… Pourquoi m’as-tudit où tu le cachais&|160;!… C’est avec ton argent qu’il a achetél’auberge, le gredin&|160;!

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Akim se prit la tête à deux mains.

–&|160;Eh quoi&|160;? s’écria-t-il enfin, l’argent aussi&|160;!L’argent de la maison… tout… Et c’est toi, toi qui l’asvolé&|160;!… Attends un peu, vipère, que je t’écrase&|160;!

Et il sauta à bas de la charrette.

–&|160;Sémionytch, voyons, Sémionytch, tu ne vas pas la battre,balbutia Ephrem, chez qui un événement aussi imprévu dissipait lesfumées de l’ivresse.

–&|160;Non, non, ne l’écoute pas, bats-moi, tue-moi, écrase-moi…Ah, maudite que je suis&|160;! criait Avdotia en se roulantconvulsivement aux pieds d’Akim.

Celui-ci la considéra un moment sans faire le moindre geste,puis il s’éloigna de quelques pas et se laissa tomber sur l’herbeau bord de la route. Un court silence se fit. Avdotia tournatimidement la tête du côté de son mari.

–&|160;Sémionytch, voyons, Sémionytch, reprit Ephrem en sesoulevant dans sa charrette, calme-toi. Le malheur est fait, y aplus moyen d’y remédier. Nom de nom, quelle aventure&|160;!grommela-t-il entre ses dents. Ah, la satanée garce&|160;!…Qu’attends-tu pour aller le trouver&|160;? ajouta-t-il en sepenchant vers Avdotia. Tu ne vois donc pas qu’il perd laboule&|160;?

Avdotia se releva, s’approcha d’Akim et tomba de nouveau à sespieds.

–&|160;Mon bon ami…, commença-t-elle d’un ton languissant.

Akim se leva et revint vers la charrette. Avdotia se pendit auxbasques de son caftan.

–&|160;Va te faire f…, jeta Akim d’une voix farouche, et il larepoussa rudement.

–&|160;Où veux-tu donc aller&|160;? demanda Ephrem en le voyantse rasseoir auprès de lui.

–&|160;Tu voulais me ramener chez moi tout à l’heure, réponditAkim&|160;; conduis-moi plutôt cheztoi,&|160;maintenant. Comme tu vois, je n’ai plus demaison, paraît qu’on me l’a achetée.

–&|160;Bon, allons chez moi, si tu veux&|160;; maisqu’allons-nous faire de ta femme&|160;?

Akim ne répondit rien. Avdotia saisit la balle au bond.

–&|160;Moi, oui, moi, piailla-t-elle, vas-tu me laisser comme çatoute seule&|160;?… Chez qui veux-tu que j’aille&|160;?

–&|160;Chez celui à qui tu as porté mon argent, repartit Akimsans se retourner. Fouette, Ephrem.

Ephrem obéit et la charrette s’éloigna, tandis qu’Avdotiapoussait des hurlements de désespoir.

&|160;

Ephrem habitait à un quart de lieue de l’auberge, une desmodestes demeures affectées aux desservants d’une église isolée,grande bâtisse neuve à cinq coupoles dues à la libéralitétestamentaire d’un ancien négociant. Durant tout le trajet, lesacristain se contenta de secouer parfois la tête et d’émettre des«&|160;ah&|160;!&|160;» et des «&|160;eh&|160;!&|160;»&|160;; maisil ne dit mot à son compagnon qui d’ailleurs lui tournait presquele dos et ne bougeait pas d’un pouce. Ils arrivèrent enfin. Ephremsauta le premier de la voiture&|160;; une petite fille de cinq àsix ans dont la longue chemise était retenue sur les flancs par unsemblant de ceinture, accourut à sa rencontre en criant&|160;:

–&|160;Papa, papa&|160;!

–&|160;Où est ta mère&|160;? demanda le sacristain.

–&|160;Elle dort dans le fenil.

–&|160;Laisse-la dormir… Akim Sémionytch, que faites-vousdonc&|160;? Prenez la peine d’entrer.

Il faut remarquer que cet homme d’Église ne tutoyait Akim qu’àses heures d’ébriété. Et des gens bien plus huppés disaient aussi«&|160;vous&|160;» à l’aubergiste.

Akim entra.

–&|160;Faites-moi la grâce de vous installer sur ce banc, disaitEphrem… Voulez-vous bien vous sauver, espèces de garnements,cria-t-il à l’adresse de trois autres marmots, qui surgirentsoudain de trois coins de la chambre en compagnie de deux chatssquelettiques et barbouillés de cendre. Allez, oust, filez et plusvite que ça&|160;!… Par ici, Akim Sémionytch, par ici, s’il vousplaît… Mais, dites-moi, ne désirez-vous pas quelquechose&|160;?

Akim desserra enfin les dents.

–&|160;Ma foi, Ephrem, s’il y avait moyen de trouver un verred’eau-de-vie.

Le sacristain dressa les oreilles.

–&|160;De l’eau-de-vie&|160;! Ça peut s’arranger. Je n’en ai pasà la maison, mais je vais courir chez le Père Théodore. Là, on esttoujours sûr d’en trouver… Je reviens à l’instant…

Il empoigna son bonnet à oreillettes.

–&|160;Apportes-en le plus possible, lui cria Akim, quand il levit sortir. Te tourmente pas pour le payement, j’ai encore assezd’argent pour ça.

–&|160;À l’instant&|160;! répète Ephrem en s’éclipsant.

Il revint bien vite en effet, avec deux bouteilles sous le bras,dont il avait déjà eu le temps de déboucher l’une&|160;; il lesposa sur la table avec deux petits verres verdâtres, du sel et unchanteau de pain.

–&|160;J’aime mieux ça, déclara-t-il en s’attablant en faced’Akim&|160;; à quoi bon se tourner les sangs&|160;?

Il remplit les deux verres et se mit à bavarder. La conduited’Avdotia l’avait fort intrigué.

–&|160;Quelle histoire&|160;! C’est à n’y rien comprendre.Comment pareille chose peut-elle arriver&|160;? Il faut, pour sûr,qu’il lui ait jeté un charme… Une femme, voyez-vous, ça doittoujours se tenir au cul et aux chausses… Malgré tout, vous feriezbien de passer chez vous&|160;; vous n’allez pas abandonner commeça tout votre saint-frusquin&|160;?

Ephrem continua longtemps sur ce ton&|160;; tout en humectantson gosier, le digne homme aimait également faire aller salangue.

Une heure plus tard, voici ce qui se passait dans la maison dusacristain. Akim, qui, pendant toute la ribote, avait avalé verresur verre sans répondre un traître mot aux questions, remarques etaphorismes de son trop loquace amphitryon, Akim, le visagecramoisi, dormait sur le poêle d’un sommeil lourd et pénible,cependant que les marmots le considéraient d’un œil surpris etqu’Ephrem… Ephrem, hélas, dormait également, mais dans un réduitaussi frais qu’exigu, où l’on avait enfermé sa tendre épouse,personne de caractère décidé et de constitution athlétique. Ilétait allé la réveiller dans le fenil, pour lui tenir des propos oùles menaces alternaient avec les calembredaines. Comprenantaussitôt de quel pied il boitait, l’énergique matrone l’avait prisau collet et mené à ce réduit où le digne homme dormait d’ailleursfort paisiblement. Affaire d’habitude, n’est-ce pas&|160;!

