Scènes de la vie rustique

XXIII

– Eh bien, maintenant, raconte-moi comment on t’a chassé,demanda ma mère à Kharlov dès qu’il eut un peu repris haleine.

– Madame… Natalie Nicolaïevna, répondit-il avec effort, enroulant toujours des yeux dont l’inquiétude me frappa de nouveau,je vais vous dire toute la vérité : c’est moi qui suis le pluscoupable.

– Voilà ce que c’est : tu n’as pas voulu m’écouter,dit ma mère en s’installant dans un fauteuil et en agitant sonmouchoir parfumé, car Martin Pétrovitch répandait une odeur quirappelait vraiment par trop les émanations des maresforestières.

– Oh, madame, là n’est pas ma faute : je ne suiscoupable que d’orgueil. C’est l’orgueil qui m’a perdu, ni plus nimoins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : le Seigneur nem’a pas fait plus bête qu’un autre ; si donc je décide quelquechose en ma jugeotte, cela doit être juste… Et puis la peur de lamort s’en est mêlée… et j’ai fait fausse route. Avantd’entreprendre le grand voyage, j’ai voulu leur montrer unedernière fois ma force et mon pouvoir : je vais les combler debienfaits, me disais-je, et ils me devront reconnaissance jusqu’autombeau… En fait de reconnaissance, ils m’ont chassé comme un chiengaleux ! s’écria-t-il en frissonnant de toute son énormemasse.

Ses yeux continuaient à errer, il tenait ses mains entrelacées àla hauteur du menton.

– Comment se fait-il…, voulut dire ma mère, mais Kharlovl’interrompit.

– On m’a pris mon petit Maxime, s’écria-t-il ; on m’apris ma voiture et mon cheval ; on m’a réduit à la portioncongrue ; on ne m’a pas payé la pension convenue ; brefon m’a rogné les ailes…, j’ai tout supporté sans faire entendre lamoindre plainte. Si je me taisais, voyez-vous, c’était encore parorgueil, pour que mes cruels ennemis ne pussent pas dire :« voyez-vous le vieil imbécile, il se repentmaintenant ! » Et vous-même, madame, vous m’aviezaverti : « ce sera comme si tu voulais te mordre lecoude… » Voilà pourquoi je ne disais mot… Seulementaujourd’hui, comme j’entrais dans ma chambre, voilà que je latrouve occupée : on avait jeté mon lit dans la décharge !« Tu peux dormir là tout aussi bien ; on te tolère pargrâce, et nous avons besoin de ta chambre. » Et qui me ditcela, s’il vous plaît ? Un rien du tout de Volodka Sliotkine,un manant, un misé…

Sa voix se brisa.

– Mais tes filles, qu’ont-elles dit ? demanda mamère.

– Et moi qui supportais tout !… poursuivit Kharlovsans écouter la question. Pourtant quelle honte, quelle amertumej’éprouvais ! Je rougissais de voir encore la lumière du bonDieu… C’est pour cela, ma bien chère dame, que je n’ai pas vouluvenir chez vous. J’ai tout essayé, voyez-vous, les caresses et lesprières, les exhortations et les menaces. J’en suis même venu àleur faire bien bas la révérence, tenez… comme ça… Et tout cela enpure perte ! Ce que j’ai pu endurer !… Dans les premierstemps, pour leur apprendre à vivre, des envies me prenaient de lesréduire tous en miettes… Mais plus tard je me suis soumis :c’est une croix que le Seigneur m’envoie, me disais-je, un avisd’avoir à me préparer à la mort… Et voilà qu’aujourd’hui, sanscrier gare, on me jette dehors comme un chien ? Et quicela ? Ce gredin de Volodka !… Quant à mes filles dontvous daignez vous informer, croyez-vous qu’il leur reste encore unsemblant de volonté ? Le Volodka a fait d’elles ses humblesservantes.

Ma mère eut un geste d’étonnement.

– À la rigueur, dit-elle, je comprends cela d’Anne :c’est sa femme. Mais pourquoi ta cadette…

– Eulampie ? Elle est pire que l’autre… Elle s’estdonnée corps et âme au Volodka ; c’est sur son ordre qu’elle arefusé votre militaire… Et au lieu de se gendarmer, ce qui seraitbien naturel d’autant plus qu’elle déteste sa sœur, Anne serésigne ! Elle aussi, il l’a ensorcelée, le maudit ! Etpuis, elle doit se dire comme ça : « Ah, ah, ma belle,toi qui faisais tant la renchérie, ton heure est venue de baisserla crête ! » Ça lui fait plaisir, voyez-vous, cetabaissement de sa sœur… Oh, mon Dieu, mon Dieu !

Ma mère regarda de mon côté avec une certaine inquiétude.Craignant qu’elle ne me renvoyât, je me retirai quelque peu àl’écart.

