Service de la reine

Chapitre 20La décision du Ciel.

Nous étions à moitié fous ce soir-là, Sapt,Bernenstein et moi. L’idée que l’on sait semblait avoir passé dansnotre sang et être devenue partie de nous-mêmes. Pour nous, lachose était inévitable… bien plus, elle était faite. Sapt se mit àpréparer le compte rendu de l’incendie du Pavillon qui devait êtrecommuniqué aux journaux. Il racontait avec force détailsque.Rodolphe Rassendyll était venu rendre visite au Roi,suivi de James, son valet de chambre, que le Roi ayant été appeléinopinément à la capitale, M. Rassendyll avait attendu leretour de Sa Majesté et trouvé la mort dans l’incendie. Suivaientune courte biographie de Rodolphe, une allusion à sa famille etl’expression très digne des condoléances du Roi pour les parentsauxquels James porterait le message de Sa Majesté. Le jeuneBernenstein, assis à une autre table, racontait, sous la directiondu connétable, l’attentat de Rupert de Hentzau et le courage aveclequel le Roi s’était défendu. Il était dit que le comte avaitobtenu la permission de venir trouver le Roi en lui faisant croirequ’il avait en main un document d’État de la plus grande importanceet de la nature la plus secrète. Le Roi, avec son habituel dédaindu danger, était allé seul au rendez-vous, mais simplement pourrefuser, avec mépris, les conditions de Rupert. Furieux de cetteréception, l’audacieux criminel avait subitement attaqué le Roi, onsait avec quel résultat. C’était lui qui était mort, tandis que leRoi, voyant au premier coup d’œil que le document compromettait despersonnes bien connues, avait, avec la noblesse de sentiments quile caractérise, détruit le papier sans achever de le lire, devanttous ceux qui se précipitaient à son secours.

Je fournissais des suggestions et desperfectionnements ; possédés du désir d’aveugler les yeuxcurieux, nous oubliions les difficultés réelles et permanentes del’acte que nous avions résolu de commettre. Pour nous, ellesnexistaient pas : Sapt répondait à toutes lesobjections que, la chose ayant été faite une fois déjà, pouvaitl’être une seconde. Nous n’étions pas moins confiants que lui,Bernenstein et moi. Nous garderions le secret en y consacrant notreintelligence, notre bras, notre vie, comme nous avions gardé lesecret de la lettre, descendu dans la tombe avec Rupert de Hentzau.Nous nous saisirions de Bauer et le forcerions à se taire ;d’ailleurs, qui croirait pareille histoire contée par un homme desa sorte ? Rischenheim était des nôtres ; la vieillefemme se tairait dans son propre intérêt. Pour son pays et safamille, il faudrait nécessairement que Rodolphe passât pour mort.Il est vrai qu’il serait obligé d’épouser la Reine une secondefois. Sapt était prêt ; il trouverait le moyen et ne voulaitpas admettre la difficulté de découvrir celui qui se chargerait dela cérémonie. Si notre courage faiblissait, nous n’avions qu’àconsidérer l’alternative offerte à notre choix et comparer lespérils de ce que nous voulions entreprendre, à ceux qui nousmenaceraient si nous reculions. Persuadés que la substitution deRodolphe au Roi était notre seule ressource, nous ne demandionsplus si elle était possible ; nous cherchions seulement lesmoyens de l’accomplir sans danger.

Mais Rodolphe n’avait pas parlé. L’appel deSapt et le cri suppliant de la Reine l’avaient ébranlé, non pasvaincu ; il avait hésité, non cédé. Cependant, il n’invoqua nil’impossibilité, ni le danger ; ce n’était pas là ce quil’arrêtait. Il ne s’agissait pas pour lui de savoir si la chosepouvait se faire, mais si elle devait être faite ; nousn’avions pas à raffermir un courage défaillant, mais à séduire unvigoureux sentiment d’honneur qui détestait l’imposture dès qu’ellesemblait servir un but personnel. Autrefois, il avait joué le rôlede roi pour sauver le Roi, mais il ne lui plaisait pas de le jouerune seconde fois à son propre profit. Il resta donc inébranlablejusqu’à ce que la réputation de la Reine fût mise en jeu, et quel’amour de celle-ci pour lui et l’affection de ses amis se fussentunis pour assaillir sa résolution. Alors, il hésita, mais ce futtout.

