Scènes de la vie rustique

XXII

Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevueavec Martin Pétrovitch, je me tenais à la fenêtre de ma chambre, aupremier étage de notre maison, et sans songer à rien je regardaistristement notre cour et le chemin qui passait au-delà. Depuis cinqjours le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songerà la chasse. Tout être vivant se tenait caché : les moineauxeux-mêmes s’étaient tus et les corneilles avaient depuis longtempsdisparu. Tantôt le vent grondait sourdement, tantôt il sifflaitavec furie. Le ciel, très bas et sans aucune percée, passait d’unblanc sale à une couleur plombée plus sinistre encore. La pluie,qui tombait sans repos ni trêve, redoublait en ce moment deviolence et ses rafales venaient s’écraser sur les vitres avec unbruit strident. Les arbres, tout décolorés, avaient presqueentièrement perdu leurs feuilles ; mais, impatient d’arracherles dernières, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyaitpartout de grandes flaques d’eau, jonchées de feuillesmortes ; de grosses bulles d’air y naissaient sans cesse,glissaient en tremblotant sur leurs surfaces, éclataient bientôtpour se reformer sur-le-champ. La boue des chemins étaitinsondable ; le froid pénétrait dans les chambres, sous lesvêtements, jusqu’à la moelle des os. Un frisson vous glaçait, uneangoisse vous serrait le cœur à la pensée que sans doute il n’yaurait plus jamais ni lumière ni couleurs ; qui sait,peut-être cette boue gluante, cette humidité grise, ce froid aigreallaient-ils durer toujours et cette odieuse tempête mugiréternellement ?

Je rêvassais donc devant ma fenêtre quand brusquement, bien quela pendule marquât à peine midi, le ciel devint d’un noir desuie ; et soudain, parmi ces ténèbres fuligineuses je crusapercevoir, traversant la cour du portail au perron, quoi ?…un ours, non pas à quatre pattes, mais dressé sur ses pattes dederrière ! Je n’en croyais pas mes yeux : hormis un ours,que pouvait bien être cette masse énorme, noire et velue ?… Jecherchais encore à me rendre compte de ce que j’avais vu, lorsqu’unfurieux trépignement monta du rez-de-chaussée : le monstredevait s’être rué dans la maison ! Ce furent ensuite des cris,des allées et venues, tous les signes d’une chaude alarme… Jedescendis l’escalier quatre à quatre et me précipitai dans la salleà manger…

À la porte du salon, ma mère tournait vers moi un visage figéd’horreur ; derrière elle apparaissaient ses femmes alarmées.Le maître d’hôtel, deux valets, le petit cosaque se pressaient,bouche bée, à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle àmanger, couvert de vase, déguenillé, hagard, tellement imprégnéd’eau qu’une vapeur s’élevait de lui et que des ruisseletscoulaient sur le plancher, l’être fabuleux se tenait à genoux,titubant, râlant, prêt à rendre l’âme. Et cet être n’était autreque Kharlov ! Je m’approchai et je reconnus non pas sonvisage, mais sa tête, car il pressait des deux mains ses cheveuxsouillés de boue. Sa respiration était lourde et convulsive ;il montait même de sa poitrine comme un bouillonnement. On nepouvait guère distinguer dans cette masse fangeuse que le blanc deses petits yeux qu’il roulait sinistrement. C’était vraiment unevision d’épouvante. Le sobriquet de mastodonte qu’à sa grandecolère lui avait appliqué le haut dignitaire de passage me revintaussitôt à la mémoire. C’était bien là l’aspect que devait avoir unanimal antédiluvien, à peine échappé aux griffes d’un monstreencore plus puissant qui l’aurait attaqué parmi l’éternel limon desmarécages primitifs.

– Martin Pétrovitch ! s’écria enfin ma mère en levantles bras au ciel. Est-ce bien toi ? Dieu demiséricorde !

– Oui,… c’est… moi… moi…, répondit une voix qui semblaitexhaler chaque son avec un effort douloureux.

– Que t’est-il donc arrivé, grand Dieu ?

– Nathalie Nico…la…ievna, j’ai cou…ru jus…qu’ici… de lamai…son… à pied…

– Par un temps pareil ! Mais tu n’as plus figurehumaine ! Lève-toi, voyons, prends un siège. Et vous, dit-elleà ses femmes, apportez vite des serviettes… N’y aurait-il pas iciquelque habillement convenable ? demanda-t-elle au maîtred’hôtel.

Celui-ci eut un geste effaré : où trouver un vêtement decette taille ?

– Cependant, déclara-t-il, on peut apporter une couvertureou un caparaçon de cheval, nous en avons justement un toutneuf.

– Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi,voyons, répétait ma mère.

– Elles m’ont chassé, madame, gémit soudain Kharlov, latête renversée et les bras suppliants. Elles m’ont chassé, NatalieNicolaïevna ! Mes propres filles, du logis de mespères !

Ma mère poussa un cri d’horreur.

– Que dis-tu là ! Quel péché, quel péché !fit-elle en se signant. Mais lève-toi, enfin, Martin Pétrovitch, jet’en supplie.

Deux femmes de chambre, chargées de serviettes, vinrents’arrêter, tout indécises, devant Kharlov : elles ne savaientcomment s’attaquer à ce gigantesque paquet de boue, qui répétaitsans cesse :

– Elles m’ont chassé, madame, elles m’ont chassé.

Le maître d’hôtel arriva de son côté avec une grande couverturede laine ; il s’arrêta, lui aussi fort perplexe.

– Allons, Martin Pétrovitch, debout ! dit ma mère d’unton de commandement. Assieds-toi et raconte-moi dans l’ordre toutce qui est arrivé.

Kharlov se souleva lentement. Le maître d’hôtel voulut lui veniren aide, mais il ne fit que se salir les mains et recula ensecouant ses doigts. D’un pas lourd, chancelant, Kharlov s’approchad’une chaise et s’y laissa tomber. Les femmes de chambre crurent lemoment venu d’offrir leurs linges, mais il les repoussa d’un gesteet refusa également la couverture. Ma mère n’insista point :on ne pouvait évidemment le sécher. On se contenta donc d’essuyertant bien que mal les traces qu’il avait laissées sur leparquet.

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