Service de la reine

Chapitre 11Ce que vit la femme du chancelier.

La nuit si précieuse par son silence, sasolitude et son obscurité, s’écoulait vite ; bientôt, la vagueapproche du jour serait visible et les habitants circuleraient.Avant ce moment, il fallait que Rodolphe Rassendyll, l’homme quin’osait pas montrer son visage en plein jour, fut à couvert ;autrement, on dirait que le Roi était à Strelsau, et la nouvelles’en répandrait en quelques heures dans tout le royaume. MaisM. Rassendyll avait encore du temps à lui et il ne pouvait lemieux passer qu’en continuant sa lutte avec Bauer. Suivantl’exemple du coquin lui-même, il se réfugia dans l’ombre desmurailles et résolut d’attendre. Il pourrait, faute de mieux,empêcher Bauer de communiquer avec Rischenheim ; et ilespérait que ce Bauer reviendrait quelque temps après, reconnaîtrela place dans le but d’apprendre où en étaient les choses, si levisiteur malencontreux était parti et si la voie était libre pourse rapprocher de Rischenheim. S’enveloppant étroitement de sonmanteau, Rodolphe attendit, subissant l’ennui de son mieux, inondépar la pluie qui tombait sans relâche et très imparfaitement abritécontre les rafales du vent. Les minutes passaient sans qu’il fûtquestion de Bauer, ni de personne dans la rue silencieuse.Cependant, il n’osait pas abandonner son poste, car Bauer saisiraitl’occasion de se glisser à l’intérieur. Peut-être l’avait-il vusortir et attendait-il de son côté que la place fût libre.Peut-être aussi, l’utile espion était-il allé prévenir Rupert deHentzau du danger qui le menaçait dans la Königstrasse. Ignorant lavérité et forcé d’accepter toutes les hypothèses, Rodolpheattendait et guettait l’aube qui allait bientôt le renvoyer dans sacachette. Pendant ce temps, ma pauvre femme attendait aussi, enproie à toutes les craintes que peut se forger l’imagination d’unefemme impressionnable.

Rodolphe tournait la tête de côté et d’autre,essayant toujours de discerner une forme humaine. Pendant quelquetemps, sa recherche fut vaine, mais ensuite, il réussit au delà deses espérances. Sur le même côté de la rue, à sa gauche, en venantde la station, trois formes indistinctes s’approchaient. Ellesvenaient avec précaution, mais vivement et sans arrêt, nihésitation. Rodolphe sentant le danger, s’aplatit contre le mur etmit la main sur son revolver. Probablement, c’étaient des ouvriersmatineux ou des fêtards attardés, mais il se préparait pour autrechose. Il ne s’était pas encore trouvé aux prises avec Bauer, etcet homme, il devait s’attendre à le voir agir pour prendre sarevanche. En se glissant avec une prudence extrême le long du mur,il parvint à s’éloigner de six ou huit pieds de la porte de la mèreHolf, sur la droite. Les trois ombres avançaient ; ils’efforçait de distinguer leurs traits. Par cette faible lueur, lacertitude était impossible, mais l’homme entre les deux autres luisemblait devoir être Bauer à en juger par la taille, la marche etles proportions du corps qui rappelaient tout à fait Bauer. Sic’était lui, il avait des amis, et Bauer ainsi que ses amissemblaient suivre la piste d’un gibier. Toujours avec la plusgrande prudence, Rodolphe se glissa graduellement un peu plus loinde la boutique. À environ cinq mètres, il s’arrêta définitivement,tira son revolver, visa l’homme qu’il prenait pour Bauer etattendit ce qu’il adviendrait. Il était clair que Bauer, carc’était bien lui, avait prévu deux hypothèses : ce qu’ilespérait, c’était de retrouver Rodolphe dans la maison ; cequ’il craignait, d’apprendre que Rodolphe, ayant accompli sondessein inconnu, était reparti sain et sauf. Dans ce second cas,les deux bons amis qu’il avait engagés pour lui prêter main forte,recevraient cinq couronnes et s’en iraient paisiblement chezeux ; dans le premier cas, ils feraient leur besogne etrecevraient chacun dix couronnes. Bien des années après, l’un desdeux me conta toute l’histoire sans honte, ni réserve. Ce quedevait être leur besogne, les lourds gourdins qu’ils portaient etle long couteau que l’un d’eux avait prêté à Bauer, l’indiquaientclairement. Mais ni à eux, ni à Bauer ne vint l’idée que leurgibier pourrait se blottir dans le voisinage et être chasseur aussibien que chassé. Il est fort probable que cette pensée n’aurait pasarrêté les deux coquins, car il est singulier, mais certain, que leplus grand courage et le comble de la vilenie peuvent l’un etl’autre être achetés pour le prix d’une paire de gants de dame.Pour les scélérats tels que ceux auxquels Bauer avait demandé leuraide, le meurtre d’un homme n’est considéré comme sérieux que si lapolice est proche ; être tué par celui qu’ils veulentassassiner, n’est qu’un risque attaché à leur profession.

