Scènes de la vie rustique

XXVIII

On accourut, on enleva la poutre, on retourna Kharlov sur ledos ; son visage était inanimé, du sang suintait au coin deslèvres, il ne respirait plus. « Il passe », murmuraientles paysans qui s’étaient approchés. On courut chercher de l’eau aupuits et on lui en jeta un seau entier sur la tête : lapoussière et la boue disparurent, mais les traits demeuraientinertes. Un banc fut apporté, placé tout contre la maison et l’on yinstalla sur son séant, la tête accotée à la muraille, cet énormecorps que l’on eut grand peine à soulever. Le petit cosaque Maximes’approcha, mit un genou en terre et dans cette pose théâtrale,soutint le bras gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort,Eulampie vint se placer devant son père et fixa sur lui ses grandsyeux immobiles. Ni Anne, ni Sliotkine n’osèrent s’approcher. Toutle monde se taisait dans une attente morne. On entendit enfin unesorte de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlov, commed’un homme qui s’engoue. Puis il fit un faible mouvement du brasdroit, ouvrit un œil, aussi le droit et promena lentement autour delui un regard hébété, comme s’il eût été ivre d’une terribleivresse, hoqueta et proféra en grasseyant :

– Fra-cas-sé !

Il parut rappeler ses souvenirs et ajouta :

– Le voilà, le pou…lain… noir !

Un épais flot de sang lui jaillit de la bouche, tout son corpsfrissonna.

« C’est la fin », me dis-je.

Mais Kharlov ouvrit de nouveau l’œil droit (sa paupière gaucheavait déjà la rigidité de la mort), en dirigea le regard surEulampie, et d’une voix éteinte :

– C’est toi, ma fille, dit-il ; je te…

D’un geste brusque Kwicinski appela le prêtre qui ne bougeaitpas de son perron… Le bonhomme s’approcha non sans peine, sesgenoux chancelants, s’empêtrant dans sa longue soutane. Mais tout àcoup une hideuse convulsion souleva les jambes puis le tronc deKharlov et gagna son visage ; un spasme identique déformaaussitôt les traits d’Eulampie. Maxime commença une série de signesde croix… Pris de peur, je courus au portail et me pressai lapoitrine contre un des montants. Au bout d’une minute un murmurecourut de bouche en bouche : je compris que Kharlov avaitcessé de vivre.

Le faîtage lui avait brisé l’épine dorsale et l’autopsie révélaqu’il s’était en outre fracassé la poitrine.

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