Cependant, le colonel Sapt agit en tout commesi Rodolphe avait donné son consentement, et vit s’écouler lesheures pendant lesquelles il pouvait s’enfuir, avec unetranquillité parfaite. Pourquoi hâter la résolution deRodolphe ? Chaque heure pendant laquelle il se laissaitappeler Roi, augmentait la difficulté de l’appeler autrement. Donc,Sapt laissa M. Rassendyll hésiter et lutter pendant que luiécrivait son récit et complétait ses projets et ses plans. De tempsen temps, James, le petit serviteur, entrait et sortait calme etpimpant et les yeux brillant d’une satisfaction intérieure. Ilavait inventé un conte pour faire passer le temps et son contedevenait de l’histoire. Lui, du moins, jouerait son rôle jusqu’aubout, sans faiblir.

La Reine nous avait quittés ; on l’avaitdécidée à aller se reposer jusqu’à ce qu’une décision fût prise.Calmée par le doux reproche de Rodolphe, elle ne l’avait pluspressé en paroles, mais il y avait dans ses yeux une supplicationplus puissante que toutes les prières, et une tristesse dans lapression prolongée de sa main, plus difficile à ne pas entendre quedix mille requêtes.

Enfin, il l’avait escortée hors de la chambreet confiée aux soins d’Helga. Revenu au milieu de nous, il demeurasilencieux quelques instants. Nous imitions son silence. Sapt,assis en face de lui, le regardait les sourcils froncés etmordillant sa moustache.

« Eh bien ? » dit-il enfin,posant brièvement la question.

Rodolphe s’approcha de la fenêtre et parut seperdre dans la contemplation de la nuit calme. Il n’y avait plusque quelques derniers flâneurs dans la rue. La lune brillaitblanche et sereine sur le square vide.

« Je voudrais marcher dehors et réfléchirtranquillement, dit Rodolphe, s’adressant à nous ; et commeBernenstein s’élançait pour l’accompagner, il ajouta : Non,seul.

– Oui, dit Sapt, avec un regard vers lapendule dont les aiguilles étaient sur le point de marquer deuxheures ; ne vous pressez pas, mon enfant, ne vous pressezpas. »

Rodolphe le regarda et sourit.

« Je ne suis pas votre dupe, vieux Sapt,dit-il en secouant la tête ; croyez-moi, si je décide departir, je partirai, n’importe à quelle heure.

– Oui ! le diable vousemporte ! » grommela Sapt.

Donc, Rodolphe nous quitta ; et alors,nous consacrâmes un long laps de temps à faire des projets, àméditer des plans, les yeux toujours fermés aux probabilités del’avenir.

Rodolphe n’avait pas dépassé le portiqued’entrée, et nous supposions qu’il s’était rendu aux jardins pour ylivrer sa grande bataille. Le vieux Sapt, ayant terminé sontravail, devint tout à coup loquace.

« Cette lune que voilà, dit-il, endésignant l’astre de son épais index, est une dame fort indigne deconfiance. Je l’ai vue plus d’une fois réveiller la conscience d’uncoquin.

– Je l’ai vue plonger un amoureux dans lesommeil, dit en riant le jeune Bernenstein, se levant de sa table,s’étirant et allumant un cigare.

– Oui, elle est capable de transformer unhomme, reprit Sapt. Sous la clarté de ses rayons, un homme calmerêvera de batailles ; un ambitieux, après l’avoir contempléedix minutes, ne demandera qu’à passer le reste de sa vie en rêvant.Je me méfie d’elle, Fritz ; je voudrais que la nuit fûtsombre.

– Que fera-t-elle à RodolpheRassendyll ? demandai-je, me mettant au diapason du fantasquevieillard.

– Il y verra le visage de la Reine,s’écria Bernenstein.

– Il verra peut-être celui deDieu, » répliqua Sapt, et il se secoua comme si une penséedésagréable s’était glissée dans son esprit et sur ses lèvres.

La dernière phrase du colonel nous renditsilencieux. Nous nous regardâmes. Enfin, Sapt laissa tomberbruyamment sa main sur la table.

– Je ne reculerai pas, dit-il, d’un tonbourru, presque farouche.