« Voici la maison, murmura Bauer,s’arrêtant à la porte. Je vais frapper et s’il sort, vousl’assassinerez. Il a un six coups ; ainsi ne perdez pas detemps !

– Il ne le tirera que dans le Ciel,grommela une grosse voix enrouée qui termina sa phrase par unricanement.

– Mais s’il est parti ? objectal’autre bandit.

– Alors, je sais où il sera allé,répondit Bauer ; êtes-vous prêts ? »

Les deux scélérats se placèrent des deux côtésde la porte, le gourdin levé. Bauer tendit la main pourfrapper.

Rodolphe savait que Rischenheim était dans lamaison et craignait que Bauer, apprenant le départ de l’étranger,ne saisît l’occasion pour révéler sa venue au comte. Celui-ci, àson tour, préviendrait Rupert de Hentzau et tout serait àrecommencer. Jamais M. Rassendyll ne s’arrêtait devant lesavantages que ses adversaires avaient sur lui, mais en cettecirconstance, il était permis de croire que son revolver égalisaitles chances. Quoi qu’il en fût, au moment où Bauer allait frapper,il sauta hors de sa cachette et se précipita sur lui. Son attaquefut si soudaine, que les deux autres reculèrent d’un pas. Rodolpheprit Bauer à la gorge. Je ne crois pas qu’il eût l’intention del’étrangler, mais la colère longuement accumulée dans son cœur,passa dans ses doigts. Il est certain que Bauer crut sa dernièreheure venue, s’il ne frappait pas un grand coup. Il leva le brasarmé de son couteau, et M. Rassendyll eût été perdu s’iln’avait lâché prise et sauté légèrement de côté. Mais Bauer fonditde nouveau sur lui en criant aux autres : « Assommez-ledonc, imbéciles ! »

L’un d’eux bondit en avant. Le temps deshésitations était passé. Malgré le bruit du vent et de la pluie,c’était risquer beaucoup que de tirer ; mais ne pas tirer,c’était la mort. Rodolphe fit feu en plein sur Bauer ; lecoquin essaya de se sauver en sautant derrière un de sescomplices ; trop tard ! Il tomba en poussant ungémissement.

De nouveau, les deux autres scélératsreculèrent épouvantés par la décision sans pitié de leurassaillant. M. Rassendyll se mit à rire. Un juron étouffééchappa à l’un des deux bandits. « Par le Ciel ! »murmura-t-il de sa voix enrouée et son bras retomba à son côté. Ilrépéta :

« Par le Ciel ! » et denouveau, Rodolphe éclata de rire à la vue de son regardterrifié.

« Une plus grosse affaire que vous nepensiez, hein ! » dit-il, en écartant tout à fait soncache-nez.

L’homme restait la bouche ouverte ; lesyeux de l’autre interrogeaient avec ahurissement, mais ni l’un nil’autre ne revenait à l’assaut. Enfin, le premier retrouva laparole et s’écria :

« Que je sois damné si ce n’est pasmisérable de faire cette besogne-là pour dixcouronnes ! »

Son compagnon regardait toujours avecstupéfaction.