*

* *

Kirillovna, on s’en souvient, n’avait pas fidèlement transmis àsa maîtresse sa conversation avec Akim. On peut en dire autantd’Avdotia&|160;: Nahum ne l’avait pas chassée, l’acte de ventel’obligeant à donner aux anciens maîtres de l’auberge le temps dese retourner. L’explication qu’ils avaient eue ensemble s’étaitpassée fort différemment.

Quand Akim se fut jeté dehors en criant qu’il allait au château,Avdotia stupéfaite frappa dans ses mains et, regardant Nahum avecde grands yeux&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu, fit-elle, qu’est-ce que cela veutdire&|160;? Comment, Nahum Ivanytch, vous avez acheté notremaison&|160;?

–&|160;Mais oui&|160;; pourquoi pas&|160;?

Avdotia ne trouva d’abord rien à répondre, mais bientôt, prised’une alarme subite&|160;:

–&|160;C’est donc pour cela, s’écria-t-elle, que vous aviezbesoin de l’argent&|160;?

–&|160;Comme il vous plaît de le dire… Eh, eh&|160;! ajouta-t-ilen entendant la charrette s’éloigner, il me semble que votre chermari a pris mon cheval… Quel gaillard&|160;!

–&|160;Mais c’est du brigandage, geignit Avdotia&|160;; mais,c’est notre argent…, l’argent de mon mari… et l’auberge nousappartient&|160;!

–&|160;Faites excuse, Avdotia Aréfievna, l’auberge appartenait àvotre dame, puisqu’elle était construite sur sa terre&|160;; y apas à ergoter là-dessus. Quant à l’argent, il était bien à vouspour sûr… Seulement vous avez eu comme qui dirait la bonté de mel’offrir&|160;; je vous en ai bien de la reconnaissance, et même àl’occasion je vous le rendrai, à supposer que pareille occasion seprésente… car, voyez-vous, faudrait pas tout de même qu’à cause devous je reste gueux.

Nahum proféra cette phrase le plus tranquillement du monde, enesquissant même un sourire. Mais Avdotia se prit à hurler.

–&|160;Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire&|160;?Comment pourrai-je, après cela, me montrer aux yeux de monmari&|160;?… Mais, misérable, ajouta-t-elle en regardant avec unehaine subite le jeune et frais visage de Nahum, mais j’ai perdu monâme pour toi, mais je suis devenue une voleuse pour toi, et voilàque tu nous jettes à la rue&|160;!… Je n’ai plus qu’à me passer lacorde au cou, à cause de toi, bandit, fourbe, judas&|160;!

Elle éclata en sanglots.

–&|160;Vous mangez donc pas les sangs, Avdotia Aréfievna, jetaNahum d’un ton gouailleur. Charité bien ordonnée commence parsoi-même, n’est-ce pas&|160;; et puis, comme on dit chez nous, vousauriez pas dû oublier que s’il y a des brochets dans la rivière,c’est pour que la tanche ne s’endorme pas.

–&|160;Où allons-nous aller, maintenant&|160;? Qu’allons-nousdevenir&|160;? balbutiait Avdotia à travers ses larmes.

–&|160;Ah, pour ce qui est de ça, je pourrais pas vous ledire.

–&|160;Je te tuerai, scélérat, je te tuerai…

–&|160;Dites donc pas de bêtises, Avdotia Aréfievna, vous n’enferez rien… Seulement vaut peut-être mieux que je m’éloigne un peu,vous vous faites trop de tracas. On va donc, pour le moment, voustirer notre révérence, mais on reviendra demain sans faute… Enattendant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous enverraidès aujourd’hui mes garçons, déclara-t-il, tandis qu’Avdotiaaffirmait toujours à travers ses pleurs qu’elle le tuerait etqu’elle se tuerait ensuite… Eh, tenez, les voilà justement quis’amènent, ajouta-t-il après un regard à la fenêtre. Tant mieux, mafoi, comme ça je m’en irai plus tranquille, un malheur est si vitearrivé&|160;!… Vous aurez l’obligeance d’emballer dès aujourd’huitoutes vos petites affaires et si vous le désirez mes gars vousdonneront volontiers un coup de main, tout en veillant au grain.Sur ce, j’ai bien l’honneur…

Il s’inclina, sortit et appela ses garçons.

Avdotia se laissa retomber sur son banc, se coucha à demi sur latable, se tordit les mains de désespoir. Puis, soudain redressée,elle se jeta dehors d’un bond et courut à la recherche de son mari…Nous avons raconté leur entrevue.

Abandonnée par Akim au beau milieu de la route, elle resta là unbon moment à geindre et à se lamenter. Quand elle eut pleuré toutson soûl, elle se décida à gagner le château. Il lui fut fortpénible d’y entrer, plus pénible encore de se montrer en cet état àses anciennes camarades qui l’entourèrent toutes avec des mines decompassion. Les larmes jaillirent de nouveau de ses paupièresgonflées et rougies&|160;; à bout de forces, elle se laissa tombersur une chaise. On alla prévenir Kirillovna, qui l’accueillit fortgracieusement, mais n’eut garde de la laisser pénétrer jusqu’à leurmaîtresse. Du reste Avdotia n’insista guère, étant venue avant toutchercher un refuge, car elle ne savait vraiment plus où reposer satête.

Kirillovna fit apporter le samovar&|160;; après s’être longtempsfait prier, Avdotia consentit à prendre une tasse de thé qui futimmédiatement suivie de quatre autres. Ses sanglots, ses frissonsse firent bientôt moins fréquents, et l’astucieuse caméristeprofita de cette accalmie pour lui demander où ils comptaientdorénavant s’établir. La question provoqua une nouvelle crise etAvdotia assura en pleurnichant qu’il ne lui restait plus qu’àmourir&|160;; mais en femme de tête, Kirillovna l’arrêta court pourlui démontrer qu’au lieu de perdre son temps en lamentationsinutiles, elle ferait mieux de rassembler incontinent ses affaireset de les transporter au village, dans la chaumière familialed’Akim où logeait ce vieil oncle qui n’avait pas approuvé sonmariage.

–&|160;Madame ne refusera certainement pas des hommes et deschevaux pour vous aider. Et quant à vous, ma chère enfant, ajoutaKirillovna, dont un sourire aigre-doux plissait les lèvres dechatte, soyez assurée qu’il y aura toujours ici place pour vous, etqu’il nous sera très agréable de vous donner asile jusqu’à ce quevous ayez une autre demeure. Mais surtout n’oubliez pas qu’il nefaut jamais se laisser abattre par l’adversité. Comme vous lesavez, «&|160;Dieu l’a donné, Dieu l’a repris, Dieu peut le rendreencore&|160;». Nous sommes tous dans sa main. Par suite de diversesconsidérations, Elisabeth Prochorovna s’est vue dans la nécessitéde vendre votre auberge&|160;; dès qu’elle le pourra elle vousdédommagera certainement d’une manière ou de l’autre. Elle m’a bienpriée de le dire à Akim Sémionytch… À propos, où est-il&|160;?

Avdotia répondit que, l’ayant rencontrée, Akim lui avait faitaffront et s’en était allé chez Ephrem, le sacristain.