– Ni moi, répondit Bernenstein en seredressant ; ni vous Tarlenheim ?

– Certes non ! Moi aussi, jepersévère. »

Il y eut un nouveau silence.

« Elle peut rendre un homme mou comme uneéponge, reprit Sapt, ou dur comme une barre de fer. Je serais plusrassuré si la nuit était noire. Je l’ai regardée bien souvent de matente et couché sur le sol nu et je la connais. Elle m’a fait avoirune décoration et, un jour, elle me fit presque tourner casaque.N’ayez rien à démêler avec elle, jeune Bernenstein.

– Je garderai mes regards pour desbeautés plus proches, dit le lieutenant dont lhumeurlégère ne restait pas longtemps sérieuse.

– Vous aurez meilleure chance, maintenantque Rupert de Hentzau n’est plus là, » dit Saptsarcastiquement.

On frappa à la porte et James entra.

« Le comte de Luzau-Rischenheim sollicitela faveur de parler au Roi, dit-il.

– Nous attendons Sa Majesté d’un instantà l’autre. Priez le comte dentrer, répondit Sapt ;et quand Rischenheim entra, il ajouta en lui montrant unsiège :

– Nous parlions, monsieur le comte, del’influence de la lune sur la carrière des hommes.

– Qu’allez-vous faire ?Qu’allez-vous décider ? demanda Rischenheim avecimpatience.

– Nous ne décidons rien, dit Sapt.

– Alors qu’est-ce que M… Qu’est-ce que leRoi décide ?

– Le Roi ne décide rien, monsieur lecomte. C’est ellequi décide. »

Et le vieillard désigna la lune dudoigt : « En ce moment, elle fait ou défait un roi ;je ne peux dire lequel des deux. Et votre cousin ?

– Vous savez que mon cousin est mort.

– Oui, je le sais. Et pourtant, je vousdemande que devient votre cousin ?

– Monsieur, répliqua Rischenheim, nonsans dignité, puisqu’il est mort, qu’il repose en paix, ce n’estpas à nous de le juger.

– Il pourrait bien souhaiter lecontraire, car, par le Ciel ! je crois en vérité que jelaisserais aller le coquin, et je ne pense pas que son juge actuelsoit aussi indulgent.

– Que Dieu lui pardonne ! Jel’aimais. Oui, et beaucoup l’ont aimé. Ses serviteurs, parexemple.

– L’ami Bauer, entre autres.

– Oui, Bauer l’aimait. Où estBauer ?

– J’espère qu’il est allé au diable avecson bien-aimé maître, grogna Sapt, mais il eut assez de respecthumain pour baisser la voix et couvrir sa bouche de sa main, desorte que Rischenheim n’entendit pas.

– Nous ne savons pas où il est,répondis-je.

– Je suis venu, dit Rischenheim, pouroffrir très respectueusement mes services à la Reine.

– Et au Roi ? demandaBernenstein.

– Au Roi ? Mais le Roi estmort ?

– Donc, vive le Roi ! s’écriaBernenstein.

– S’il y avait un roi, commençaRischenheim…

– Vous feriez cela ! interrompitBernenstein haletant d’émotion.

– C’est elle qui décide, reprit Sapt,montrant de nouveau la lune.

– Mais elle y met diablement letemps ! » fit observer le jeune lieutenant.

Rischenheim garda un instant le silence. Ilétait très pâle et lorsqu’il parla, sa voix tremblait, mais sesparoles étaient résolues.

– J’ai donné ma parole à la Reine, etmême en cela, je lui obéirai si elle me l’ordonne.

Bernenstein s’élança vers lui et lui saisit lamain.

« Voilà qui est parler !s’écria-t-il. Au diable la lune, colonel ! »

À peine terminait-il sa phrase, que la portes’ouvrit et, à notre grande surprise, la Reine entra. Helga venaitderrière ; ses mains croisées et ses yeux effrayés semblaientaffirmer que leur venue était contraire à sa volonté. La Reineétait vêtue d’une longue robe blanche, et ses cheveux flottant surses épaules, n’étaient retenus que par un ruban. Elle paraissaittrès agitée et sans faire attention à personne, elle traversa lapièce et vint droit à moi.