– Martin Pétrovitch, dit ma mère, je regrette fort que monancien pupille t’ait causé tant de chagrin et soit devenu un sivilain homme. Mais il m’a dupée tout comme toi ; et quipouvait s’attendre à cela de sa part ?

– Madame, gémit Kharlov en se frappant la poitrine, je nepuis supporter l’ingratitude de mes filles ; non, madame, jene le puis pas : ne leur ai-je pas tout donné ? Et, quipis est, ma conscience ne me laisse pas un moment de repos. J’airuminé bien des choses, allez, sur le bord de mon étang, tout enayant l’air de pêcher à la ligne ! J’en suis venu à medire : « Si au moins tu avais été utile à quelqu’un dansta vie ; si tu avais soulagé quelque infortune, affranchi tesserfs, par exemple, ces pauvres diables à qui tu rendais la vie sidure et dont tu dois compte à Dieu. C’est alors que leurs larmesamassées te submergeront ! » Et vraiment leur sort estépouvantable, allez ! De mon temps, je l’avoue, il n’étaitdéjà pas gai, mais maintenant c’est la nuit noire. Tous ces péchés,j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée àmes enfants… et en retour on me jette dehors à coup de pied, commeun chien !…

– Ne pense plus à tout cela, voyons, Martin Pétrovitch…

– Et lorsqu’il m’a dit, votre garnement de Volodka, repritKharlov de plus belle, lorsqu’il m’a dit qu’il me fallaitabandonner ma chambre, cette chambre dont chaque soliveau a été misen place de mes propres mains, lorsqu’il m’a dit cela, voyez-vous,le sang ne m’a fait qu’un tour, j’ai cru recevoir un coup decouteau en plein cœur… Le sang ne m’a fait qu’un tour et j’ai cruque j’allais le tuer… Il ne me restait plus qu’à me sauver… C’estalors que je suis accouru chez vous, Natalie Nicolaïevna, ma chèredame et bienfaitrice : où pouvais-je aller poser matête ?… Dehors j’ai trouvé la pluie, la boue… Je suispeut-être tombé vingt fois… Voilà pourquoi vous me voyez dans cetétat affreux…

Kharlov considéra d’un œil piteux ses loques ruisselantes et fitmine de se lever. Ma mère se hâta de le tranquilliser.

– Calme-toi, voyons, Martin Pétrovitch. Tu m’as sali leplancher, la belle affaire ! Écoute : on va te donner unebonne chambre, un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, telaver et faire un somme.

– Je ne pourrai jamais m’endormir, ma chère bienfaitrice,répondit tristement Kharlov. J’ai comme des marteaux qui me battentdans la cervelle. On m’a chassé, voyez-vous, chassé comme un animalimmonde…

– Couche-toi et fais un somme, répéta ma mère avecinsistance. Ensuite on te donnera du thé et nous causerons. Neperds pas courage, mon vieil ami. Si on t’a chassé de ta maison, tutrouveras toujours un asile dans la mienne. Je n’oublie pas que tum’as sauvé la vie…

– Ma chère bienfaitrice, s’écria Kharlov d’une voixsuppliante en se couvrant le visage des deux mains, sauvez-moi àvotre tour.

Cet appel toucha ma mère presque jusqu’aux larmes.

– Je suis prête à te venir en aide en tout ce que je puis,Martin Pétrovitch, mais promets-moi d’abord que tu m’obéiras et quetu chasseras bien loin toute mauvaise pensée.

Kharlov découvrit son visage.

– S’il le faut, murmura-t-il, je puis même pardonner…

Ma mère fit de la tête un signe d’approbation.

– Je suis bien contente de te voir dans une dispositiond’esprit aussi vraiment chrétienne, dit-elle ; mais nousreparlerons de cela plus tard. En attendant fais-toi propre et,avant tout, tâche de dormir… Emmène Martin Pétrovitch dans l’ancienappartement de Monsieur, dit-elle au maître d’hôtel, installe-ledans la chambre verte et que tout ce qu’il demandera lui soit àl’instant fourni. Que ses habits soient nettoyés et séchés, et lelinge nécessaire, demande-le à la femme de charge. C’estcompris ?

– Bien, Madame.

– Et dès qu’il se réveillera, fais venir le tailleur etqu’on lui prenne mesure pour des habits neufs. Il faudra aussi leraser, mais plus tard.

– Bien madame, répéta le maître d’hôtel. Martin Pétrovitch,si vous voulez bien me suivre…

Kharlov se leva, jeta un long regard à ma mère et allaits’approcher d’elle ; mais il se retint et se contenta de luifaire un profond salut. Puis il se signa par trois fois devant lessaintes images et suivit docilement le maître d’hôtel. Jem’empressai de leur emboîter le pas.

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