–&|160;Comment, chez cet individu&|160;! s’exclama Kirillovnasur un ton qui en disait long… Après tout, je comprends qu’il aitdu chagrin. En tout cas on aura de la peine à mettre la main dessusaujourd’hui. Mélanie, appelez-moi Nicanor Ilitch, je m’entendraiavec lui.

Nicanor Ilitch, une sorte d’intendant de mine fort chétive, netarda pas à paraître&|160;: il écouta avec déférence ce que lui ditKirillovna, et dès qu’elle eut achevé, déclara que tout seraitponctuellement exécuté.

Emmenant aussitôt Avdotia, il mit à sa disposition les troispremiers paysans venus avec leurs charrettes&|160;; un quatrièmes’ajouta de lui-même au convoi, sous le prétexte qu’il sauraitmieux s’y prendre que les autres. Avdotia reprit en leur compagniele chemin de l’auberge où elle trouva ses garçons et la servanteFétinia en proie à une confusion et à une terreur extrêmes… Depuisqu’ils s’y étaient installés, les trois vigoureux gaillardsrecrutés par Nahum avaient fait si bonne garde que les fers de roued’un chariot neuf avaient déjà disparu.

Ce fut le cœur bien gros qu’Avdotia accomplit sa triste besogne.Malgré l’aide de l’habile homme, qui ne fit d’ailleurs pas autrechose que se promener, en crachotant, de long en large, un bâton àla main, elle ne put quitter l’auberge le jour même et dut y passerla nuit, après avoir prié Fétinia de rester dans sa chambre. Ellene s’endormit qu’à l’aurore, d’un sommeil fiévreux, et les larmescoulaient encore sur ses joues après qu’elle eut perduconnaissante.

&|160;

Cependant le sacristain s’était réveillé plus tôt que de coutumedans son étroit réduit. Il se mit à cogner contre la porte, àsupplier sa femme de le laisser sortir. Celle-ci refusa d’abordsous prétexte qu’il n’avait pas assez cuvé son eau-de-vie&|160;;mais il piqua sa curiosité en promettant de lui raconter l’étrangeaventure dont Akim avait été la victime. Elle tira la chevillette.Ephrem lui conta ce qu’il savait et s’enquit de soncompagnon&|160;: était-il ou non réveillé&|160;?

–&|160;Dieu le sait, répondit la femme&|160;; vas-y voirtoi-même&|160;; il n’est pas encore descendu du poêle… Vous en avezpris une cuite hier soir&|160;! Regarde voir un peu tafigure&|160;: on dirait une écumoire&|160;!… Et t’as du foin pleinles cheveux&|160;!

–&|160;Je m’en fiche pas mal&|160;! rétorqua Ephrem.

Par acquit de conscience il se passa la main dans les cheveux etpassa dans la salle.

Akim ne dormait plus&|160;; assis sur le poêle, les jambespendantes, il montrait un visage d’autant plus chiffonné, d’autantplus hagard qu’il n’avait pas l’habitude de s’enivrer.

–&|160;Avez-vous bien reposé, Akim Sémionytch&|160;? s’enquitEphrem.

Akim posa sur le sacristain un regard trouble.

–&|160;Dis-moi, frérot, proféra-t-il d’une langue pâteuse, yaurait-il pas moyen de… remettre ça&|160;?

Ephrem leva sur lui un œil émerillonné. Il éprouvait un frissonassez semblable au tressaillement du chasseur à l’affût, qui entendsoudain aboyer les chiens dans un bois d’où il n’espérait plusfaire sortir du gibier.

–&|160;Comment&|160;! encore&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oui, encore.

–&|160;Ça peut se faire… Patientez un peu, répondit Ephrem touten songeant à part soi&|160;: «&|160;Ça ne va pas être commode. Sije tombe sur la «&|160;bourgeoise&|160;», alorsgare&|160;!&|160;»

Il sortit cependant et, grâce à d’habiles manœuvres, il réussità introduire subrepticement une grosse bouteille, dont Akims’empara aussitôt. Par crainte de sa «&|160;bourgeoise&|160;»,Ephrem refusa cette fois de lui tenir compagnie.

–&|160;Je m’en vas faire un tour par chez vous, luidéclara-t-il, histoire voir ce qui se passe et de veiller à cequ’on ne vous vole pas.

Il partit en effet sur son pauvre cheval, qu’il avait oublié denourrir&|160;; mais il ne s’était pas oublié lui-même, à en jugerpar l’enflure bizarre de son caftan.

Peu après son départ, Akim dormait de nouveau comme un mort surle poêle… Il ne donna même pas signe de vie lorsque, quatre heuresplus tard, Ephrem se mit à le secouer pour lui faire un rapportfort embrouillé sur son expédition&|160;: tout était fini et parti,on avait déménagé jusqu’aux saintes images, on demandait Akim à coret à cri, mais lui, Ephrem avait bien spécifié qu’on ne ledérangeât point, etc., etc. Il ne divagua d’ailleurs pas longtemps,sa robuste moitié lui ayant bientôt fait reprendre le chemin de laresserre, tandis qu’elle-même fort indignée et contre son mari etcontre l’importun visiteur qui l’avait débauché, grimpait dans lasoupente… Suivant sa coutume, elle s’éveilla de très bonneheure&|160;; ses regards étant venus à tomber sur le poêle, elles’aperçut qu’Akim n’y était plus…

Les coqs n’avaient pas encore chanté pour la seconde fois,l’aurore s’annonçait à peine par quelques teintes grises justeau-dessus de sa tête, que déjà Akim franchissait le portail. Sonvisage était blême, mais ses yeux jetaient autour de lui desregards scrutateurs et sa démarche n’était pas d’un homme ivre… Ilse dirigea vers son ancienne demeure, vers cette auberge devenue lalégitime propriété de Nahum.

Et Nahum non plus ne dormait pas. Il avait jeté sa peau demouton sur un banc et s’était étendu dessus tout habillé, mais lesommeil le fuyait. Non pas que sa conscience le tourmentât&|160;:il avait assisté depuis le matin à l’emballage et au déménagementde tous les effets d’Akim, il avait même adressé plus d’une fois laparole à Avdotia, trop abattue pour lui adresser de nouveauxreproches… Non, sa conscience était tranquille, mais son esprittravaillait&|160;: réussirait-il dans cette nouvelle carrière, luiqui n’avait jamais tenu d’auberge, jamais eu à lui le moindrecoin&|160;? l’affaire était bien mise en train, mais commentmarcherait-elle par la suite&|160;?

Après avoir expédié, la veille au soir, la dernière charrettechargée du mobilier d’Akim – qu’Avdotia suivit en pleurant – ilavait minutieusement visité toute la maison de la cave au grenier,sans oublier ni les hangars ni les remises, et prescrit plutôt dixfois qu’une à ses garçons de faire bonne garde. Demeuré seul aprèsle souper, il n’avait pu trouver de repos, bien qu’à sa grandesatisfaction aucun voyageur n’eût demandé ce jour-là à passer lanuit. «&|160;Ils ont emmené leur chien, nom de nom, pensait-il ense retournant d’un côté sur l’autre&|160;; va falloir dès demain enacheter un autre, un bon chien bien méchant&|160;; le meunier entient de comme ça…&|160;» Tout à coup il dressa la tête&|160;: ilavait cru entendre des pas sous la fenêtre. Il prêtal’oreille&|160;: rien. Il ne percevait que le cricri du grillondans le foyer, le grignotement d’une souris en quelque coin et lebruit de sa propre respiration. Tout était tranquille dans la piècepresque vide, éclairée faiblement par la veilleuse de l’imagesainte qu’il avait déjà eu le temps de mettre en place… Il reposala tête&|160;; mais bientôt il lui sembla entendre gémir la portecochère et craquer la palissade. Il ne put y tenir&|160;: il bonditde son banc, ouvrit la porte du vestibule et appela à voixbasse&|160;:

–&|160;Fiodor&|160;! Fiodor&|160;!