« Le rêve, Fritz, dit-elle. Il estrevenu. Helga m’avait décidée à métendre ;jétais très lasse et je mendormis. Alors,il revint, ce rêve ! Je vis Rodolphe, Fritz, je le vis aussidistinctement que je vous vois. Tout le monde l’appelait Roi, commetantôt, mais on ne lacclamait pas. Les gens étaientcalmes et le regardaient tristement. Je ne pouvais entendre cequ’ils disaient ; ils parlaient si bas !Jentendais seulement : « Le Roi ! leRoi ! » et lui ne semblait absolument rien entendre. Ilrestait immobile, étendu sur quelque chose, quelque chose qui étaitrecouvert de draperies ; je ne pouvais pas voir ce quec’était ; oui, il était immobile ! Son visage était sipâle et il ne les entendait pas dire : « Le Roi, leRoi ! » Fritz ! Fritz ! on aurait dit qu’ilétait mort ! Où est-il ? où l’avez-vous laisséaller ? »

Elle se détourna de moi et lança sur lesautres un regard étincelant.

« Où est-il ? Pourquoi n’êtes-vouspas avec lui ? demanda-t-elle d’un ton différent de celuiqu’elle avait employé avec moi. Pourquoi n’êtes-vous pas autour delui ? Vous devriez être entre lui et le danger, prêts à donnervos vies pour la sienne ? En vérité, messieurs, vousremplissez votre devoir légèrement. »

Sans doute, ses paroles étaientdéraisonnables ; aucun danger ne le menaçait et, après tout,il n’était pas notre Roi, si grand que fût notre désir de l’avoirpour maître. Pourtant, cette idée ne nous vint pas. Ses reprochesnous remplissaient de confusion et nous acceptions son indignationcomme méritée. Nous baissions la tête. La honte de Sapt se trahitpar le ton rogue de sa réponse.

« Il a voulu aller marcher, Madame, et yaller seul. Il nous a ordonné, je dis ordonné, de ne pasle suivre. Nous ne pouvons avoir eu tort de lui obéir. »

L’inflexion sarcastique de sa voix traduisaitsa pensée quant à l’inconséquence de la Reine.

« Lui obéir ? Sans doute ; vousne pouviez aller avec lui puisqu’il vous le défendait ; maisvous pouviez le suivre à distance, ne pas le perdre devue. »

Elle prononça ces paroles d’un ton fier etdédaigneux, puis, revenant soudainement à sa première manière ettendant les mains vers moi, elle dit plaintivement :

« Fritz, où est il ? Est-il ensûreté ? Fritz, trouvez-le.

– Je vous le trouverai n’importe où ilsera, Madame, répondis-je, car son appel me touchait au cœur.

– Il n’est pas plus loin que lesjardins, » grommela Sapt encore blessé du reproche de la Reineet dédaigneux de l’agitation de la femme. Il en voulait aussi àRodolphe parce que la lune était si longue à décider si elle feraitou déferait un roi.

« Les jardins ! s’écria la Reine.Alors, cherchons-le. Oh ! vous l’avez laissé seul dans lesjardins !

– Qu’est-ce qu’il pourrait bien luiarriver là ! » murmura Sapt.

Elle ne l’entendit pas, car elle avait quittévivement la chambre. Helga la suivit et nous fîmes de même, Sapt ledernier, car il était encore de mauvaise humeur. Je l’entendaisgrommeler pendant que nous descendions l’escalier et traversions legrand corridor pour arriver au petit salon donnant sur les jardins.Il n’y avait pas de domestiques sur ce parcours, mais nousrencontrâmes un veilleur de nuit et Bernenstein lui enleva salanterne à son grand étonnement. Ce fut la seule lumière quiéclaira faiblement la pièce. Mais dehors, la lune brillaitmagnifiquement sur la large allée sablée et sur les grands arbresdes jardins. La Reine alla droit à la porte-fenêtre ; je lasuivis, ouvris la porte et restai près de Sa Majesté.Lair était doux et la brise en soufflant sur mon visageme parut délicieuse. Je vis que Sapt s’était approché et se tenaitde lautre côté de la Reine. Ma femme et les autresrestaient derrière nous et regardaient au dehors entre nosépaules.