« Soulevez cet individu par les pieds etpar la tête, ordonna Rodolphe. Vite ! Je ne pense pas que vousdésiriez être trouvés ici avec lui par la police ? Ehbien ! ni moi non plus. Soulevez-le. »

À ces mots, Rodolphe se tourna pour frapper àla porte du numéro 19. Mais à ce moment, Bauer poussa ungémissement. Il aurait dû être mort, si le sort ne semblait prendreun malin plaisir à protéger l’écume de l’humanité.

En fin de compte, son saut de côté l’avaitsauvé : il en était quitte à bon marché. La balle avaitsimplement effleuré la tempe en passant, et l’avait étourdi, maisnon tué. Il l’avait échappé belle !

Rodolphe ne frappa point. Il ne serait pasprudent de déposer Bauer dans la maison, s’il devait recouvrer laparole. Rodolphe réfléchit un instant à ce qu’il devait faire et denouveau ses réflexions furent troublées.

« La patrouille ! Lapatrouille ! » murmura l’un des coquins.

On entendait des pas de chevaux. Dans la rue,du côté de la gare, parurent deux hommes montés. Sans un instantd’hésitation, les deux scélérats laissèrent tomber leur ami Baueret s’enfuirent à toutes jambes. Ni l’un, ni l’autre ne désiraitavoir maille à partir avec la police ; et ils se défiaient dece que pourrait raconter ce gentilhomme aux cheveux fauves et del’influence qu’il pourrait exercer en cette affaire.

Mais par le fait, Rodolphe ne songeait guère àtout cela. S’il était pris, le moins qu’il pouvait craindre, étaitde rester au violon pendant que Rupert agirait à son aise. La rusedont il s’était servi contre les deux coquins, ne pouvait êtreemployée à l’égard de l’autorité légale que comme suprêmeressource. Mieux valait éviter la police. À son tour, il s’élançaderrière celui des deux hommes qui suivait la Königstrasse.Bientôt, il arriva au coin d’une étroite rue transversale et s’yengagea ; puis il s’arrêta un instant pour écouter.

La patrouille avait vu la dispersion subite dugroupe et, naturellement, ses soupçons avaient été éveillés. Enquelques minutes, elle fut près de Bauer. Les cavaliers sautèrentde leurs chevaux et coururent à lui. Étant évanoui, il ne pouvaitleur rien apprendre sur les causes de son état actuel. Toutes lesfenêtres des maisons étaient closes et plongées dansl’obscurité ; il n’y avait aucune raison pour établir lamoindre corrélation entre l’homme étendu sur le pavé et le numéro19 ou tout autre immeuble de la rue. En outre, les agents de policen’étaient pas certains que le blessé fût digne de leur intérêt, caril tenait encore son terrible couteau. Ils se sentaient perplexes.Ils n’étaient que deux ; ils avaient à s’occuper d’un blessé,à poursuivre trois hommes qui, tous trois, avaient pris desdirections différentes. Ils regardèrent le numéro 19. Le numéro 19restait sombre, silencieux, ses habitants semblaient parfaitementindifférents au drame qui venait de se dérouler. Les fugitifsétaient hors de vue. Rodolphe Rassendyll n’entendant plus rien,avait repris sa course. Mais un instant après, retentit un coup desifflet aigu ; la patrouille appelait du secours. Il fallaitque le blessé fût porté à la gare, qu’un rapport fût fait, qued’autres agents de police fussent avertis de ce qui était arrivé etenvoyés à la poursuite des coupables. Rodolphe entendit queplusieurs sifflets répondaient ; il se remit à courir,cherchant un détour pour se rapprocher de ma maison, mais il n’entrouva pas. La rue étroite faisait des détours et des courbes commela plupart de celles de la vieille ville. Rodolphe avait autrefoispassé quelque temps à Strelsau, mais un Roi ne connaît guère lespetites rues pauvres et, bientôt, il se sentit absolument égaré. Lejour venait et il commençait à rencontrer des gens çà et là.N’osant plus courir, il tourna de nouveau l’écharpe autour de sonvisage, abaissa son chapeau sur ses yeux, et reprit d’un pasordinaire, se demandant s’il pourrait se hasarder à s’informer deson chemin ; il était soulagé en voyant qu’il n’était paspoursuivi, et essayait de se persuader que Bauer, bien que vivant,était au moins hors d’état de faire des révélations gênantes ;mais il avait surtout conscience de sa ressemblance avec le Roi etde la nécessité de trouver quelque abri avant que la ville fûtcomplètement éveillée. À cet instant, il entendit le pas deschevaux derrière lui. Il était alors au bout de la rue qui débouchesur le square où sont les deux casernes. Il connaissait sa routedésormais et s’il n’eût été interrompu, aurait pu gagner ma maisonen vingt minutes environ. Mais en se retournant, il aperçut unagent de police à cheval qui venait droit à lui. Cet homme l’avaitvu sans doute, car il mit son cheval au trot. La position deM. Rassendyll devenait critique : cela seul explique leparti dangereux qu’il se crut forcé de prendre. Il était horsd’état de rendre compte de sa situation : son aspect ne luipermettait pas de passer inaperçu ; et il portait un revolverdont un canon était vide, et Bauer gisait blessé d’un coup derevolver tiré un quart d’heure auparavant. Un simple interrogatoireserait dangereux : une arrestation ruinerait la grande affaireà laquelle il s’était voué. Peut-être la patrouille l’avait-elle vucourir. Ses craintes n’étaient pas vaines, car l’agent de policelui cria :