Personne ne lui répondit. Il franchit le seuil et faillit choiren heurtant du pied Fiodor, qui dormait étendu par terre. L’hommes’agita, marmonna dans son sommeil. Nahum le secoua rudement.

–&|160;De quoi&|160;? qu’est-ce qu’il y a&|160;?

–&|160;Chut&|160;! gueule pas comme ça… Alors, vous roupillez,mes gaillards… N’as-tu rien entendu&|160;?

–&|160;Non, rien.

–&|160;Où sont couchés les autres&|160;?

–&|160;Mais ousque vous l’avez dit… C’est y qu’il est arrivéquelque chose&|160;?

–&|160;Chut&|160;!… suis-moi.

Nahum ouvrit doucement la porte. La cour était plongée dansl’obscurité&|160;; si l’on distinguait les piliers de la galerie,c’est que leur lourde masse tranchait en plus noir sur le noir dela nuit.

–&|160;Si qu’on allumait une lanterne&|160;? murmura Fiodor.

Nahum le fit taire d’un geste et retint sa respiration. Iln’entendit d’abord que les bruits nocturnes que l’on perçoitd’ordinaire dans tout lieu habité&|160;: un cheval mangeait sonavoine, un homme ronflait quelque part, un pourceau endormipoussait de faibles grognements. Mais bientôt un bruit suspects’éleva du fin fond de la cour tout contre la palissade&|160;: unêtre quelconque semblait s’y démener en soufflant ou en respirantavec force. Nahum jeta par-dessus son épaule un regard à Fiodor,puis, descendant le perron à pas de loup, il se dirigea vers cebruit… Une ou deux fois il s’arrêta pour prêter l’oreille et repritsa marche furtive. Tout à coup il tressaillit… À dix pas devant luiun point lumineux brilla dans les ténèbres&|160;: c’était uncharbon ardent, dont la lueur laissa voir une bouche entr’ouvertequi soufflait dessus. Sans mot dire, Nahum bondit sur ce feu, commele chat sur la souris. Un long corps se souleva vivement de terre,faillit le renverser, lui glissa presque entre les mains&|160;;mais il put s’y cramponner de toutes ses forces.

–&|160;Fiodor&|160;! André&|160;! Pétrouchka&|160;! hurla Nahum.Vite, vite, ici&|160;! J’ai attrapé un voleur, unincendiaire&|160;!

L’homme se débattait désespérément, mais Nahum le tenait commedans un étau. Fiodor accourut à la rescousse.

–&|160;Une lanterne&|160;! vite une lanterne&|160;! cours lachercher, réveille tous les autres, lui cria Nahum. Il nem’échappera pas, je suis assis dessus… Cours vite et apporte aussiune ceinture pour l’attacher.

Fiodor obéit. L’homme qui tenait Nahum cessa tout à coup delutter.

–&|160;Alors tu n’as pas assez de la femme et de l’argent et del’auberge&|160;; tu veux aussi me perdre, moi, dit une voixétouffée que Nahum reconnut pour celle d’Akim.

–&|160;Ah, c’est toi, mon bonhomme&|160;!… Eh bien, attends unpeu, tu vas voir.

–&|160;Lâche-moi&|160;; est-ce que tu n’en as pas assez commeça&|160;?

–&|160;Je te montrerai demain, devant la justice, si j’en aiassez.

Et Nahum serra plus fortement encore son étreinte.

Les garçons accoururent avec deux lanternes et des cordes.

–&|160;Liez-le&|160;! leur commanda brusquement Nahum.

Les gars s’emparèrent d’Akim, le soulevèrent, lui attachèrentles mains derrière le dos. L’un d’eux lui adressait déjà desinjures, quand il reconnut l’ancien maître de l’auberge&|160;; ils’arrêta, tout interdit et échangea un regard avec sescamarades.

–&|160;Voyez, voyez, disait cependant Nahum en promenant salanterne sur le sol, il a apporté du charbon dans un pot, tout unbrasier&|160;; faudra s’enquérir où il a pris tout ça… Il a aussicassé des branches, tenez, ajouta-t-il en éteignant soigneusementle feu sous ses pieds… Fouille-le, Fiodor, qu’on voie s’il n’a pasencore quelque chose.

Fiodor fouilla Akim qui se tenait immobile, la tête penchée sursa poitrine, comme celle d’un mort.

–&|160;Il a quelque chose, en effet, dit le gars, en tirant dedessous le caftan d’Akim un vieux couteau de cuisine.

–&|160;Eh, eh, mon gaillard, voilà où tu voulais en venir&|160;!Vous êtes témoin, les gars, qu’il voulait m’assassiner, mettre lefeu à ma maison… Enfermez-le jusqu’au matin dans la cave&|160;; ilne pourra pas s’en échapper… Je le surveillerai moi-même et dès lepetit jour, on l’emmènera à la police… Et vous serez tous témoins,entendez-vous.

On poussa Akim dans la cave et l’on referma la porte sur lui.Nahum mit deux de ses gens en faction à la porte, et lui-même ne secoucha plus…

&|160;

Cependant la sacristine, s’étant dûment convaincue que l’intrusavait vidé la place, voulut, bien que l’aube pointât à peine,vaquer à sa cuisine. C’était dimanche. Elle s’accroupit devant lepoêle pour y prendre du feu et s’aperçut qu’on avait déjà enlevétoute la braise. Elle chercha son grand couteau et ne le trouvapoint. Enfin, de ses quatre pots il en manquait un. Cette femmepassait – et à juste titre – pour une tête solide. Après avoirréfléchi à la chose, elle s’en alla secouer son mari&|160;: ce nefut pas chose facile de réveiller l’ivrogne et encore moins de luifaire comprendre de quoi il retournait. À tout ce qu’elle luidisait, Ephrem répétait toujours&|160;:

–&|160;Il est parti&|160;? eh bien, qu’y puis-je&|160;? que lebon Dieu le bénisse&|160;!… Il a emporté un pot, un couteau&|160;?eh bien, qu’y puis-je&|160;? que le bon Dieu le bénisse&|160;!

Il finit pourtant par se lever et, après avoir prêté à sa«&|160;bourgeoise&|160;» une oreille plus attentive, il convint quec’était une méchante affaire et qu’on ne pouvait en rester là.

–&|160;Oui, appuya la sacristine, dans son désespoir il estcapable de faire un malheur… Je me suis bien aperçue hier soirqu’il ne dormait pas&|160;: il ne faisait que semblant… À ta place,Ephrem Alexandrytch, j’irais aux renseignements.

–&|160;Écoutez bien ce que je vais vous dire, OulianaFiodorovna&|160;: je file à l’auberge sans plus tarder, mais devotre côté vous allez me donner un petit verre d’eau-de-vie,histoire de faire passer mon mal de cheveux.