Là, à la brillante lumière de la lune, delautre côté de la vaste terrasse, tout près de la lignede grands arbres qui la bordaient, nous vîmes Rodolphe Rassendyllmarcher lentement, les mains derrière le dos, les yeux fixés surl’arbitre de son sort, sur celle qui devait faire de lui un roi ouun fugitif.

« Le voilà, Madame, en parfaitesûreté ! » dit Sapt.

La Reine ne répondit pas. Sapt n’ajouta rienet personne ne parla. Nous le contemplions en proie à sa grandelutte. Certes, jamais homme né dans un rang ordinaire, n’eut à ensoutenir aucune dont l’enjeu fût plus considérable. Cependant, jene pouvais en suivre que bien peu les péripéties sur le visage quela blanche lumière me permettait de voir si distinctement,répandant une lueur grisâtre sur son teint naturellement plein desanté et mettant ses traits en un relief extraordinaire sur le fondnoir du feuillage.

Je n’entendais que la respiration haletante dela Reine. Je la vis saisir le haut de sa robe etlentrouvrir autour du cou. Personne ne faisait lemoindre mouvement. La lueur de la lanterne était trop faible pourattirer l’attention de M. Rassendyll. Inconscient de notreprésence, il luttait avec sa destinée.

Tout à coup, Sapt laissa échapper une faibleexclamation. De sa main passée derrière lui, il appela Bernenstein.Le jeune homme lui remit la lanterne qu’il approcha du chambranlede la fenêtre. La Reine, absolument absorbée en la contemplation deson ami, ne vit rien, mais j’aperçus ce qui avait attirél’attention de Sapt. Il avait des raies sur la peinture et desentailles dans le bois sur le bord du panneau et près de laserrure. Je regardai Sapt qui me répondit par un hochement de tête.On aurait juré que quelqu’un avait essayé de forcer la porte aumoyen d’un couteau. La moindre chose suffisait à nous effrayer etle visage du connétable exprimait la surprise. Qui avait tentéd’entrer ? Ce ne devait pas être un voleur deprofession ; il aurait eu de meilleurs outils.

Notre attention fut de nouveau détournée.Rodolphe s’arrêta court. Il leva un instant les yeux vers le ciel,puis les abaissa sur le sol. Une seconde après, il secoua la têted’un mouvement saccadé (je vis ses cheveux roux soulevés par labrise), comme un homme qui vient de résoudre un problème difficile.En un instant et par l’intuition d’une émotion contagieuse, il nousfut révélé que la question avait reçu sa réponse. Il étaitmaintenant roi ou fugitif ! La Dame des cieux avait donné sadécision ! Le même frémissement nous secoua tous. Je vis laReine se redresser ; je sentis se roidir le bras deRischenheim posé sur mon épaule. Le visage de Sapt était pleind’impatience et il mordait férocement sa moustache. Nous nousrapprochâmes les uns des autres. Enfin, l’incertitude nous devintinsupportable. Avec un regard à la Reine et un autre à moi, Saptsortit ; il voulait aller recevoir la réponse ; de lasorte, la tension intolérable qui nous avait tenus comme des hommestorturés sur la roue, cesserait immédiatement. La Reine ne réponditpas au regard de Sapt et ne sembla même pas voir qu’il était sorti.Ses yeux ne voyaient que M. Rassendyll, sa pensée s’absorbaiten lui, car son bonheur était dans ses mains et dépendait de cettedécision dont l’importance le tenait en ce moment immobile dansl’allée. Souvent je le revois debout, grand, majestueux, pareil auxgrands souverains tels quon se les imagine quand on litleurs hauts faits aux âges glorieux du monde.

Le pas de Sapt fit crier le sable. Rodolphel’entendit et tourna la tête. Il vit Sapt et moi derrière Sapt. Ileut un beau sourire calme, mais ne bougea pas. Il tendit les deuxmains au connétable et serra les siennes toujours souriant. Je nepouvais pas lire sur son visage la décision qu’il avait prise, maisje voyais, sans pouvoir douter davantage, qu’il avait pris unerésolution inébranlable et qui rendait la paix à son âme. S’ilavait décidé de marcher avec nous, il marcherait sans jeter unregard en arrière, sans aucune défaillance ; silavait choisi le parti opposé, il s’éloignerait sans un murmure,sans une hésitation. La Reine n’était plus haletante ; elleressemblait à une statue.