« Holà ! Hé ! Arrêtez uninstant, monsieur, là-bas. »

Résister serait pis que tout. La présenced’esprit et non la force, pouvait seule le sauver cette fois.Rodolphe s’arrêta donc et se retourna d’un air étonné. Puis il seredressa avec dignité et attendit l’agent. S’il fallait jouer cettedernière carte, il s’en servirait ~pour gagner la partie.

« Eh bien ? Que demandez-vous ?demanda-t-il froidement quand l’homme ne fut plus qu’à quelquesmètres de lui ; et en parlant, il défit presque entièrementson écharpe, ne la laissant qu’autour de son menton. Vous appelezbien impérieusement, ajouta-t-il avec dédain. Que mevoulez-vous ? »

Avec un violent sursaut, le sergent, car telétait son grade, comme le prouvait l’étoile brodée sur son col etses manches, le sergent, disons-nous, se penchant en avant sur saselle, pour mieux voir l’homme qu’il avait interpellé.

« Et pourquoi me saluez-vousmaintenant ? reprit Rodolphe d’un ton moqueur. Par leCiel ! Je ne sais pas pourquoi vous prenez tant de peine à monsujet.

– Votre Majesté, je ne savais pas, je nesupposais pas… »

Rodolphe se rapprocha de lui d’un pas vif etdécidé.

« Et pourquoi m’appelez-vous VotreMajesté ?

– C’est… C’est… N’est-ce pas, que… VotreMajesté ? » Rodolphe était maintenant tout près de lui,une main sur la bride de son cheval et lui jetant un regard pleind’assurance :

« Vous vous trompez, mon ami, dit-il, jene suis pas le Roi.

– Vous n’êtes pas… balbutia le soldatahuri.

– Pas du tout. Et, sergent ?

– Votre Majesté ?

– Monsieur, voulez-vous dire ?

– Oui, monsieur.

– Un officier zélé, sergent, ne peutcommettre une plus grande erreur que de prendre pour le Roi, ungentilhomme qui n’est pas le Roi. Cela pourrait lui faire grandtort, puisque le Roi n’étant pas ici, pourrait ne pas désirer qu’onsupposât qu’il y fût. Me comprenez-vous bien,sergent ? »

L’homme ne répondit rien, mais regarda de tousses yeux. Un instant après, Rodolphe continua :

« En pareil cas, un officier discretlaisserait le gentilhomme tranquille et aurait grand soin de neconter à personne sa ridicule méprise. Et même, si on lequestionnait, il répondrait, sans hésiter qu’il n’a vu personneressemblant au Roi, bien moins encore le Roi lui-même.