–&|160;Soit, dit la sacristine après un peu d’hésitation, jevais te donner un petit verre&|160;; mais prends garde de faire dessottises.

–&|160;Vous pouvez être tranquille sur ce point, OulianaFiodorovna.

Une fois ragaillardi, Ephrem partit pour l’auberge. Le soleil selevait à peine quand il y arriva et déjà une charrette, où setenait un des gars de Nahum, les rênes dans les mains, attendait auportail.

–&|160;Où s’en va-t-on comme ça&|160;? s’enquit Ephrem.

–&|160;À la ville, répondit l’autre à contre-cœur.

–&|160;Pour quoi faire&|160;?

En guise de réponse, le gars haussa les épaules… Ephrem mit piedà terre, monta le perron et se heurta dans le vestibule à Nahum,tout habillé et la casquette sur la tête.

–&|160;Tous nos souhaits de bienvenue et d’heureuse installationau nouveau propriétaire, claironna Ephrem, qui connaissaitpersonnellement Nahum… Où allez-vous de si bonne heure&|160;?

–&|160;Il y a de quoi me féliciter, rétorqua brusquementNahum&|160;; dès le premier jour j’ai failli brûler.

Ephrem tressaillit.

–&|160;Pas possible&|160;! Qu’est-ce qui vous est doncarrivé&|160;?

–&|160;Il m’est arrivé qu’un brave homme a voulu mettre le feu àma maison, voilà&|160;!… Mais j’ai eu la chance de le prendre surle fait, et maintenant je l’emmène à la ville…

–&|160;Ne serait-ce pas… Akim&|160;? demanda lentementEphrem.

–&|160;Oui, c’est lui… Comment l’as-tu deviné&|160;? Il est venucette nuit avec des tisons dans un pot… Il était en train d’attiserle feu quand je l’ai pincé… Mes gars sont tous témoins… Veux-tu levoir&|160;? Il est justement temps qu’on l’emmène…

–&|160;Vous feriez mieux de le relâcher, mon bon Nahum Ivanytch.Un pauvre vieux au désespoir, vous comprenez, ça perd facilement latête… Ne prenez pas ce péché sur votre conscience.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là&|160;? Le relâcher&|160;!pour qu’il revienne me brûler dès demain&|160;!

–&|160;Il ne reviendra pas, Nahum Ivanytch, croyez-moi… Et decette façon vous aurez moins de désagréments que si vous le traînezdevant les tribunaux… La justice est curieuse, vous savez…

–&|160;La justice&|160;? Je ne la crains pas.

–&|160;Oh, mon bon Nahum Ivanytch, qui peut se vanter de ne pascraindre la justice&|160;?

–&|160;Assez comme ça, hein&|160;!… Te voilà soûl dès le matin…et un dimanche encore.

Ephrem fondit subitement en larmes.

–&|160;Oui, je suis soûl…, mais je dis la vérité, marmonna-t-il.Pardonnez-lui, Nahum Ivanytch, pour la fête de Notre-Seigneur…

–&|160;Viens toujours, espèce de pleurnicheur&|160;!

Et Nahum se dirigea vers la cour. Ephrem lui emboîta le pas.

–&|160;Faites-lui grâce pour Avdotia Aréfievna, reprit-il.

Nahum s’approcha de la cave et en ouvrit la porte toute grande.Ephrem, avec une curiosité craintive, étendit le cou par derrièreNahum et dans un coin de la cave, qui n’était pas profonde, ilfinit par reconnaître Akim. Le riche aubergiste, naguère respectédans tout le voisinage, était étendu sur de la paille, les mainsliées comme un criminel… Le bruit lui fit lever la tête. Ilparaissait avoir affreusement maigri pendant ces deux derniersjours, pendant cette nuit surtout. Ses yeux enfoncés se voyaient àpeine sous son front devenu d’un jaune de cire&|160;; ses lèvresétaient sèches et noires&|160;; son visage bouleversé avait prisune expression étrange, farouche et craintive à la fois.

–&|160;Lève-toi et sors, dit Nahum.

Akim se leva et franchit péniblement le seuil de la cave.

–&|160;Akim Sémionytch, hurla Ephrem, qu’as-tu fait&|160;? Tut’es perdu, mon pauvre ami&|160;!

Akim le regarda sans mot dire.

–&|160;Ah, si j’avais su pourquoi tu me demandais del’eau-de-vie, je ne t’en aurais pas donné&|160;!… Non, ma parole,je ne t’en aurais pas donné&|160;; je l’aurais plutôt toute buemoi-même&|160;!… Nahum Ivanytch, ajouta-t-il en tirant celui-ci parla manche, faites-lui grâce, relâchez-le.

–&|160;Oui, comptes-y&|160;! rétorqua Nahum avec un mauvaissourire. Eh bien, dit-il en se retournant vers Akim, avance,qu’est-ce que tu attends&|160;?

–&|160;Nahum Ivanov…, fit Akim.

–&|160;Qu’est-ce qu’il te faut encore&|160;?

Nahum Ivanov, répéta Akim, écoute-moi. Je suis coupable&|160;:j’ai voulu me rendre justice moi-même, et c’est Dieu qui doit nousjuger. Tu m’as tout pris, tu le sais bien, tout jusqu’au dernierliard… Maintenant, tu peux m’achever… Écoute pourtant ce que jevais te dire&|160;: si tu me relâches à présent, eh bien, soit, jeme résigne… Que tout soit à toi, j’y consens et je te souhaitebonne chance&|160;!… Je te le dis comme devant Dieu&|160;: si tu merelâches, tu n’auras pas à t’en repentir. Que le bon Dieu tebénisse&|160;!…

Akim se tut et ferma les yeux.

–&|160;C’est ça, on n’a qu’à te croire&|160;! ricana Nahum.

–&|160;Bien sûr qu’on peut le croire&|160;! intervint de nouveauEphrem. D’Akim Sémionytch, moi, voyez-vous, je suis prêt à répondresur ma tête. Parole d’honneur&|160;!

Des blagues&|160;! s’écria Nahum. Partons.

Akim rouvrit les yeux et le dévisagea.

–&|160;Comme tu voudras, Nahum Ivanov. Mais tu charges par tropta conscience… Eh bien, partons, puisque tu es si pressé.

Nahum le fixa d’un œil scrutateur. «&|160;Après tout, se dit-il,vaudrait peut-être mieux l’envoyer au diable&|160;! Autrement lemonde me déchirera à belles dents et Avdotia me mangera toutcru&|160;!&|160;»

Pendant que Nahum se consultait, personne ne prononça uneparole. Le conducteur de la charrette, qui voyait toute la scène àtravers la porte, hochait la tête en faisant claquer les rênes surla croupe du cheval&|160;; et les deux autres gars, plantés sur leperron, se taisaient également.

–&|160;Eh bien, vieux, écoute, dit enfin Nahum&|160;; si je telâche et si je défends à mes gars de parler…, eh bien, serons-nousquittes ensemble&|160;?… Comprends-moi bien, serons-nousquittes&|160;?

–&|160;Je te l’ai déjà dit&|160;: garde tout.

–&|160;Ça sera bien entendu&|160;: je ne redevrai plusrien&|160;?

–&|160;Non, on ne se redevra plus rien l’un à l’autre.

Nahum réfléchit encore quelques instants.

–&|160;Jure-le.