Rischenheim s’agitait, ne pouvant supporterl’attente plus longtemps.

La voix de Sapt s’éleva dure etdiscordante.

« Eh bien ! cria-t-il, qu’est-cedonc ? En avant ou en arrière ? »

Rodolphe lui serra de nouveau les mains et leregarda droit dans les yeux. Un mot suffirait pour la réponse. LaReine saisit mon bras ; elle défaillait et serait tombée si jel’avais soutenue. À cet instant, un homme s’élança hors de la lignesombre des grands arbres, tout près derrière M. Rassendyll.Bernenstein jeta un grand cri et se précipita en repoussantviolemment la Reine elle-même hors de son chemin ; sa maintira vivement son lourd sabre de cuirassier de la garde. Je le visétinceler à la lumière de la lune, mais au même instant brilla unelueur éclatante et un coup de feu retentit dans le calme desjardins. M. Rassendyll ne lâcha pas les mains de Sapt, maiss’affaissa lentement sur ses genoux. Sapt semblait paralysé.Bernenstein cria de nouveau : un nom cette fois.

« Bauer ! Mon Dieu !Bauer ! »

En un clin d’œil, il eut traversé la terrasseet gagné les arbres. L’assassin tira une seconde fois, mais manquason coup. Je vis l’éclair du grand sabre au-dessus de la tête deBernenstein et entendis son sifflement dans l’air. Il frappa latête de Bauer qui tomba comme une masse, le crâne fendu. La main dela Reine lâcha mon bras et elle tomba dans ceux de Rischenheim Jecourus à M. Rassendyll et m’agenouillai. Il tenait encore lesmains de Sapt et se soutenait à demi avec son aide ; maisquand il me vit, il se laissa aller, la tête sur ma poitrine. Seslèvres remuèrent, sans qu’il pût parler. Bauer avait vengé lemaître qu’il aimait et était aller le rejoindre.

Le Palais s’anima tout à coup. Volets etfenêtres s’ouvrirent violemment. Le groupe que nous formions sedétachait distinctement, éclairé par la lune.

Bientôt, il y eut un bruit de pas précipitéset nous fumes enveloppés d’officiers et de serviteurs. Bernensteinm’avait rejoint. Il se tenait debout, appuyé sur son sabre. Saptn’avait pas prononcé une parole.

Son visage était décomposé par l’horreur et ledésespoir. Les yeux de Rodolphe restaient clos, sa tête rejetée enarrière, sur moi.

« Un homme a tiré sur le Roi, »m’écriai-je stupidement.

Subitement, j’aperçus James à côté de moi.

« J’ai envoyé chercher les médecins,monsieur le comte, me dit-il ; portons-le à l’intérieur duPalais. »

Nous soulevâmes Rodolphe, Sapt, James et moi,et le portâmes à travers la terrasse sablée, dans le petit salon.Nous passâmes devant la Reine toujours soutenue par Rischenheim etpar ma femme. Nous déposâmes Rodolphe sur un canapé.Jentendis Bernenstein qui disait dans le jardin :« Ramassez cet individu et portez-le quelque part hors denotre vue, » puis il rentra suivi de la foule qu’il fitbientôt sortir.

Nous restâmes seuls attendant lesmédecins ; la Reine s’approcha, toujours avec l’aide deRischenheim.

« Rodolphe ! Rodolphe ! »dit-elle très doucement.

Il ouvrit les yeux et un sourire se dessinasur ses lèvres. Elle se jeta à genoux et saisit sa main qu’ellebaisa passionnément.

« Les médecins seront ici dans uninstant, » dis-je alors.

Les yeux de Rodolphe étaient fixés sur laReine. Quand je parlai, il les tourna vers moi, sourit et secoua latête. Je me détournai.