Un petit sourire de doute et de perplexité sedessina sous la moustache du sergent.

« Vous comprenez : le Roi n’est mêmepas à Strelsau, ajouta Rodolphe.

– Pas à Strelsau, monsieur ?

– Mais non ; il est à Zenda.

– Ah ! à Zenda, monsieur.

– Certainement ! Il est doncimpossible, matériellement impossible qu’il soit ici.

Le sergent était certain de comprendre àprésent.

« C’est en effet absolument impossible,monsieur, dit-il en élargissant son sourire.

– Absolument. Et par conséquent, il esttout aussi impossible que vous l’ayez vu. »

Sur ce, Rodolphe tira une pièce d’or de sapoche et la mit dans la main du sergent qui l’accepta avec un légerclignement des yeux.

« Quant à vous, dit Rodolphe pourconclure, vous avez cherché et vous n’avez rien trouvé. Donc neferiez-vous pas bien d’aller tout de suite chercher ailleurs.

– Sans aucun doute, monsieur, répondit lesergent ; » et avec le plus respectueux des saluts et unpetit sourire confidentiel, il retourna d’où il était venu. Il estprobable qu’il eût désiré rencontrer tous les matins, un monsieurqui… ne fût pas le Roi ! Nous n’avons pas besoin de dire quetoute idée d’établir le moindre rapport entre le susdit gentilhommeet le crime de la Königstrasse était entièrement sortie de sonesprit. Rodolphe avait donc dû sa liberté à l’intervention dusergent, mais au prix de quel danger, il ne s’en doutait pas. Ilétait, en effet, bien impossible que le Roi fût àStrelsau !

Sans perdre plus de temps, il se dirigea versson refuge. Il était plus de cinq heures ; le jour venaitrapidement et les rues se peuplaient de gens qui ouvraient desboutiques ou se rendaient au marché. Rodolphe traversa le squared’un pas rapide, car il craignait les soldats qui se rassemblaientdevant la caserne pour leurs exercices du matin. Heureusement, ilpassa devant eux sans être remarqué et gagna, sans nouvel encombre,la solitude relative de la rue où se trouve ma maison. Il étaitpresque en sûreté lorsque la malchance voulut avoir son tour.M. Rassendyll n’était plus qu’à cinquante mètres environ dechez moi, lorsque tout à coup, une voiture arriva et s’arrêta àquelques pas devant lui. Le valet de pied sauta à terre et ouvritla portière. Deux dames descendirent. Elles étaient en toilette desoirée et revenaient d’un bal. L’une était d’âge mûr, l’autre,jeune et assez jolie. Elles s’arrêtèrent un instant sur le trottoiret la plus jeune dit :

« Comme l’air est agréable, maman. Jevoudrais pouvoir être toujours levée à cinq heures.

– Ma chère, cela ne vous plairait paslongtemps, répondît la mère ; c’est très gentil pour une fois,mais… »

Elle s’arrêta subitement. Ses yeux étaienttombés sur Rodolphe Rassendyll. Il la connaissait : C’était unpersonnage : la femme du chancelier Helsing : la maisondevant laquelle s’était arrêtée la voiture était la sienne. On nepouvait pas en agir avec elle comme avec le sergent. Elleconnaissait trop bien le Roi pour croire qu’elle pourrait setromper à son sujet ; elle était trop persuadée de sa propreimportance pour se résigner à admettre qu’elle s’était trompée.

« Bonté du Ciel ! murmura-t-elle ensaisissant le bras de sa fille. Ma chère, c’est le Roi. »

Rodolphe était pris. Non seulement les dames,mais leurs domestiques le regardaient.