–&|160;Je le jure devant Dieu.

–&|160;Allons, fit Nahum, à la grâce de Dieu&|160;! Je m’enrepentirai bien sûr, mais tant pis&|160;!… Donne-moi tes mains.

Akim se tourna&|160;; Nahum se mit en devoir de le délier.

–&|160;Rappelle-toi, vieux, proféra-t-il en dénouant les cordes,que je t’ai fait grâce. Ne l’oublie pas, hein&|160;!

–&|160;Voilà un bon mouvement, Nahum Ivanytch, balbutia Ephremtout ému, soyez sûr que Notre-Seigneur vous en tiendra compte.

Akim fit jouer ses bras gonflés et refroidis et se dirigea versle portail… Nahum parut soudain se repentir d’avoir lâché saproie.

–&|160;Prends garde, lui cria-t-il, tu as juré devantDieu&|160;!

Akim se retourna, promena ses regards sur son ancienne demeure,et proféra avec une infinie tristesse&|160;:

–&|160;Garde tout… et pour toujours… irrévocablement… Adieu.

Et, suivi d’Ephrem, il gagna la route à pas lents. Nahumabandonna d’un grand geste les choses à leur destin et rentra chezlui après avoir donné ordre de dételer.

–&|160;Comment, Akim Sémionytch, ce n’est pas chez moi que vousallez&|160;? s’exclama Ephrem en voyant son compagnon s’engagerdans le chemin de droite.

–&|160;Non, merci, Ephrem… Je m’en vais voir ce que devient mafemme.

–&|160;Vous avez bien le temps, voyons… S’agirait d’abord… aprèsl’heureuse tournure qu’ont pris les choses…

–&|160;Non, merci, Ephrem… Assez comme ça… Adieu.

Et Akim s’en alla sans se retourner.

–&|160;Ah, par exemple, assez comme ça&|160;! bougonna lesacristain ébahi. Et moi qui ai répondu de lui sur ma tête&|160;!…Si je m’attendais à pareille ingratitude&|160;!… Fi&|160;!…

Il se rappela opportunément qu’il avait laissé dans l’aubergeson pot et son couteau. Nahum les lui fit rendre, mais ne songeamême pas à lui offrir un petit verre. Ce nouvel échec dégrisacomplètement notre sacristain, qui rentra chez lui de fort méchantehumeur.

–&|160;Eh bien, lui demanda sa femme, l’as-tu trouvé&|160;?

De quoi, trouvé&|160;? Ta vaisselle&|160;?… La v’là&|160;!

–&|160;Alors, c’était Akim qui&|160;?…

–&|160;Oui, répondit Ephrem en hochant la tête… A-t-on idée d’uncoco pareil&|160;! J’ai juré pour lui tous mes grands dieux. Sansmoi il pourrirait à c’te heure sur la paille humide et il n’a passeulement voulu me payer la goutte&|160;!… Vous, au moins, OulianaFiodorovna, vous allez bien sûr me montrer quelqueconsidération…

Loin de lui montrer la moindre considération, Ouliana Fiodorovnal’envoya fort galamment paître.

Cependant Akim suivait à pas lents le chemin qui menait à sonvillage. En proie à un tremblement intérieur, comme tout homme quivient d’échapper à une mort certaine, il n’arrivait pas à reprendreses esprits. À peine pouvait-il croire à sa liberté. Avec unétonnement stupide, il regardait les champs, le ciel, lesalouettes, qui palpitaient dans l’air tiède et léger… La veille, ilavait eu beau s’étendre, immobile, sur le poêle du sacristain, lesommeil l’avait fui depuis le dîner. Vainement il avait essayéd’assoupir dans l’ivresse la douleur insupportable de l’offensereçue, les affres du courroux impuissant… L’eau-de-vie n’avait pule vaincre&|160;; la colère bouillonnait en lui&|160;; alors il seprit à ruminer des projets de vengeance, qui tous visaient le seulNahum&|160;; Elisabeth Prochorovna ne lui venait même pas à lapensée, et il chassait impitoyablement jusqu’au souvenir d’Avdotia.Vers le soir cette soif de revanche devint une véritable rage, etce brave homme faible et débonnaire attendit dans la fièvre lemoment où il pourrait quitter son repaire comme un loup en quête deproie et s’en aller, le feu à la main, détruire son ancien logis…Mais on l’avait saisi, enfermé… À quels tourments fut-il en proiedurant ces heures cruelles&|160;? Pareilles souffrances étanttoujours muettes, aucune parole ne saurait les rendre… Le matin, unpeu avant la venue de Nahum et d’Ephrem, il éprouva comme unsoulagement. «&|160;Tout est perdu, se dit-il, le vent a toutemporté…&|160;», et il s’abandonna à son destin. Né avec de mauvaispenchants, Akim eût pu devenir à cet instant un scélérat&|160;;mais par bonheur le mal était étranger à son âme. Une catastrophesubite, imméritée, l’avait certes entraîné à un acte dedésespoir&|160;; mais, en l’ébranlant jusque dans son tréfonds, etl’échec de sa tentative criminelle ne lui avait laissé qu’uneimmense fatigue… Conscient de sa faute, il arracha son cœur à toutregret terrestre et se mit à prier avec une amère ferveur. Saprière fut d’abord tout intérieure, mais il lui arriva des’exclamer&|160;: «&|160;Seigneur, mon Dieu&|160;!&|160;» et leslarmes coulèrent aussitôt… Il pleura longtemps et finit par secalmer… Ses sentiments auraient changé sans doute, s’il lui eûtfallu répondre de son acte… Mais tout à coup on lui avait rendu laliberté et voici qu’il s’en allait, prêt à revoir sa femme, brisé,à demi-mort, mais tranquille.

Le château était situé à une petite demi-lieue de sonvillage&|160;; à la croisée des chemins qui conduisaient à l’un età l’autre, il hésita un instant et résolut de voir d’abord sonvieil oncle.

La pauvre et déjà vieille chaumine se trouvait presque au boutdu village. Il suivit toute la rue, sans rencontrer âme quivive&|160;: tout le monde était à l’église. Seule une vieille femmemalade souleva sa fenêtre pour le regarder s’éloigner, et unepetite fille, qui courait tirer de l’eau au puits, s’arrêta pour lesuivre, elle aussi, du regard. Le premier homme qu’il aperçut futprécisément cet oncle qu’il cherchait. Le vieux avait passé toutela matinée étendu sur le talus devant sa fenêtre, à se chauffer ausoleil et à humer quelques prises. Ne se sentant pas bien, ils’était dispensé de la messe et se proposait d’aller prendre desnouvelles d’un vieux voisin plus malade que lui, lorsqu’ilrencontra Akim. Il s’arrêta, le laissa s’approcher et après l’avoirscruté d’un coup d’œil, il proféra lentement&|160;:

–&|160;Bonjour, mon petit Akim.

–&|160;Bonjour, répondit l’autre qui, sans lever les yeux, leprécéda dans l’enclos. Il y aperçut ses chevaux, sa vache, sacharrette et jusqu’à ses poules. Sans mot dire, il pénétra dans lamaison, et, se laissant tomber sur un banc, il s’y appuya de sespoings fermés. Debout dans l’embrasure de la porte, le vieux leconsidérait d’un œil pitoyable.

Où est donc ma femme&|160;? s’enquit enfin Akim.