Quand le premier chirurgien arriva, nouslaidâmes, Sapt et moi, à examiner la blessure. On avaitemmené la Reine et nous étions seuls. Lexamen fut trèscourt. Bauer avait tiré droit au milieu du dos. Ensuite, nousportâmes Rodolphe sur un lit ; la chambre la plus proche setrouva être celle de Bernenstein. Là, on le coucha et tout ce quipouvait être fait le fut. Jusqualors, nous n’avions pasadressé de questions au chirurgien et il ne nous avait rienexpliqué. Nous savions trop bien ce qu’il avait à dire ! Tous,nous avions déjà vu des hommes mourir, et l’aspect de ce qu’estalors le visage humain nous était familier. Deux ou trois autresmédecins, les plus célèbres de Strelsau, vinrent se joindre aupremier. On les avait appelés. C’était dans l’ordre ; mais vule secours qu’ils pouvaient apporter, on aurait aussi bien fait deles laisser dans leurs lits. Ils se retirèrent en groupe, à l’autreextrémité de la pièce et se consultèrent pendant quelques minutes àvoix basse. James souleva la tête de son maître et lui donna un peud’eau à boire. Rodolphe l’avala avec difficulté. Je le vis presserla main de James, car le visage du petit serviteur exprimait uneprofonde douleur. Quand son maître lui sourit, il trouva le couragede sourire à son tour.

Je m’approchai des médecins.

« Eh bien ! messieurs ? »demandai-je.

Ils s’entre-regardèrent, puis le plus fameuxde tous dit gravement :

« Le Roi peut vivre une heure,comte ; désirez-vous envoyer chercher unprêtre ? »

Je retournai près de Rodolphe. Ses yeuxm’interrogeaient. C’était un homme et je n’essayai pas de letromper niaisement. Je me penchai et lui dis très bas :

« Une heure, pensent-ils,Rodolphe. »

Il fit un mouvement ; était-ce de douleurou de plainte ? Je l’ignore. Puis il parla très bas, trèslentement.

« Alors, ils peuvent s’en aller, »dit-il.

Je retournai près d’eux et leur demandai sil’on pouvait faire quelque chose de plus. « Rien, »répondirent-ils.

Ils se retirèrent dans une piècevoisine ; un seul resta et s’assit près d’une table, à quelquedistance. Rodolphe avait refermé les yeux. Sapt, qui n’avait pasprononcé une parole depuis le coup de feu de Bauer, leva vers moison visage hagard.

« Nous ferions bien d’aller lachercher, dit-il d’une voix rauque. »

J’acquiesçai d’un signe de tête. Sapt sortitet je restai. Bernenstein sapprocha de Rodolphe et luibaisa la main. Ce jeune homme qui avait montré un courageindomptable et un entrain sans bornes au cours de cette affaire,était entièrement démoralisé : les larmes inondaient sonvisage. Jaurais été facilement dans le même état, maisje ne voulais pas que M. Rassendyll me vît ainsi. Il sourit àBernenstein, puis il me dit :

« Vient-elle, Fritz ?

– Oui, Sire, » répondis-je.

Il remarqua cette expression et une faiblelueur de malice passa dans ses yeux.

« Eh bien ! pour une heure, »murmura-t-il, et sa tête retomba sur l’oreiller.

Elle vint, les yeux secs, calme et royale.Nous nous éloignâmes tous. Elle s’agenouilla près du lit et pritune des mains de Rodolphe dans les siennes. Bientôt, la main fit unmouvement ; elle la laissa aller et devinant ce qu’ildésirait, la souleva et la posa sur sa tête, taudis qu’elle cachaitson visage sur le lit. La main de Rodolphe erra pour la dernièrefois sur la brillante chevelure qu’il aimait tant. Elle se releva,passa son bras sous les épaules du bien-aimé et le baisa sur leslèvres. Leurs deux visages se touchaient et il lui parlait, maisnous n’aurions pu entendre ses paroles lors même que nouslaurions voulu.

Ils restèrent longtemps ainsi.

Le médecin vint lui tâter le pouls et seretira ensuite sans mot dire. Nous nous rapprochâmes un peu, carnous savions qu’il ne serait plus guère longtemps parmi nous.

Tout à coup, la force parut lui revenir. Il sesouleva sur le lit et parla distinctement.

« Dieu a décidé, dit-il. J’ai taché toutle temps de bien faire. Sapt, Bernenstein et vous, mon vieux Fritz,serrez-moi la main ; non, ne la baisez pas. Nous en avons finiavec les faux-semblants. »

Nous lui pressâmes la main comme il nous ledemandait. Puis il prit la main de la Reine. De nouveau, ellecomprit et posa cette main sur ses lèvres.

« Dans la vie et dans la mort, ma douceReine ! » murmura-t-il.

Et il s’endormit pour toujours !

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