La fuite était impossible. Il passa devant legroupe. Les dames firent une révérence, les serviteurss’inclinèrent très bas, tête nue. Rodolphe toucha son chapeaulégèrement en passant. Il marcha droit vers ma maison : on leguettait et il le savait. Il maudit de tout son cœur l’habitudequ’ont certaines gens de danser si tard, mais il pensa qu’unevisite chez moi serait une excuse plausible en la circonstance. Ilavança donc, surveillé par les dames étonnées et par leurs gensqui, étouffant leur envie de rire, se demandaient ce qui amenait SaMajesté, à pareille heure et en tel état (car les vêtements deRodolphe étaient trempés et ses bottes couvertes de boue), àStrelsau, quand tout le monde le croyait à Zenda.

Rodolphe atteignit ma maison. Se sachant épié,il avait tout à fait renoncé à donner le signal convenu entre luiet ma femme et à entrer par la fenêtre. C’est pour le coup quel’excellente baronne Helsing aurait cancané. Il valait mieux selaisser voir par tous mes domestiques. Mais hélas ! La vertumême peut causer notre ruine ! Ma chère Helga, éveillée et auxaguets, ne pensant qu’à sa maîtresse, était à ce moment mêmederrière les volets, écoutant de toutes ses oreilles et cherchant àvoir par les fentes. Aussitôt qu’elle entendît le pas de Rodolphe,elle ouvrit les volets avec précaution, puis la fenêtre, mit sajolie tête dehors et dit tout bas :

« Rien à craindre.Entrez ! »

Le mal était fait, car Mme etMlle Helsing et, qui pis est, leurs gens,contemplaient avidement cet étrange spectacle. Rodolphe vit lesspectateurs ; et un instant après, la pauvre Helga les vitaussi. Pleine de candeur et peu habituée à maîtriser ses émotions,elle laissa échapper un petit cri aigu de terreur et se reculaaussitôt. De nouveau, Rodolphe tourna la tête. Les dames s’étaientabritées sous la marquise, mais il voyait encore leurs regardscurieux se glisser entre les colonnes qui la soutenaient.

« Je ferais aussi bien d’entrermaintenant, » dit-il et il sauta à l’intérieur. Il y avait ungai sourire sur ses lèvres lorsqu’il s’avança vers Helga quis’appuyait à la table pâle et terrifiée.

« Elles vous ont vu, dit-elle, respirantà peine.

– Assurément, » répondit-il, etsaisi d’un fou rire, il se laissa tomber sur un siège.

« Je paierais cher, dit-il, pour entendrel’histoire qu’on va conter au chancelier, quand on l’éveillera dansune minute ou deux ! »

Mais un moment de réflexion le renditpromptement grave ; car, qu’il fût le Roi ou RodolpheRassendyll, il comprit que la réputation de ma femme étaitégalement en danger. Aussi, rien ne l’arrêterait pour la sauver,pensa-t-il. Il se tourna vers elle et parlant vite :

« Il faut, lui dit-il, faire lever un devos domestiques. Vous l’enverrez chez le chancelier pour lui direde venir ici immédiatement. Non, écrivez-lui plutôt. Dites que leRoi est venu pour voir Fritz à qui il avait donné rendez-vous ausujet d’une affaire personnelle, mais que Fritz n’est pas venu aurendez-vous et que le Roi désire voir de suite le chancelier.Ajoutez qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Elle le regardait avec un profond,étonnement.

« Comprenez-vous, madame ? Si jepeux tromper Helsing, je pourrai imposer silence à ces femmes. Sinous ne tentons rien, combien pensez-vous qu’il s’écoulera de tempsavant que tout Strelsau sache que la femme de Fritz de Tarlenheim afait entrer le Roi chez elle, par la fenêtre à cinq heures dumatin ?

– Je ne comprends pas, murmura la pauvreHelga pleine de perplexité.

– Non, chère madame, mais pour Dieu,faites ce que je vous demande. C’est notre seule chance desalut.

– Je le ferai, » dit-elle ; etelle s’assit pour écrire.

Il arriva donc qu’à peine la baronne deHelsing avait-elle conté sa merveilleuse histoire à son épouxsomnolent, celui-ci reçut l’ordre impératif d’avoir à aller trouverle Roi chez Fritz de Tarlenheim.

En vérité, nous avions trop défié le sort enappelant Rodolphe Rassendyll à Strelsau.

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