–&|160;Au château, se hâta de répondre le bonhomme. Ici,vois-tu, on a déposé ton bétail et tes coffres&|160;; mais elle,elle est là-bas. Veux-tu peut-être que j’aille lachercher&|160;?

–&|160;Vas-y, répondit Akim après quelques instants deréflexion. Mon oncle, mon oncle, ajouta-t-il avec un profondsoupir, tandis que le vieux décrochait son bonnet pendu à un clou,te rappelles-tu ce que tu m’as dit la veille de monmariage&|160;?

–&|160;Nous sommes tous dans la main de Dieu, mon petitAkim.

–&|160;Rappelle-toi&|160;: tu m’as dit alors que je n’étais plusvotre égal à vous autres paysans. Et me voilà devenu plus gueuxqu’un rat d’église.

–&|160;On ne saurait se garer des mauvaises gens, y en a trop,répliqua sentencieusement le vieux. Ce gars-là, vois-tu, c’est unloup et ça mord en loup. Y a donc pas seulement un gros monsieurpour le mater, le gredin&|160;?

Sur ce, il enfonça son bonnet et se mit en route.

Avdotia revenait de l’église quand on lui dit que l’oncle de sonmari la demandait. Jusqu’alors elle n’avait vu que bien rarement cepersonnage&|160;: il ne venait jamais à l’auberge et passaitd’ailleurs pour un original, peu loquace et passionné de tabac.Avdotia s’empressa d’accourir.

–&|160;Que veux-tu, Pétrovitch&|160;? Il est arrivé quelquechose&|160;?

–&|160;Rien du tout, Avdotia Aréfievna&|160;; ton mari tedemande.

–&|160;Il est donc revenu&|160;?

–&|160;Mais oui.

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;Chez nous, au village.

Avdotia perdit son aplomb.

–&|160;Écoute, Pétrovitch, dit-elle en le regardant droit dansles yeux, est-ce qu’il est fâché&|160;?

Il n’en a pas l’air.

Avdotia baissa la tête.

–&|160;Eh bien, allons&|160;!

Elle se coiffa d’un grand fichu et tous deux se mirent en route.Ils firent le chemin en silence. Quand ils approchèrent de lachaumine, Avdotia sentit ses jambes se dérober.

–&|160;Pétrovitch, supplia-t-elle, entre le premier&|160;;dis-lui que je suis venue à son appel.

Pétrovitch trouva Akim assis à la même place et plongé dans deprofondes réflexions.

–&|160;Quoi, dit le malheureux en levant la tête, elle n’est pasvenue&|160;?

–&|160;Si, elle attend à la porte.

–&|160;Envoie-la-moi.

–&|160;Entre, dit le vieux une fois dehors, en appelant Avdotiade la main.

Et il se laissa retomber sur son talus.

Avdotia ouvrit la porte en tremblant, franchit le seuil ets’arrêta.

Akim la dévisagea.

–&|160;Voyons, Aréfievna, commença-t-il, qu’allons-nous faire àprésent&|160;?

–&|160;Pardon…, murmura-t-elle.

–&|160;Eh, Aréfievna, nous sommes tous pécheurs. À quoi bonrevenir sur le passé&|160;!

–&|160;C’est lui, le scélérat, qui nous a perdus tous les deux,reprit Avdotia d’une voix chevrotante, et des larmes lui coulèrentle long des joues. Ne laisse pas les choses comme ça, AkimSémionytch&|160;; réclame ton argent, ne m’épargne pas&|160;; jesuis prête à jurer sous serment que c’est moi qui le lui ai prêté.Elisabeth Prochorovna avait le droit de vendre notre auberge, maislui pourquoi nous pille-t-il, le brigand&|160;?… Réclame tonargent…

–&|160;Je n’ai plus d’argent à lui réclamer, rétorqua Akim d’unton morne. Nous sommes quittes.

–&|160;Comment, quittes&|160;? fit Avdotia stupéfaite.

–&|160;Oui, quittes, répondit Akim, tandis qu’une flamme passaitdans ses yeux. Sais-tu où j’ai passé la nuit&|160;? Tu ne le saispas&|160;? Dans la cave de Nahum, ligoté comme un mouton, voilà oùj’ai passé la nuit. Je voulais lui brûler sa maison à ce Nahum,mais il m’a pincé, le gaillard&|160;; il n’est pas dégourdi pourdes prunes&|160;! Aujourd’hui il voulait m’emmener à la ville, maisau dernier moment il m’a fait grâce. Tu vois bien que je n’ai plusd’argent à lui réclamer… Et d’ailleurs comment leréclamerais-je&|160;? Il me demandera pour sûr&|160;: «&|160;Quandest-ce que je t’ai emprunté de l’argent&|160;?&|160;» Veux-tu doncque je lui réponde&|160;: «&|160;C’est ma femme qui l’a déterrésous le plancher et qui te l’a porté. – Elle ment, ta femme&|160;»,qu’il me dira… T’as peut-être pas assez fait parler de toi commeça, hein&|160;?… Tais-toi plutôt, Aréfievna, c’est moi qui te ledis, tais-toi.

–&|160;Pardon, Sémionytch, pardon&|160;! balbutia de nouveauAvdotia éperdue.

–&|160;Il ne s’agit pas de ça, reprit Akim après un courtsilence&|160;; mais qu’allons-nous devenir maintenant&|160;? Nousn’avons plus de maison, plus d’argent.

–&|160;On tâchera de se remonter, Akim Sémionytch&|160;; ondemandera à Elisabeth Prochorovna de nous venir en aide. Kirillovnam’a promis qu’elle le ferait.

–&|160;Non, Aréfievna… Si le cœur t’en dit, va faire descourbettes à la maîtresse avec ta Kirillovna&|160;; vous êtes de lamême couvée toutes les deux… Mais voici ce que j’ai à tedire&|160;: reste ici, et que le bon Dieu te bénisse&|160;! Quant àmoi, je m’en vais. Par bonheur, nous n’avons pas d’enfants… Seul,je me tirerai toujours d’affaire.

–&|160;Qu’est-ce que tu dis, Sémionytch&|160;? C’est-y que tuveux te refaire roulier&|160;?

Akim eut un sourire amer.

–&|160;Le beau roulier que je ferais à c’te heure,parlons-en&|160;!… Non, vois-tu, Aréfievna, roulage et mariagec’est pas la même chose. – Faut être jeune pour faire ce métier-là…Si je m’en vais, c’est parce que je ne veux pas qu’on me montre audoigt&|160;; comprends-tu&|160;?… Et je profiterai de l’occasionpour prier le bon Dieu, pour implorer le pardon de mes péchés.Voilà où j’irai, Aréfievna.

–&|160;Tes péchés&|160;? Tu en as donc commis, Sémionytch&|160;?fit timidement Avdotia.

–&|160;Ça, femme, c’est mon affaire.

–&|160;Mais moi, Sémionytch, que deviendrai-je&|160;? Commentpourrai-je vivre sans mon mari&|160;?

–&|160;Ne dis pas de bêtises, Aréfievna&|160;!… Tu as bienbesoin vraiment d’un mari comme moi&|160;!… Un vieux bonhomme sansle sou&|160;!… Tu te passais bien de mari autrefois, tu t’enpasseras encore à l’avenir. – Quant au bien qui nous reste,prends-le, je m’en moque.

–&|160;Comme tu voudras, Sémionytch, dit tristementAvdotia&|160;; tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire.

–&|160;Tout juste… Seulement ne va pas croire que je t’enveuille, Aréfievna. À quoi bon se fâcher maintenant&|160;? J’auraisdû m’y prendre plus tôt… J’ai eu tort de ne pas le faire et j’ensuis puni avec raison. Comme on fait son lit, on se couche, déclaraAkim avec un soupir… Je ne suis plus jeune, il est temps que jesonge à mon âme… C’est le Seigneur lui-même qui m’a éclairé. Vieuxfou que j’étais, je pensais comme ça me la couler douce avec majeune épouse… Non, mon vieux, faudrait voir d’abord à prier, àjeûner, à souffrir, à frapper la terre du front… Et maintenantlaisse-moi, ma chère… Je suis bien fatigué, je vais tâcher de faireun somme.

Et Akim s’étendit en gémissant sur son banc.

Avdotia fit mine de vouloir répondre&|160;; mais, après luiavoir jeté un regard, elle se détourna et sortit.

–&|160;Eh bien, il ne t’a pas battue&|160;? lui demandaPétrovitch, recroquevillé sur son talus, quand elle passa devantlui.

Avdotia s’éloigna sans mot dire.

–&|160;Voyez-vous ça&|160;! Il ne l’a pas battue&|160;! grommelale vieux en souriant.

Et après s’être dûment chiffonné la barbe, il aspira une priseavec délice.

*

* *

Akim réalisa son projet. Il arrangea à la hâte ses affaires etquelques jours après leur entretien, il vint en tenue de voyagefaire ses adieux à sa femme, qui s’était provisoirement installéedans une aile du château. Leur entrevue ne fut pas longue&|160;;Kirillovna, qui se trouvait présente, lui conseilla d’aller prendrecongé de la maîtresse. Il y alla. Elisabeth Prochorovna le reçutavec une certaine confusion, mais elle l’admit gracieusement aubaisemain, et lui demanda où il avait l’intention de se rendre.Akim répondit qu’il commencerait par le pèlerinage de Kiev et selaisserait ensuite guider par le doigt de Dieu. Elle loua fort sarésolution et le congédia…

Depuis lors il n’a fait que de rares apparitions au château,mais il ne manque jamais de rapporter un pain spécialement bénitaux intentions de sa maîtresse. En revanche, dans tous les lieux depèlerinage célèbres, à la Trinité-Saint-Serge, à Saint-NicolasBlanc-Rivage, à l’ermitage d’Opta, jusque dans l’île lointaine deSaint-Barlaam[9], onpeut apercevoir son visage vieilli, émacié, mais toujours empreintd’une noble gravité… Une année vous le voyez passer confondu parmila foule innombrable qui suit de Koursk à Korsouno la procession deNotre-Dame du Tronc&|160;; l’année suivante vous le rencontrezassis, le havresac sur le dos, au milieu d’autres pèlerins, sur leparvis de Saint-Nicolas de Mtsensk. Le printemps l’amèned’ordinaire à Moscou. De son pas lent mais infatigable, il chemineainsi de pays en pays, et l’on prétend même qu’il a vu Jérusalem…Il paraît parfaitement heureux et tranquille, et ceux à qui ilarrive de s’entretenir avec lui vantent beaucoup sa piété, sasagesse, sa résignation.

Pendant ce temps Nahum s’était mis résolument à l’œuvre et sesaffaires, bien menées, prenaient un bon train. Tout le cantonsavait par quels moyens le gars s’était procuré son auberge&|160;;on n’ignorait pas qu’Avdotia lui avait livré l’argent de sonmari&|160;; personne ne l’aimait à cause de son caractère froid etrude&|160;; on racontait même avec indignation qu’Akim étant venuun jour comme pèlerin lui demander l’aumône par la fenêtre, ils’était contenté de répondre&|160;: «&|160;Dieu te la fera.&|160;»Mais tout le monde devait convenir que personne n’avait meilleurechance que lui&|160;: son blé venait mieux que celui des voisins,ses abeilles essaimaient davantage, ses poules même pondaient plussouvent, ses bestiaux n’étaient jamais malades, ses chevaux neboitaient jamais…

De longtemps Avdotia, devenue première couturière d’ElisabethProchorovna, ne put entendre prononcer le nom de Nahum&|160;; maispeu à peu cette aversion alla en diminuant et l’on prétend même quela nécessité la contraignit un jour de recourir à son ancienamoureux et qu’il lui rendit cent roubles… Ne la jugeons pas tropsévèrement&|160;: la pauvreté a maté bien d’autres gens qu’Avdotia,et son brusque changement de fortune avait fort abattu lamalheureuse&|160;; on ne saurait dire avec quelle rapidité elleavait vieilli et enlaidi.

&|160;

Comment finit tout cela&|160;? demandera le lecteur. Voicicomment.

Après avoir, pendant une quinzaine d’années, fort bien mené sabarque, Nahum accepta tout à coup une offre avantageuse et venditson auberge. Il ne s’y fût jamais décidé sans une circonstance enapparence futile&|160;: deux matinées de suite, son chien, assisdevant les fenêtres, se mit à pousser de longs hurlementsplaintifs. À la seconde fois, Nahum se planta devant le chien, leconsidéra attentivement, hocha la tête, et se rendit sur-le-champ àla ville où il traita de l’auberge avec une de ses connaissancesqui la marchandait depuis longtemps… Huit jours plus tard il cédaitla place au nouveau propriétaire et partait pour une provincelointaine&|160;; mais le soir même, l’auberge brûla de fond encomble sans qu’il en restât vestige et le successeur de Nahum futentièrement ruiné. Le lecteur comprendra facilement quels bruitscoururent dans le voisinage à propos de cet incendie. «&|160;Il aemporté sa chance avec lui&|160;», disait-on. On raconte maintenantqu’il fait le commerce de blé et gagne de l’argent gros comme lui.Un bonheur aussi insolent durera-t-il toujours&|160;? Qui sait,bien d’autres colonnes se sont écroulées, et tout crime se paye tôtou tard. Elisabeth Prochorovna est toujours de ce monde et, commeil arrive souvent aux personnes de sa trempe, elle n’a guèrechangé. Elle s’est toutefois quelque peu racornie et son avarice apris des proportions démesurées. Il est d’ailleurs bien difficilede savoir pour qui, n’ayant pas d’enfants et n’aimant personne,elle garde tout ce qu’elle amasse. Dans la conversation ellementionne souvent le nom d’Akim, dont les belles qualités lui ontfait concevoir, affirme-t-elle, une grande estime pour le paysanrusse. Kirillovna s’est rachetée de sa maîtresse par une assezforte somme et s’est mariée par amour avec un jeune blondin,serveur de son métier, qui lui fait souffrir mort et passion.Avdotia habite toujours l’aile des servantes, mais elle est encoredescendue de quelques degrés&|160;: elle s’habille pauvrement,presque malproprement&|160;; des manières pimpantes d’une filleélevée dans la capitale et des habitudes d’une riche aubergiste, iln’est pas resté trace&|160;; personne ne la remarque et elle setient pour heureuse de ne pas être remarquée. Le vieux Pétrovitchest mort. Quant à Akim, il chemine toujours et Dieu seul peutsavoir quand prendra fin sa vie errante.

1852.

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